Pondichéry - Séries technologiques - Juin 1998
Michel Tournier, Le Figaro magazine, 17 février 1996 - Le bloc-notes des écrivains

Du bon usage du franglais

Lorsque parut en 1964 le petit livre d’Étiemble Parlez-vous franglais ?, beaucoup de Français y trouvèrent l’expression brillante d’une juste colère qui bouillait en eux depuis des lustres. Enfin on disait leur fait à ces compatriotes indignes qui se faisaient les complices d’une adultération1 de notre cher parler françois en cédant à la fascination imbécile d’un jargon venu d’outre-Manche !

Un peu plus de trente ans plus tard, on peut peut-être essayer de reposer le problème de la relation français-anglais avec plus de sérénité.

Rappelons d'abord qu'à l'origine l'anglais est un dérivé du français, une sorte de créole français, comparable à celui des Réunionnais ou des Québécois, ou à l'ancien pataouète des pieds-noirs d'Algérie. Cela nous dicte les grandes lignes d'un bon usage de l'anglais dont la langue française a tout à gagner.

Première règle : ne jamais manquer l'occasion de réintroduire dans notre usage des anciens mots français oubliés par nos ancêtres, mais toujours utilisés par l'anglais. Citons par exemple le mot " guidance ". " Visiter un château sous la guidance de son propriétaire. " Voilà qui ne peut être dit mieux et qui doit l'être ainsi. De même " fleureter ", que les Anglais nous rappellent sous la forme de flirter. Ou encore " coquetel " (réunion mondaine où l'on vient " coqueter " c'est-à-dire bavarder) qu'il faut bien se garder d'écrire cocktail.

Toutes les langues étrangères plus ou moins tributaires du français peuvent ainsi enrichir le français en lui restituant certains biens oubliés ou perdus. Et on entend aussi parfois des inventions venues de loin et qui nous enchantent.

Il y a quelques années, l'industrie aéronautique américaine présenta un avion conçu pour échapper à la détection par radar. On l'appela l'avion furtif. Cette trouvaille " créole " est ravissante, surtout si l’on place en regard l'image de l'appareil qui ressemble aux petits planeurs de papier plié que les écoliers lancent dans l'air confiné des classes. Il est douteux qu'un Français eût jamais songé à ce " furtif " si surprenant et si bienvenu.

L'inverse peut hélas se produire, et là, il convient de réagir avec énergie. Le français possède par exemple deux mots aux sens proches, mais différents : " avenir " et " futur ". L'anglais lui emprunte le seul " futur " qu'il emploie dans les deux sens. Il est absurde de la part des Français de se conformer à cet appauvrissement et de parler du " futur d'un enfant ". Le français possède de même " exposition " et " exhibition ". Parlera-t-on bientôt d'une " exhibition de peinture " sous prétexte que les Anglais emploient le mot dans les deux sens ? On pourrait en dire autant d'" occasion " et d'" opportunité " qui ne doivent pas être confondues, comme le fait l'anglais. La pauvreté de la langue anglaise ne doit pas entraîner par mimétisme un appauvrissement de la langue française.

Lorsque André Maurois se présenta à l'Académie française en 1938, l'un de ses futurs confrères objecta : "Je trouve qu'il abuse de la connaissance qu'il a d'une langue que personne ne parle. " Il aurait pu dire à plus juste titre " d'une langue que tout le monde parle ". Car tel est certes le danger qui menace gravement la langue de Shakespeare. Le nombre des personnes qui parlent réellement anglais est infime en comparaison des populations africaines, indiennes ou australiennes qui balbutient un volapük angloïde2. Que pèsent Oxford et Cambridge3 en face de ces masses qui se soucient de la civilisation et de la littérature anglaises comme d'une guigne ?

La situation de l'anglais aujourd'hui en comparaison du français, de l’allemand ou de l'italien, ressemble à celle du latin en face du grec au début de notre ère. Les Romains ayant vaincu sur tous les fronts, le bassin méditerranéen parlait uniformément latin. Au contraire, les Grecs, ruinés, se repliaient sur leur archipel. Quelques siècles plus tard, le latin avait disparu, devenu l'espagnol, le portugais, le français, l’italien et le jargon du Vatican et des médecins de Molière. En revanche, le grec demeurait intact et, aujourd'hui encore, c'est une joie pour celui qui a fait du grec ancien de déchiffrer les affiches et les enseignes d'Athènes. […]

Ces observations suggèrent de distinguer création et communication. C'est vrai des individus, et nous connaissons tous des créateurs enfermés dans la solitude féconde de leur laboratoire, et au contraire d’intarissables camelots frottés de toutes les sciences et de toutes les langues. Peut-être y a-t-il aussi un facteur de création et un facteur de communication variable dans chaque langue particulière. La langue à vocation créatrice est d'un usage plus restreint et d'un emploi plus difficile que la langue de communication. C'est à sa solidarité avec une civilisation particulière qu'elle doit sa richesse. Telle est, me semble-t-il, la caractéristique du français.


1. Adultération : altération, déformation. - 2. Volapük angloïde : terme péjoratif pour dénoncer un mélange de langues proches de l'anglais. - 3. Oxford et Cambridge : universités anglaises.
Questions (10 points)

1. Quelle est la thèse défendue par l'auteur ? Quelle est la thèse réfutée ? (4 points)

2. Dégagez les étapes de l'argumentation. (3 points)

3. Quelles sont les valeurs du pronom " on " ? (3 points)

Travail d'écriture (10 points)

Face à la progression de la langue anglaise dans divers domaines : politique, technique, scientifique, culturel…, pensez-vous que la langue française ait encore un rôle à jouer dans le monde d'aujourd'hui ou qu'elle soit condamnée à subir le sort du grec au début de notre ère ?
Appuyez-vous sur des situations concrètes, des exemples précis.