Nouvelle Calédonie - Séries technologiques - Session normale
Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit
humain, Xème époque, 1793
L'ÉGALITÉ D'INSTRUCTION
L'égalité d'instruction que l'on peut espérer d'atteindre mais qui doit suffire, est celle qui exclut toute dépendance, forcée ou volontaire. Nous montrerons, dans l'état actuel des connaissances humaines, les moyens faciles de parvenir à ce but, même pour ceux qui ne peuvent donner à l'étude qu'un petit nombre de leurs premières années, et, dans le reste de leur vie quelques heures de loisir. Nous ferons voir que, par un choix heureux, et des connaissances elles-mêmes, et des méthodes de les enseigner, on peut instruire la masse entière d'un peuple de tout ce que chacun a besoin de savoir pour l'économie domestique 1, pour l'administration de ses affaires, pour le libre développement de son industrie 2 et de ses facultés, pour connaître ses droits, les défendre et les exercer ; pour être instruit de ses devoirs, pour pouvoir les bien remplir ; pour juger ses actions et celles des autres d'après ses propres lumières, et n'être étranger à aucun des sentiments élevés ou délicats qui honorent la nature humaine ; pour ne point dépendre aveuglément de ceux à qui il est obligé de confier le soin de ses affaires ou l'exercice de ses droits, pour être en état de choisir et de les surveiller ; pour n'être plus la dupe de ces erreurs populaires qui tourmentent la vie de craintes superstitieuses et d'espérances chimériques 3 ; pour se défendre contre les préjugés avec les forces de sa raison ; enfin pour échapper au prestige du charlatanisme, qui tendrait des pièges à sa fortune, à sa santé, à la liberté de ses opinions et de sa conscience, sous prétexte de l'enrichir, de le guérir et de le sauver.
Dès lors, les habitants d'un même pays n'étant plus distingués entre eux par l'usage d'une langue plus grossière ou plus raffinée ; pouvant également se gouverner par leurs propres lumières, n'étant plus bornés à la connaissance machinale des procédés d'un art et de la routine d'une profession ; ne dépendant plus, ni pour les moindres affaires, ni pour se procurer la moindre instruction, d'hommes habiles qui les gouvernent par un ascendant nécessaire 4, il doit en résulter une égalité réelle, puisque la différence des lumières et des talents ne peut plus élever une barrière entre des hommes à qui leurs sentiments, leurs idées, leur langage, permettent de s'entendre, dont les uns peuvent avoir le désir d'être instruits par les autres, mais n'ont pas besoin d'être conduits par eux ; dont les uns peuvent vouloir confier aux plus éclairés le soin de les gouverner, mais non être forcés de le leur abandonner avec une aveugle confiance...
Si l'instruction est plus égale, il en naît une plus grande égalité dans l'industrie, et dès lors dans les fortunes ; et l'égalité des fortunes contribue nécessairement à celle de l'instruction, tandis que l'égalité entre les peuples, comme celle qui s'établit pour chacun, ont encore l'une sur l'autre une influence mutuelle.
Enfin, l'instruction bien dirigée corrige l'inégalité naturelle des facultés, au lieu de la fortifier, comme les bonnes lois remédient à l'inégalité naturelle des moyens de subsistance ; comme dans les sociétés où les institutions auront amené cette égalité, la liberté, quoique soumise à une constitution régulière, sera plus étendue, plus entière que dans l'indépendance de la vie sauvage. Alors, l'art social aura rempli son but, celui d'assurer et d'étendre pour tous la jouissance des droits communs, auxquels ils sont appelés par la nature.
Les avantages réels, qui doivent résulter des progrès dont on vient de montrer une espérance presque certaine, ne peuvent avoir de terme que celui du perfectionnement même de l'espèce humaine, puisque, à mesure que divers genres d'égalité l'établiront pour des moyens plus vastes de pourvoir à nos besoins, pour une instruction plus étendue, pour une liberté plus complète, plus cette égalité sera réelle, plus elle sera près d'embrasser tout ce qui intéresse véritablement le bonheur des hommes.
QUESTIONS (10 points)
1) Relevez les marques de la présence de l'auteur contenues dans le premier paragraphe (Jusqu'à : "de le sauver") (2 pts)
2) Comment l'argumentation de Condorcet s'organise-t-elle
? Pour répondre à cette question, vous mettrez en évidence
les différentes étapes de son raisonnement en soulignant les
connecteurs logiques. (4 pts)
Puis vous dégagerez la conclusion à laquelle il parvient. (1
pt)
3) Relevez deux moyens de persuasion utilisés par l'auteur et proposez, pour chacun d'eux, deux exemples relevés dans le texte. (3 pts)
TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 points)
Le passage proposé traduit le souci d'une culture concrète et pratique. Que pensez-vous de cette forme d'instruction ? Vous paraît-elle plus apte à vous préparer à la vie active qu'une culture théorique et livresque ?
Vous proposerez votre réponse, sous la forme d'un développement argumenté, illustré d'exemples précis.