Au plus fort de la lutte encyclopédique, Voltaire, ému des risques courus par Diderot, l'adjura d'abandonner la France et d'accepter les offres de Catherine II de Russie. « C’était, dit Jacques-André Naigeon, une lettre en forme de mémoire, que Voltaire fit remettre par une voie indirecte, et dans laquelle, après un exposé des faits qu’il soumettait à l’examen de Diderot, il lui communiquait librement toutes ses craintes et lui conseillait d’abandonner la terre qui l’avait vu naître, l’invitait à le suivre dans sa retraite, et le conjurait, au nom de l’humanité, de ne pas rester exposé à la proscription dont le Parlement venait de donner le premier signal, et de ne pas sacrifier, par un stoïcisme déplacé, une vie et des talents qui pouvaient être encore longtemps utiles aux sciences et à la société. » Diderot lui répondit dans les termes qu'on verra ici.
De Voltaire à Diderot 23 juillet 1766.
On ne peut s'empêcher d'écrire à Socrate quand les Melitus et les Anitus se baignent dans le sang et allument les bûchers. Un homme tel que vous ne doit voir qu'avec horreur le pays où vous avez le malheur de vivre. Vous devriez bien venir dans un pays où vous auriez la liberté entière non seulement d'imprimer ce que vous voudriez, mais de prêcher hautement contre des superstitions aussi infâmes que sanguinaires. Vous n'y seriez pas seul, vous auriez des compagnons et des disciples. vous pourriez y établir une chaire qui serait la chaire de la vérité. Votre bibliothèque se transporterait par eau et il n'y aurait pas quatre lieues de chemin par terre. Enfin vous quitteriez l'esclavage pour la liberté. Je ne conçois pas comment un cœur sensible et un esprit juste peut habiter le pays des singes devenus tigres. Si le parti qu'on vous propose satisfait votre indignation et plaît à votre sagesse, dites un mot et on tâchera d'arranger tout d'une manière digne de vous, dans le plus grand secret et sans vous compromettre. Le pays qu'on vous propose est beau et à portée de tout. [...] Celui qui a l'honneur de vous écrire est pénétré d'une admiration respectueuse pour vous, autant que d'indignation et de douleur. Croyez-moi, il faut que les sages qui ont de l'humanité se rassemblent loin des barbares insensés.
De Diderot à Voltaire [juillet ou août] 1766.
Monsieur
et cher maître, je sais bien que, quand une bête féroce a
trempé sa langue dans le sang humain, elle ne peut plus s'en
passer ; je sais bien que cette bête manque d'aliment, et
que, n'ayant plus de Jésuites à manger, elle va se jeter sur
les philosophes. Je sais bien qu'elle a les yeux tournés
vers moi, et que je serais peut-être le premier qu'elle
dévorera : je sais bien qu'un honnête homme peut, en
vingt-quatre heures, perdre ici sa fortune, parce qu'ils
sont gueux ; son honneur, parce qu'il n'y a point de lois ;
sa liberté parce que les tyrans sont ombrageux ; sa vie,
parce qu'ils comptent la vie d'un citoyen pour rien, et
qu'ils cherchent à se tirer du mépris par des actes de
terreur. Je sais bien qu'ils nous imputent leur désordre,
parce que nous sommes seuls en état de remarquer leurs
sottises. Je sais bien qu'un d'entre eux a l'atrocité de
dire qu'on n'avancera rien tant qu'on ne brûlera que des
livres. Je sais bien qu'ils viennent d'égorger un enfant
pour des inepties qui ne méritaient qu'une légère correction
paternelle. Je sais bien qu'ils ont jeté, et qu'ils tiennent
encore dans les cachots, un magistrat respectable à tous
égard, parce qu'il refusait de conspirer à la ruine de sa
province et qu'il avait déclaré sa haine pour la
superstition et le despotisme. Je sais bien qu'ils en sont
venus au point que les gens de bien et les hommes éclairés
leur doivent être insupportables. Je sais bien que nous
sommes enveloppés des fils imperceptibles d'une masse qu'on
appelle police, et que nous sommes entourés de délateurs. Je
sais bien que je n'ai ni la naissance, ni les vertus, ni
l'état, ni les talents qui recommandaient Monsieur de la
Chalotais, et que quand ils voudront me perdre, je serai
perdu. Je sais qu'il peut arriver avant la fin de l'année,
que je me rappelle vos conseils, et que je m'écrie avec
amertume : O Solon ! Solon ! Je ne me dissimule rien, comme
vous voyez ; mon âme est pleine d'alarmes ; j'entends au
fond de mon cœur une voix qui se joint à la vôtre et me dit
: « Fuis, fuis ! ».
Cependant, je suis retenu par l'inertie la plus
stupide et la moins concevable ; et je reste. C'est qu'il y
a, à côté de moi, une femme déjà avancée en âge, et qu'il
est difficile d'arracher à ses parents, à ses amis et à son
petit foyer. C'est que je suis père d'une jeune fille à qui
je dois l'éducation ; c'est que j'ai aussi des amis. Il faut
donc les laisser, ces consolateurs toujours présents dans
les malheurs de la vie, ces témoins honnêtes de nos actions
: et que voulez-vous que je fasse de l'existence, si je ne
puis la conserver qu'en renonçant à tout ce qui me la rend
chère ? Et puis je me lève tous les matins avec l'espérance
que les méchants se sont amendés pendant la nuit ; qu'il n'y
a plus de fanatiques ; que les maîtres ont senti leurs
véritables intérêts, et qu'ils reconnaissent enfin que nous
sommes les meilleurs sujets qu'ils aient. C'est une bêtise,
mais c'est la bêtise d'une belle âme qui ne peut croire
longtemps à la méchanceté. [...] Et comment voulez-vous que
celui qui n’en veut à personne s’imagine, sous les tuiles où
il s’occupe à se rendre meilleur, que des bourreaux
attendent le jour pour se saisir de lui, et le jeter dans un
bûcher ? Quand on s’est rassuré par sa nullité, on se
rassure par son importance. Dans un autre moment on se dit à
soi-même : « Ils n’auront pas le front de persécuter un
homme qui a consumé ses plus belles années à bien mériter de
son pays ; n’est-ce pas assez qu’ils aient laissé à d’autres
le soin de l’honorer, de le récompenser, de l’encourager ?
s’ils ne m’ont pas fait de bien, ils n’oseront me faire du
mal. » C’est ainsi qu’on est alternativement dupe de sa
modestie et de son orgueil. Qui que vous soyez qui m’avez
écrit la lettre pleine d’intérêt et d’estime que notre ami
commun m’a remise, je sens toute la reconnaissance que je
vous dois, et je jette d’ici mes bras autour de votre cou.
[...]
Illustre et tendre ami de l’humanité, je vous salue
et vous embrasse. Il n’y a point d’homme un peu généreux qui
ne pardonnât au fanatisme d’abréger ses années, si elles
pouvaient s’ajouter aux vôtres. Si nous ne concourons pas
avec vous à écraser la bête, c’est que nous sommes sous sa
griffe, et si, connaissant toute sa férocité, nous balançons
à nous en éloigner, c’est par des considérations dont le
prestige est d’autant plus fort qu’on a l’âme plus honnête
et plus sensible. Nos entours sont si doux, et c’est une
perte si difficile à réparer !
De Voltaire à Diderot, 14 août 1776.
N'ayant
pas été assez heureux, monsieur, pour vous voir et pour vous
entendre, à votre retour de Pétersbourg, rien ne pouvait
mieux m'en consoler que l'apparition de votre ami, M. de
Limon. Il est vrai que ma détestable vieillesse, accablée de
maladies continuelles, ne m'a pas permis de jouir de sa
société autant qu'il m'en a inspiré la passion. Je n'ai fait
qu'entrevoir son extrême mérite, et j'ai souhaité qu'il se
trouvât beaucoup de Platons semblables auprès des Denis. La
saine philosophie gagne du terrain, depuis Archangel jusqu'à
Cadix ; mais nos ennemis ont toujours pour eux la rosée du
ciel, la graisse de la terre, la mitre, le coffre-fort, le
glaive et la canaille. Tout ce que nous avons pu faire s'est
borné à faire dire, dans toute l'Europe, aux honnêtes gens,
que nous avons raison, et peut-être à rendre les mœurs un
peu plus douces et plus honnêtes. Cependant le sang du
chevalier de La Barre fume encore. Le roi de Prusse a donné,
il est vrai, une place d'ingénieur et de capitaine au
malheureux ami du chevalier de La Barre, compris dans
l'exécrable arrêt rendu par des cannibales ; mais l'arrêt
subsiste, et les juges sont en vie. Ce qu'il y a d'affreux,
c'est que les philosophes ne sont point unis, et que les
persécuteurs le seront toujours. Il y avait deux sages à la
cour; on a trouvé le secret de nous les ôter ; ils n'étaient
pas dans leur élément. Le nôtre est la retraite ; il y a
vingt-cinq ans que je suis dans cet abri. J'apprends que
vous ne vous communiquez dans Paris qu'à des esprits dignes
de vous connaître : c'est le seul moyen d'échapper à la rage
des fanatiques et des fripons. Vivez longtemps, monsieur, et
puissiez-vous porter des coups mortels au monstre dont je
n'ai mordu que les oreilles. Si jamais vous retournez en
Russie, daignez donc passer par mon tombeau.
Voltaire