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Chapitre I
*309 Le bruit
d’une fusillade le tira brusquement de son sommeil ;
et, malgré les instances de Rosanette, Frédéric, à
toute force, voulut aller voir ce qui se passait. Il
descendait vers les Champs-Élysées, d’où les coups de
feu étaient partis. À l’angle de la rue Saint-Honoré,
des hommes en blouse le croisèrent en criant :
— Non ! pas par là ! au Palais-Royal !
Frédéric les suivit. On avait arraché les grilles
de l’Assomption. Plus loin, il remarqua trois pavés au
milieu de la voie, le commencement d’une barricade,
sans doute, puis des tessons de bouteilles, et des
paquets de fil de fer pour embarrasser la cavalerie ;
quand tout à coup s’élança d’une ruelle un grand jeune
homme pâle, dont les cheveux noirs flottaient sur les
épaules, prises dans une espèce de maillot à pois de
couleur. Il tenait un long fusil de soldat, et courait
sur la pointe de ses pantoufles, avec l’air d’un
somnambule et leste comme un tigre. On entendait, par
intervalles, une détonation.
La veille au soir, le spectacle du chariot
contenant cinq cadavres recueillis parmi ceux du
boulevard des Capucines avait changé les dispositions
du peuple ; et, pendant qu’aux Tuileries les aides de
camp se succédaient, et que M. Molé, en train de faire
un cabinet nouveau, ne revenait pas, et que M. Thiers
tâchait d’en composer un autre, et que le Roi
chicanait, hésitait, puis donnait à Bugeaud le
commandement général pour l’empêcher de s’en servir,
l’insurrection, comme dirigée par un seul bras,
s’organisait formidablement. Des hommes d’une
éloquence frénétique haranguaient la foule au coin des
rues ; d’autres dans les églises sonnaient le tocsin à
pleine volée ; on coulait du plomb, on roulait des
cartouches ; les arbres des boulevards, les
vespasiennes, *310 les
bancs, les grilles, les becs de gaz, tout fut arraché,
renversé ; Paris, le matin, était couvert de
barricades. La résistance ne dura pas ; partout la
garde nationale s’interposait ; si bien qu’à huit
heures, le peuple, de bon gré ou de force, possédait
cinq casernes, presque toutes les mairies, les points
stratégiques les plus sûrs. D’elle-même, sans
secousses, la Monarchie se fondait dans une
dissolution rapide ; et on attaquait maintenant le
poste du Château-d’Eau, pour délivrer cinquante
prisonniers, qui n’y étaient pas.
Frédéric s’arrêta forcément à l’entrée de la
place. Des groupes en armes l’emplissaient. Des
compagnies de la ligne occupaient les rues
Saint-Thomas et Fromanteau. Une barricade
énorme bouchait la rue de Valois. La fumée qui se
balançait à sa crête s’entr’ouvrit, des hommes
couraient dessus en faisant de grands gestes, ils
disparurent ; puis la fusillade recommença. Le poste y
répondait, sans qu’on vît personne à l’intérieur ; ses
fenêtres, défendues par des volets de chêne, étaient
percées de meurtrières ; et le monument avec ses deux
étages, ses deux ailes, sa fontaine au premier et sa
petite porte au milieu, commençait à se moucheter de
taches blanches sous le heurt des balles. Son perron
de trois marches restait vide.
À côté de Frédéric, un homme en bonnet grec et
portant une giberne par-dessus sa veste de tricot se
disputait avec une femme coiffée d’un madras. Elle lui
disait :
— Mais reviens donc ! reviens donc !
— Laisse-moi tranquille ! répondait le mari. Tu
peux bien surveiller la loge toute seule. Citoyen, je
vous le demande, est-ce juste ? J’ai fait mon devoir
partout, en 1830, en 32, en 34, en 39 ! Aujourd’hui,
on se bat ! Il faut que je me batte ! — Va-t’en !
Et la portière finit par céder à ses remontrances
et à celles d’un garde national près d’eux,
quadragénaire dont la figure bonasse était ornée d’un
collier de barbe blonde. Il chargeait son arme et
tirait, tout en conversant avec Frédéric, aussi
tranquille au milieu de l’émeute qu’un horticulteur
dans son jardin. Un jeune garçon en serpillière le
cajolait pour obtenir des capsules, afin d’utiliser
son fusil, une belle carabine de chasse que lui avait
donnée « un monsieur ».
— Empoigne dans mon dos, dit le bourgeois, et
efface-toi ! tu vas te faire tuer !
Les tambours battaient la charge. Des cris aigus,
des *311 hourras de
triomphe s’élevaient. Un remous continuel faisait
osciller la multitude. Frédéric, pris entre deux
masses profondes, ne bougeait pas, fasciné d’ailleurs
et s’amusant extrêmement. Les blessés qui tombaient,
les morts étendus n’avaient pas l’air de vrais
blessés, de vrais morts. Il lui semblait assister à un
spectacle.
Au milieu de la houle, par-dessus des têtes, on
aperçut un vieillard en habit noir sur un cheval
blanc, à selle de velours. D’une main, il tenait un
rameau vert, de l’autre un papier, et les secouait
avec obstination. Enfin, désespérant de se faire
entendre, il se retira.
La troupe de ligne avait disparu et les municipaux
restaient seuls à défendre le poste. Un flot
d’intrépides se rua sur le perron ; ils s’abattirent,
d’autres survinrent ; et la porte, ébranlée sous des
coups de barre de fer, retentissait ; les municipaux
ne cédaient pas. Mais une calèche bourrée de foin, et
qui brûlait comme une torche géante, fut traînée
contre les murs. On apporta vite des fagots, de la
paille, un baril d’esprit-de-vin. Le feu monta le long
des pierres ; l’édifice se mit à fumer partout
comme une solfatare ; et de larges flammes, au sommet,
entre les balustres de la terrasse, s’échappaient avec
un bruit strident. Le premier étage du Palais-Royal
s’était peuplé de gardes nationaux. De toutes les
fenêtres de la place, on tirait ; les balles
sifflaient, l’eau de la fontaine crevée se mêlait avec
le sang, faisait des flaques par terre ; on glissait
dans la boue sur des vêtements, des shakos, des
armes ; Frédéric sentit sous son pied quelque chose de
mou ; c’était la main d’un sergent en capote grise,
couché la face dans le ruisseau. Des bandes nouvelles
de peuple arrivaient toujours, poussant les
combattants sur le poste. La fusillade devenait plus
pressée. Les marchands de vins étaient ouverts ; on
allait de temps à autre y fumer une pipe, boire une
chope, puis on retournait se battre. Un chien perdu
hurlait. Cela faisait rire.
Frédéric fut ébranlé par le choc d’un homme qui,
une balle dans les reins, tomba sur son épaule, en
râlant. À ce coup, dirigé peut-être contre lui, il se
sentit furieux ; et il se jetait en avant quand un
garde national l’arrêta.
— C’est inutile ! le Roi vient de partir. Ah ! si
vous ne me croyez pas, allez-y voir !
Une pareille assertion calma Frédéric. La place du
Carrousel avait un aspect tranquille. L’hôtel de
Nantes s’y dressait toujours solitairement ; et les
maisons par *312 derrière,
le dôme du Louvre en face, la longue galerie de bois à
droite et le vague terrain qui ondulait jusqu’aux
baraques des étalagistes, étaient comme noyés dans la
couleur grise de l’air, où de lointains murmures
semblaient se confondre avec la brume, tandis qu’à
l’autre bout de la place, un jour cru, tombant par un
écartement des nuages sur la façade des Tuileries,
découpait en blancheur toutes ses fenêtres. Il y avait
près de l’Arc de triomphe un cheval mort, étendu.
Derrière les grilles, des groupes de cinq à six
personnes causaient. Les portes du château étaient
ouvertes, les domestiques sur le seuil laissaient
entrer.
En bas, dans une petite salle, des bols de café au
lait étaient servis. Quelques-uns des
curieux s’attablèrent en plaisantant ; les autres
restaient debout, et, parmi ceux-là, un cocher de
fiacre. Il saisit à deux mains un bocal plein de sucre
en poudre, jeta un regard inquiet de droite et de
gauche, puis se mit à manger voracement, son nez
plongeant dans le goulot. Au bas du grand escalier, un
homme écrivait son nom sur un registre. Frédéric le
reconnut par derrière.
— Tiens, Hussonnet !
— Mais oui, répondit le bohème. Je m’introduis à
la Cour. Voilà une bonne farce, hein ?
— Si nous montions ?
Et ils arrivèrent dans la salle des Maréchaux. Les
portraits de ces illustres, sauf celui de Bugeaud
percé au ventre, étaient tous intacts. Ils se
trouvaient appuyés sur leur sabre, un affût de canon
derrière eux, et dans des attitudes formidables jurant
avec la circonstance. Une grosse pendule marquait une
heure vingt minutes.
Tout à coup la Marseillaise retentit.
Hussonnet et Frédéric se penchèrent sur la rampe.
C’était le peuple. Il se précipita dans l’escalier, en
secouant à flots vertigineux des têtes nues, des
casques, des bonnets rouges, des baïonnettes et des
épaules, si impétueusement, que des gens
disparaissaient dans cette masse grouillante qui
montait toujours, comme un fleuve refoulé par une
marée d’équinoxe, avec un long mugissement, sous une
impulsion irrésistible. En haut, elle se répandit, et
le chant tomba.
On n’entendait plus que les piétinements de tous
les souliers, avec le clapotement des voix. La foule
inoffensive se contentait de regarder. Mais, de temps
à autre, un coude trop à l’étroit enfonçait une
vitre ; ou bien un vase, *313 une
statuette déroulait d’une console, par terre. Les
boiseries pressées craquaient. Tous les visages
étaient rouges ; la sueur en coulait à larges
gouttes ; Hussonnet fit cette remarque :
— Les héros ne sentent pas bon !
— Ah ! vous êtes agaçant, reprit Frédéric.
Et poussés malgré eux, ils entrèrent dans un
appartement où s’étendait au plafond, un dais de
velours rouge. Sur le trône, en dessous, était assis
un prolétaire à barbe noire, la chemise entr’ouverte,
l’air hilare et stupide comme un magot. D’autres
gravissaient l’estrade pour s’asseoir à sa place.
— Quel mythe ! dit Hussonnet. Voilà le peuple
souverain !
Le fauteuil fut enlevé à bout de bras, et traversa
toute la salle en se balançant.
— Saprelotte ! comme il chaloupe ! Le vaisseau de
l’État est ballotté sur une mer orageuse !
Cancane-t-il ! cancane-t-il !
On l’avait approché d’une fenêtre, et, au milieu
des sifflets, on le lança.
— Pauvre vieux ! dit Hussonnet en le voyant tomber
dans le jardin, où il fut repris vivement pour être
promené ensuite jusqu’à la Bastille, et brûlé.
Alors, une joie frénétique éclata, comme si, à la
place du trône, un avenir de bonheur illimité avait
paru ; et le peuple, moins par vengeance que pour
affirmer sa possession, brisa, lacéra les glaces et
les rideaux, les lustres, les flambeaux, les tables,
les chaises, les tabourets, tous les meubles, jusqu’à
des albums de dessins, jusqu’à des corbeilles de
tapisserie. Puisqu’on était victorieux, ne fallait-il
pas s’amuser ! La canaille s’affubla ironiquement de
dentelles et de cachemires. Des crépines d’or
s’enroulèrent aux manches des blouses, des chapeaux à
plumes d’autruche ornaient la tête des forgerons, des
rubans de la Légion d’honneur firent des ceintures aux
prostituées. Chacun satisfaisait son caprice ; les uns
dansaient, d’autres buvaient. Dans la chambre de la
reine, une femme lustrait ses bandeaux avec de la
pommade ; derrière un paravent, deux amateurs jouaient
aux cartes ; Hussonnet montra à Frédéric un individu
qui fumait son brûle-gueule accoudé sur un balcon ; et
le délire redoublait son tintamarre continu des
porcelaines brisées et des morceaux de cristal qui
sonnaient, en rebondissant, comme des lames
d’harmonica.
*314 Puis la
fureur s’assombrit. Une curiosité obscène fit fouiller
tous les cabinets, tous les recoins, ouvrir tous les
tiroirs. Des galériens enfoncèrent leurs bras dans la
couche des princesses, et se roulaient dessus par
consolation de ne pouvoir les violer. D’autres, à
figures plus sinistres, erraient silencieusement,
cherchant à voler quelque chose ; mais la multitude
était trop nombreuse. Par les baies des portes, on
n’apercevait dans l’enfilade des appartements que la
sombre masse du peuple entre les dorures, sous un
nuage de poussière. Toutes les poitrines haletaient ;
la chaleur de plus en plus devenait suffocante ; les
deux amis, craignant d’être étouffés, sortirent.
Dans l’antichambre, debout sur un tas de
vêtements, se tenait une fille publique, en statue
de la Liberté, immobile, les yeux grands ouverts,
effrayante.
Ils avaient fait trois pas dehors, quand un
peloton de gardes municipaux en capotes s’avança vers
eux, et qui, retirant leurs bonnets de police, et
découvrant à la fois leurs crânes un peu chauves,
saluèrent le peuple très bas. À ce témoignage de
respect, les vainqueurs déguenillés se rengorgèrent.
Hussonnet et Frédéric ne furent pas non plus sans en
éprouver un certain plaisir.
Une ardeur les animait. Ils s’en retournèrent au
Palais-Royal. Devant la rue Fromanteau, des cadavres
de soldats étaient entassés sur de la paille. Ils
passèrent auprès impassiblement, étant même fiers de
sentir qu’ils faisaient bonne contenance.
Le palais regorgeait de monde. Dans la cour
intérieure, sept bûchers flambaient. On lançait par
les fenêtres des pianos, des commodes et des pendules.
Des pompes à incendie crachaient de l’eau jusqu’aux
toits. Des chenapans tâchaient de couper des tuyaux
avec leurs sabres. Frédéric engagea un polytechnicien
à s’interposer. Le polytechnicien ne comprit pas,
semblait imbécile, d’ailleurs. Tout autour, dans les
deux galeries, la populace, maîtresse des caves, se
livrait à une horrible godaille. Le vin coulait en
ruisseaux, mouillait les pieds, les voyous buvaient
dans des culs de bouteille, et vociféraient en
titubant.
— Sortons de là, dit Hussonnet, ce peuple me
dégoûte.
Tout le long de la galerie d’Orléans, des blessés
gisaient par terre sur des matelas, ayant
pour couvertures des rideaux de pourpre ; et de
petites bourgeoises du quartier leur apportaient des
bouillons, du linge.
*315 — N’importe !
dit Frédéric, moi, je trouve le peuple sublime.
Le grand vestibule était rempli par un tourbillon
de gens furieux, des hommes voulaient monter aux
étages supérieurs pour achever de détruire tout ; des
gardes nationaux sur les marches s’efforçaient de les
retenir. Le plus intrépide était un chasseur, nu-tête,
la chevelure hérissée, les buffleteries en pièces. Sa
chemise faisait un bourrelet entre son pantalon et son
habit, et il se débattait au milieu des autres avec
acharnement. Hussonnet, qui avait la vue perçante,
reconnut de loin Arnoux.
Puis ils gagnèrent le jardin des Tuileries, pour
respirer plus à l’aise. Ils s’assirent sur un banc ;
et ils restèrent pendant quelques minutes les
paupières closes, tellement étourdis, qu’ils n’avaient
pas la force de parler. Les passants autour d’eux,
s’abordaient. La duchesse d’Orléans était nommée
régente ; tout était fini ; et on éprouvait cette
sorte de bien-être qui suit les dénouements rapides,
quand à chacune des mansardes du château, parurent des
domestiques déchirant leurs habits de livrée. Ils les
jetaient dans le jardin, en signe d’abjuration. Le
peuple les hua. Ils se retirèrent.
L’attention de Frédéric et d’Hussonnet fut
distraite par un grand gaillard qui marchait vivement
entre les arbres, avec un fusil sur l’épaule. Une
cartouchière lui serrait à la taille sa vareuse rouge,
un mouchoir s’enroulait à son front sous sa casquette.
Il tourna la tête. C’était Dussardier ; et, se jetant
dans leurs bras :
— Ah ! quel bonheur, mes pauvres vieux ! sans
pouvoir dire autre chose, tant il haletait de joie et
de fatigue.
Depuis quarante-huit heures, il était debout. Il
avait travaillé aux barricades du quartier Latin,
s’était battu rue Rambuteau, avait sauvé trois
dragons, était entré aux Tuileries avec la colonne
Dunoyer, s’était porté ensuite à la Chambre, puis à
l’Hôtel de Ville.
— J’en arrive ! tout va bien ! le peuple
triomphe ! les ouvriers et les bourgeois
s’embrassent ! Ah ! si vous saviez ce que j’ai vu !
quels braves gens ! comme c’est beau !
Et sans s’apercevoir qu’ils n’avaient pas
d’armes :
— J’étais bien sûr de vous trouver là ! Ç’a été
rude un moment, n’importe !
Une goutte de sang lui coulait sur la joue, et,
aux questions des deux autres :
— Oh ! rien ! l’éraflure d’une baïonnette !
— Il faudrait vous soigner pourtant.
*316 — Bah ! je
suis solide ! qu’est-ce que ça fait ? La République
est proclamée ! on sera heureux maintenant ! Des
journalistes qui causaient tout à l’heure devant moi,
disaient qu’on va affranchir la Pologne et l’Italie !
Plus de rois ! comprenez-vous ? Toute la terre libre !
toute la terre libre !
Et, embrassant l’horizon d’un seul regard, il
écarta les bras dans une attitude triomphante. Mais
une longue file d’hommes couraient sur la terrasse, au
bord de l’eau.
— Ah ! saprelotte ! j’oubliais ! Les forts sont
occupés. Il faut que j’y aille ! adieu !
Il se retourna pour leur crier, tout en
brandissant son fusil :
— Vive la République !
Des cheminées du château, il s’échappait d’énormes
tourbillons de fumée noire, qui emportaient des
étincelles. La sonnerie des cloches faisait, au loin,
comme des bêlements effarés. De droite et de gauche,
partout, les vainqueurs déchargeaient leurs armes.
Frédéric, bien qu’il ne fût pas guerrier, sentit
bondir son sang gaulois. Le magnétisme des foules
enthousiastes l’avait pris. Il humait voluptueusement
l’air orageux, plein des senteurs de la poudre ; et
cependant il frissonnait sous les effluves d’un
immense amour, d’un attendrissement suprême et
universel, comme si le cœur de l’humanité tout entière
avait battu dans sa poitrine.
Hussonnet dit, en bâillant :
— Il serait temps, peut-être, d’aller instruire
les populations !
Frédéric le suivit à son bureau de correspondance
place de la Bourse ; et il se mit à composer pour le Journal
de Troyes un compte rendu des événements en
style lyrique, un véritable morceau, qu’il signa. Puis
ils dînèrent ensemble dans une taverne. Hussonnet
était pensif ; les excentricités de la Révolution
dépassaient les siennes.
Après le café, quand ils se rendirent à l’Hôtel de
Ville, pour savoir du nouveau, son naturel gamin avait
repris le dessus. Il escaladait les barricades, comme
un chamois, et répondait aux sentinelles des
gaudrioles patriotiques.
Ils entendirent, à la lueur des torches, proclamer
le Gouvernement provisoire. Enfin, à minuit, Frédéric,
brisé de fatigue, regagna sa maison.
— Eh bien, dit-il à son domestique en train de le
déshabiller, es-tu content ?
*317— Oui, sans
doute, monsieur ! Mais ce que je n’aime pas, c’est ce
peuple en cadence !
Le lendemain, à son réveil, Frédéric pensa à
Deslauriers. Il courut chez lui. L’avocat venait de
partir, étant nommé commissaire en province. Dans la
soirée de la veille, il était parvenu jusqu’à
Ledru-Rollin, et l’obsédant au nom des Écoles, en
avait arraché une place, une mission. Du reste, disait
le portier, il devait écrire la semaine prochaine,
pour donner son adresse.
Après quoi, Frédéric s’en alla voir la Maréchale.
Elle le reçut aigrement, car elle lui en voulait de
son abandon. Sa rancune s’évanouit sous des assurances
de paix réitérées. Tout était tranquille, maintenant,
aucune raison d’avoir peur ; il l’embrassait ; et elle
se déclara pour la République, comme avait déjà fait
Monseigneur l’Archevêque de Paris, et comme devaient
faire avec une prestesse de zèle merveilleuse, la
Magistrature, le Conseil d’État, l’Institut, les
Maréchaux de France, Changarnier, M. de Falloux, tous
les bonapartistes, tous les légitimistes, et un nombre
considérable d’orléanistes.
La chute de la Monarchie avait été si prompte,
que, la première stupéfaction passée, il y eut chez
les bourgeois comme un étonnement de vivre encore.
L’exécution sommaire de quelques voleurs, fusillés
sans jugements, parut une chose très juste. On se
redit, pendant un mois, la phrase de Lamartine sur le
drapeau rouge, « qui n’avait fait que le tour du Champ
de Mars, tandis que le drapeau tricolore », etc ; et
tous se rangèrent sous son ombre, chaque parti ne
voyant des trois couleurs que la sienne et se
promettant bien, dès qu’il serait le plus fort,
d’arracher les deux autres.
Comme les affaires étaient suspendues,
l’inquiétude et la badauderie poussaient tout le monde
hors de chez soi. Le négligé des costumes atténuait la
différence des rangs sociaux, la haine se cachait, les
espérances s’étalaient, la foule était pleine de
douceur. L’orgueil d’un droit conquis éclatait sur les
visages. On avait une gaieté de carnaval, des allures
de bivac ; rien ne fut amusant comme l’aspect de
Paris, les premiers jours.
Frédéric prenait la Maréchale à son bras ; et ils
flânaient ensemble dans les rues. Elle se divertissait
des rosettes décorant toutes les boutonnières, des
étendards suspendus à toutes les fenêtres, des
affiches de toute couleur placardées contre les
murailles, et jetait çà et là quelque monnaie dans le
tronc pour les blessés, établi *318
sur une chaise, au milieu de la voie. Puis
elle s’arrêtait devant des caricatures qui
représentaient Louis-Philippe en pâtissier, en
saltimbanque, en chien, en sangsue. Mais les hommes de
Caussidière avec leur sabre et leur écharpe,
l’effrayaient un peu. D’autres fois, c’était un arbre
de la Liberté qu’on plantait. MM. les ecclésiastiques
concouraient à la cérémonie, bénissant la République,
escortés par des serviteurs à galons d’or ; et la
multitude trouvait cela très bien. Le spectacle le
plus fréquent était celui des députations de n’importe
quoi, allant réclamer quelque chose à l’Hôtel de
Ville, car chaque métier, chaque industrie attendait
du Gouvernement la fin radicale de sa misère.
Quelques-uns, il est vrai, se rendaient près de lui
pour le conseiller, ou le féliciter, ou tout
simplement pour lui faire une petite visite, et voir
fonctionner la machine.
Vers le milieu du mois de mars, un jour qu’il
traversait le pont d’Arcole, ayant à faire une
commission pour Rosanette dans le quartier Latin,
Frédéric vit s’avancer une colonne d’individus à
chapeaux bizarres, à longues barbes. En tête et
battant du tambour marchait un nègre, un ancien modèle
d’atelier, et l’homme qui portait la bannière sur
laquelle flottait au vent cette inscription :
« Artistes peintres », n’était autre que Pellerin.
Il fit signe à Frédéric de l’attendre, puis
reparut cinq minutes après, ayant du temps devant lui,
car le Gouvernement recevait à ce moment-là les
tailleurs de pierre. Il allait avec ses collègues
réclamer la création d’un Forum de l’Art, une espèce
de Bourse où l’on débattrait les intérêts de
l’Esthétique ; des œuvres sublimes se produiraient
puisque les travailleurs mettraient en commun leur
génie. Paris, bientôt, serait couvert de monuments
gigantesques ; il les décorerait ; il avait même
commencé une figure de la République. Un de ses
camarades vint le prendre, car ils étaient talonnés
par la députation du commerce de la volaille.
— Quelle bêtise ! grommela une voix dans la foule.
Toujours des blagues ! Rien de fort !
C’était Regimbart. Il ne salua pas Frédéric, mais
profita de l’occasion pour épandre son amertume.
Le Citoyen employait ses jours à vagabonder dans
les rues, tirant sa moustache, roulant des yeux,
acceptant et propageant des nouvelles lugubres ; et il
n’avait que deux phrases : « Prenez garde, nous allons
être débordés ! » ou bien : « Mais, sacrebleu ! on
escamote la République ! » *319
Il était mécontent de tout, et
particulièrement de ce que nous n’avions pas repris
nos frontières naturelles. Le nom seul de
Lamartine lui faisait hausser les épaules. Il ne
trouvait pas Ledru-Rollin suffisant pour le
problème », traita Dupont (de l’Eure) de vieille
ganache ; Albert, d’idiot ; Louis Blanc, d’utopiste ;
Blanqui, d’homme extrêmement dangereux ; et, quand
Frédéric lui demanda ce qu’il aurait fallu faire, il
répondit en lui serrant le bras à le broyer :
— Prendre le Rhin, je vous dis, prendre le Rhin !
fichtre !
Puis il accusa la réaction.
Elle se démasquait. Le sac des châteaux de Neuilly
et de Suresnes, l’incendie des Batignolles, les
troubles de Lyon, tous les excès, tous les griefs, on
les exagérait à présent, en y ajoutant la circulaire
de Ledru-Rollin, le cours forcé des billets de Banque,
la rente tombée à soixante francs, enfin, comme
iniquité suprême, comme dernier coup, comme surcroît
d’horreur, l’impôt des quarante-cinq centimes ! Et,
par-dessus tout cela, il y avait encore le
Socialisme ! Bien que ces théories, aussi neuves que
le jeu d’oie, eussent été depuis quarante ans
suffisamment débattues pour emplir des bibliothèques,
elles épouvantèrent les bourgeois, comme une grêle
d’aérolithes ; et on fut indigné, en vertu de cette
haine que provoque l’avènement de toute idée parce que
c’est une idée, exécration dont elle tire plus tard sa
gloire, et qui fait que ses ennemis sont toujours
au-dessous d’elle, si médiocre qu’elle puisse être.
Alors, la Propriété monta dans les respects au
niveau de la Religion et se confondit avec Dieu. Les
attaques qu’on lui portait parurent du sacrilège,
presque de l’anthropophagie. Malgré la législation la
plus humaine qui fut jamais, le spectre de 93 reparut,
et le couperet de la guillotine vibra dans toutes les
syllabes du mot République ; ce qui n’empêchait pas
qu’on la méprisait pour sa faiblesse. La France, ne
sentant plus de maître, se mit à crier d’effarement,
comme un aveugle sans bâton, comme un marmot qui a
perdu sa bonne.
De tous les Français, celui qui tremblait le plus
fort était M. Dambreuse. L’état nouveau des choses
menaçait sa fortune, mais surtout dupait son
expérience. Un système si bon, un roi si sage !
était-ce possible ! La terre allait crouler ! Dès le
lendemain, il congédia trois domestiques, vendit ses
chevaux, s’acheta, pour sortir dans les *320
rues, un chapeau mou, pensa même à laisser
croître sa barbe ; et il restait chez lui, prostré, se
repaissant amèrement des journaux les plus hostiles à
ses idées, et devenu tellement sombre, que les
plaisanteries sur la pipe de Flocon n’avaient pas même
la force de le faire sourire.
Comme soutien du dernier règne, il redoutait les
vengeances du peuple sur ses propriétés de la
Champagne, quand l’élucubration de Frédéric lui tomba
dans les mains. Alors il s’imagina que son jeune ami
était un personnage très influent et qu’il pourrait
sinon le servir, du moins le défendre ; de sorte qu’un
matin, M. Dambreuse se présenta chez lui, accompagné
de Martinon.
Cette visite n’avait pour but, dit-il, que de le
voir un peu et de causer. Somme toute, il se
réjouissait des événements, et il adoptait de grand
cœur « notre sublime devise : Liberté, Égalité,
Fraternité, ayant toujours été républicain, au
fond ». S’il votait, sous l’autre régime, avec le
ministère, c’était simplement pour accélérer une chute
inévitable. Il s’emporta même contre M. Guizot, « qui
nous a mis dans un joli pétrin, convenons-en ! » En
revanche, il admirait beaucoup Lamartine, lequel
s’était montré « magnifique, ma parole d’honneur,
quand, à propos du drapeau rouge… »
— Oui ! je sais, dit Frédéric.
Après quoi, il déclara sa sympathie pour les
ouvriers.
— Car enfin, plus ou moins, nous sommes tous
ouvriers !
Et il poussait l’impartialité jusqu’à reconnaître
que Proudhon avait de la logique. « Oh ! beaucoup de
logique ! diable ! » Puis, avec le détachement d’une
intelligence supérieure, il causa de l’exposition de
peinture, où il avait vu le tableau de Pellerin. Il
trouvait cela original, bien touché.
Martinon appuyait tous ses mots par des remarques
approbatives ; lui aussi pensait qu’il fallait « se
rallier franchement à la République », et il parla de
son père laboureur, faisait le paysan, l’homme du
peuple. On arriva bientôt aux élections pour
l’Assemblée nationale, et aux candidats dans
l’arrondissement de la Fortelle. Celui de l’opposition
n’avait pas de chances.
— Vous devriez prendre sa place ! dit M.
Dambreuse.
Frédéric se récria.
— Eh ! pourquoi donc ? car il obtiendrait les
suffrages des ultras, vu ses opinions personnelles,
celui des conservateurs, à cause de sa famille.
*321 — Et
peut-être aussi, ajouta le banquier en souriant, grâce
un peu à mon influence.
Frédéric objecta qu’il ne saurait comment s’y
prendre. Rien de plus facile, en se faisant
recommander aux patriotes de l’Aube par un club de la
capitale. Il s’agissait de lire, non une profession de
foi comme on en voyait quotidiennement, mais une
exposition de principes sérieuse.
— Apportez-moi cela ; je sais ce qui convient dans
la localité ! Et vous pourriez, je vous le répète,
rendre de grands services au pays, à nous tous, à
moi-même.
Par des temps pareils, on devait s’entr’aider, et,
si Frédéric avait besoin de quelque chose, lui, ou ses
amis…
— Oh ! mille grâces, cher monsieur !
— À charge de revanche, bien entendu !
Le banquier était un brave homme, décidément.
Frédéric ne put s’empêcher de réfléchir à son
conseil ; et bientôt, une sorte de vertige l’éblouit.
Les grandes figures de la Convention passèrent
devant ses yeux. Il lui sembla qu’une aurore
magnifique allait se lever. Rome, Vienne, Berlin,
étaient en insurrection, les Autrichiens chassés de
Venise ; toute l’Europe s’agitait. C’était l’heure
de se précipiter dans le mouvement, de l’accélérer
peut-être ; et puis il était séduit par le costume que
les députés, disait-on, porteraient. Déjà, il se
voyait en gilet à revers avec une ceinture tricolore ;
et ce prurit, cette hallucination devint si forte,
qu’il s’en ouvrit à Dussardier.
L’enthousiasme du brave garçon ne faiblissait pas.
— Certainement, bien sûr ! Présentez-vous !
Frédéric, néanmoins, consulta Deslauriers.
L’opposition idiote qui entravait le commissaire dans
sa province avait augmenté son libéralisme. Il lui
envoya immédiatement des exhortations violentes.
Cependant, Frédéric avait besoin d’être approuvé
par un plus grand nombre ; et il confia la chose à
Rosanette, un jour que Mlle Vatnaz se trouvait là.
Elle était une de ces célibataires parisiennes
qui, chaque soir, quand elles ont donné leurs leçons,
ou tâché de vendre de petits dessins, de placer de
pauvres manuscrits, rentrent chez elles avec de la
crotte à leurs jupons, font leur dîner, le mangent
toutes seules, puis, les pieds sur une chaufferette, à
la lueur d’une lampe malpropre, rêvent un amour, une
famille, un foyer, la fortune, tout ce qui leur
manque. Aussi, comme beaucoup d’autres, avait-elle *322
salué dans la Révolution l’avènement de la
vengeance ; et elle se livrait à une propagande
socialiste effrénée.
L’affranchissement du prolétaire, selon la Vatnaz,
n’était possible que par l’affranchissement de la
femme. Elle voulait son admissibilité à tous les
emplois, la recherche de la paternité, un autre code,
l’abolition, ou tout au moins « une réglementation du
mariage plus intelligente ». Alors, chaque Française
serait tenue d’épouser un Français ou d’adopter un
vieillard. Il fallait que les nourrices et les
accoucheuses fussent des fonctionnaires salariés par
l’État ; qu’il y eût un jury pour examiner les œuvres
de femmes, des éditeurs spéciaux pour les femmes, une
école polytechnique pour les femmes, une garde
nationale pour les femmes, tout pour les femmes ! Et,
puisque le Gouvernement méconnaissait leurs droits,
elles devaient vaincre la force par la force. Dix
mille citoyennes, avec de bons fusils, pouvaient faire
trembler l’Hôtel de Ville !
La candidature de Frédéric lui parut favorable à
ses idées. Elle l’encouragea, en lui montrant la
gloire à l’horizon. Rosanette se réjouit d’avoir un
homme qui parlerait à la Chambre.
— Et puis on te donnera, peut-être, une bonne
place.
Frédéric, homme de toutes les faiblesses, fut
gagné par la démence universelle. Il écrivit un
discours, et alla le faire voir à M. Dambreuse.
Au bruit de la grande porte qui retombait, un
rideau s’entr’ouvrit derrière une croisée ; une femme
y parut. Il n’eut pas le temps de la reconnaître ;
mais, dans l’antichambre, un tableau l’arrêta, le
tableau de Pellerin, posé sur une chaise,
provisoirement sans doute.
Cela représentait la République, ou le Progrès, ou
la Civilisation, sous la figure de Jésus-Christ
conduisant une locomotive, laquelle traversait une
forêt vierge. Frédéric, après une minute de
contemplation, s’écria :
— Quelle turpitude !
— N’est-ce pas, hein ? dit M. Dambreuse, survenu
sur cette parole et s’imaginant qu’elle concernait non
la peinture, mais la doctrine glorifiée par le
tableau.
Martinon arriva au même moment. Ils passèrent dans
le cabinet ; et Frédéric tirait un papier de sa poche,
quand Mlle Cécile, entrant tout à coup, articula d’un
air ingénu :
— Ma tante est-elle ici ?
— Tu sais bien que non, répliqua le banquier.
N’importe ! faites comme chez vous, mademoiselle.
— Oh ! merci ! je m’en vais.
*323 À peine
sortie, Martinon eut l’air de chercher son mouchoir.
— Je l’ai oublié dans mon paletot, excusez-moi !
— Bien ! dit M. Dambreuse.
Évidemment, il n’était pas dupe de cette manœuvre,
et même semblait la favoriser. Pourquoi ? Mais bientôt
Martinon reparut, et Frédéric entama son discours. Dès
la seconde page, qui signalait comme une honte la
prépondérance des intérêts pécuniaires, le banquier
fit la grimace. Puis, abordant les réformes, Frédéric
demandait la liberté du commerce.
— Comment… ? mais permettez !
L’autre n’entendait pas, et continua. Il réclamait
l’impôt sur la rente, l’impôt progressif, une
fédération européenne, et l’instruction du peuple, des
encouragements aux beaux-arts les plus larges.
« Quand le pays fournirait à des hommes comme
Delacroix ou Hugo cent mille francs de rente, où
serait le mal ? »
Le tout finissait par des conseils aux classes
supérieures.
« N’épargnez rien, ô riches ! donnez ! donnez ! »
Il s’arrêta, et resta debout. Ses deux auditeurs
assis ne parlaient pas ; Martinon écarquillait les
yeux, M. Dambreuse était tout pâle. Enfin dissimulant
son émotion sous un aigre sourire :
— C’est parfait, votre discours !
Et il en vanta beaucoup la forme, pour n’avoir pas
à s’exprimer sur le fond.
Cette virulence de la part d’un jeune homme
inoffensif l’effrayait, surtout comme symptôme.
Martinon tâcha de le rassurer. Le parti conservateur,
d’ici peu, prendrait sa revanche, certainement ; dans
plusieurs villes on avait chassé les commissaires du
gouvernement provisoire : les élections n’étaient
fixées qu’au 23 avril, on avait du temps ; bref, il
fallait que M. Dambreuse, lui-même, se présentât dans
l’Aube ; et, dès lors, Martinon ne le quitta plus,
devint son secrétaire et l’entoura de soins filiaux.
Frédéric arriva fort content de sa personne chez
Rosanette. Delmar y était, et lui apprit que
« définitivement » il se portait comme candidat aux
élections de la Seine. Dans une affiche adressée « au
Peuple » et où il le tutoyait, l’acteur se vantait de
le comprendre, « lui », et de s’être fait, pour son
salut, « crucifier par l’Art », si bien qu’il *324
était son incarnation, son idéal ; croyant
effectivement avoir sur les masses une influence
énorme, jusqu’à proposer plus tard dans un bureau de
ministère de réduire une émeute à lui seul ; et, quant
aux moyens qu’il emploierait, il fit cette réponse :
— N’ayez pas peur ! Je leur montrerai ma tête !
Frédéric, pour le mortifier, lui notifia sa propre
candidature. Le cabotin, du moment que son futur
collègue visait la province, se déclara son serviteur
et offrit de le piloter dans les clubs.
Ils les visitèrent tous, ou presque tous, les
rouges et les bleus, les furibonds et les tranquilles,
les puritains, les débraillés, les mystiques et les
pochards, ceux où l’on décrétait la mort des rois,
ceux où l’on dénonçait les fraudes de l’Épicerie ; et,
partout, les locataires maudissaient les
propriétaires, la blouse s’en prenait à l’habit, et
les riches conspiraient contre les pauvres. Plusieurs
voulaient des indemnités comme anciens martyrs de la
police, d’autres imploraient de l’argent pour mettre
en jeu des inventions, ou bien c’étaient des plans de
phalanstères, des projets de bazars cantonaux, des
systèmes de félicité publique ; puis, çà et là, un
éclair d’esprit dans ces nuages de sottise, des
apostrophes, soudaines comme des éclaboussures, le
droit formulé par un juron, et des fleurs d’éloquence
aux lèvres d’un goujat, portant à cru le baudrier d’un
sabre sur sa poitrine sans chemise. Quelquefois aussi,
figurait un monsieur, aristocrate humble d’allures,
disant des choses plébéiennes, et qui ne s’était pas
lavé les mains pour les faire paraître calleuses. Un
patriote le reconnaissait, les plus vertueux le
houspillaient : et il sortait la rage dans l’âme. On
devait, par affectation de bon sens, dénigrer toujours
les avocats, et servir le plus souvent possible ces
locutions : « apporter sa pierre à l’édifice, —
problème social, — atelier. »
Delmar ne ratait pas les occasions d’empoigner la
parole ; et, quand il ne trouvait plus rien à dire, sa
ressource était de se camper le poing sur la hanche,
l’autre bras dans le gilet, en se tournant de profil,
brusquement, de manière à bien montrer sa tête. Alors
des applaudissements éclataient, ceux de Mlle Vatnaz
au fond de la salle.
Frédéric, malgré la faiblesse des orateurs,
n’osait se risquer. Tous ces gens lui semblaient trop
incultes ou trop hostiles.
Mais Dussardier se mit en recherche, et lui
annonça qu’il *325 existait,
rue Saint-Jacques, un club intitulé le Club de
l’Intelligence. Un nom pareil donnait bon
espoir. D’ailleurs, il amènerait des amis.
Il amena ceux qu’il avait invités à son punch ; le
teneur de livres, le placeur de vins, l’architecte ;
Pellerin même était venu, peut-être qu’Hussonnet
allait venir ; et sur le trottoir, devant la porte,
stationnait Regimbart avec deux individus, dont le
premier était son fidèle Compain, homme un peu
courtaud, marqué de petite vérole, les yeux rouges ;
et le second, une espèce de singe-nègre, extrêmement
chevelu, et qu’il connaissait seulement pour être
« patriote de Barcelone ».
Ils passèrent par une allée, puis furent
introduits dans une grande pièce, à usage de menuisier
sans doute, et dont les murs encore neufs sentaient le
plâtre. Quatre quinquets accrochés parallèlement y
faisaient une lumière désagréable. Sur une estrade, au
fond, il y avait un bureau avec une sonnette, en
dessous une table figurant la tribune, et de chaque
côté deux autres plus basses, pour les secrétaires.
L’auditoire qui garnissait les bancs était composé de
vieux rapins, de pions, d’hommes de lettres inédits.
Sur ces lignes de paletots à collets gras, on voyait
de place en place le bonnet d’une femme ou le
bourgeron d’un ouvrier. Le fond de la salle était même
plein d’ouvriers, venus là, sans doute, par
désœuvrement, ou qu’avaient introduits des orateurs
pour se faire applaudir.
Frédéric eut soin de se mettre entre Dussardier et
Regimbart, qui, à peine assis, posa ses deux mains sur
sa canne, son menton sur ses deux mains et ferma les
paupières, tandis qu’à l’autre extrémité de la salle,
Delmar, debout, dominait l’assemblée.
Au bureau du président, Sénécal parut.
Cette surprise, avait pensé le bon commis,
plairait à Frédéric. Elle le contraria.
La foule témoignait à son président une grande
déférence. Il était de ceux qui, le 25 février,
avaient voulu l’organisation immédiate du travail, le
lendemain, au Prado, il s’était prononcé pour qu’on
attaquât l’Hôtel de Ville ; et, comme chaque
personnage se réglait alors sur un modèle, l’un
copiant Saint-Just, l’autre Danton, l’autre Marat,
lui, il tâchait de ressembler à Blanqui, lequel
imitait Robespierre. Ses gants noirs et ses cheveux en
brosse lui donnaient un aspect rigide, extrêmement
convenable.
*326 Il ouvrit la
séance par la déclaration des Droits de l’homme et du
citoyen, acte de foi habituel. Puis une voix
vigoureuse entonna les Souvenirs du peuple,
de Béranger.
D’autres voix s’élevèrent.
— Non ! non ! pas ça !
— La Casquette ! se mirent à hurler, au
fond, les patriotes.
Et ils chantèrent en chœur la poésie du jour :
Chapeau bas devant ma casquette,
À genoux devant l’ouvrier !
Sur un mot du président, l’auditoire se tut. Un
des secrétaires procéda au dépouillement des lettres.
« Des jeunes gens annoncent qu’ils brûlent chaque
soir devant le Panthéon un numéro de l’Assemblée
nationale, et ils engagent tous les patriotes à
suivre leur exemple. »
— Bravo ! adopté ! répondit la foule.
« Le citoyen Jean-Jacques Langreneux, typographe,
rue Dauphine, voudrait qu’on élevât un monument à la
mémoire des martyrs de thermidor. »
« Michel-Evariste-Népomucène Vincent,
ex-professeur, émet le vœu que la démocratie
européenne adopte l’unité de langage. On pourrait se
servir d’une langue morte, comme par exemple du latin
perfectionné. »
— Non ! pas de latin ! s’écria l’architecte.
— Pourquoi ? reprit un maître d’études.
Et ces deux messieurs engagèrent une discussion,
où d’autres se mêlèrent, chacun jetant son mot pour
éblouir, et qui ne tarda pas à devenir tellement
fastidieuse, que beaucoup s’en allaient.
Mais un petit vieillard, portant au bas de son
front prodigieusement haut des lunettes vertes,
réclama la parole pour une communication urgente.
C’était un mémoire sur la répartition des impôts.
Les chiffres découlaient, cela n’en finissait plus !
L’impatience éclata d’abord en murmures, en
conversations ; rien ne le troublait. Puis on se mit à
siffler, on appelait « Azor » ; Sénécal gourmanda le
public ; l’orateur continuait comme une machine. Il
fallut, pour l’arrêter, le prendre par le coude. Le
bonhomme eut l’air de sortir d’un songe, et, levant
tranquillement ses lunettes :
— Pardon ! citoyens ! pardon ! Je me retire !
mille excuses !
*327 L’insuccès de
cette lecture déconcerta Frédéric. Il avait son
discours dans sa poche, mais une improvisation eût
mieux valu.
Enfin, le président annonça qu’ils allaient passer
à l’affaire importante, la question électorale. On ne
discuterait pas les grandes listes républicaines.
Cependant, le Club de l’Intelligence avait
bien le droit, comme un autre, d’en former une, « n’en
déplaise à MM. les pachas de l’Hôtel de Ville », et
les citoyens qui briguaient le mandat populaire
pouvaient exposer leurs titres.
— Allez-y donc ! dit Dussardier.
Un homme en soutane, crépu, et de physionomie
pétulante, avait déjà levé la main. Il déclara, en
bredouillant, s’appeler Ducretot, prêtre et agronome
auteur d’un ouvrage intitulé Des engrais. On
le renvoya vers un cercle horticole.
Puis un patriote en blouse gravit la tribune.
Celui-là était un plébéien, large d’épaules, une
grosse figure très douce et de longs cheveux noirs. Il
parcourut l’assemblée d’un regard presque voluptueux,
se renversa la tête, et enfin, écartant les bras :
— Vous avez repoussé Ducretot, ô mes frères ! et
vous avez bien fait, mais ce n’est pas par irréligion,
car nous sommes tous religieux.
Plusieurs écoutaient la bouche ouverte, avec des
airs de catéchumènes, des poses extatiques.
— Ce n’est pas, non plus, parce qu’il est prêtre,
car, nous aussi, nous sommes prêtres ! L’ouvrier est
prêtre, comme l’était le fondateur du socialisme,
notre Maître à tous, Jésus-Christ !
Le moment était venu d’inaugurer le règne de
Dieu ! L’Évangile conduisait tout droit à 89 ! Après
l’abolition de l’esclavage, l’abolition du
prolétariat. On avait eu l’âge de haine, allait
commencer l’âge d’amour.
— Le christianisme est la clef de voûte et le
fondement de l’édifice nouveau…
— Vous fichez-vous de nous ? s’écria le placeur
d’alcools. Qu’est-ce qui m’a donné un calotin pareil !
Cette interruption causa un grand scandale.
Presque tous montèrent sur les bancs, et, le poing
tendu, vociféraient : « Athée ! aristocrate !
canaille ! » pendant que la sonnette du président
tintait sans discontinuer et que les cris « À
l’ordre ! à l’ordre ! » redoublaient. Mais, intrépide,
et soutenu d’ailleurs par « trois cafés » pris avant
de venir, il se débattait au milieu des autres.
*328 — Comment,
moi ! un aristocrate ? allons donc !
Admis enfin à s’expliquer, il déclara qu’on ne
serait jamais tranquille avec les prêtres, et,
puisqu’on avait parlé tout à l’heure d’économies, c’en
serait une fameuse que de supprimer les églises, les
saints ciboires, et finalement tous les cultes.
Quelqu’un lui objecta qu’il allait loin.
— Oui ! je vais loin ! Mais, quand un vaisseau est
surpris par la tempête…
Sans attendre la fin de la comparaison, un autre
lui répondit :
— D’accord ! mais c’est démolir d’un seul coup,
comme un maçon sans discernement…
— Vous insultez les maçons ! hurla un citoyen
couvert de plâtre.
Et, s’obstinant à croire qu’on l’avait provoqué,
il vomit des injures, voulait se battre, se
cramponnait à son banc. Trois hommes ne furent pas de
trop pour le mettre dehors.
Cependant, l’ouvrier se tenait toujours à la
tribune. Les deux secrétaires l’avertirent d’en
descendre. Il protesta contre le passe-droit qu’on lui
faisait.
— Vous ne m’empêcherez pas de crier : amour
éternel à notre chère France ! amour éternel aussi à
la République !
— Citoyens ! dit alors Compain, citoyens !
Et, à force de répéter : « Citoyens », ayant
obtenu un peu de silence, il appuya sur la tribune ses
deux mains rouges, pareilles à des moignons, se porta
le corps en avant, et, clignant des yeux :
— Je crois qu’il faudrait donner une plus large
extension à la tête de veau.
Tous se taisaient, croyant avoir mal entendu.
— Oui ! la tête de veau !
Trois cents rires éclatèrent d’un seul coup. Le
plafond trembla. Devant toutes ces faces bouleversées
par la joie, Compain se reculait, il reprit d’un ton
furieux :
— Comment ! vous ne connaissez pas la tête de
veau ?
Ce fut un paroxysme, un délire. On se pressait les
côtes. Quelques-uns même tombaient par terre, sous les
bancs. Compain, n’y tenant plus, se réfugia près de
Regimbart et il voulait l’entraîner.
— Non ! je reste jusqu’au bout ! dit le Citoyen.
Cette réponse détermina Frédéric ; et, comme il
cherchait de droite et de gauche ses amis pour le
soutenir, il *329 aperçut,
devant lui, Pellerin à la tribune. L’artiste le prit
de haut avec la foule.
— Je voudrais savoir un peu où est le candidat de
l’Art dans tout cela ? Moi, j’ai fait un tableau…
— Nous n’avons que faire des tableaux ! dit
brutalement un homme maigre, ayant des plaques rouges
aux pommettes.
Pellerin se récria qu’on l’interrompait.
Mais l’autre, d’un ton tragique :
— Est-ce que le Gouvernement n’aurait pas dû déjà
abolir, par un décret, la prostitution et la misère ?
Et, cette parole lui ayant livré tout de suite la
faveur du peuple, il tonna contre la corruption des
grandes villes.
— Honte et infamie ! On devrait happer les
bourgeois au sortir de la Maison d’or et leur cracher
à la figure ! Au moins, si le Gouvernement ne
favorisait pas la débauche ! Mais les employés de
l’octroi sont envers nos filles et nos sœurs d’une
indécence…
Une voix proféra de loin :
— C’est rigolo !
— À la porte !
— On tire de nous des contributions pour solder le
libertinage ! Ainsi, les forts appointements d’acteur…
— À moi ! s’écria Delmar.
Il bondit à la tribune, écarta tout le monde, prit
sa pose ; et, déclarant qu’il méprisait d’aussi plates
accusations, s’étendit sur la mission civilisatrice du
comédien. Puisque le théâtre était le foyer de
l’instruction nationale, il votait pour la réforme du
théâtre ; et, d’abord, plus de directions, plus de
privilèges !
— Oui ! d’aucune sorte !
Le jeu de l’acteur échauffait la multitude, et des
motions subversives se croisaient.
— Plus d’académies ! plus d’Institut
— Plus de missions !
— Plus de baccalauréat !
— À bas les grades universitaires !
— Conservons-les, dit Sénécal, mais qu’ils soient
conférés par le suffrage universel, par le Peuple,
seul vrai juge !
Le plus utile, d’ailleurs, n’était pas cela. Il
fallait d’abord passer le niveau sur la tête des
riches ! Et il les représenta se gorgeant de crimes
sous leurs plafonds dorés, tandis que les pauvres, se
tordant de faim dans leurs galetas, cultivaient toutes
les vertus. Les *330 applaudissements
devinrent si forts, qu’il s’interrompit. Pendant
quelques minutes, il resta les paupières closes, la
tête renversée et comme se berçant sur cette colère
qu’il soulevait.
Puis, il se remit à parler d’une façon dogmatique,
en phrases impérieuses comme des lois. L’État devait
s’emparer de la Banque et des Assurances. Les
héritages seraient abolis. On établirait un fond
social pour les travailleurs. Bien d’autres mesures
étaient bonnes dans l’avenir. Celles-là, pour le
moment, suffisaient ; et, revenant aux élections :
— Il nous faut des citoyens purs, des hommes
entièrement neufs ! Quelqu’un se présente-t-il ?
Frédéric se leva. Il y eut un bourdonnement
d’approbation causé par ses amis. Mais Sénécal,
prenant une figure à la Fouquier-Tinville, se mit à
l’interroger sur ses nom, prénoms, antécédents, vie et
mœurs.
Frédéric lui répondait sommairement et se mordait
les lèvres. Sénécal demanda si quelqu’un voyait un
empêchement à cette candidature.
— Non ! non !
Mais lui, il en voyait. Tous se penchèrent et
tendirent les oreilles. Le citoyen postulant n’avait
pas livré une certaine somme promise pour une
fondation démocratique, un journal. De plus, le 22
février, bien que suffisamment averti, il avait manqué
au rendez-vous, place du Panthéon.
— Je jure qu’il était aux Tuileries ! s’écria
Dussardier.
— Pouvez-vous jurer l’avoir vu au Panthéon ?
Dussardier baissa la tête. Frédéric se taisait ;
ses amis scandalisés le regardaient avec inquiétude.
— Au moins, reprit Sénécal, connaissez-vous un
patriote qui nous réponde de vos principes ?
— Moi ! dit Dussardier.
— Oh ! cela ne suffit pas ! un autre !
Frédéric se tourna vers Pellerin. L’artiste
lui répondit par une abondance de gestes qui
signifiait :
— Ah ! mon cher, ils m’ont repoussé ! Diable ! que
voulez-vous !
Alors, Frédéric poussa du coude Regimbart.
— Oui ! c’est vrai ! il est temps ! j’y vais !
Et Regimbart enjamba l’estrade ; puis, montrant
l’Espagnol qui l’avait suivi :
— Permettez-moi, citoyens, de vous présenter un
patriote de Barcelone !
*331 Le
patriote fit un grand salut, roula comme un automate
ses yeux d’argent, et, la main sur le cœur :
— Ciudadanos ! mucho aprecio el honor que me
dispensais, y si grande es vuestra bondad mayor es
vuestro atencion.
— Je réclame la parole ! cria Frédéric.
— Desde que se proclamó la constitución de Cadiz,
ese pacto fondamental de las libertades españolas,
hasta la última revolución, nuestra patria cuenta
numerosos y heroicos mártires.
Frédéric encore une fois voulut se faire
entendre :
— Mais citoyens !…
L’Espagnol continuait :
— El martes próximo tendrá lugar en la iglesia de
la Magdelena un servicio fúnebre.
— C’est absurde à la fin ! personne ne comprend !
Cette observation exaspéra la foule.
— À la porte ! à la porte !
— Qui ? moi ? demanda Frédéric.
— Vous-même ! dit majestueusement Sénécal.
Sortez !
Il se leva pour sortir ; et la voix de l’Ibérien
le poursuivait :
— Y todos los españoles descarían ver allí
reunidas las deputaciones de los clubs y de la milicia
nacional. Una oración fúnebre, en honor de la libertad
española y del mundo entero, serà pronunciada por un
miembro del clero de Paris en la sala Bonne-Nouvelle.
Honor al pueblo francés, que llamaría yo el primero
pueblo del mundo, si no fuese ciudadano de otra
nación !
— Aristo ! glapit un voyou, en montrant le poing à
Frédéric, qui s’élançait dans la cour, indigné.
Il se reprocha son dévouement, sans réfléchir que
les accusations portées contre lui étaient justes,
après tout. Quelle fatale idée que cette candidature !
Mais quels ânes, quels crétins ! Il se comparait à ces
hommes, et soulageait avec leur sottise la blessure de
son orgueil.
Puis il éprouva le besoin de voir Rosanette. Après
tant de laideurs et d’emphase, sa gentille personne
serait un délassement. Elle savait qu’il avait dû, le
soir, se présenter dans un club. Cependant, lorsqu’il
entra, elle ne lui fit pas même une question.
Elle se tenait près du feu, décousant la doublure
d’une robe. Un pareil ouvrage le surprit.
— Tiens ? qu’est-ce que tu fais ?
*332 — Tu le vois,
dit-elle sèchement. Je raccommode mes hardes ! C’est
ta République.
— Pourquoi ma République ?
— C’est la mienne, peut-être ?
Et elle se mit à lui reprocher tout ce qui se
passait en France depuis deux mois, l’accusant d’avoir
fait la révolution, d’être cause qu’on était ruiné,
que les gens riches abandonnaient Paris, et qu’elle
mourrait plus tard à l’hôpital.
— Tu en parles à ton aise, toi, avec tes rentes !
Du reste, au train dont ça va, tu ne les auras pas
longtemps, tes rentes.
— Cela se peut, dit Frédéric, les plus dévoués
sont toujours méconnus ; et, si l’on n’avait pour soi
sa conscience, les brutes avec qui l’on se compromet
vous dégoûteraient de l’abnégation !
Rosanette le regarda, les cils rapprochés.
— Hein ? Quoi ? Quelle abnégation ? Monsieur n’a
pas réussi, à ce qu’il paraît ? Tant mieux ! ça
t’apprendra à faire des dons patriotiques. Oh ! ne
mens pas ! Je sais que tu leur as donné trois cents
francs, car elle se fait entretenir, ta République !
Eh bien, amuse-toi avec elle, mon bonhomme !
Sous cette avalanche de sottises, Frédéric passait
de son autre désappointement à une déception plus
lourde.
Il s’était retiré au fond de la chambre. Elle vint
à lui.
— Voyons ! raisonne un peu ! Dans un pays comme
dans une maison, il faut un maître ; autrement, chacun
fait danser l’anse du panier. D’abord, tout le monde
sait que Ledru-Rollin est couvert de dettes ! Quant à
Lamartine, comment veux-tu qu’un poète s’entende à la
politique ? Ah ! tu as beau hocher la tête et te
croire plus d’esprit que les autres, c’est pourtant
vrai ! Mais tu ergotes toujours ; on ne peut pas
placer un mot avec toi ! Voilà, par exemple,
Fournier-Fontaine, des magasins de Saint-Roch :
sais-tu de combien il manque ? De huit cent mille
francs ! Et Gomer, l’emballeur d’en face, un autre
républicain celui-là, il cassait les pincettes sur la
tête de sa femme, et il a bu tant d’absinthe, qu’on va
le mettre dans une maison de santé. C’est comme ça
qu’ils sont tous, les républicains ! Une République à
vingt-cinq pour cent ! Ah oui ! vante-toi !
Frédéric s’en alla. L’ineptie de cette fille, se
dévoilant tout à coup dans un langage populacier, le
dégoûtait. Il se sentit même un peu redevenu patriote.
*333 La mauvaise
humeur de Rosanette ne fit que
s’accroître. Mlle Vatnaz l’irritait par son
enthousiasme. Se croyant une mission, elle avait la
rage de pérorer, de catéchiser, et, plus forte que son
amie dans ces matières, l’accablait d’arguments.
Un jour, elle arriva tout indignée contre
Hussonnet, qui venait de se permettre des
polissonneries, au club des femmes. Rosanette approuva
cette conduite, déclarant même qu’elle prendrait des
habits d’homme pour aller « leur dire leur fait, à
toutes, et les fouetter ». Frédéric entrait au même
moment.
— Tu m’accompagneras, n’est-ce pas ?
Et, malgré sa présence, elles se chamaillèrent,
l’une faisant la bourgeoise, l’autre la philosophe.
Les femmes, selon Rosanette, étaient nées
exclusivement pour l’amour ou pour élever des enfants,
pour tenir un ménage.
D’après Mlle Vatnaz, la femme devait avoir sa
place dans l’État. Autrefois, les Gauloises
légiféraient, les Anglo-Saxonnes aussi, les épouses
des Hurons faisaient partie du Conseil. L’œuvre
civilisatrice était commune. Il fallait toutes
y concourir, et substituer enfin à l’égoïsme la
fraternité, à l’individualisme l’association, au
morcellement la grande culture.
— Allons, bon ! tu te connais en culture, à
présent !
— Pourquoi pas ? D’ailleurs, il s’agit de
l’humanité, de son avenir !
— Mêle-toi du tien !
— Ça me regarde !
Elles se fâchaient. Frédéric s’interposa. La
Vatnaz s’échauffait, et arriva même à soutenir le
Communisme.
— Quelle bêtise ! dit Rosanette. Est-ce que jamais
ça pourra se faire ?
L’autre cita en preuve les Esséniens, les frères
Moraves, les Jésuites du Paraguay, la famille des
Pingons, près de Thiers en Auvergne ; et, comme elle
gesticulait beaucoup, sa chaîne de montre se prit dans
son paquet de breloques, à un petit mouton d’or
suspendu.
Tout à coup, Rosanette pâlit extraordinairement.
Mlle Vatnaz continuait à dégager son bibelot.
— Ne te donne pas tant de mal, dit Rosanette,
maintenant, je connais tes opinions politiques.
— Quoi ? reprit la Vatnaz, devenue rouge comme une
vierge.
— Oh ! oh ! tu me comprends !
*334 Frédéric ne
comprenait pas. Entre elles, évidemment, il était
survenu quelque chose de plus capital et de plus
intime que le socialisme.
— Et quand cela serait, répliqua la Vatnaz, se
redressant intrépidement. C’est un emprunt, ma chère,
dette pour dette !
— Parbleu, je ne nie pas les miennes ! Pour
quelques mille francs, belle histoire ! J’emprunte au
moins ; je ne vole personne !
Mlle Vatnaz s’efforça de rire.
— Oh ! j’en mettrais ma main au feu.
— Prends garde ! Elle est assez sèche pour brûler.
La vieille fille lui présenta sa main droite, et,
la gardant levée juste en face d’elle :
— Mais il y a de tes amis qui la trouvent à leur
convenance !
— Des Andalous, alors ? comme castagnettes !
— Gueuse !
La Maréchale fit un grand salut.
— On n’est pas plus ravissante !
Mlle Vatnaz ne répondit rien. Des gouttes de sueur
parurent à ses tempes. Ses yeux se fixaient sur le
tapis.
Elle haletait. Enfin, elle gagna la porte, et, la
faisant claquer vigoureusement :
— Bonsoir ! Vous aurez de mes nouvelles !
— À l’avantage ! dit Rosanette.
Sa contrainte l’avait brisée. Elle tomba sur le
divan, toute tremblante, balbutiant des injures,
versant des larmes. Était-ce cette menace de la Vatnaz
qui la tourmentait ? Eh non ! elle s’en moquait bien !
À tout compter, l’autre lui devait de l’argent,
peut-être ? C’était le mouton d’or, un cadeau ; et, au
milieu de ses pleurs, le nom de Delmar lui échappa.
Donc, elle aimait le cabotin !
« Alors, pourquoi m’a-t-elle pris ? se demanda
Frédéric. D’où vient qu’il est revenu ? Qui la force à
me garder ? Quel est le sens de tout cela ? »
Les petits sanglots de Rosanette continuaient.
Elle était toujours au bord du divan, étendue de côté,
la joue droite sur ses deux mains, et semblait un être
si délicat, inconscient et endolori, qu’il se
rapprocha d’elle, et la baisa au front, doucement.
Alors, elle lui fit des assurances de tendresse ;
le Prince venait de partir, ils seraient libres. Mais
elle se trouvait pour le moment… gênée. « Tu l’as vu
toi-même l’autre jour, quand j’utilisais mes vieilles
doublures. » Plus *335 d’équipages
à présent ! Et ce n’était pas tout ; les tapissiers
menaçaient de reprendre les meubles de la chambre et
du grand salon. Elle ne savait que faire.
Frédéric eut envie de répondre : « Ne t’inquiète
pas ! je payerai ! » Mais la dame pouvait mentir.
L’expérience l’avait instruit. Il se borna simplement
à des consolations.
Les craintes de Rosanette n’étaient pas vaines ;
il fallut rendre les meubles et quitter le bel
appartement de la rue Drouot. Elle en prit un autre,
sur le boulevard Poissonnière, au quatrième. Les
curiosités de son ancien boudoir furent suffisantes
pour donner aux trois pièces un air coquet. On eut des
stores chinois, une tente sur la terrasse, dans le
salon un tapis de hasard encore tout neuf, avec des
poufs de soie rose. Frédéric avait contribué largement
à ces acquisitions ; il éprouvait la joie d’un nouveau
marié qui possède enfin une maison à lui, une femme à
lui ; et, se plaisant là beaucoup, il venait y coucher
presque tous les soirs.
Un matin, comme il sortait de l’antichambre, il
aperçut au troisième étage, dans l’escalier, le shako
d’un garde national qui montait. Où allait-il donc ?
Frédéric attendit. L’homme montait toujours, la tête
un peu baissée : il leva les yeux. C’était le sieur
Arnoux. La situation était claire. Ils rougirent en
même temps, saisis par le même embarras.
Arnoux, le premier, trouva moyen d’en sortir.
— Elle va mieux, n’est-il pas vrai ? comme si,
Rosanette étant malade, il se fût présenté pour avoir
de ses nouvelles.
Frédéric profita de cette ouverture.
— Oui, certainement ! Sa bonne me l’a dit, du
moins, voulant faire entendre qu’on ne l’avait pas
reçu.
Puis ils restèrent face à face, irrésolus l’un et
l’autre, et s’observant. C’était à qui des deux ne
s’en irait pas. Arnoux, encore une fois, trancha la
question.
— Ah ! bah ! je reviendrai plus tard ! Où
vouliez-vous aller ? Je vous accompagne !
Et, quand ils furent dans la rue, il causa aussi
naturellement que d’habitude. Sans doute, il n’avait
point le caractère jaloux, ou bien il était trop
bonhomme pour se fâcher.
D’ailleurs, la patrie le préoccupait. Maintenant
il ne quittait plus l’uniforme. Le 29 mars, il avait
défendu les bureaux de la Presse. Quand on
envahit la Chambre, il se signala par son courage, et
il fut du banquet offert à la garde nationale
d’Amiens.
*336 Hussonnet,
toujours de service avec lui, profitait, plus que
personne, de sa gourde et de ses cigares ; mais,
irrévérencieux par nature, il se plaisait à le
contredire, dénigrant le style peu correct des
décrets, les conférences du Luxembourg, les
vésuviennes, les tyroliens, tout, jusqu’au char de
l’Agriculture, traîné par des chevaux à la place de
bœufs et escorté de jeunes filles laides. Arnoux, au
contraire, défendait le Pouvoir et rêvait la fusion
des partis. Cependant, ses affaires prenaient une
tournure mauvaise. Il s’en inquiétait médiocrement.
Les relations de Frédéric et de la Maréchale ne
l’avaient point attristé ; car cette découverte
l’autorisa (dans sa conscience) à supprimer la pension
qu’il lui refaisait depuis le départ du Prince. Il
allégua l’embarras des circonstances, gémit beaucoup,
et Rosanette fut généreuse. Alors M. Arnoux se
considéra comme l’amant de cœur, ce qui le rehaussait
dans son estime, et le rajeunit. Ne doutant pas que
Frédéric ne payât la Maréchale, il s’imaginait « faire
une bonne farce », arriva même à s’en cacher, et lui
laissait le champ libre quand ils se rencontraient.
Ce partage blessait Frédéric ; et les politesses
de son rival lui semblaient une gouaillerie trop
prolongée. Mais, en se fâchant, il se fût ôté toute
chance d’un retour vers l’autre, et puis c’était le
seul moyen d’en entendre parler. Le marchand de
faïences, suivant son usage, ou, par malice peut-être,
la rappelait volontiers dans sa conversation, et lui
demandait même pourquoi il ne venait plus la voir.
Frédéric, ayant épuisé tous les prétextes, assura
qu’il avait été chez madame Arnoux plusieurs fois,
inutilement. Arnoux en demeura convaincu, car souvent
il s’extasiait devant elle sur l’absence de leur ami ;
et toujours elle répondait avoir manqué sa visite ; de
sorte que ces deux mensonges, au lieu de se couper, se
corroboraient.
La douceur du jeune homme et la joie de l’avoir
pour dupe faisaient qu’Arnoux le chérissait davantage.
Il poussait la familiarité jusqu’aux dernières bornes,
non par dédain, mais par confiance. Un jour, il lui
écrivit qu’une affaire urgente l’attirait pour
vingt-quatre heures en province ; il le priait de
monter la garde à sa place. Frédéric n’osa le refuser,
et se rendit au poste du Carrousel.
Il eut à subir la société des gardes nationaux !
et, sauf un épurateur, homme facétieux qui buvait
d’une manière exorbitante, tous lui parurent plus
bêtes que leur giberne. *337 L’entretien
capital fut sur le remplacement des buffleteries par
le ceinturon. D’autres s’emportaient contre les
ateliers nationaux. On disait : « Où allons-nous ? ».
Celui qui avait reçu l’apostrophe répondait en ouvrant
les yeux, comme au bord d’un abîme : « Où
allons-nous ? ». Alors un plus hardi s’écriait : « Ça
ne peut pas durer ! il faut en finir ! ». Et, les
mêmes discours se répétant jusqu’au soir, Frédéric
s’ennuya mortellement.
La surprise fut grande, quand, à 11 heures, il vit
paraître Arnoux, lequel, tout de suite, dit qu’il
accourait pour le libérer, son affaire étant finie.
Il n’avait pas eu d’affaire. C’était une invention
pour passer vingt-quatre heures, seul, avec Rosanette.
Mais le brave Arnoux avait trop présumé de lui-même,
si bien que, dans sa lassitude, un remords l’avait
pris. Il venait faire des remerciements à Frédéric et
lui offrir à souper.
— Mille grâces ! je n’ai pas faim ! je ne demande
que mon lit !
— Raison de plus pour déjeuner ensemble, tantôt !
Quel mollasse vous êtes ! On ne rentre pas chez soi
maintenant ! Il est trop tard ! Ce serait dangereux !
Frédéric, encore une fois, céda. Arnoux, qu’on ne
s’attendait pas à voir, fut choyé de ses frères
d’armes, principalement de l’épurateur. Tous
l’aimaient ; et il était si bon garçon, qu’il regretta
la présence d’Hussonnet. Mais il avait besoin de
fermer l’œil une minute, pas davantage.
— Mettez-vous près de moi, dit-il à Frédéric, tout
en s’allongeant sur le lit de camp, sans ôter ses
buffleteries.
Par peur d’une alerte, en dépit du règlement, il
garda même son fusil ; puis balbutia quelques mots :
« Ma chérie ! mon petit ange ! », et ne tarda pas à
s’endormir.
Ceux qui parlaient se turent ; et peu à peu il se
fit dans le poste un grand silence. Frédéric,
tourmenté par les puces, regardait autour de lui. La
muraille, peinte en jaune, avait à moitié de sa
hauteur une longue planche où les sacs formaient une
suite de petites bosses, tandis qu’au-dessous, les
fusils couleur de plomb étaient dressés les uns près
des autres ; et il s’élevait des ronflements, produits
par les gardes nationaux, dont les ventres se
dessinaient d’une manière confuse dans l’ombre. Une
bouteille vide et des assiettes couvraient le poêle.
Trois chaises de paille entouraient la table, où
s’étalait un jeu de cartes. Un tambour, au milieu du
banc, laissait pendre sa bricole. Le vent chaud
arrivant par la porte, faisait fumer le quinquet.
Arnoux dormait les deux bras ouverts ; et comme son *338
fusil était posé la crosse en bas un peu
obliquement, la gueule du canon lui arrivait sous
l’aisselle. Frédéric le remarqua et fut effrayé.
« Mais non ! j’ai tort ! il n’y a rien à
craindre ! S’il mourait cependant… »
Et, tout de suite, des tableaux à n’en plus finir
se déroulèrent. Il s’aperçut avec elle, la nuit, dans
une chaise de poste ; puis au bord d’un fleuve par un
soir d’été, et sous le reflet d’une lampe, chez eux,
dans leur maison. Il s’arrêtait même à des calculs de
ménage, des dispositions domestiques, contemplant,
palpant déjà son bonheur ; et, pour le réaliser, il
aurait fallu seulement que le chien du fusil se
levât ! On pouvait le pousser du bout de l’orteil ; le
coup partirait, ce serait un hasard, rien de plus !
Frédéric s’étendit sur cette idée, comme un
dramaturge qui compose. Tout à coup, il lui sembla
qu’elle n’était pas loin de se résoudre en action, et
qu’il allait y contribuer, qu’il en avait envie ;
alors, une grande peur le saisit. Au milieu de cette
angoisse, il éprouvait un plaisir, et s’y enfonçait de
plus en plus, sentant avec effroi ses scrupules
disparaître ; dans la fureur de sa rêverie, le reste
du monde s’effaçait ; et il n’avait conscience de
lui-même que par un intolérable serrement à la
poitrine.
— Prenons-nous le vin blanc ? dit l’épurateur qui
s’éveillait.
Arnoux sauta par terre ; et le vin blanc étant
pris, voulut monter la faction de Frédéric.
Puis il l’emmena déjeuner rue de Chartres, chez
Parly et, comme il avait besoin de se refaire, il se
commanda deux plats de viande, un homard, une omelette
au rhum, une salade, etc., le tout arrosé d’un
sauterne 1819, avec un romanée 42, sans compter le
champagne au dessert, et les liqueurs.
Frédéric ne le contraria nullement. Il était gêné,
comme si l’autre avait pu découvrir, sur son visage,
les traces de sa pensée.
Les deux coudes au bord de la table, et penché
très bas, Arnoux, en le fatiguant de son regard, lui
confiait ses imaginations.
Il avait envie de prendre à ferme tous les
remblais de la ligne du Nord pour y semer des pommes
de terre, ou bien d’organiser sur les boulevards une
cavalcade monstre, où les « célébrités de l’époque »
figureraient. Il louerait toutes les fenêtres, ce qui,
à raison de trois francs en moyenne, produirait un
joli bénéfice. Bref, il rêvait un *339
grand coup de fortune par un accaparement.
Il était moral, cependant, blâmait les excès,
l’inconduite, parlait de son « pauvre père », et, tous
les soirs, disait-il, faisait son examen de
conscience, avant d’offrir son âme à Dieu.
— Un peu de curaçao, hein ?
— Comme vous voudrez.
Quant à la République, les choses
s’arrangeraient ; enfin, il se trouvait l’homme le
plus heureux de la terre ; et, s’oubliant, il vanta
les qualités de Rosanette, la compara même à sa femme.
C’était bien autre chose ! On n’imaginait pas d’aussi
belles cuisses.
— À votre santé !
Frédéric trinqua. Il avait, par complaisance, un
peu trop bu ; d’ailleurs, le grand soleil
l’éblouissait ; et, quand ils remontèrent ensemble la
rue Vivienne, leurs épaulettes se touchaient
fraternellement.
Rentré chez lui, Frédéric dormit jusqu’à sept
heures. Ensuite, il s’en alla chez la Maréchale. Elle
était sortie avec quelqu’un. Avec Arnoux, peut-être ?
Ne sachant que faire, il continua sa promenade sur le
boulevard, mais ne put dépasser la porte Saint-Martin,
tant il y avait de monde.
La misère abandonnait à eux-mêmes un nombre
considérable d’ouvriers ; et ils venaient là, tous les
soirs, se passer en revue sans doute, et attendre un
signal. Malgré la loi contre les attroupements, ces
clubs du désespoir augmentaient d’une manière
effrayante, et beaucoup de bourgeois s’y rendaient
quotidiennement, par bravade, par mode.
Tout à coup, Frédéric aperçut, à trois pas de
distance, M. Dambreuse avec Martinon ; il tourna la
tête, car M. Dambreuse s’étant fait nommer
représentant, il lui gardait rancune. Mais le
capitaliste l’arrêta.
— Un mot, cher monsieur ! J’ai des explications à
vous fournir.
— Je n’en demande pas.
— De grâce ! écoutez-moi.
Ce n’était nullement sa faute. On l’avait prié,
contraint en quelque sorte. Martinon, tout de suite,
appuya ses paroles : des Nogentais en députation
s’étaient présentés chez lui.
— D’ailleurs, j’ai cru être libre, du moment…
Une poussée de monde sur le trottoir força M.
Dambreuse à s’écarter. Une minute après, il reparut,
en disant à Martinon :
*340 — C’est un
vrai service, cela ! Vous n’aurez pas à vous repentir…
Tous les trois s’adossèrent contre une boutique,
afin de causer plus à l’aise.
On criait de temps en temps : « Vive Napoléon !
vive Barbès ! à bas Marie ! » La foule innombrable
parlait très haut ; et toutes ces voix, répercutées
par les maisons, faisaient comme le bruit continuel
des vagues dans un port. À de certains moments, elles
se taisaient ; alors, la Marseillaise s’élevait.
Sous les portes cochères, des hommes d’allures
mystérieuses proposaient des cannes à dard.
Quelquefois, deux individus, passant l’un devant
l’autre, clignaient de l’œil, et s’éloignaient
prestement. Des groupes de badauds occupaient les
trottoirs ; une multitude compacte s’agitait sur le
pavé. Des bandes entières d’agents de police, sortant
des ruelles, y disparaissaient à peine entrés. De
petits drapeaux rouges, çà et là, semblaient des
flammes ; les cochers, du haut de leur siège,
faisaient de grands gestes, puis s’en retournaient.
C’était un mouvement, un spectacle des plus drôles.
— Comme tout cela, dit Martinon, aurait
amusé Mlle Cécile !
— Ma femme, vous savez bien, n’aime pas que ma
nièce vienne avec nous, reprit en souriant M.
Dambreuse.
On ne l’aurait pas reconnu. Depuis trois mois il
criait : « Vive la République ! », et même il avait
voté le bannissement des d’Orléans. Mais les
concessions devaient finir. Il se montrait furieux
jusqu’à porter un casse-tête dans sa poche.
Martinon, aussi, en avait un. La magistrature
n’étant plus inamovible, il s’était retiré du Parquet,
si bien qu’il dépassait en violences M. Dambreuse.
Le banquier haïssait particulièrement
Lamartine (pour avoir soutenu Ledru-Rollin), et avec
lui Pierre Leroux, Proudhon, Considérant, Lamennais,
tous les cerveaux brûlés, tous les socialistes.
— Car enfin, que veulent-ils ? On a supprimé
l’octroi sur la viande et la contrainte par corps ;
maintenant, on étudie le projet d’une banque
hypothécaire ; l’autre jour, c’était une banque
nationale ! et voilà cinq millions au budget pour les
ouvriers ! Mais heureusement c’est fini, grâce à M. de
Falloux Bon voyage ! qu’ils s’en aillent !
En effet, ne sachant comment nourrir les cent
trente mille hommes des ateliers nationaux, le
ministre des travaux publics avait, ce jour-là même,
signé un arrêté qui *341 invitait
tous les citoyens entre dix-huit et vingt ans à
prendre du service comme soldats, ou bien à partir
vers les provinces, pour y remuer la terre.
Cette alternative les indigna, persuadés qu’on
voulait détruire la République. L’existence loin de la
capitale les affligeait comme un exil ; ils se
voyaient mourants par les fièvres, dans des régions
farouches. Pour beaucoup, d’ailleurs, accoutumés à des
travaux délicats, l’agriculture semblait un
avilissement ; c’était un leurre enfin, une dérision,
le déni formel de toutes les promesses. S’ils
résistaient, on emploierait la force ; ils n’en
doutaient pas et se disposaient à la prévenir.
Vers neuf heures, les attroupements formés à la
Bastille et au Châtelet refluèrent sur le boulevard.
De la porte Saint-Denis à la porte Saint-Martin, cela
ne faisait plus qu’un grouillement énorme, une seule
masse d’un bleu sombre, presque noir. Les hommes que
l’on entrevoyait avaient tous les prunelles ardentes,
le teint pâle, des figures amaigries par la faim,
exaltées par l’injustice. Cependant, des nuages
s’amoncelaient ; le ciel orageux chauffant
l’électricité de la multitude, elle tourbillonnait sur
elle-même, indécise, avec un large balancement de
houle ; et l’on sentait dans ses profondeurs une force
incalculable, et comme l’énergie d’un élément. Puis
tous se mirent à chanter : « Des lampions ! des
lampions ! » Plusieurs fenêtres ne s’éclairaient pas ;
des cailloux furent lancés dans leurs carreaux.
M. Dambreuse jugea prudent de s’en aller. Les deux
jeunes gens le reconduisirent.
Il prévoyait de grands désastres. Le peuple,
encore une fois, pouvait envahir la Chambre, et, à ce
propos, il raconta comment il serait mort le 15 mai,
sans le dévouement d’un garde national.
— Mais c’est votre ami, j’oubliais ! votre ami, le
fabricant de faïences, Jacques Arnoux !
Les gens de l’émeute l’étouffaient ; ce brave
citoyen l’avait pris dans ses bras et déposé à
l’écart. Aussi, depuis lors, une sorte de liaison
s’était faite.
— Il faudra un de ces jours dîner ensemble, et,
puisque vous le voyez souvent, assurez-le que je
l’aime beaucoup. C’est un excellent homme, calomnié,
selon moi ; et il a de l’esprit, le mâtin ! Mes
compliments encore une fois ! bien le bonsoir !…
Frédéric, après avoir quitté M. Dambreuse,
retourna chez la Maréchale ; et, d’un air très sombre,
dit qu’elle devait opter entre lui et Arnoux. Elle
répondit avec *342 douceur
qu’elle ne comprenait goutte à des « ragots pareils »,
n’aimait pas Arnoux, n’y tenait aucunement. Frédéric
avait soif d’abandonner Paris. Elle ne repoussa pas
cette fantaisie, et ils partirent pour Fontainebleau
dès le lendemain.
L’hôtel où ils logèrent se distinguait des autres
par un jet d’eau clapotant au milieu de sa cour. Les
portes des chambres s’ouvraient sur un corridor, comme
dans les monastères. Celle qu’on leur donna était
grande, fournie de bons meubles, tendue d’indienne, et
silencieuse, vu la rareté des voyageurs. Le long des
maisons, des bourgeois inoccupés passaient ; puis,
sous leurs fenêtres, quand le jour tomba, des enfants
dans la rue firent une partie de barres ; — et cette
tranquillité, succédant pour eux au tumulte de Paris,
leur causait une surprise, un apaisement.
Le matin de bonne heure, ils allèrent visiter le
château. Comme ils entraient par la grille, ils
aperçurent sa façade tout entière, avec les cinq
pavillons à toits aigus et son escalier en fer à
cheval se déployant au fond de la cour, que bordent de
droite et de gauche deux corps de bâtiments plus bas.
Des lichens sur les pavés se mêlent de loin au ton
fauve des briques ; et l’ensemble du palais, couleur
de rouille comme une vieille armure, avait quelque
chose de royalement impassible, une sorte de grandeur
militaire et triste.
Enfin, un domestique, portant un trousseau de
clefs, parut. Il leur montra d’abord les appartements
des reines, l’oratoire du Pape, la galerie de François
Ier, la petite table d’acajou sur laquelle l’Empereur
signa son abdication, et, dans une des pièces qui
divisaient l’ancienne galerie des Cerfs, l’endroit où
Christine fit assassiner Monaldeschi. Rosanette écouta
cette histoire attentivement ; puis, se tournant vers
Frédéric :
— C’était par jalousie, sans doute ? Prends garde
à toi !
Ensuite, ils traversèrent la salle du Conseil, la
salle des Gardes, la salle du Trône, le salon de Louis
XIII. Les hautes croisées, sans rideaux, épanchaient
une lumière blanche ; de la poussière ternissait
légèrement les poignées des espagnolettes, le pied de
cuivre des consoles ; des nappes de grosses toiles
cachaient partout les fauteuils ; on voyait au-dessus
des portes des chasses Louis XV, et çà et là des
tapisseries représentant les dieux de l’Olympe, Psyché
ou les batailles d’Alexandre.
*343 Quand elle
passait devant les glaces, Rosanette s’arrêtait une
minute pour lisser ses bandeaux.
Après la cour du donjon et la chapelle
Saint-Saturnin, ils arrivèrent dans la salle des
Fêtes.
Ils furent éblouis par la splendeur du plafond,
divisé en compartiments octogones, rehaussé d’or et
d’argent, plus ciselé qu’un bijou, et par l’abondance
des peintures qui couvrent les murailles depuis la
gigantesque cheminée où des croissants et des carquois
entourent les armes de France, jusqu’à la tribune pour
les musiciens, construite à l’autre bout, dans la
largeur de la salle. Les dix fenêtres en arcades
étaient grandes ouvertes ; le soleil faisait briller
les peintures, le ciel bleu continuait indéfiniment
l’outremer des cintres ; et, du fond des bois, dont
les cimes vaporeuses emplissaient l’horizon, il
semblait venir un écho des hallalis poussés dans les
trompes d’ivoire, et des ballets mythologiques,
assemblant sous le feuillage des princesses et des
seigneurs travestis en nymphes et en sylvains, époque
de science ingénue, de passions violentes et d’art
somptueux, quand l’idéal était d’emporter le monde
dans un rêve des Hespérides, et que les maîtresses des
rois se confondaient avec les astres. La plus belle de
ces fameuses s’était fait peindre à droite, sous la
figure de Diane chasseresse, et même en Diane
Infernale, sans doute pour marquer sa puissance jusque
par delà le tombeau. Tous ces symboles confirment sa
gloire ; et il reste là quelque chose d’elle, une voix
indistincte, un rayonnement qui se prolonge.
Frédéric fut pris par une concupiscence
rétrospective et inexprimable. Afin de distraire son
désir, il se mit à considérer tendrement Rosanette, en
lui demandant si elle n’aurait pas voulu être cette
femme.
— Quelle femme ?
— Diane de Poitiers !
Il répéta :
— Diane de Poitiers, la maîtresse d’Henri II.
Elle fit un petit : « Ah ! ». Ce fut tout.
Son mutisme prouvait clairement qu’elle ne savait
rien, ne comprenait pas, si bien que par complaisance
il lui dit :
— Tu t’ennuies peut-être ?
— Non, non, au contraire !
Et, le menton levé, tout en promenant à l’entour
un regard des plus vagues, Rosanette lâcha ce mot
— Ça rappelle des souvenirs !
Cependant, on apercevait sur sa mine un effort,
une *344 intention de
respect ; et, comme cet air sérieux la rendait plus
jolie, Frédéric l’excusa.
L’étang des carpes la divertit davantage. Pendant
un quart d’heure, elle jeta des morceaux de pain dans
l’eau, pour voir les poissons bondir.
Frédéric s’était assis près d’elle, sous les
tilleuls. Il songeait à tous les personnages qui
avaient hanté ces murs, Charles-Quint, les Valois,
Henri IV, Pierre le Grand, Jean-Jacques Rousseau et
« les belles pleureuses des premières loges »,
Voltaire, Napoléon, Pie VII, Louis-Philippe ; il se
sentait environné, coudoyé par ces morts tumultueux ;
une telle confusion d’images l’étourdissait, bien
qu’il y trouvât du charme pourtant.
Enfin ils descendirent dans le parterre.
C’est un vaste rectangle, laissant voir d’un seul
coup d’œil ses larges allées jaunes, ses carrés de
gazon, ses rubans de buis, ses ifs en pyramide, ses
verdures basses et ses étroites plates-bandes, où des
fleurs clairsemées font des taches sur la terre grise.
Au bout du jardin, un parc se déploie, traversé dans
toute son étendue par un long canal.
Les résidences royales ont en elles une mélancolie
particulière, qui tient sans doute à leurs dimensions
trop considérables pour le petit nombre de leurs
hôtes, au silence qu’on est surpris d’y trouver après
tant de fanfares, à leur luxe immobile prouvant par sa
vieillesse la fugacité des dynasties, l’éternelle
misère de tout ; et cette exhalaison des siècles,
engourdissante et funèbre comme un parfum de momie, se
fait sentir même aux têtes naïves. Rosanette bâillait
démesurément. Ils s’en retournèrent à l’hôtel.
Après leur déjeuner, on leur amena une
voiture découverte. Ils sortirent de Fontainebleau par
un large rond-point, puis montèrent au pas une route
sablonneuse dans un bois de petits pins. Les arbres
devinrent plus grands ; et le cocher, de temps à
autre, disait : « Voici les Frères-Siamois, le
Pharamond, le Bouquet-du-Roi… » n’oubliant aucun des
sites célèbres, parfois même s’arrêtant pour les faire
admirer.
Ils entrèrent dans la futaie de Franchard. La
voiture glissait comme un traîneau sur le gazon ; des
pigeons qu’on ne voyait pas roucoulaient ; tout à
coup, un garçon de café parut ; et ils descendirent
devant la barrière d’un jardin où il y avait des
tables rondes. Puis, laissant à gauche les murailles
d’une abbaye en ruines, ils *345
marchèrent sur de grosses roches, et
atteignirent bientôt le fond de la gorge.
Elle est couverte, d’un côté, par un entremêlement
de grès et de genévriers, tandis que, de l’autre, le
terrain presque nu s’incline vers le creux du vallon,
où, dans la couleur des bruyères, un sentier fait une
ligne pâle ; et on aperçoit tout au loin un sommet en
cône aplati, avec la tour d’un télégraphe par
derrière.
Une demi-heure après, ils mirent pied à terre
encore une fois pour gravir les hauteurs d’Aspremont.
Le chemin fait des zigzags entre les pins trapus
sous des rochers à profils anguleux ; tout ce coin de
la forêt a quelque chose d’étouffé, d’un peu sauvage
et de recueilli. On pense aux ermites, compagnons des
grands cerfs portant une croix de feu entre leurs
cornes, et qui recevaient avec de paternels sourires
les bons rois de France, agenouillés devant leur
grotte. Une odeur résineuse emplissait l’air chaud,
des racines à ras du sol s’entrecroisaient comme des
veines. Rosanette trébuchait dessus, était désespérée,
avait envie de pleurer.
Mais, tout au haut, la joie lui revint, en
trouvant sous un toit de branchages une manière de
cabaret, où l’on vend des bois sculptés. Elle but une
bouteille de limonade, s’acheta un bâton de houx ; et,
sans donner un coup d’œil au paysage que l’on découvre
du plateau, elle entra dans la Caverne-des-Brigands,
précédée d’un gamin portant une torche.
Leur voiture les attendait dans le Bas-Bréau.
Un peintre en blouse bleue travaillait au pied
d’un chêne, avec sa boîte à couleurs sur les genoux.
Il leva la tête et les regarda passer.
Au milieu de la côte de Chailly, un nuage, crevant
tout à coup, leur fit rabattre la capote. Presque
aussitôt la pluie s’arrêta ; et les pavés des rues
brillaient sous le soleil quand ils rentrèrent dans la
ville.
Des voyageurs, arrivés nouvellement, leur
apprirent qu’une bataille épouvantable ensanglantait
Paris. Rosanette et son amant n’en furent pas surpris.
Puis tout le monde s’en alla, l’hôtel redevint
paisible, le gaz s’éteignit, et ils s’endormirent au
murmure du jet d’eau dans la cour.
Le lendemain, ils allèrent voir la Gorge-au-Loup,
la Mare-aux-Fées, le Long-Rocher, la Marlotte ; le
surlendemain, ils recommencèrent au hasard, comme leur
cocher voulait, sans demander où ils étaient, et
souvent même négligeant les sites fameux.
*346 Ils se
trouvaient si bien dans leur vieux landau, bas comme
un sofa et couvert d’une toile à raies déteintes ! Les
fossés pleins de broussailles filaient sous leurs
yeux, avec un mouvement doux et continu. Des rayons
blancs traversaient comme des flèches les hautes
fougères ; quelquefois, un chemin, qui ne servait
plus, se présentait devant eux, en ligne droite ; et
des herbes s’y dressaient çà et là, mollement. Au
centre des carrefours, une croix étendait ses quatre
bras ; ailleurs, des poteaux se penchaient comme des
arbres morts, et de petits sentiers courbes, en se
perdant sous les feuilles, donnaient envie de les
suivre ; au même moment, le cheval tournait, ils y
entraient, on enfonçait dans la boue ; plus loin, de
la mousse avait poussé au bord des ornières profondes.
Ils se croyaient loin des autres, bien seuls. Mais
tout à coup passait un garde-chasse avec son fusil, ou
une bande de femmes en haillons, traînant sur leur dos
de longues bourrées.
Quand la voiture s’arrêtait, il se faisait un
silence universel ; seulement, on entendait le souffle
du cheval dans les brancards, avec un cri d’oiseau
très faible, répété.
La lumière, à de certaines places éclairant la
lisière du bois, laissait les fonds dans l’ombre ; ou
bien, atténuée sur les premiers plans par une sorte de
crépuscule, elle étalait dans les lointains des
vapeurs violettes, une clarté blanche. Au milieu du
jour, le soleil, tombant d’aplomb sur les larges
verdures, les éclaboussait, suspendait des gouttes
argentines à la pointe des branches, rayait le gazon
de traînées d’émeraudes, jetait des taches d’or sur
les couches de feuilles mortes ; en se renversant
la tête, on apercevait le ciel, entre les cimes des
arbres. Quelques-uns, d’une altitude démesurée,
avaient des airs de patriarches et d’empereurs, ou se
touchant par le bout, formaient avec leurs longs fûts
comme des arcs de triomphe ; d’autres, poussés dès le
bas obliquement, semblaient des colonnes près de
tomber.
Cette foule de grosses lignes verticales
s’entr’ouvrait. Alors, d’énormes flots verts se
déroulaient en bosselages inégaux jusqu’à la surface
des vallées où s’avançait la croupe d’autres collines
dominant des plaines blondes, qui finissaient par se
perdre dans une pâleur indécise.
Debout, l’un près de l’autre, sur quelque éminence
du terrain, ils sentaient, tout en humant le vent,
leur entrer dans l’âme comme l’orgueil d’une vie plus
libre, avec une surabondance de forces, une joie sans
cause.
*347 La diversité
des arbres faisait un spectacle changeant. Les hêtres,
à l’écorce blanche et lisse, entremêlaient leurs
couronnes ; des frênes courbaient mollement leurs
glauques ramures ; dans les cépées de charmes, des
houx pareils à du bronze se hérissaient ; puis venait
une file de minces bouleaux, inclinés dans des
attitudes élégiaques ; et les pins, symétriques comme
des tuyaux d’orgue, en se balançant continuellement,
semblaient chanter. Il y avait des chênes rugueux,
énormes, qui se convulsaient, s’étiraient du sol,
s’étreignaient les uns les autres, et, fermes sur
leurs troncs, pareils à des torses, se lançaient avec
leurs bras nus des appels de désespoir, des menaces
furibondes, comme un groupe de Titans immobilisés dans
leur colère. Quelque chose de plus lourd, une
langueur fiévreuse planait au-dessus des mares,
découpant la nappe de leurs eaux entre des buissons
d’épines ; les lichens de leur berge, où les loups
viennent boire, sont couleur de soufre, brûlés comme
par le pas des sorcières, et le coassement
ininterrompu des grenouilles répond au cri des
corneilles qui tournoient. Ensuite, ils traversaient
des clairières monotones, plantées d’un baliveau çà et
là. Un bruit de fer, des coups drus et nombreux
sonnaient ; c’était, au flanc d’une colline, une
compagnie de carriers battant les roches. Elles se
multipliaient de plus en plus, et finissaient par
emplir tout le paysage, cubiques comme des maisons,
plates comme des dalles, s’étayant, se surplombant, se
confondant telles que les ruines méconnaissables et
monstrueuses de quelque cité disparue. Mais la furie
même de leur chaos fait plutôt rêver à des volcans, à
des déluges, aux grands cataclysmes ignorés. Frédéric
disait qu’ils étaient là depuis le commencement du
monde et resteraient ainsi jusqu’à la fin ; Rosanette
détournait la tête, en affirmant que « ça la rendrait
folle », et s’en allait cueillir des bruyères. Leurs
petites fleurs violettes, tassées les unes près des
autres, formaient des plaques inégales, et la terre
qui s’écroulait de dessous mettait comme des franges
noires au bord des sables pailletés de mica.
Ils arrivèrent un jour à mi-hauteur d’une colline
tout en sable. Sa surface, vierge de pas, était rayée
en ondulations symétriques ; çà et là, tels que des
promontoires sur le lit desséché d’un océan, se
levaient des roches ayant de vagues formes d’animaux,
tortues avançant la tête, phoques qui rampent,
hippopotames et ours. Personne. Aucun bruit. Les
sables, frappés par le soleil, *348
éblouissaient ; et tout à coup, dans cette
vibration de la lumière, les bêtes parurent remuer.
Ils s’en retournèrent vite, fuyant le vertige, presque
effrayés.
Le sérieux de la forêt les gagnait ; et ils
avaient des heures de silence où, se laissant aller au
bercement des ressorts, ils demeuraient comme
engourdis dans une ivresse tranquille. Le bras sous la
taille, il l’écoutait parler pendant que les oiseaux
gazouillaient, observait presque du même coup d’œil
les raisins noirs de sa capote et les baies des
genévriers, les draperies de son voile, les volutes
des nuages ; et, quand il se penchait vers elle, la
fraîcheur de sa peau se mêlait au grand parfum des
bois. Ils s’amusaient de tout ; ils se montraient,
comme une curiosité, des fils de la Vierge suspendus
aux buissons, des trous pleins d’eau au milieu des
pierres, un écureuil sur les branches, le vol de deux
papillons qui les suivaient ; ou bien, à vingt pas
d’eux, sous les arbres, une biche marchait,
tranquillement, d’un air noble et doux, avec son faon
côte à côte. Rosanette aurait voulu courir après, pour
l’embrasser.
Elle eut bien peur une fois, quand un homme, se
présentant tout à coup, lui montra dans une boîte
trois vipères. Elle se jeta vivement contre Frédéric ;
il fut heureux de ce qu’elle était faible et de se
sentir assez fort pour la défendre.
Ce soir-là, ils dînèrent dans une auberge, au bord
de la Seine. La table était près de la fenêtre,
Rosanette en face de lui ; et il contemplait son petit
nez fin et blanc, ses lèvres retroussées, ses yeux
clairs, ses bandeaux châtains qui bouffaient, sa jolie
figure ovale. Sa robe de foulard écru collait à ses
épaules un peu tombantes ; et, sortant de leurs
manchettes tout unies, ses deux mains découpaient,
versaient à boire, s’avançaient sur la nappe. On leur
servit un poulet avec les quatre membres étendus, une
matelote d’anguilles dans un compotier en terre de
pipe, du vin râpeux, du pain trop dur, des couteaux
ébréchés. Tout cela augmentait le plaisir, l’illusion.
Ils se croyaient presque au milieu d’un voyage, en
Italie, dans leur lune de miel.
Avant de repartir, ils allèrent se promener le
long de la berge.
Le ciel d’un bleu tendre, arrondi comme un dôme,
s’appuyait à l’horizon sur la dentelure des bois. En
face, au bout de la prairie, il y avait un clocher
dans un village ; et, plus loin, à gauche, le toit
d’une maison faisait une *349 tache
rouge sur la rivière, qui semblait immobile dans toute
la longueur de sa sinuosité. Des joncs se penchaient
pourtant, et l’eau secouait légèrement des perches
plantées au bord pour tenir des filets ; une nasse
d’osier, deux ou trois vieilles chaloupes étaient là.
Près de l’auberge, une fille en chapeau de paille
tirait des seaux d’un puits ; chaque fois qu’ils
remontaient, Frédéric écoutait avec une jouissance
inexprimable le grincement de la chaîne.
Il ne doutait pas qu’il ne fût heureux pour
jusqu’à la fin de ses jours, tant son bonheur lui
paraissait naturel, inhérent à sa vie et à la personne
de cette femme. Un besoin le poussait à lui dire des
tendresses. Elle y répondait par de gentilles paroles,
de petites tapes sur l’épaule, des douceurs dont la
surprise le charmait. Il lui découvrait enfin une
beauté toute nouvelle, qui n’était peut-être que le
reflet des choses ambiantes, à moins que leurs
virtualités secrètes ne l’eussent fait s’épanouir.
Quand ils se reposaient au milieu de la campagne,
il s’étendait la tête sur ses genoux, à l’abri de son
ombrelle ; ou bien, couchés sur le ventre au milieu de
l’herbe, ils restaient l’un en face de l’autre, à se
regarder, plongeant dans leurs prunelles, altérés
d’eux-mêmes, s’en assouvissant toujours, puis les
paupières entre-fermées, ne parlant plus.
Quelquefois, ils entendaient tout au loin des
roulements de tambour. C’était la générale que l’on
battait dans les villages, pour aller défendre Paris.
— Ah ! tiens ! l’émeute ! disait Frédéric avec une
pitié dédaigneuse, toute cette agitation lui
apparaissant misérable à côté de leur amour et de la
nature éternelle.
Et ils causaient de n’importe quoi, de choses
qu’ils savaient parfaitement, de personnes qui ne les
intéressaient pas, de mille niaiseries. Elle
l’entretenait de sa femme de chambre et de son
coiffeur. Un jour, elle s’oublia à dire son âge :
vingt-neuf ans ; elle devenait vieille.
En plusieurs fois, sans le vouloir, elle lui
apprit des détails sur elle-même. Elle avait été
« demoiselle dans un magasin », avait fait un voyage
en Angleterre, commencé des études pour être actrice ;
tout cela sans transitions, et il ne pouvait
reconstruire un ensemble. Elle en conta plus long, un
jour qu’ils étaient assis sous un platane, au revers
d’un pré. En bas, sur le bord de la route, une petite
fille, nu-pieds dans la poussière, faisait *350
paître une vache. Dès qu’elle les aperçut,
elle vint leur demander l’aumône ; et, tenant d’une
main son jupon en lambeaux, elle grattait de l’autre
ses cheveux noirs qui entouraient comme une perruque à
la Louis XIV, toute sa tête brune, illuminée par des
yeux splendides.
— Elle sera bien jolie plus tard, dit Frédéric.
— Quelle chance pour elle si elle n’a pas de
mère ! reprit Rosanette.
— Hein ? comment ?
— Mais oui ; moi, sans la mienne…
Elle soupira, et se mit à parler de son enfance.
Ses parents étaient des canuts de la Croix-Rousse.
Elle servait son père comme apprentie. Le pauvre
bonhomme avait beau s’exténuer, sa femme l’invectivait
et vendait tout pour aller boire. Rosanette voyait
leur chambre, avec les métiers rangés en longueur
contre les fenêtres, le pot-bouille sur le poêle, le
lit peint en acajou, une armoire en face, et la
soupente obscure où elle avait couché jusqu’à quinze
ans. Enfin un monsieur était venu, un homme gras, la
figure couleur de buis, des façons de dévot, habillé
de noir. Sa mère et lui eurent ensemble une
conversation, si bien que, trois jours après…
Rosanette s’arrêta, et, avec un regard plein
d’impudeur et d’amertume :
— C’était fait !
Puis, répondant au geste de Frédéric :
— Comme il était marié, il aurait craint de se
compromettre dans sa maison, on m’emmena dans un
cabinet de restaurateur, et on m’avait dit que je
serais heureuse, que je recevrais un beau cadeau.
Dès la porte, la première chose qui m’a frappée,
c’était un candélabre de vermeil, sur une table où il
y avait deux couverts. Une glace au plafond les
reflétait, et les tentures des murailles, en
soie bleue, faisaient ressembler tout l’appartement à
une alcôve. Une surprise m’a saisie. Tu comprends, un
pauvre être qui n’a jamais rien vu ! Malgré mon
éblouissement j’avais peur. Je désirais m’en aller. Je
suis restée pourtant.
Le seul siège qu’il y eût était un divan contre la
table. Il a cédé sous moi avec mollesse, la bouche du
calorifère dans le tapis m’envoyait une haleine
chaude, et je restai là sans rien prendre. Le garçon
qui se tenait debout m’a engagée à manger. Il m’a
versé tout de suite un grand verre de vin ; la tête me
tournait, j’ai voulu ouvrir la fenêtre, il m’a dit : —
Non, mademoiselle, c’est *351 défendu.
Et il m’a quittée. La table était couverte d’un tas de
choses que je ne connaissais pas. Rien ne m’a semblé
bon. Alors je me suis rabattue sur un pot de
confitures, et j’attendais toujours. Je ne sais quoi
l’empêchait de venir. Il était très tard, minuit au
moins, je n’en pouvais plus de fatigue ; en repoussant
un des oreillers pour mieux m’étendre, je rencontre
sous ma main une sorte d’album, un cahier ; c’étaient
des images obscènes… Je dormais dessus, quand il est
entré.
Elle baissa la tête, et demeura pensive.
Les feuilles autour d’eux susurraient ; dans un
fouillis d’herbes, une grande digitale se balançait,
la lumière coulait comme une onde sur le gazon ; et le
silence était coupé à intervalles rapides par le
broutement de la vache qu’on ne voyait plus.
Rosanette considérait un point par terre, à trois
pas d’elle, fixement, les narines battantes, absorbée.
Frédéric lui prit la main.
— Comme tu as souffert, pauvre chérie !
— Oui, dit-elle, plus que tu ne crois !… Jusqu’à
vouloir en finir ; on m’a repêchée.
— Comment ?
— Ah ! n’y pensons plus !… Je t’aime, je suis
heureuse ! embrasse-moi.
Et elle ôta, une à une, les brindilles de chardons
accrochées dans le bas de sa robe.
Frédéric songeait surtout à ce qu’elle n’avait pas
dit. Par quels degrés avait-elle pu sortir de la
misère ? À quel amant devait-elle son éducation ? Que
s’était-il passé dans sa vie jusqu’au jour où il était
venu chez elle pour la première fois ? Son dernier
aveu interdisait les questions. Il lui demanda,
seulement, comment elle avait fait la connaissance
d’Arnoux.
— Par la Vatnaz.
— N’était-ce pas toi que j’ai vue, une fois, au
Palais-Royal, avec eux deux ?
Il cita la date précise. Rosanette fit un effort.
— Oui, c’est vrai !… Je n’étais pas gaie dans ce
temps-là !
Mais Arnoux s’était montré excellent. Frédéric
n’en doutait pas ; cependant, leur ami était un drôle
d’homme, plein de défauts ; il eut soin de les
rappeler. Elle en convenait.
— N’importe !… On l’aime tout de même, ce
chameau-là !
*352 — Encore,
maintenant ? dit Frédéric.
Elle se mit à rougir, moitié riante, moitié
fâchée.
— Eh ! non ! C’est de l’histoire ancienne. Je ne
te cache rien. Quand même cela serait, lui, c’est
différent ! D’ailleurs, je ne te trouve pas gentil
pour ta victime.
— Ma victime ?
Rosanette lui prit le menton.
— Sans doute !
Et, zézayant à la manière des nourrices :
— Avons pas toujours été bien sage ! Avons fait
dodo avec sa femme !
— Moi ! jamais de la vie !
Rosanette sourit. Il fut blessé de son sourire,
preuve d’indifférence, crut-il. Mais elle reprit
doucement, et avec un de ces regards qui implorent le
mensonge :
— Bien sûr ?
— Certainement !
Frédéric jura sa parole d’honneur qu’il n’avait
jamais pensé à Mme Arnoux, étant trop amoureux d’une
autre.
— De qui donc ?
— Mais de vous, ma toute belle !
— Ah ! ne te moque pas de moi ! Tu m’agaces !
Il jugea prudent d’inventer une histoire, une
passion. Il trouva des détails circonstanciés. Cette
personne, du reste, l’avait rendu fort malheureux.
— Décidément, tu n’as pas de chance ! dit
Rosanette.
— Oh ! oh ! peut-être ! voulant faire entendre par
là plusieurs bonnes fortunes, afin de donner de lui
meilleure opinion, de même que Rosanette n’avouait pas
tous ses amants pour qu’il l’estimât davantage, car au
milieu des confidences les plus intimes, il y a
toujours des restrictions, par fausse honte,
délicatesse, pitié. On découvre chez l’autre ou dans
soi-même des précipices ou des fanges qui empêchent de
poursuivre ; on sent, d’ailleurs, que l’on ne serait
pas compris ; il est difficile d’exprimer exactement
quoi que ce soit ; aussi les unions complètes sont
rares.
La pauvre Maréchale n’en avait jamais connu de
meilleure. Souvent, quand elle considérait Frédéric,
des larmes lui arrivaient aux paupières, puis elle
levait les yeux, ou les projetait vers l’horizon,
comme si elle avait aperçu quelque grande aurore, des
perspectives de félicité sans bornes. Enfin, un jour,
elle avoua qu’elle souhaitait faire dire une messe
« pour que ça porte bonheur à notre amour ».
*353 D’où venait
donc qu’elle lui avait résisté pendant si longtemps ?
Elle n’en savait rien elle-même. Il renouvela
plusieurs fois sa question ; et elle répondait en le
serrant dans ses bras :
— C’est que j’avais peur de t’aimer trop, mon
chéri !
Le dimanche matin, Frédéric lut dans un journal,
sur une liste de blessés, le nom de Dussardier. Il
jeta un cri et montrant le papier à Rosanette, déclara
qu’il allait partir immédiatement.
— Pourquoi faire ?
— Mais pour le voir, le soigner !
— Tu ne vas pas me laisser seule, j’imagine ?
— Viens avec moi.
— Ah ! que j’aille me fourrer dans une bagarre
pareille ! Merci bien !
— Cependant, je ne peux pas…
— Ta ta ta ! Comme si on manquait d’infirmiers
dans les hôpitaux ! Et puis, qu’est-ce que ça le
regardait encore, celui-là ? Chacun pour soi !
Il fut indigné de cet égoïsme, et il se reprocha
de n’être pas là-bas avec les autres. Tant
d’indifférence aux malheurs de la patrie avait
quelque chose de mesquin et de bourgeois. Son amour
lui pesa tout à coup comme un crime. Ils se boudèrent
pendant une heure.
Puis elle le supplia d’attendre, de ne pas
s’exposer.
— Si par hasard on te tue !
— Eh ! je n’aurai fait que mon devoir !
Rosanette bondit. D’abord, son devoir était de
l’aimer. C’est qu’il ne voulait plus d’elle, sans
doute ! Ça n’avait pas le sens commun ! Quelle idée,
mon Dieu !
Frédéric sonna pour avoir la note. Mais il n’était
pas facile de s’en retourner à Paris. La voiture des
messageries Leloir venait de partir, les berlines
Lecomte ne partiraient pas, la diligence du
Bourbonnais ne passerait que tard dans la nuit, et
serait peut-être pleine ; on n’en savait rien. Quand
il eut perdu beaucoup de temps à ces informations,
l’idée lui vint de prendre la poste. Le maître de
poste refusa de fournir des chevaux, Frédéric n’ayant
point de passeport. Enfin, il loua une calèche (la
même qui les avait promenés) et ils arrivèrent devant
l’hôtel du Commerce, à Melun, vers cinq heures.
La place du Marché était couverte de faisceaux
d’armes. Le préfet avait défendu aux gardes nationaux
de se porter sur Paris. Ceux qui n’étaient pas de son
département *354 voulaient
continuer leur route. On criait. L’auberge était
pleine de tumulte.
Rosanette, prise de peur, déclara qu’elle n’irait
pas plus loin, et le supplia encore de rester.
L’aubergiste et sa femme se joignirent à elle. Un
brave homme qui dînait s’en mêla, affirmant que la
bataille serait terminée d’ici à peu ; d’ailleurs
il fallait faire son devoir. Alors, la Maréchale
redoubla de sanglots. Frédéric était exaspéré. Il lui
donna sa bourse, l’embrassa vivement, et disparut.
Arrivé à Corbeil, dans la gare, on lui apprit que
les insurgés avaient de distance en distance coupé les
rails, et le cocher refusa de le conduire plus loin ;
ses chevaux, disait-il, étaient « rendus ».
Par sa protection cependant, Frédéric obtint un
mauvais cabriolet qui, pour la somme de soixante
francs, sans compter le pourboire, consentit à le
mener jusqu’à la barrière d’Italie. Mais, à cent pas
de la barrière, son conducteur le fit descendre et
s’en retourna. Frédéric marchait sur la route, quand
tout à coup une sentinelle croisa la baïonnette.
Quatre hommes l’empoignèrent en vociférant :
— C’en est un ! Prenez garde ! Fouillez-le !
Brigand ! Canaille !
Et sa stupéfaction fut si profonde, qu’il se
laissa entraîner au poste de la barrière, dans le
rond-point même où convergent les boulevards des
Gobelins et de l’Hôpital et les rues Godefroy et
Mouffetard.
Quatre barricades formaient, au bout des quatre
voies, d’énormes talus de pavés ; des torches çà et là
grésillaient ; malgré la poussière qui s’élevait, il
distingua des fantassins de la ligne et des gardes
nationaux, tous le visage noir, débraillés, hagards.
Ils venaient de prendre la place, avaient fusillé
plusieurs hommes ; leur colère durait encore. Frédéric
dit qu’il arrivait de Fontainebleau au secours d’un
camarade blessé logeant rue Bellefond ; personne
d’abord ne voulut le croire ; on examina ses mains, on
flaira même son oreille pour s’assurer qu’il ne
sentait pas la poudre.
Cependant, à force de répéter la même chose, il
finit par convaincre un capitaine, qui ordonna à deux
fusiliers de le conduire au poste du Jardin des
Plantes.
Ils descendirent le boulevard de l’Hôpital. Une
forte brise soufflait. Elle le ranima.
Ils tournèrent ensuite par la rue du
Marché-aux-Chevaux. Le Jardin des Plantes, à droite,
faisait une grande *355 masse
noire ; tandis qu’à gauche, la façade entière de la
Pitié, éclairée à toutes ses fenêtres, flambait comme
un incendie, et des ombres passaient rapidement sur
les carreaux.
Les deux hommes de Frédéric s’en allèrent. Un
autre l’accompagna jusqu’à l’École polytechnique.
La rue Saint-Victor était toute sombre, sans un
bec de gaz ni une lumière aux maisons. De dix minutes
en dix minutes, on entendait :
— Sentinelles ! prenez garde à vous !
Et ce cri, jeté au milieu du silence, se
prolongeait comme la répercussion d’une pierre tombant
dans un abîme.
Quelquefois, un battement de pas lourds
s’approchait. C’était une patrouille de cent hommes au
moins ; des chuchotements, de vagues cliquetis de fer
s’échappaient de cette masse confuse ; et, s’éloignant
avec un balancement rythmique, elle se fondait dans
l’obscurité.
Il y avait au centre des carrefours un dragon à
cheval, immobile. De temps en temps, une estafette
passait au grand galop, puis le silence recommençait.
Des canons en marche faisaient au loin sur le pavé un
roulement sourd et formidable ; le cœur se serrait à
ces bruits différant de tous les bruits ordinaires.
Ils semblaient même élargir le silence, qui était
profond, absolu, un silence noir. Des hommes en blouse
blanche abordaient les soldats, leur disaient un mot,
et s’évanouissaient comme des fantômes.
Le poste de l’École polytechnique regorgeait de
monde. Des femmes encombraient le seuil, demandant à
voir leur fils ou leur mari. On les renvoyait au
Panthéon transformé en dépôt de cadavres, et on
n’écoutait pas Frédéric. Il s’obstina, jurant que son
ami Dussardier l’attendait, allait mourir. On lui
donna enfin un caporal pour le mener au haut de la rue
Saint-Jacques, à la mairie du XVIIe arrondissement.
La place du Panthéon était pleine de soldats
couchés sur de la paille. Le jour se levait. Les feux
de bivac s’éteignaient.
L’insurrection avait laissé dans ce quartier-là
des traces formidables. Le sol des rues se trouvait,
d’un bout à l’autre, inégalement bosselé. Sur les
barricades en ruines, il restait des omnibus, des
tuyaux de gaz, des roues de charrettes ; de petites
flaques noires, en de certains endroits, devaient être
du sang. Les maisons étaient *356
criblées de projectiles, et leur charpente
se montrait sous les écaillures du plâtre. Des
jalousies, tenant par un clou, pendaient comme des
haillons. Les escaliers ayant croulé, des portes
s’ouvraient sur le vide. On apercevait l’intérieur des
chambres avec leurs papiers en lambeaux ; des choses
délicates s’y étaient conservées, quelquefois.
Frédéric observa une pendule, un bâton de perroquet,
des gravures.
Quand il entra dans la mairie, les gardes
nationaux bavardaient intarissablement sur les morts
de Bréa et de Négrier, du représentant Charbonnel et
de l’archevêque de Paris. On disait que le duc
d’Aumale était débarqué à Boulogne, Barbès, enfui de
Vincennes ; que l’artillerie arrivait de Bourges et
que les secours de la province affluaient. Vers trois
heures, quelqu’un apporta de bonnes nouvelles ; des
parlementaires de l’émeute étaient chez le président
de l’Assemblée.
Alors, on se réjouit ; et, comme il avait encore
douze francs, Frédéric fit venir douze bouteilles de
vin, espérant par là hâter sa délivrance. Tout à coup,
on crut entendre une fusillade. Les libations
s’arrêtèrent ; on regarda l’inconnu avec des yeux
méfiants ; ce pouvait être Henri V.
Pour n’avoir aucune responsabilité, ils le
transportèrent à la mairie du xie arrondissement, d’où
on ne lui permit pas de sortir avant neuf heures du
matin.
Il alla en courant jusqu’au quai Voltaire. À une
fenêtre ouverte, un vieillard en manches de chemise
pleurait, les yeux levés. La Seine coulait
paisiblement. Le ciel était tout bleu ; dans les
arbres des Tuileries, des oiseaux chantaient.
Frédéric traversait le Carrousel quand une civière
vint à passer. Le poste, tout de suite, présenta les
armes, et l’officier dit en mettant la main à son
shako :
— Honneur au courage malheureux !
Cette parole était devenue presque obligatoire ;
celui qui la prononçait paraissait toujours
solennellement ému. Un groupe de gens furieux
escortait la civière, en criant :
— Nous vous vengerons ! nous vous vengerons !
Les voitures circulaient sur le boulevard, et des
femmes devant les portes faisaient de la charpie.
Cependant, l’émeute était vaincue ou à peu près ; une
proclamation de Cavaignac, affichée tout à l’heure,
l’annonçait. Au haut de la rue Vivienne, un peloton de
mobiles parut. Alors, les bourgeois poussèrent des
cris d’enthousiasme ; *357 ils
levaient leurs chapeaux, applaudissaient, dansaient,
voulaient les embrasser, leur offrir à boire, et des
fleurs jetées par des dames tombaient des balcons.
Enfin, à dix heures, au moment où le canon
grondait pour prendre le faubourg Saint-Antoine,
Frédéric arriva chez Dussardier. Il le trouva dans sa
mansarde, étendu sur le dos et dormant. De la pièce
voisine une femme sortit à pas muets, Mlle Vatnaz.
Elle emmena Frédéric à l’écart, et lui apprit
comment Dussardier avait reçu sa blessure.
Le samedi, au haut d’une barricade, dans la rue
Lafayette, un gamin enveloppé d’un drapeau tricolore
criait aux gardes nationaux : « Allez-vous tirer
contre vos frères ! » Comme ils s’avançaient,
Dussardier avait jeté bas son fusil, écarté les
autres, bondi sur la barricade, et, d’un coup de
savate, abattu l’insurgé en lui arrachant le drapeau.
On l’avait retrouvé sous les décombres, la cuisse
percée d’un lingot de cuivre. Il avait fallu débrider
la plaie, extraire le projectile. Mlle Vatnaz était
arrivée le soir même, et, depuis ce temps-là, ne le
quittait plus.
Elle préparait avec intelligence tout ce qu’il
fallait pour les pansements, l’aidait à boire,
épiait ses moindres désirs, allait et venait plus
légère qu’une mouche, et le contemplait avec des yeux
tendres.
Frédéric, pendant deux semaines, ne manqua pas de
revenir tous les matins ; un jour qu’il parlait du
dévouement de la Vatnaz, Dussardier haussa les
épaules.
— Eh non ! c’est par intérêt !
— Tu crois ?
Il reprit :
— J’en suis sûr ! sans vouloir s’expliquer
davantage.
Elle le comblait de prévenances, jusqu’à lui
apporter les journaux où l’on exaltait sa belle
action. Ces hommages paraissaient l’importuner. Il
avoua même à Frédéric l’embarras de sa conscience.
Peut-être qu’il aurait dû se mettre de l’autre
bord, avec les blouses ; car enfin on leur avait
promis un tas de choses qu’on n’avait pas tenues.
Leurs vainqueurs détestaient la République ; et puis,
on s’était montré bien dur pour eux ! Ils avaient
tort, sans doute, pas tout à fait, cependant ; et le
brave garçon était torturé par cette idée qu’il
pouvait avoir combattu la justice.
Sénécal, enfermé aux Tuileries sous la terrasse du
bord de l’eau, n’avait rien de ces angoisses.
Ils étaient là, neuf cents hommes, entassés dans *358
l’ordure, pêle-mêle, noirs de poudre et de
sang caillé, grelottant la fièvre, criant de rage ; et
on ne retirait pas ceux qui venaient à mourir parmi
les autres. Quelquefois, au bruit soudain d’une
détonation, ils croyaient qu’on allait tous les
fusiller ; alors, ils se précipitaient contre les
murs, puis retombaient à leur place, tellement hébétés
par la douleur, qu’il leur semblait vivre dans un
cauchemar, une hallucination funèbre. La lampe
suspendue à la voûte avait l’air d’une tache de sang ;
et de petites flammes vertes et jaunes voltigeaient,
produites par les émanations du caveau. Dans la
crainte des épidémies, une commission fut nommée. Dès
les premières marches, le président se rejeta en
arrière, épouvanté par l’odeur des excréments et des
cadavres. Quand les prisonniers s’approchaient d’un
soupirail, les gardes nationaux qui étaient de faction
pour les empêcher d’ébranler les grilles, fourraient
des coups de baïonnette, au hasard, dans le tas.
Ils furent, généralement, impitoyables. Ceux qui
ne s’étaient pas battus voulaient se signaler. C’était
un débordement de peur. On se vengeait à la fois des
journaux, des clubs, des attroupements, des doctrines,
de tout ce qui exaspérait depuis trois mois ; et, en
dépit de la victoire, l’égalité (comme pour le
châtiment de ses défenseurs et la dérision de ses
ennemis) se manifestait triomphalement, une égalité de
bêtes brutes, un même niveau de turpitudes
sanglantes ; car le fanatisme des intérêts équilibra
les délires du besoin, l’aristocratie eut les fureurs
de la crapule, et le bonnet de coton ne se montra pas
moins hideux que le bonnet rouge. La raison publique
était troublée comme après les grands bouleversements
de la nature. Des gens d’esprit en restèrent idiots
pour toute leur vie.
Le père Roque était devenu très brave, presque
téméraire. Arrivé le 26 à Paris avec les Nogentais, au
lieu de s’en retourner en même temps qu’eux, il avait
été s’adjoindre à la garde nationale qui campait aux
Tuileries ; et il fut très content d’être placé en
sentinelle devant la terrasse du bord de l’eau. Au
moins, là, il les avait sous lui, ces brigands ! Il
jouissait de leur défaite, de leur abjection, et ne
pouvait se retenir de les invectiver.
Un d’eux, un adolescent à longs cheveux blonds,
mit sa face aux barreaux en demandant du pain. M.
Roque lui ordonna de se taire. Mais le jeune homme
répétait d’une voix lamentable :
— Du pain !
*359 — Est-ce que
j’en ai, moi !
D’autres prisonniers apparurent dans le soupirail,
avec leurs barbes hérissées, leurs prunelles
flamboyantes, tous se poussant et hurlant :
— Du pain !
Le père Roque fut indigné de voir son autorité
méconnue. Pour leur faire peur, il les mit en joue ;
et, porté jusqu’à la voûte par le flot qui
l’étouffait, le jeune homme, la tête en arrière, cria
encore une fois :
— Du pain !
— Tiens ! en voilà ! dit le père Roque, en lâchant
son coup de fusil.
Il y eut un énorme hurlement, puis, rien. Au bord
du baquet, quelque chose de blanc était resté.
Après quoi, M. Roque s’en retourna chez lui ; car
il possédait, rue Saint-Martin, une maison où il
s’était réservé un pied-à-terre ; et les dommages
causés par l’émeute à la devanture de son immeuble
n’avaient pas contribué médiocrement à le rendre
furieux. Il lui sembla, en la revoyant, qu’il s’était
exagéré le mal. Son action de tout à l’heure
l’apaisait, comme une indemnité.
Ce fut sa fille elle-même qui lui ouvrit la porte.
Elle lui dit, tout de suite, que son absence trop
longue l’avait inquiétée ; elle avait craint un
malheur, une blessure.
Cette preuve d’amour filial attendrit le père
Roque. Il s’étonna qu’elle se fût mise en route sans
Catherine.
— Je l’ai envoyée faire une commission, répondit
Louise.
Et elle s’informa de sa santé, de choses et
d’autres ; puis, d’un air indifférent, lui demanda si
par hasard il n’avait pas rencontré Frédéric.
— Non ! pas le moins du monde !
C’était pour lui seul qu’elle avait fait le
voyage.
Quelqu’un marcha dans le corridor.
— Ah ! pardon…
Et elle disparut.
Catherine n’avait point trouvé Frédéric. Il était
absent depuis plusieurs jours, et son ami intime, M.
Deslauriers, habitait maintenant la province.
Louise reparut toute tremblante, sans pouvoir
parler. Elle s’appuyait contre les meubles.
— Qu’as-tu ? qu’as-tu donc ? s’écria son père.
Elle fit signe que ce n’était rien, et par un
grand effort de volonté se remit.
Le traiteur d’en face apporta la soupe. Mais le
père *360 Roque avait
subi une trop violente émotion. « Ça ne pouvait pas
passer », et il eut au dessert une espèce de
défaillance. On envoya chercher vivement un médecin,
qui prescrivit une potion. Puis, quand il fut dans son
lit, M. Roque exigea le plus de couvertures possible,
pour se faire suer. Il soupirait, il geignait.
— Merci, ma bonne Catherine ! — Baise ton pauvre
père, ma poulette ! Ah ! ces révolutions !
Et, comme sa fille le grondait de s’être rendu
malade en se tourmentant pour elle, il répliqua :
— Oui ! tu as raison ! Mais c’est plus fort que
moi ! Je suis trop sensible !
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