Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

Transcription du manuscrit des copistes

Première partie – Chapitre 6

 

VI.

137.

Ruiné, dépouillé, perdu !
Il était resté sur le banc comme étourdi par
une commotion. Il maudissait le sort, il aurait
voulu battre quelqu’un ; et pour renforcer son
désespoir, il sentait peser sur lui une sorte d’ou-
-trage, un déshonneur ; car Frédéric s’était imaginé
que sa fortune paternelle monterait un jour à
quinze mille livres de rentes et il l’avait fait savoir
d’une façon indirecte aux Arnoux. Il allait donc
passer pour un hâbleur, un drôle, un obscur
polisson qui s’était introduit chez eux dans l’es-
-pérance d’un profit quelconque ! Et elle, Mme
Arnoux, comment la revoir maintenant ?
Cela d’ailleurs, était complètement impossible,
n’ayant que trois mille francs de rente ! Il ne pouvait
loger toujours au quatrième, avoir pour domestique
      portier
le concierge, et se présenter avec de pauvres gants
noirs bleuis du bout, un chapeau gras, la même
redingote pendant un an.
— « Non, non ! jamais ! »
Cependant l’existence était intolérable sans elle.

138.

Beaucoup vivaient bien qui n’avaient pas de fortune,
Deslauriers entr’autres ; et il se trouva lâche d’atta-
-cher une pareille importance à des choses médiocres.
La misère peut-être centuplerait ses facultés ? Il
s’exalta en pensant aux grands hommes qui tra-
-vaillent dans les mansardes. Une âme comme
celle de Mme Arnoux devait s’émouvoir à ce spec-
-tacle, et elle s’attendrirait ? Ainsi cette catas-
-trophe était un bonheur après tout ; comme ces
tremblements de terre qui découvrent des trésors,
elle lui avait révélé les secrètes opulences de sa
nature. Mais il n’existait au monde qu’un seul
endroit pour les faire valoir ; Paris – Car dans
ses idées, l’art, la science et l’amour (Ces trois
faces de Dieu comme eût dit Pellerin) dé-
-pendaient exclusivement de la capitale.
Il déclara, le soir, à sa mère, qu’il y retour-
-nerait.
Mme Moreau fut à la fois surprise et
indignée. C’était une folie, une absurdité – Il
ferait mieux de suivre ses conseils, c’est-à-dire de
rester près d’elle, dans une étude.
Frédéric haussa les épaules – « allons donc ! »
se trouvant insulté par cette proposition.
Alors la bonne dame employa une autre
méthode. D’une voix tendre et avec de petits
sanglots elle se mit à lui parler de sa solitude,
de sa vieillesse, des sacrifices qu’elle avait faits –
Maintenant qu’elle était plus malheureuse,
il l’abandonnait. Puis faisant allusion à
sa fin prochaine :
— « Un peu de patience, mon Dieu ! bien-
-tôt tu seras libre ! »

139.

Ces lamentations se répétèrent vingt fois
par jour, durant trois mois ; et en même temps les
délicatesses du foyer le corrompaient ; il jouissait
d’avoir un lit plus mou, des serviettes sans déchirures ;
si bien que lassé, énervé, vaincu enfin par la terrible
force de la Douceur, Frédéric se laissa conduire chez
maître Prouharam.
Il n’y montra ni science, ni aptitude. On l’avait
considéré jusqu’alors comme un jeune homme de
grands moyens qui devait être la gloire du Dépar-
-tement. Ce fut une déception publique.
D’abord il s’était dit : « Il faut avertir Me
Arnoux » et pendant une semaine, il avait médité
      pages
des lettres dithyrambiques et de courts billets en
style lapidaire et sublime. La crainte d’avouer
sa situation le retenait.
Puis il songea qu’il valait mieux écrire au
mari ? Celui-là connaissait la vie et saurait le
comprendre ! Enfin, après quinze jours d’hésitation –
« Bah ! je ne dois plus les revoir, qu’ils m’oublient !
au moins je n’aurai pas déchu dans son souvenir !
Elle me croira mort, et me regrettera… peut-être ? »
et comme les résolutions excessives lui coûtaient
peu il s’était juré ne jamais revenir à
Paris, et même de ne point s’informer de Mme
Arnoux.
Cependant il regrettait jusqu’à la senteur
du gaz et au tapage des omnibus. Il rêvait à
toutes les paroles qu’elle lui avait dites, au
timbre de sa voix, à la lumière de ses yeux – et
se considérant comme un homme mort, il ne
faisait plus rien, absolument.
Il se levait très tard, et regardait par

140.

sa fenêtre, les attelages de rouliers qui passaient.
Les six premiers mois surtout furent abominables.
En de certains jours pourtant, une indignation
le prenait contre lui-même. alors il sortait. Il s’en
allait dans les prairies, à moitié couvertes. durant
l’hiver par les débordements de la seine. Des
lignes de peupliers les divisent. Çà et là un petit
pont s’élève. Il vagabondait jusqu’au soir, roulant
les feuilles jaunes sous ses pas, aspirant la brume,
sautant les fossés ; – et à mesures que ses artères bat-
-taient plus fort, des désirs d’action furieuse l’em-
-portaient. Il voulait se faire trappeur en Amérique,
servir un pacha en Orient, s’embarquer comme
matelot ; et il exhalait sa mélancolie dans de
longues lettres à Deslauriers.
Celui-là se démenait pour percer. La conduite
lâche de son ami et ses éternelles jérémiades lui sem-
-blaient stupides. Bientôt leur correspondance devint
presque nulle.
Frédéric avait donné tous ses meubles à Des-
-lauriers, qui gardait son logement. Sa mère lui en
parlait de temps à autre ; un jour enfin, il déclara
son cadeau, et elle le grondait, quand il reçut une
lettre.
— « Qu’est-ce donc ? » dit-elle, – « tu trembles ? »
— « Je n’ai rien » répliqua Frédéric
Deslauriers lui apprenait qu’il avait recueilli
Senecal, et depuis quinze jours, ils vivaient ensemble.
Donc Senecal s’étalait maintenant au milieu des
choses qui provenaient de chez Arnoux ! Il pouvait
les vendre, faire des remarques dessus, des plaisanteries.
Frédéric se sentit blessé jusqu’au fond de l’âme. Il
monta dans sa chambre. Une pluie fine battait

141.

contre les carreaux. Il avait envie de mourir.
Sa mère l’appela. C’était pour le consulter, à
propos d’une plantation, dans le jardin.
Ce jardin, en manière de parc anglais – était coupé
à son milieu par une clôture de bâtons, et la moitié
appartenait au père Roque qui en possédait un autre
pour les légumes, sur le bord de la rivière. Les deux
voisins brouillés s’abstenaient d’y paraître aux mêmes
heures. Mais depuis que Frédéric était revenu, le
bonhomme s’y promenait plus souvent et n’épargnait
pas les politesses au fils de Me Moreau. Il le plaignait
d’habiter une petite ville. Un jour, il conta que Mr
Dambreuse avait demandé de ses nouvelles. Une autre
fois il s’étendit sur la coutume de Champagne où le
ventre annoblissait.
— « Dans ce temps là vous auriez été un
seigneur, puisque votre mère s’appelait de Fouvens.
Et on a beau dire, allez ! c’est quelque chose, un
nom ! après tout, » – ajouta-t-il, en le regardant d’un
air malin, « cela dépend du garde des sceaux ! »
Frédéric fut étonné par. Cette préoccupation
d’aristocratie qui jurait singulièrement avec
sa personne.
Comme il était petit, sa grande redingote
marron exagérait la longueur de son buste.
Quand il ôtait sa casquette, on apercevait un
visage presque féminin, avec un nez extrêmement
pointu ; ses cheveux de couleur jaune ressemblaient
à une perruque ; Il saluait le monde très bas, en
frisant les murs. Jusqu’à cinquante ans il
s’était contenté des services de Catherine, une
Lorraine du même âge que lui, et fortement mar-
-quée de petite vérole. Mais vers 1834 il ramena

142.

de Paris une belle blonde à figure moutonnière,
à « port-de reine ». On la vit bientôt se pavaner, avec
de grandes boucles d’oreilles ; et tout fut expliqué
enfin par la naissance d’une fille, déclarée sous
les noms d’Élisabeth, Olympe, Louise Roque.
Catherine, dans sa jalousie, s’attendait à
exécrer cette enfant. Au contraire, elle l’aima. Elle
l’entoura de soins, d’attentions et de caresses, pour
supplanter sa mère et la rendre odieuse, –  entreprise
facile – car Mme Eléonore négligeait complètement
la petite, préférant bavarder chez les fournisseurs.
Puis, dès le lendemain de son mariage, elle alla
faire une visite à la sous-Préfecture, ne tutoya
plus les servantes et crut devoir, par bon ton, se
montrer sévère pour son enfant. Elle assistait
à ses leçons. Mais le professeur, un vieux bureau-
-crate de la mairie ne savait pas s’y prendre.
L’élève s’insurgeait, recevait des giffles, et allait
pleurer sur les genoux de Catherine qui lui don-
-nait invariablement raison. Alors les deux
                  chamaillaient
femmes se querellaient, Mr Roque les faisait taire.
Il s’était marié par tendresse pour sa fille et
n’entendait pas qu’on la tourmentât
Souvent elle portait une robe en lambeaux,
avec un pantalon garni de dentelles – puis aux
grandes fêtes, elle sortait vêtue comme une
princesse, afin de mortifier un peu les bourgeois
qui empêchaient leurs marmots de la fréquenter,
vu sa naissance illégitime.
Elle vivait donc seule, dans son jardin, se
balançait à l’escarpolette, courait après les pa-
-pillons – puis tout à coup, s’arrêtait à contempler
       cétoines
les cantharides s’abattant sur les rosiers. C’était

143.

       2                     1
sans doute ces habitudes qui donnaient à sa figure
une expression, à la fois, de hardiesse et de rêverie. Elle
avait la taille de Marthe d’ailleurs – si bien que
Frédéric lui dit, dès leur seconde entrevue :
— « Voulez-vous me permettre de vous em-
-brasser, Mademoiselle ? »
La petite personne leva la tête, et répondit :
— « Je veux bien ! »
Mais la haie de bâtons les séparait l’un de
l’autre.
— « Il faut monter dessus » – dit Frédéric.
— « Non ! Enlève-moi. »
Il se pencha par-dessus la haie, et la saisit au
bout de ses bras, en la baisant sur les deux joues ; –
puis il la remit chez elle, par le même procédé, qui
se renouvela les fois suivantes.
Sans plus de réserve qu’un enfant de
quatre ans, sitôt qu’elle entendait venir son
ami, elle s’élançait à sa rencontre – ou bien
se cachant derrière un arbre, elle poussait un
jappement de chien, pour l’effrayer.
Un jour que Mme Moreau était sortie, il
la fit monter dans sa chambre. Elle ouvrit tous
les flacons d’odeurs et se pommada les cheveux
abondamment ; puis, sans la moindre gêne elle
se coucha sur le lit, où elle restait tout de son
long, éveillée.
— « Je m’imagine que je suis ta femme, »
disait-elle.
Mais le lendemain, il l’aperçut tout en
larmes. Elle avoua « qu’elle pleurait ses péchés » –
et comme il cherchait à les connaître, elle
répondit en baissant les yeux :

144.

— « Ne m’interroge pas davantage ! »
Sa première communion approchait ; on l’avait conduite
le matin à confesse.
Le sacrement ne la rendit guères plus sage. Elle
entrait parfois dans de véritables colères ; on avait recours
à Mr Frédéric pour la calmer.
Souvent il l’emmenait avec lui dans ses promenades.
Tandis qu’il rêvassait en marchant, elle cueillait des
coquelicots au bord des blés, – et quand elle le voyait
plus triste qu’à l’ordinaire, elle tâchait de le consoler
par de gentilles paroles. Son cœur privé d’amour
se rejeta sur cette amitié d’enfant ; Il lui dessinait
des bonshommes, lui contait des histoires et il se
mit à lui faire des lectures.
Il commença par les Annales romantiques, un
                          de
recueil de vers et prose, alors célèbre. Puis oubliant
son âge tant son intelligence le charmait, il
lut successivement Atala, Cinq-mars, les Feuilles
d’automne. Mais une nuit (le soir même
elle avait entendu Macbeth dans la simple
traduction de Letourneur) elle se réveilla en
criant : « la tache ! la tache ! » ses dents
claquaient, elle tremblait, et fixant des yeux
épouvantés sur sa main droite, elle la frottait
en répétant « toujours une tache ! » Enfin arriva
le médecin qui prescrivit d’éviter les émotions.
Les bourgeois ne virent là-dedans qu’un pronostic
défavorable pour ses mœurs. On disait que le
fils Moreau voulait en faire plus tard une actrice –
Mais bientôt il fut question d’un autre événe-
-ment, à savoir l’arrivée de l’oncle Barthélemy.
Me Moreau lui donna sa chambre à coucher, et
poussa la condescendance jusqu’à servir du gras

145.

les jours maigres.
Le vieillard fut médiocrement aimable. C’étaient
de perpétuelles comparaisons entre le Havre et Nogent,
dont il trouvait l’air lourd, le pain mauvais, les
rues mal pavées, la nourriture médiocre et les habi-
-tants des parresseux. « Quel pauvre commerce
chez vous ! » Il blâma les extravagances de défunt
son frère, tandis que lui, il avait amassé vingt-
-sept mille livres de rente ! Enfin il partit au
bout de la semaine, et sur le marchepied de la
voiture, lâcha ces mots peu rassurants :
— « Je suis toujours bien aise de vous savoir
dans une bonne position. »
— « Tu n’auras rien ! » dit Me Moreau, en
rentrant dans la salle.
Il n’était venu que sur ses instances ; et huit
jours durant, elle avait sollicité de sa part, une
ouverture, trop clairement peut-être – Elle se
repentait d’avoir agi, et restait dans son fau-
-teuil, la tête basse, les lèvres serrées. Frédéric,
en face d’elle l’observait, et ils se taisaient tous les
deux, comme il y avait cinq ans au retour de
Montereau. Cette coïncidence s’offrant même à
sa pensée lui rappela Me Arnoux.
Mais à ce moment, des coups de fouet reten-
-tirent sous la fenêtre, en même temps qu’une
voix l’appelait.
C’était le père Roque – seul – dans sa tapissière.
Il allait passer toute la journée à la Fortelle,
chez Mr Dambreuse, et proposa cordialement
à Frédéric de l’y conduire. – « vous n’avez pas
besoin d’invitation avec moi ! soyez sans crainte ! »

146.

Frédéric eut envie d’accepter. Mais comment
expliquerait-il son séjour définitif à Nogent ? puis
                     un costume
il n’avait pas une toilette d’été convenable ! enfin
que dirait sa mère ? Il refusa.
Le voisin se montra dès lors, moins amical. D’ail-
-leurs Louise grandissait. Me Éléonore tomba ma-
-lade, dangereusement ; – et la liaison se dénoua
au grand plaisir de Mme Moreau, qui redoutait
pour l’établissement de son fils la fréquentation
de pareils gens.
Elle rêvait de lui acheter le greffe du tribunal – et
Frédéric ne repoussait pas trop cette idée. Maintenant
il l’accompagnait à la messe, il faisait le soir sa
partie d’impériale, il s’accoutumait à la province,
s’y enfonçait ; – et même son amour avait pris
comme une douceur funèbre, un charme assoupissant –
À force d’avoir versé sa douleur dans ses lettres, de
l’avoir mêlée à ses lectures, promenée dans la
campagne, et partout épandue, il l’avait pres-
                           que Me
-que tarie – si bien que Arnoux était pour lui
comme une morte, dont il ne s’étonnait de ne pas
connaître le tombeau, tant cette affection était
devenue tranquille et résignée !
Un jour – le 12 Décembre 1845, vers neuf heures
du matin, la cuisinière monta dans sa chambre
une lettre. L’adresse en gros caractères était
d’une écriture inconnue – et Frédéric sommeillant
ne se pressa pas de la décacheter. – Enfin il
lut.
— « Justice de paix du Havre. 3e arrondissement.
Monsieur.
Mr Moreau votre oncle étant décédé, ab intestat »
Il héritait.

147.

Comme si un incendie eût éclaté derrière le
mur, il sauta hors de son lit, pieds nus, en chemise ;
il se passa la main sur le visage, doutant de ses
yeux, croyant qu’il rêvait encore, et pour se
raffermir dans la réalité, il ouvrit la fenêtre, toute
grande.
  était
Il avait tombé de la neige ; les toits étaient
tout blancs ; et même il reconnut dans la cour
un baquet à lessive, qui l’avait fait trébucher la
veille au soir.
Alors il relut la lettre, trois fois de suite –
rien de plus vrai ! toute la fortune de l’oncle !
vingt sept mille livres de rentes ! et une joie fré-
-nétique le bouleversa, à l’idée de revoir Mme
Arnoux. Avec la netteté d’une hallucination,
il s’apperçut auprès d’elle, chez elle, lui appor-
-tant quelque cadeau dans du papier de soie,
tandis qu’à la porte stationnerait son tilbury –
non, un coupé plutôt ! – un coupé noir, avec un
domestique en livrée brune. – et il entendait son
                       son cheval    [illis.]
cheval piaffer dans les brancards et le bruit de la
gourmette se confondant avec le murmure de
leurs baisers. Cela se renouvellerait tous les
jours, indéfiniment ! il les recevrait chez lui,
dans sa maison ! La salle à manger serait
en cuir rouge, le boudoir en soie jaune – des
divans partout ! et quelles étagères ! quels vases
de Chine ! quels tapis ! Ces images arrivaient
si tumultueusement qu’il sentait la tête lui
tourner. Alors il se rappela sa mère, et il des-
-cendit tenant toujours la lettre à sa main.
Mr [Mme] Moreau tâcha de contenir son émotion et
eut une défaillance.

148.

Frédéric la prit dans ses bras et la baisa au
front.
                                       racheter
— « Bonne mère, tu peux [illis.] ta
voiture maintenant – ris donc, ne pleure plus !
sois heureuse ! »
Dix minutes après la nouvelle circulait jusqu’aux
faubourgs.
Alors Me Benoist, Mr Gamblin, Mr Chambrion,
tous les amis accoururent – Frédéric s’échappa
une minute pour écrire à Deslauriers – D’autres
visites survinrent. L’après midi se passa en
félicitations. On en oubliait la femme Roque
qui était cependant « très bas ».
Puis, le soir quand ils furent seuls, tous
les deux Me Moreau dit à son fils qu’elle lui
conseillait de s’établir à Troyes, avocat. Étant
plus connu dans son pays que dans un autre il
pourrait plus facilement y trouver « des partis
avantageux. »
— « Ah ! c’est trop fort ! » s’écria Frédéric.
À peine avait-il son bonheur entre les mains
qu’on voulait le lui prendre. Il signifia sa
résolution formelle d’habiter Paris.
— « Pourquoi y faire ? »
— « Rien ! »
Me Moreau, surprise de ses façons, lui demanda
ce qu’il comptait sérieusement devenir.
— « Ministre ! » répliqua Frédéric.
Et il affirma qu’il ne plaisantait nulle-
-ment, qu’il prétendait se lancer dans la diploma-
-tie, que ses études et ses instincts l’y poussaient.
Il entrerait d’abord au conseil-d’État, avec la
protection de Mr Dambreuse.

149.

— « Tu le connais donc ? »
— « Mais oui ! par M. Roque ! »
— « Tiens ! cela est singulier » dit Mme
Moreau.
Il avait réveillé dans son cœur ses vieux rêves
d’ambition. Elle s’y abandonna intérieurement et
ne reparla plus des autres.
S’il eût écouté son impatience, Frédéric fût
parti à l’instant même. Le lendemain toutes les
places dans les diligences étaient retenues, et il
se rongea jusqu’au lendemain, à sept heures
du soir.
Ils s’asseyaient pour dîner, quand tintèrent
à l’Église trois longs coups de cloche ; et la
domestique, entrant, annonça que Made [Melle]
Eléonore venait de mourir.
Cette mort, après tout, n’était un malheur
pour personne, pas même pour son enfant. La
jeune fille ne s’en trouverait que mieux, plus-
tard.
Cependant comme les deux maisons se
touchaient on entendait un grand va-et-vient,
un bruit de paroles ; et l’idée de ce cadavre près
d’eux jetait quelque chose de funèbre sur leur
séparation. Madame Moreau, deux ou
trois fois, s’essuya les yeux. Frédéric avait
le cœur serré.
Le repas fini, Catherine l’arrêta entre
deux portes. Mademoiselle voulait absolu-
-ment le voir. Elle l’attendait dans le
jardin.
Il sortit, enjamba la haie, et tout en se

150.

cognant aux arbres quelque peu, se dirigea
vers la maison de Mr Roque. Des lumières
brillaient à une fenêtre au second étage – puis
une forme apparut dans les ténèbres, et une voix
chuchotta :
— « C’est moi. »
Elle lui sembla plus grande qu’à l’ordinaire
à cause de sa robe noire, sans doute ? Ne sachant
par quelle phrase l’aborder, il se contenta de lui
prendre les mains, en soupirant !
— « Ah ! ma pauvre Louise ! »
Elle ne répondit pas. Elle le regarda &
profondément, pendant longtemps. Frédéric
avait peur de manquer la voiture ; Il croyait
entendre un roulement tout au loin, et pour
en finir :
— « Catherine m’a prévenu que tu avais
quelque chose… »
— « Oui, c’est vrai ! je voulais vous
dire… »
Ce vous l’étonna ; et comme elle se
taisait encore.
— « Eh bien ? quoi ? »
— « Je ne sais plus. J’ai oublié ! Est-ce
vrai que vous partez ? »
— « Oui ! tout à l’heure ! »
Elle répéta :
— « Ah ! tout-à-l’heure ! tout à fait !…
nous ne nous reverrons plus ! » des sanglots l’étouf-
-ffaient « adieu ! adieu ! embrasse-moi donc ! »
Et elle le serra dans ses bras avec emportement.

__________________