Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

Transcription du manuscrit des copistes

Deuxième partie – Chapitre 2

 

II.

190.

Frédéric se trouva au coin de la rue Rumfort
                              s’
un petit hôtel ; et il s’acheta tout-à-la fois, le coupé
le cheval, les meubles, et deux jardinières prises chez
Arnoux pour mettre aux deux coins de la porte
dans son salon. Derrière cet appartement étaient
une chambre et un cabinet. L’idée lui vint d’y lo-
-ger Deslauriers. Mais comment la recevrait-il,
elle, sa maîtresse future ? La présence d’un ami
serait une gêne. Il abattit le refend, pour aggran-
dir le salon et fit du cabinet un fumoir.
Il s’acheta ensuite tous les poètes qu’il
aimait, des voyages, des atlas, des dictionnaires
car il avait des plans de travail sans nombre ; et
il pressait les ouvriers, courait les magasins et
dans son impatience de jouir emportait tout sans
marchander. Mais d’après les notes des fournis-
seurs, Frédéric s’aperçut qu’il aurait à
débourser prochainement, une quarantaine de
mille francs, non compris les droits de succession
lesquels dépasseraient trente-sept mille ; or,
comme sa fortune était en biens territoriaux,
il écrivit au notaire du Havre d’en vendre ou
d’en hypothéquer une partie, pour se libérer

191.

de ses dettes et avoir quelqu’argent à sa disposition.
Puis, voulant connaître enfin, cette chose vague,
miroitante et indéfinissable qu’on appelle Le
monde, il demanda par un billet aux Dam-
breuse s’ils pouvaient le recevoir. Madame ré-
pondit qu’elle espérait sa visite le lendemain.
C’était jour de réception. Des voitures
stationnaient dans la cour. Deux valets se
précipitèrent sous la marquise. – et un troisième
au haut de l’escalier, se mit à marcher devant
lui.
Il traversa une antichambre, une seconde
pièce, puis un grand salon à hautes fenêtres, et
dont la cheminée monumentale supportait une
pendule en forme de Sphère, avec deux vases de
porcelaine monstrueux, où se hérissaient comme
deux buissons d’or deux faisceaux de bobèches.
Des tableaux dans la manière de l’Espagnolet
étaient appendus contre les murs ; les lourdes
portières en tapisserie tombaient majestueuse-
ment ; et les fauteuils, les consoles, les tables,
tout le mobilier qui était de Style-Empire,
avait quelque chose d’imposant et de diploma-
tique. On se sentait là très-loin de la foule,
et plus séparée d’elle que dans une forteresse. Fré-
déric souriait de plaisir, malgré lui.
Enfin il arriva dans un appartement
ovale, lambrissé de bois de rose, bourré de meubles
mignons, et qu’éclairait une seule glace donnant
sur un jardin. Madame Dambreuse était auprès
du feu, une douzaine de personnes formant cercle
autour d’elle ; avec un mot aimable elle lui fit

192.

signe de s’asseoir, mais sans paraître surprise de
ne l’avoir pas vu depuis longtemps.
On vantait, quand il entra, l’éloquence
de l’Abbé Cœur. Puis on déplora l’immoralité
des domestiques, à propos d’un vol commis par
un valet de chambre, et les cancans se déroulèrent.
La vieille dame de Sommery avait
un rhume, Mlle de Tourvisot se mariait, les
Montcharron ne reviendraient pas avant la fin
de Janvier, les Bretancourt non plus, main-
tenant on restait tard à la campagne ; Et la
misère des propos se trouvait comme renforcée
par le luxe des choses ambiantes ; mais
ce qu’on disait était moins stupide que la
manière de causer, sans but, sans suite et sans
animation. Il y avait là cependant, des
hommes versés dans la vie, un ancien ministre,
le curé d’une grande paroisse, deux ou trois
hauts fonctionnaires du gouvernement ; ils s’en
tenaient aux lieux-communs les plus rebat-
tus. Quelques-uns ressemblaient à des dou-
-arières fatiguées ; d’autres avaient des tour-
nures de maquignon, et des vieillards accom-
pagnaient leurs femmes, dont ils auraient
pu se faire passer pour les grands-pères.
Mme Dambreuse les recevait tous avec
grâce. Dès qu’on parlait d’un malade elle
fronçait les sourcils douloureusement, et prenait
un air joyeux s’il était question de bals ou de
soirées. Elle serait bientôt contrainte de s’en
priver, car elle allait faire sortir de pension, une
nièce de son mari, une orpheline, trop jeune encore

193.

pour la mener dans le monde. On exalta son
dévouement ; c’était se conduire en véritable mère
de famille.
Frédéric l’observait. La peau mate de
son visage paraissait tendue, et d’une fraîcheur
sans éclat, comme celle d’un fruit conservé. Mais
ses cheveux, tirebouchonnés à l’anglaise, étaient
plus fins que de la soie, ses yeux d’un azur brillant
et tous ses gestes délicats. Assise au fond, sur la
causeuse, elle caressait les floques rouges d’un
écran Japonais, pour faire valoir ses mains, sans
doute, – de longues mains étroites, un peu maigres –
avec des doigts retroussés par le bout. – Elle por-
tait une robe de moire grise, à corsage montant,
comme une puritaine.
Frédéric lui demanda si elle ne viendrait
pas cette année à la Fortelle. Mme Dambreuse n’en
savait rien. Il concevait cela, du reste : Nogent
devait l’ennuyer – mais les visites augmentaient.
C’était un bruissement continu de robes sur le
tapis ; les dames posées au bord des chaises pous-
saient de petits ricanements, articulaient deux ou
trois mots, et au bout de cinq minutes partaient
avec leurs jeunes filles. Bientôt la conversation fut
impossible à suivre, et Frédéric se retirait quand
Made Dambreuse lui dit :
— « Tous les mercredis, n’est-ce pas, Mr
Moreau ? » rachetant par cette seule phrase,
ce qu’elle avait montré d’indifférence.
Il était content. Néanmoins, il huma
dans la rue une large bouffée d’air – et par
besoin, sans doute, d’un milieu moins artificiel,

194.

Frédéric se ressouvint qu’il devait une visite à
la Maréchale.
La porte de l’antichambre était ouverte.
Deux bichons havanais accoururent. Une voix
cria : « Delphine ! Delphine ! est-ce vous, Félix ? »
Il se tenait sans avancer ; les deux petits chiens
japaient toujours. Enfin Rosanette parut, en-
veloppée dans une sorte de peignoir en mousse-
line blanche garnie de dentelles, et pieds nus
dans des babouches.
— « Ah pardon, monsieur ! Je vous pre-
nais pour le coiffeur – Une minute ! je reviens ! » et
il resta seul dans la salle à manger.
Les persiennes en étaient closes. Frédéric
la parcourait des yeux en se rappelant le tapage
de l’autre nuit, lorsqu’il remarqua au milieu,
sur la table, un chapeau d’homme, un vieux
feutre bosselé, gras, immonde. – à qui donc ce
chapeau ? montrant impudemment sa coiffe
décousue il semblait dire – « Je m’en moque
après tout ! Je suis le maître … »
La Maréchale survint. Elle le prit, ouvrit
la serre, l’y jeta, referma la porte, (D’autres
portes, en même temps, s’ouvraient et se refer-
maient –) et ayant fait passer Frédéric par
la cuisine elle l’introduisit dans son cabinet
de toilette.
On voyait tout de suite, que c’était
l’endroit de la maison le plus hanté, et comme
son vrai centre moral – une Perse à grands feuil-
lages [* avec des pompons de passementerie dans les coins,] tapissait les murs, les fauteuils, et un
vaste divan élastique. Sur une table de marbre

195.

blanc s’espaçaient deux larges cuvettes en faïence
bleue ; des planches de cristal formant étagère au-
dessus étaient encombrées par des fioles, des brosses,
des peignes, des bâtons de cosmétique, des boîtes à
poudre ; Le feu se mirait dans une haute psyché,
un drap pendait en dehors d’une baignoire et
des senteurs de pâte d’amandes et de benjoin s’ex-
-halaient.
— « Vous excuserez le désordre ! Ce soir je
dîne en ville. » et comme elle tournait sur ses talons,
elle faillit écraser un des petits chiens. Frédéric
les déclara charmants. Elle les souleva tous les deux,
et haussant jusqu’à lui leur museau noir. « Voyons,
faites une risette, baisez le monsieur. »
Un homme, habillé d’une sale redingote
à collet de fourrure, entra brusquement.
— « Félix, mon brave. » dit-elle, « vous
aurez votre affaire dimanche prochain, sans faute. »
Et l’homme se mit à la coiffer.
Il lui apprenait des nouvelles de ses
amies, Mme de Rochegune, Mme de St Florentin,
Mme de Liébard, toutes étant nobles comme à l’hô-
tel Dambreuse. Puis il causa théâtres. On don-
nait le soir à l’Ambigu une représentation ex-
traordinaire. « – Irez-vous »
— « ma foi, non ! Je reste chez moi ! »
Delphine parut. Tout de suite, elle la gron-
da pour être sortie sans sa permission. L’autre jura
qu’elle « rentrait du marché ».
— « Eh bien ! apportez-moi votre livre ! »
— « Vous permettez, n’est-ce pas ? » et
lisant à demi-voix le cahier, Rosanette faisait

196.

des observations sur chaque article. L’addition était
fausse. « Rendez-moi quatre sols » Delphine les rendit –
et quand elle l’eut congédiée. –
— « Ah ! Ste Vierge ! est-on assez malheureux
avec ces gens-là ! »
Frédéric fut choqué de cette récrimination.
Elle lui rappelait trop les autres, et établissait
entre les deux maisons une sorte d’égalité fâcheuse.
Mais Delphine étant revenue, s’approcha de
la Maréchale pour chuchotter un mot à son oreille.
— « Eh non ! je n’en veux pas ! »
Delphine se présenta de nouveau.
— « Madame, elle insiste. »
— « Ah ! quel embêtement ! flanque-la
dehors ! »
Au même instant, une vieille dame habil-
lée de noir poussa la porte. Frédéric n’entendit
rien, ne vit rien. Rosanette s’était précipitée
dans la chambre, à sa rencontre.
Quand elle reparut, elle avait les pommettes
rouges ; et elle s’assit dans un des fauteuils, sans
parler. Une larme tomba sur sa joue, puis se
tournant vers le jeune homme, doucement :
— « Quel est votre petit nom ?
— « Frédéric.
— « ah ! Fédérico ! ça ne vous gêne pas
que je vous appelle comme ça ? » Et elle le regar-
dait d’une façon câline, presque amoureuse. Tout-
à-coup, elle poussa un cri de joie, à la vue de
Mlle Vatnas. –
La femme artiste n’avait pas de temps à
perdre, devant à six heures juste présider sa

197.

table-d’hôte ; et elle haletait, n’en pouvait plus.
D’abord elle retira de son cabas une chaîne de
montre avec un papier, puis différents objets, des
acquisitions.
— « Tu sauras qu’il y a rue Joubert, des
gants de Suède à 36 sols, magnifiques ! Ton tein-
turier demande encore huit jours ! Pour la gui-
-pure, j’ai dit qu’on repasserait. Bugneaux a
reçu l’à-compte. Voilà tout, il me semble ? c’est
185 francs que tu me dois ! »
Rosanette alla prendre dans un tiroir vingt
napoléons. Aucune des deux n’avait de monnaie.
Frédéric en offrit.
— « Je vous les rendrai. » dit la Vatnas, en
fourrant les quinze francs dans son sac.
« Mais vous êtes un vilain. Je ne vous aime
plus, vous ne m’avez pas fait danser, une seule fois,
l’autre jour ! – Ah ! ma chère, j’ai découvert quai
Voltaire, à une boutique, un cadre d’oiseaux-
mouches empaillés qui sont des amours. à ta
place, je me les donnerais. Tiens ! Comment trouves-
tu ? » et elle exhiba un vieux coupon de soie
rose qu’elle avait acheté au Temple pour faire un
pourpoint moyen-âge à Delmar. « Il est venu
aujourd’hui, n’est-ce pas ? »
— « Non ! »
— « C’est singulier ! » et une minute
après. « Où vas-tu, ce soir ? »
— « Chez Alphonsine » dit Rosanette,
ce qui était la troisième version sur la manière
dont elle devait passer la soirée.
Mlle Vatnas reprit :

198.

— « Et le vieux de la Montagne, quoi de neuf ? »
Mais d’un brusque clin d’œil, la Maréchale lui com-
manda de se taire ; et elle reconduisit Frédéric jusque
dans l’antichambre – pour savoir s’il verrait
bientôt Arnoux.
— « Priez-le donc de venir ; pas devant son
épouse bien entendu ! »
Au haut des marches, un parapluie était posé
contre le mur, près d’une paire de socques.
— « Les caoutchoucs de la Vatnas, » dit Rosa-
nette. « Quel pied, hein ? Elle est forte, ma
petite amie ! » et d’un ton mélodramatique, en faisant
écouler la dernière lettre du mot. « ne pas s’y fierrr ! »
Frédéric, enhardi par cette espèce de confidence,
voulut la baiser sur le col. Elle dit froidement :
— « Oh ! faites ! ça ne coûte rien ! »
Il était léger en sortant de là, ne doutant pas
que la Maréchale ne devînt bientôt sa maîtresse. –
Ce désir en éveilla un autre ; et malgré l’espèce de ran-
cune qu’il lui gardait, il eut envie de voir Made  
Arnoux.
D’ailleurs il devait y aller pour la commission de
Rosanette. « mais à présent, » songea-t-il (six
heures sonnaient.) « Arnoux est chez lui, sans
doute ? » il ajourna sa visite au lendemain.
Elle se tenait dans la même attitude que le pre-
mier jour, car elle cousait une chemise d’enfant. Le
petit garçon, à ses pieds, jouait avec une ménagerie
de bois, et Berthe, un peu plus loin, écrivait.
Il commença, suivant la tactique ordinaire, par
la complimenter de ses enfants. Elle répondit sans
aucune exagération de bêtise maternelle.

199.

La chambre avait un aspect tranquille. Un
beau soleil passait par les carreaux, les angles des
meubles reluisaient ; et comme Mme Arnoux était
assise auprès de la fenêtre, un grand rayon, frappant
les accroches-cœurs de sa nuque, pénétrait d’un
fluide d’or sa peau ambrée. Alors il dit :
— « Voilà une jeune personne qui est devenue
bien grande, depuis trois ans ! vous rappelez-vous,
mademoiselle, quand vous dormiez sur mes genoux,
dans la voiture ? » Berthe ne se rappelait pas.
« un soir, en revenant de St-Cloud ? » Mme Arnoux
eut un regard singulièrement triste. Était-ce pour
lui défendre toute allusion à leur souvenir commun ?
Ses beaux yeux noirs, dont la sclérotique brillait,
se mouvaient doucement sous leurs paupières un
peu lourdes ; et il y avait dans la profondeur de ses
prunelles comme une bonté infinie. Il fut ressaisi par
un amour plus fort que jamais, immense ; c’était
                                     l’engourdissait
une contemplation qui le stupéfiait ; il la secoua
pourtant. Mais comment se faire valoir ? – par quels
moyens ? – et ayant bien cherché, Frédéric ne trouva
rien de mieux que l’argent. Alors il se mit à parler du
temps, lequel était moins froid qu’au Havre.
— « Vous y avez été ? »
— « Oui ! pour une affaire… de famille ; … un héri-
tage. »
— « Ah ! j’en suis bien contente » reprit-elle,
avec un air de plaisir tellement vrai qu’il en fut touché
comme d’un grand service. Puis elle lui demanda ce
qu’il voulait faire, un homme devant s’employer à
quelque chose. Il se rappela son mensonge, et dit
qu’il espérait parvenir au Conseil-d’État grâce à

200.

Mr Dambreuse, le député. – « Vous le connaissez peut-être ? »
— « De nom, seulement. » Puis d’une voix basse.
« Il vous a mené au bal, l’autre jour, n’est-ce pas ? »
Frédéric se taisait – « C’est ce que je voulais savoir,
merci. » Ensuite elle lui fit deux ou trois questions
discrètes sur sa famille et sa province. C’était
bien aimable d’être resté là-bas si longtemps,
sans les oublier.
— « Mais le pouvais-je » » reprit-il. « En
doutiez-vous ? »
Alors Mme Arnoux se leva.
— « Je crois que vous nous portez une bonne
et solide affection – adieu – au revoir ! » et elle ten-
dit sa main d’une manière franche et virile.
N’était-ce pas un engagement, une promesse !
Frédéric se sentait tout joyeux de vivre ; il se retenait pour
ne pas chanter, il avait besoin de se répandre, de faire
des générosités et des aumônes. Il regarda autour de lui
s’il n’y avait personne à secourir. Aucun misérable ne
passait, et sa velléité de dévouement s’évanouit car il
n’était pas homme à en chercher au loin les occasions.
Puis il se ressouvint de ses amis – Le premier auquel
il songea fut Hussonnet, le second Pellerin – La position
infime de Dussardier commandait naturellement des égards,
et quant à Cisy il se réjouissait de lui faire voir un peu sa
fortune. Il écrivit donc à tous les quatre de venir pendre la
crémaillère le dimanche suivant, à onze heures juste – et
il chargea Deslauriers d’amener Sénécal.
Le répétiteur avait été congédié de son troisième
pensionnat, pour n’avoir point voulu de distribution de prix,
usage qu’il regardait comme funeste à l’Égalité. Il était
maintenant chez un constructeur de machines, et n’habitait
plus avec Deslauriers, depuis six mois.

201.

Du reste Leur séparation n’avait eu rien de pénible.
Sénécal dans les derniers temps recevait des hommes en blouse,
tous patriotes, tous travailleurs, tous braves gens, mais
dont la compagnie semblait fastidieuse à l’avocat.
D’ailleurs certaines idées de son ami, excellen-
tes comme armes de guerre, lui déplaisaient. Il s’en tai-
sait par ambition, tenant à le ménager pour le conduire –
car il attendait avec impatience un grand bouleverse-
ment où il comptait bien faire son trou, avoir sa place.
Les convictions de Sénécal étaient plus désin-
téressées.
Chaque soir, quand sa besogne était finie, il
regagnait sa mansarde et il cherchait dans les livres
de quoi justifier ses rêves. Il avait annoté le Contrat so-
cial. Il se bourrait de la Revue-Indépendante. Il connais-
sait Mably, Morelly, Fourier, St-Simon, Comte, Cabet,
Louis Blanc, la lourde charretée des écrivains socialistes,
ceux qui réclament pour l’humanité le niveau des ca-
sernes, ceux qui voudraient la divertir dans un lupanar
ou la plier sur un comptoir.
 Et du mélange de tout cela il s’était fait un idéal
de Démocratie vertueuse, ayant le double aspect d’une
métairie et d’une filature – une sorte de Lacédémone
américaine, où l’individu n’existerait que pour servir la
Société, plus omnipotente, absolue, infaillible et divine,
que les Grands Lamas et les Nabuchodonosors. Il n’avait
pas un doute sur l’éventualité prochaine de cette concep-
tion ; et tout ce qu’il jugeait lui être hostile Sénécal s’a-
charnait dessus, avec des raisonnements de géomètre et une
bonne foi d’inquisiteur. Les titres nobiliaires, les croix, les
les panaches, les livrées surtout, & même les
réputations trop sonores le scandalisaient, ses études comme
ses souffrances avivant chaque jour sa haine essentielle de
toute distinction ou supériorité quelconque.

202.

Quand Deslauriers lui communiqua le billet de
Frédéric, il répondit : – « qu’est-ce que je dois à ce
monsieur pour lui faire des politesses ? s’il voulait
de moi, il pouvait venir ! »
Deslauriers l’entraîna.
Ils trouvèrent leur ami dans sa chambre à
coucher. Stores et doubles rideaux, glace de Venise,
rien n’y manquait ; et Frédéric en veste de velours
était renversé dans une bergère, où il fumait des
cigarettes de tabac turc.
Sénécal se rembrunit, comme les cagots ame-
-nés dans les réunions de plaisir. Deslauriers
embrassa tout d’un seul coup d’œil ; puis le salu-
-ant très bas,
— « Monseigneur ! je vous présente mes res-
-pects ! »
Dussardier lui sauta au cou.
— « Vous êtes donc riche, maintenant ? ah
tant mieux, nom d’un chien, tant mieux ! »
Cisy parut, avec un crêpe à son chapeau. Depuis la
mort de sa grand-mère il jouissait d’une fortune considé-
-rable, et tenait moins à s’amuser qu’à se distinguer
des autres, à n’être pas comme tout le monde, enfin à
« avoir du cachet » – C’était son mot.
Il était midi cependant, et tous bâillaient ; mais
Frédéric attendait quelqu’un.
Au nom d’Arnoux, Pellerin fit la grimace. Il le considérait
comme un renégat depuis qu’il avait abandonné les
arts.
— « Si l’on se passait de lui ? – qu’en dites-vous ? »
Tous approuvèrent.
Un domestique en longues guêtres ouvrit la porte ; et l’on
aperçut la salle à manger avec sa haute plinthe en

203.

chêne relevée de filets d’or et ses deux dressoirs chargés de
vaisselle. Les bouteilles de vin chauffaient sur le poêle ;
les lames des couteaux neufs miroitaient près des huîtres  ;
il y avait dans le ton laiteux des verres-mousseline comme
une douceur engageante, et la table disparaissait sous du
gibier, des fruits, des choses extraordinaires. Ces attentions
furent perdues pour Sénécal.
Il commença par demander du pain de ménage
(le plus ferme possible) – et à ce propos, parla des meurtres
de Buzançais et de la crise des subsistances. Rien de tout
cela ne serait survenu si on protégeait mieux l’agri-
-culture, si tout n’était pas livré à la concurrence, à
l’anarchie, à la déplorable maxime du « Laissez
faire, laissez passer ! » voilà comment se constituait
la féodalité de l’argent, pire que l’autre ! mais qu’on y
prenne garde ! le Peuple, à la fin, se lassera et pourrait
faire payer ses souffrances aux détenteurs du Capital,
soit par de sanglantes proscriptions ou par le pillage
de leurs hôtels.
Frédéric entrevit, dans un éclair, un flot d’hom-
-mes aux bras nus envahissant le grand salon de
Mme Dambreuse, cassant les glaces à coups de
pique.
Sénécal continuait. L’ouvrier, vu l’insuffisance
des salaires, était plus malheureux que l’ilote,
le nègre et le paria, s’il a des enfants surtout. –
— « Doit-il s’en débarrasser par l’asphyxie, comme le
lui conseille je ne sais plus quel docteur anglais
issu de Malthus ? »et se tournant vers Cisy « en
serons-nous réduits aux conseils de l’infâme
Malthus ? »
Cisy, qui ignorait l’infamie et même l’exis-
-tence de Malthus, répondit qu’on secourait pourtant

204.

beaucoup de misères et que les classes élevées…
— « Ah ! les classes élevées ! » dit en ricanant,
le socialiste. « D’abord il n’y a pas de classes élevées !
on n’est élevé que par le cœur ! nous ne voulons pas
d’aumônes, entendez-vous ! mais l’Égalité, la juste
répartition des produits ! » Ce qu’il demandait c’est
que l’ouvrier pût devenir capitaliste comme le soldat
Colonel. Les Jurandes au moins, en limitant le
nombre des apprentis empêchaient l’encombrement
des travailleurs, et le sentiment de la fraternité se
trouvait entretenu par les fêtes, les bannières.
Hussonnet, comme poète, regrettait les bannières –
Pellerin aussi, prédilection qui lui était venue au
café Dagneaux en écoutant causer des Phalans-
-tériens. Il déclara Fourier un grand homme.
— « Allons donc ! » dit Deslauriers – « une
vieille bête ! qui voit dans les bouleversements
d’empires des effets de la vengeance divine ! C’est
comme le sieur St-Simon et son église, avec sa
haine de la Révolution-Française ! un tas de
farceurs qui voudraient nous refaire le catholi-
-cisme. »
Alors, Mr de Cisy, pour s’éclairer sans doute
ou donner de lui une bonne opinion, se mit à dire
doucement :
— « Ces deux savants ne sont donc pas
de l’avis de Voltaire ? »
— « Celui-là, je vous l’abandonne ! » reprit
Sénécal.
— « Comment ? moi je croyais… »
— « Eh non ! – il n’aimait pas le Peuple ! »
Puis la conversation descendit aux événements
contemporains : les mariages espagnols, les

205.

dilapidations de Rochefort, le nouveau chapitre de St
Denys, ce qui amènerait un redoublement d’impôts.
Selon Sénécal, on en payait assez, cependant ! « Et
pourquoi, mon Dieu ? pour élever des palais aux singes
du Muséum, faire parader sur nos places de brillants États-
-major ; ou soutenir, parmi les valets du Château, une
étiquette gothique ! »
— « J’ai lu dans la Mode » dit Cisy, « qu’à la
St Ferdinand, au bal des Tuileries, tout le monde était
déguisé en chicards. »
— « Si ce n’est pas pitoyable ! » fit le socialiste,
en haussant de dégoût les épaules.
— « Et le musée de Versailles ! » s’écria Pellerin.
« Parlons-en ! Ces imbéciles-là ont raccourci un
Delacroix et rallongé un Gros ! Au Louvre on a si
bien restauré, gratté et tripoté toutes les toiles que
dans dix ans peut-être, pas une ne restera ! Quant
aux erreurs du catalogue, un allemand a écrit
dessus, tout un livre.
Les Étrangers, ma parole, se fichent de nous ! »
— « Oui, nous sommes la risée de l’Europe, »
dit Sénécal.
— « C’est parce que l’art est inféodé à la
couronne ! »
— « Tant que vous n’aurez pas le suf-
-frage universel !
— « Permettez » car l’artiste refusé depuis
vingt ans à tous les Salons était furieux contre
le Pouvoir. « Eh ! qu’on nous laisse tranquilles –
moi, je ne demande rien ! seulement, les chambres
devraient statuer sur les intérêts de l’Art ! Il faudrait
établir une chaire d’Esthétique et dont le professeur
un homme à la fois praticien et philosophe

206.

parviendrait, j’espère, à grouper la multitude ! vous
feriez bien, Hussonnet, de toucher un mot de ça
dans votre journal ? »
— « Est-ce que les journaux sont libres ! –
Est-ce que nous le sommes ? » dit Deslauriers avec
emportement – « Quand on pense qu’il peut y
avoir jusqu’à vingt-huit formalités pour
établir un batelet sur une rivière, ça me donne
envie d’aller vivre chez les anthropophages ! Le
Gouvernement nous dévore ! Tout est à lui, la
Philosophie, le Droit, les arts, l’air du ciel ; et
la France râle énervée sous la botte du gendarme
la soutane du Calotin ! »
Le futur Mirabeau épanchait ainsi sa bile,
largement. Enfin il prit son verre, se leva, et le
poing sur la hanche, l’œil allumé :
— « Je bois à la destruction complète
de l’ordre actuel, – c’est-à-dire de tout ce qu’on
nomme Privilège, Monopole, Direction, hiérar-
-chie, autorité, État. » – et d’une voix plus
haute, « que je voudrais briser comme ceci, »
en lançant sur la table le beau verre à patte,
qui se fracassa en mille morceaux.
Tous applaudirent et Dussardier prin-
-cipalement.
Le spectacle des injustices lui faisait bondir
le cœur. Il s’inquiétait de Barbès. Il était
de ceux qui se jettent sous les voitures pour
porter secours aux chevaux tombés. Son
érudition se bornait à deux ouvrages l’un
intitulé Crimes des rois, l’autre Mystères
du Vatican
. Il avait écouté l’avocat, bouche
béante, avec délices. Enfin, n’y tenant plus :

207.

— « Moi, ce que je reproche à Louis-Philippe,
c’est d’abandonner les Polonais ! »
— « Un moment ! » dit Hussonnet –
« D’abord la Pologne n’existe pas. C’est une inven-
-tion de Lafayette ! Les Polonais, règle générale,
sont tous du faubourg St-Marceau, les véritables
s’étant noyés avec Poniatowski » Bref. « il ne
donnait plus là-dedans » il était « revenu de tout
ça ! C’était comme le serpent de mer, la révoca-
-tion de l’édit de Nantes et « cette vieille blague de
la St Barthélemy ! »
Sénécal, sans défendre les Polonais, releva
les derniers mots de l’homme de lettres. On avait
calomnié les papes qui, après tout, défendaient
le peuple. – et il appelait la Ligue, « l’aurore de la
Démocratie, un grand mouvement égalitaire
           l’individualisme
contre l’individualisme des Protestants »
Frédéric était un peu surpris par ces idées.
Elles ennuyaient Cisy probablement, car il mit
la conversation sur les tableaux vivants du
Gymnase, qui attiraient alors beaucoup de
monde.
Sénécal s’en affligea. De tels spectacles cor-
-rompaient les filles du prolétaire. Puis on les
voyait étaler un luxe insolent. Aussi approu-
-vait-il les étudiants Bavarois qui avaient outragé
Lolla Montès. À l’instar de Rousseau il faisait
plus de cas de la femme d’un charbonnier que de
la maîtresse d’un roi.
— « Vous blaguez les truffes ! » répliqua
majestueusement Hussonnet ; et il prit la défense
de ces dames, en faveur de Rosanette. Puis comme
il parlait de son bal et du costume d’Arnoux :

208.

— « on prétend qu’il branle dans le manche ? »
dit Pellerin.
Le marchand de tableaux
Il venait d’avoir un procès pour ses terrains
de Belleville et il était actuellement dans une
Compagnie de caolin bas-Breton avec d’autres
farceurs de son espèce.
Dussardier en savait plus ; Car son patron, à lui,
Mr Moussinot ayant été aux informations sur
Arnoux près du banquier Oscar-Lefebvre, celui-ci
avait répondu qu’il le jugeait peu solide, connais-
-sant quelques-uns de ses renouvellements.
Mais le dessert était fini on passa dans le salon,
tendu comme celui de la Maréchale en damas jaune
et de style Louis XVI.
Pellerin blâma Frédéric de n’avoir pas
choisi plutôt le style néo-grec. Sénécal frotta les
allumettes contre les tentures. Deslauriers ne
fit aucune observation.
Il en fit dans la bibliothèque, qu’il appela
une bibliothèque de petite fille. La plupart
des littérateurs contemporains s’y trouvaient.
Mais il fut impossible de parler de leurs ou-
-vrages, car Hussonnet, immédiatement,
contait des anecdotes sur leurs personnes, criti-
-quait leurs figures, leurs mœurs, leur costume,
exaltant les esprits de quinzième ordre, déni-
-grant ceux du premier et déplorant, bien entendu,
la décadence moderne. Telle chansonnette de
villageois contenait à elle seule plus de poésie
                      lyriques du XIXème siècle
que tous les poètes – Balzac était surfait, Byron
démoli, Hugo n’entendait rien au théâtre »
etc
etc.
— « Pourquoi donc » dit Sénécal n’avez-vous

209.

pas les volumes de nos poètes-ouvriers ? » et Mr de
Cisy (qui s’occupait de littérature) s’étonna de
                         la table de Frédéric
ne pas voir sur son bureau « quelques unes de ces physio-
-logies nouvelles – physiologie du fumeur – du pêcheur
à la ligne – de l’employé de barrière. »
Enfin ils arrivèrent à l’agacer tellement, qu’il
eut envie de les pousser dehors, par les épaules –
« mais je deviens bête » et prenant Dussardier à
l’écart, il lui demanda s’il pouvait le servir en
quelque chose ?
Le brave garçon fut attendri. Avec sa place de
caissier, il n’avait besoin de rien.
Ensuite Frédéric emmena Deslauriers dans sa
chambre, et tirant de son secrétaire deux mille
francs.
— « Tiens, mon brave, empoche ! C’est le
reliquat de mes vieilles dettes. »
— « Mais… et le journal » dit l’avocat –
« J’en ai parlé à Hussonnet tu sais bien ! » et
Frédéric ayant répondu qu’il se trouvait « un peu
gêné maintenant », l’autre eut un mauvais
sourire.
Après les liqueurs on but de la bière, après la
bière des grogs, on refuma des pipes. Enfin à cinq
heures du soir tous s’en allèrent ; Et ils mar-
-chaient les uns près des autres, sans parler,
quand Dussardier se mit à dire que Frédéric les
avait reçus parfaitement.
Tous en convinrent.
Cependant Hussonnet déclara son déjeuner
un peu trop lourd.
Alors Sénécal critiqua la futilité de son
intérieur.

210.

Cisy pensait de même. Cela manquait de
cachet, absolument.
— « Moi, je trouve » dit Pellerin « qu’il
aurait bien pu me commander un tableau »
Deslauriers se taisait, en tenant dans la poche
de son pantalon ses billets de banque.
Frédéric était resté seul. Il pensait à ses amis,
et sentait entre eux et lui quelque chose d’indéfi-
-nissable et comme un grand fossé plein d’ombre
qui les séparait. Il leur avait tendu la main
cependant, et ils n’avaient pas répondu à la
franchise de son cœur.
Puis iI se rappela les mots de Pellerin et
de Dussardier sur Arnoux. C’était une invention,
une calomnie sans doute ? Mais pourquoi ? et il
aperçut Mme Arnoux, ruinée, pleurant, ven-
-dant ses meubles. Cette idée le tourmenta toute
la nuit, – et le lendemain, il se présenta chez
elle.
Ne sachant comment s’y prendre pour
communiquer ce qu’il savait, il lui demanda, en
manière de conversation, si Arnoux avait toujours
ses terrains de Belleville ?
— « Oui, toujours »
— « Il est maintenant dans une compa-
-gnie pour du caolin de Bretagne, je crois ?
— « C’est vrai ! »
— « Sa fabrique marche très bien, n’est-ce
pas ? »
— « Mais… je le suppose » et comme il
hésitait « qu’avez-vous donc ? vous me faites
peur ! »

211.

Alors il lui apprit l’histoire des renouvellements.
Elle baissa la tête et dit :
— « Je m’en doutais ! »
En effet Arnoux, pour faire une bonne spéculation,
s’était refusé à vendre ses terrains, avait emprunté
dessus largement, puis ne trouvant point d’acqué-
-reurs, avait cru se rattraper par l’établissement
d’une manufacture ; Les frais avaient dépassé les
devis. Elle n’en savait pas davantage ; Il éludait toute
question et affirmait continuellement que « ça allait
très bien. »
Frédéric tâcha de la rassurer. C’étaient peut-être des
embarras momentanés ? Du reste, s’il apprenait
quelque chose il lui en ferait part.
— « Oh ! oui ! n’est-ce pas ? » dit-elle, en joignant
ses deux mains avec un air de supplication
charmant.
Il pouvait donc lui être utile ! Le voilà qui
entrait dans son existence, dans son cœur !
Arnoux parut.
— « Ah ! comme c’est gentil de venir me
prendre pour dîner. »
Frédéric en resta muet.
Arnoux parla de choses indifférentes, puis
avertit sa femme qu’il rentrerait fort tard,
ayant un rendez-vous avec Mr Oudry.
— « Chez lui ?
— « Mais certainement ! chez lui ! »
Il avoua, tout en descendant l’escalier, que la
Maréchale se trouvant libre, ils allaient faire
ensemble une partie fine au Moulin-rouge – et
comme il lui fallait toujours quelqu’un pour
recevoir ses épanchements, il se fit conduire

212.

par Frédéric jusqu’à la porte.
Au lieu d’entrer, il se promena sur le trottoir,
en observant les fenêtres du second étage. Tout-à-
coup les rideaux s’écartèrent.
— « Ah ! bravo ! le père Oudry n’y est
plus, – Bonsoir ! »
C’était donc le père Oudry qui l’entretenait ?
Frédéric ne savait que penser maintenant.
À partir de ce jour-là, Arnoux fut encore plus
cordial qu’auparavant ; il l’invitait à dîner
chez sa maîtresse ; et bientôt Frédéric hanta,
tout à la fois, les deux maisons.
Celle de Rosanette l’amusait. On venait
là, le soir, en sortant du club ou du spectacle,
on prenait une tasse de thé, on faisait une partie
de loto, le dimanche on jouait des charades, – et
Rosanette plus turbulente que les autres se dis-
-tinguait par des inventions drôlatiques comme
de courir à quatre pattes ou de s’affubler d’un bonnet
de coton. Pour regarder les passants par la croisée,
elle avait un chapeau de cuir bouilli, elle
fumait des chibouks, elle chantait des tyro-
-liennes. L’après-midi, par désœuvrement,
elle découpait des fleurs dans un morceau de
toile perse, les collait elle-même sur ses carreaux,
barbouillait de fard ses deux petits chiens, faisait
brûler des pastilles, ou se tirait la bonne aventure.
Incapable de résister à une envie, elle s’engouait
d’un bibelot qu’elle avait vu, n’en dormait pas, cou-
-rait l’acheter, le troquait contre un autre, et gâchait
les étoffes, perdait ses bijoux, gaspillait l’argent,
aurait vendu sa chemise pour une loge d’avant-
-scène. Souvent elle demandait à Frédéric l’explication

213.

d’un mot qu’elle avait lu, mais n’écoutait pas
sa réponse, car elle sautait vite à une autre idée en
multipliant les questions. Après des spasmes de
gaité, c’étaient des colères enfantines, ou bien elle
rêvait, assise par terre, devant le feu, la tête basse et
le genou dans ses deux mains, plus inerte qu’une
couleuvre engourdie. Sans y prendre garde, elle
s’habillait devant lui, tirait avec lenteur ses bas
de soie, puis se lavait à grande eau le visage, en
se renversant la taille comme une naïade qui
frissonne ; – et le rire de ses dents blanches, les étin-
-celles de ses yeux, sa beauté, sa gaité éblouissaient
Frédéric et lui fouettaient les nerfs.
Presque toujours il trouvait Mme Arnoux mon-
-trant à lire à son bambin, ou derrière la chaise
de Berthe qui faisait des gammes sur son
piano, – et quand elle travaillait à un ouvrage
de couture c’était pour lui un grand bonheur
que de ramasser quelquefois ses ciseaux.
Tous ses mouvements étaient d’une majesté
tranquille ; ses petites mains semblaient faites
pour épandre des aumônes, pour essuyer des
pleurs, et sa voix, un peu sourde naturelle-
-ment, avait des intonations caressantes, et
comme des légèretés de brise.
Elle ne s’exaltait point pour la Littérature,
mais son esprit charmait par des mots
simples et pénétrants. Elle aimait les voyages,
le bruit du vent dans les bois et à se promener
tête-nue sous la pluie. Frédéric écoutait ces
choses délicieusement, croyant voir un aban-
-don d’elle-même qui commençait.
Ainsi, la fréquentation de ces deux

214.

femmes faisait dans sa vie comme deux
musiques ; l’une folâtre, emportée, divertissante, –
l’autre grave et presque religieuse ; et vibrant à la
fois, elles augmentaient toujours, et peu à peu se
mêlaient ; – Car si Mme Arnoux venait à l’effleurer
du doigt seulement, l’image de l’autre, tout de suite,
se présentait à son désir, parce qu’il avait de ce côté
là une chance moins lointaine, – et dans la compa-
-gnie de Rosanette, quand il lui arrivait d’avoir le
cœur ému, il se rappelait immédiatement son
grand amour.
Cette confusion était provoquée par des simi-
-litudes entre les deux logements. Un des bahuts
que l’on voyait autrefois boulevard Montmartre
ornait à présent la salle à manger de Rosa-
-nette, l’autre le salon de Mme Arnoux. Dans
les deux maisons les services de table étaient
pareils, et l’on retrouvait jusqu’à la même
calotte de velours traînant sur les bergères ; Puis
une foule de petits cadeaux, des écrans, des boîtes,
des éventails allaient et venaient de chez la
maîtresse chez l’épouse, – car, sans la moindre gêne,
Arnoux souvent reprenait à l’une ce qu’il lui
avait donné pour l’offrir à l’autre.
La Maréchale riait avec Frédéric de
ses mauvaises façons. Un dimanche après dîner,
elle l’emmena derrière la porte, et lui fit voir
dans son paletot un sac de gâteaux qu’il venait
d’escamoter sur la table, afin d’en régaler sans
doute sa petite famille. Mr Arnoux se livrait
même à des espiègleries côtoyant la turpitude.
C’était, pour lui, un devoir que de frauder l’octroi.
Il n’allait jamais au spectacle en payant – avec

215.

un billet de Secondes prétendait toujours se pousser
aux Premières – et racontait comme une farce
excellente qu’il avait coutume aux bains froids de
mettre dans le tronc du garçon, un bouton de culotte
pour une pièce de dix sols – ce qui n’empêchait point
la Maréchale de l’aimer.
Un jour, cependant, elle dit en parlant de lui :
— « ah ! il m’embête, à la fin ! J’en ai assez !
Ma foi, tant pis, j’en trouverai un autre ! »
Frédéric croyait « l’autre » déjà trouvé et qu’il
s’appelait Mr Oudry ?
— « Eh bien » dit Rosanette « qu’est-ce que cela
fait ? » puis avec des larmes dans la voix « Je lui
demande bien peu de choses, pourtant ! et il ne
veut pas, l’animal ! il ne veut pas ! Quant à ces
promesses, oh ! c’est différent. » Il lui avait même
promis un quart de ses bénéfices dans les fameuses
mines de Caolin. Mais aucun bénéfice ne se mon-
-trait, pas plus que le cachemire dont il la leurrait
depuis six mois.
Frédéric pensa immédiatement à lui en
faire cadeau. Arnoux pouvait prendre cela
pour une leçon et se fâcher.
Il était bon, cependant ; sa femme elle-même
le disait. Mais si fou ! Au lieu d’amener tous les jours
du monde à dîner chez lui, à présent il traitait
ses connaissances chez le restaurateur. Il achetait
des choses complètement inutiles, telles que des
chaînes d’or, des pendules, des articles de ménage.
Mme Arnoux montra même à Frédéric, dans
le couloir, une énorme provision de bouillottes, –
chaufferettes et samovars. – Enfin, un jour, elle
avoua ses inquiétudes : Arnoux lui avait fait

216.

signer un billet, souscrit à l’ordre de Mr Dambreuse.
Cependant Frédéric conservait ses projets
littéraires, par une sorte de point d’honneur vis-à-
vis de lui-même. – Il voulut écrire une histoire de
l’esthétique, résultat de ses conversations avec
Pellerin, puis mettre en drames différentes époques
de la révolution-française et composer une
grande comédie, par l’influence indirecte de
Deslauriers et d’Hussonnet. Mais au milieu
de son travail, souvent, le visage de l’une ou de
l’autre passait devant lui ; il luttait contre
l’envie de la voir, ne tardait pas à y céder,
et il était plus triste en revenant de chez
Mme Arnoux.
Un matin, qu’il ruminait sa mélancolie
au coin de son feu, Deslauriers entra.
Les discours incendiaires de Sénécal avaient
inquiété son patron, et une fois de plus il se
trouvait sans ressources.
— « Que veux-tu que j’y fasse ? » dit
Frédéric.
— « Rien ! tu n’as pas d’argent, je le
sais. Mais ça ne te gênerait guères de lui
découvrir une place, soit par Mr Dambreuse
ou bien Arnoux ? » Celui-ci devait avoir be-
-soin d’ingénieurs dans son établissement.
Frédéric eut une inspiration. Sénécal
pourrait l’avertir des absences du mari, porter
des lettres, l’aider enfin dans mille occasions
qui se présenteraient. D’homme à homme
on se rend toujours ces services-là. D’ailleurs
il trouverait moyen de l’employer sans qu’il
s’en doutât. Le hasard lui offrait un auxiliaire.

217.

C’était de bon augure, Il fallait le saisir ; et
affectant de l’indifférence il répondit que la chose
peut-être était faisable, et qu’il s’en occuperait.
Il s’en occupa tout de suite.
Arnoux se donnait beaucoup de peine dans
sa fabrique. Il cherchait le rouge de cuivre des
Chinois. Mais ses couleurs se volatilisaient par
la cuisson. Afin d’éviter les gerçures de ses faïen-
-ces, il mêlait de la chaux à son argile, mais les
pièces se brisaient pour la plupart, l’émail
de ses peintures sur cru bouillonnait, ses
grandes plaques gondolaient ; et attribuant
ces mécomptes au mauvais outillage de sa fa-
-brique, il voulait se faire faire d’autres moulins
à broyer, d’autres séchoirs. Frédéric se rappela
quelques-unes de ces choses ; et il l’aborda en
annonçant qu’il avait découvert un homme
très fort, capable de trouver son fameux rouge.
Arnoux en fit un bond ; puis l’ayant écouté
répondit qu’il n’avait besoin de personne. Fré-
-déric exalta les connaissances prodigieuses de
Sénécal tout à la fois ingénieur, chimiste,
et comptable étant un mathématicien de
première force. Le faïencier consentit à le
voir.
Tous deux se chamaillèrent sur les émo-
-luments. Frédéric s’interposa, et parvint au
bout de la semaine, à leur faire conclure un
arrangement.
Mais l’usine étant située à Creil, Sénécal
ne pouvait en rien l’aider. Cette réflexion, très
simple, abattit son courage, comme une
mésaventure.

218.

Puis il songea que plus Arnoux serait
détaché de sa femme, plus il aurait de chance
auprès d’elle. Alors il se mit à faire l’apologie
de Rosanette continuellement. Il lui représenta
tous ses torts à son endroit, conta les vagues
menaces de l’autre jour, et même parla du
cachemire, sans taire qu’elle l’accusait d’avarice.
Arnoux, piqué du mot (et d’ailleurs concevant
des inquiétudes) apporta le cachemire à Rosa-
-nette, Mais la gronda de s’être plainte à
Frédéric ; et, comme elle disait lui avoir cent
fois rappelé sa promesse, il prétendit qu’il ne s’en
était pas souvenu, ayant trop d’occupations.
Le lendemain, Frédéric se présenta chez elle.
Bien qu’il fût deux heures la Maréchale était
encore couchée – et à son chevet, Delmar installé
devant un guéridon finissait une tranche de foie
gras. Elle cria de loin « Je l’ai » je l’ai » puis le
prenant par les oreilles elle l’embrassa au front,
le remercia beaucoup, le tutoya, et même voulut
le faire asseoir sur son lit. Ses jolis yeux tendres
pétillaient, sa bouche humide souriait, ses deux
bras ronds sortaient de sa chemise qui n’avait
pas de manches ; et de temps à autre, il sentait, à
travers la batiste les fermes contours de son corps.
Delmar, pendant ce temps-là, roulait ses
prunelles.
— « Mais véritablement, mon amie ! ma
chère amie ! »
Il en fut de même les fois suivantes. Dès que
Frédéric entrait, elle montait debout sur un
coussin, pour qu’il l’embrassât mieux, l’appe-
-lait un mignon, un chéri, mettait une fleur à

219.

sa boutonnière, arrangeait sa cravate ; et ces
gentillesses redoublaient toujours lorsque Delmar
se trouvait là.
Était ce des avances ? Frédéric le crut. Quant
à tromper un ami, Arnoux, à sa place, ne s’en
gênerait guères ! et il avait bien le droit de n’être
pas vertueux avec sa maîtresse, l’ayant toujours
été avec sa femme – car il croyait l’avoir été –
ou plutôt il aurait voulu se le faire accroire,
pour la justification de sa prodigieuse couardise.
Il se trouvait stupide cependant, et résolut de s’y
prendre avec la Maréchale carrément.
Donc un après-midi, comme elle se baissait
devant sa commode, il s’approcha d’elle et eut
            d’une
un geste éloquence si peu ambiguë qu’elle se
redressa toute empourprée. Il recommença de suite.
Alors elle fondit en larmes, disant qu’elle était
bien malheureuse et que ce n’était pas une
raison pour qu’on la méprisât.
Comme il n’en voulait pas démordre, il
réitéra ses tentatives. Alors elle prit un autre
genre, qui fut de rire toujours. Il crut malin
de riposter par le même ton, et en l’exagérant.
Mais il se montrait trop gai pour qu’elle le
crût sincère ; et leur camaraderie faisait obstacle
à l’épanchement de toute émotion sérieuse.
Enfin un jour elle répondit qu’elle n’acceptait
pas les restes d’une autre.
— « Quelle autre ? »
— « Eh ! oui ! va retrouver madame
 Arnoux ! »
Car Frédéric en parlait souvent. Arnoux,
de son côté, avait la même manie. Elle s’impatientait

220.

à la fin, d’entendre toujours vanter cette femme !
et son imputation était une espèce de vengeance.
Frédéric lui en garda rancune.
Elle commençait, du reste, à l’agacer forte-
-ment. Quelquefois se posant comme expérimentée,
elle disait du mal de l’amour avec un rire sceptique
qui donnait des démangeaisons de la gifler. Un
quart d’heure après, c’était la seule chose qu’il y eût
au monde – et croisant ses bras sur sa poitrine, comme
pour serrer quelqu’un, elle murmurait : « oh, oui !
c’est bon ! c’est si bon ! » les paupières entre-closes
et à demi pâmée d’ivresse. Il était impossible de
la connaître, de savoir par exemple si elle ai-
-mait Arnoux, car elle se moquait de lui et en
paraissait jalouse. De même pour la Vatnas
qu’elle appelait une misérable, d’autres fois sa
meilleure amie. Elle avait enfin sur toute sa
personne et jusque dans le retroussement de son
chignon, quelque chose d’inexprimable qui
ressemblait à un défi ; et il la désirait, pour
le plaisir surtout de la vaincre et de la do-
-miner.
Mais comment faire ? car souvent elle le
renvoyait sans nulle cérémonie, apparais-
-sant une minute entre deux portes pour
chuchotter « Je suis occupée, à ce soir ! » ou bien
il la trouvait au milieu de douze personnes ;
et quand ils étaient seuls on aurait juré une
gageure, tant les empêchements se succé-
-daient. Il l’invitait à dîner, elle refusait
toujours – une fois elle accepta, mais ne vint
pas. Enfin une idée machiavélique surgit
dans sa cervelle.

221.

Connaissant par Dussardier les récrimi-
-nations de Pellerin sur son compte, il imagina
de lui commander le portrait de la Maréchale,
un portrait grandeur nature qui exigerait
beaucoup de séances ; Il n’en manquerait pas
une seule ; L’inexactitude habituelle de
l’artiste faciliterait les tête-à-tête. Il engagea
donc Rosanette à se faire peindre, pour offrir
son visage au cher Arnoux. Elle accepta – car
elle se voyait au milieu du grand Salon, à la
place d’honneur, avec une foule devant elle –
et les journaux en parleraient – ce qui « la
lancerait » tout à coup.
Quant à Pellerin, il saisit la proposition
avidement. Ce portrait devait le poser en grand
homme, être un chef-d’œuvre.
Il passa en revue dans sa mémoire tous
les portraits de maître qu’il connaissait, et se
décida finalement pour un Titien – lequel
serait rehaussé d’ornements à la Véronèse. Donc
il exécuterait son projet, sans ombres factices,
dans une lumière franche éclairant les chairs
d’un seul ton et faisant étinceler les ac-
-cessoires.
Si je lui mettais, pensa-t-il, une
robe de soie rose avec un burnous oriental ? oh
non ! Canaille le burnous ! – ou plutôt si je l’ha-
-billais de velours bleu sur un fond gris très
coloré ? On pourrait lui donner également
une collerette de guipure blanche, avec un
éventail noir et un rideau d’écarlate par derrière ?
Et cherchant ainsi, il élargissait chaque
jour sa conception et s’en émerveillait. –

222.

Il eut un battement de cœur quand Rosanette
accompagnée de Frédéric arriva chez lui pour
la première séance.
Il la plaça debout, sur une manière d’es-
-trade, au milieu de l’appartement ; et en se plai-
-gnant du jour et regrettant son autre atelier, il
la fit d’abord s’accouder contre un piédestal,
puis asseoir dans un fauteuil, et tour à tour s’éloi-
-gnant d’elle et s’en rapprochant pour corriger d’une
chiquenaude les plis de sa robe, il la regardait les
paupières entrecloses, et consultait d’un mot,
Frédéric.
— « Eh bien non ! » s’écria-t’il. « J’en reviens
à mon idée ! Je vous flanque en Vénitienne ! »
Elle aurait une robe de velours ponceau avec
une ceinture d’orfèvrerie et sa large manche
doublée d’hermine, laisserait voir son bras nu
qui toucherait à la balustrade d’un escalier
montant derrière elle. À sa gauche, une
grande colonne irait jusqu’au haut de la
toile, rejoindre des architectures décrivant un
arc. On apercevrait en dessous, vaguement,
des massifs d’orangers presque noirs, où se décou-
-perait un ciel bleu, rayé de nuages blancs. Sur
la balustre couverte d’un tapis, il y aurait,
dans un plat d’argent, un bouquet de fleurs,
un chapelet d’ambre, un poignard et un
coffret de vieil ivoire un peu jaune dégor-
-geant des sequins d’or ; quelques-uns même
tombés par terre çà et là, formeraient une suite
d’éclaboussures brillantes, de manière à conduire
l’œil vers la pointe de son pied – car elle serait
posée sur l’avant dernière marche, dans un

223.

mouvement naturel et en pleine lumière.
Il alla chercher une caisse à tableaux
qu’il mit sur l’estrade pour figurer la marche –
puis il disposa comme accessoires sur un
tabouret en guise de balustrade, sa vareuse, un
bouclier, une boîte de sardines, un paquet de
plumes, un couteau, et quand il eut jeté
devant Rosanette une douzaine de gros sous,
il lui fit prendre sa pose.
— « Imaginez-vous que ces choses-là sont
des richesses, des présents splendides. La tête un peu
à droite ! – Parfait – et ne bougez plus ! Cette attitude
majestueuse va bien à votre genre de beauté ! » Elle
avait une robe écossaise avec un gros manchon et
se retenait pour ne pas rire. « Quant à la
coiffure, nous la mêlerons à un tortis de perles
cela fait toujours bon effet dans les cheveux
rouges. »
La Maréchale se récria, disant qu’elle n’avait
pas les cheveux rouges.
— « Laissez donc ! le rouge des peintres
n’est pas celui des bourgeois ! » Il commença à
esquisser la position des masses, & il était si préo-
-ccupé des grands artistes de la Renaissance qu’il
en parlait. Pendant une heure il rêva tout
haut à ces existences magnifiques, pleines de
génie, de gloire et de somptuosités avec des
entrées triomphales dans les villes, et des galas
à la lueur des flambeaux, entre des femmes
à moitié nues, belles comme des déesses – « vous
étiez faite pour vivre dans ce temps-là. Une
créature de votre calibre aurait mérité un
Monseigneur ! »

224.

Rosanette trouvait ses compliments fort
gentils.
On fixa le jour de la séance prochaine. Frédéric
se chargeait d’apporter les accessoires.
Mais comme la chaleur du poêle l’avait étourdie
                                                                &
quelque peu, ils s’en retournèrent à pied par la rue
du Bac, arrivèrent sur le pont Royal.
Il faisait un beau temps, âpre et splendide.
Le soleil s’abaissait ; quelques vitres de maison,
dans la Cité, brillaient au loin comme des
plaques d’or, tandis que par derrière, à droite,
les tours de Notre-Dame avec la Sainte-Chapelle
se profilaient en noir sur le ciel bleu, mollement
baigné à l’horizon dans des vapeurs grises.
Puis le vent souffla ; et Rosanette ayant déclaré
qu’elle avait faim, ils entrèrent à la pâtisserie
-anglaise.
Des jeunes femmes, avec leurs enfants, man-
-geaient debout contre le buffet de marbre, où
se pressaient sous des cloches de verre, les assiettes de
petits gâteaux. Rosanette avala deux tartes à la
crème. Le sucre en poudre faisait des moustaches
au coins de sa bouche. De temps à autre pour
l’essuyer, elle tirait son mouchoir de son manchon –
et sa figure ressemblait, sous sa capote de soie
verte, à une rose épanouie entre ses feuilles.
Puis ils se remirent en marche, et dans la rue de la
Paix, elle s’arrêta devant la boutique d’un orfèvre
à considérer un bracelet. Frédéric voulut lui en
faire cadeau.
— « Non » dit-elle, « garde ton argent. » Il
fut blessé de cette parole « qu’a donc le mimi ?
On est triste ? »

225.

Et la conversation s’étant renouée, il en vint
comme d’habitude à des protestations d’amour.
— « Tu sais bien que c’est impossible ! »
— « Pourquoi ? »
— « Ah ! parce que… »
Ils allaient côte à côte, – elle appuyée sur son bras
et les volants de sa robe lui battaient contre les
jambes. Alors il se rappela un crépuscule d’hiver où
sur le même trottoir Mme Arnoux marchait ainsi à
son côté, – et ce souvenir, bientôt, l’absorba tellement,
qu’il ne s’apercevait plus de Rosanette et n’y songeait
pas.
Elle regardait, au hasard, devant elle, tout en se
laissant un peu traîner comme un enfant pares-
-seux. C’était l’heure où l’on rentrait de la prome-
-nade, et les équipages défilaient au grand trot
sur le pavé sec. Mais les flatteries de Pellerin
lui revenant sans doute à la mémoire, elle poussa
un soupir.
— « Ah ! il y en a qui sont heureuses ! Je
suis faite pour un homme riche décidément »
Il répliqua d’un ton brutal :
— « Vous en avez un, cependant ! » Car
Mr Oudry passait pour trois fois millionnaire.
Elle ne demandait pas mieux que de s’en
débarrasser.
— « Qui vous en empêche ? » et il exhala
d’amères plaisanteries sur ce vieux bourgeois
à perruque, – en lui montrant qu’une pareille
liaison était indigne et qu’elle devait la rompre !
— « Oui » répondit la Maréchale, comme
se parlant à elle-même, « C’est ce que je finirai
par faire, sans doute ? »

226.

Frédéric fut charmé de ce désintéressement.
Puis comme elle se ralentissait, il la crut
fatiguée. Elle s’obstina à ne pas vouloir de
voiture, – et elle le congédia devant sa porte, en
lui envoyant un baiser du bout des doigts.
« Ah ! quel dommage – et songer que
des imbéciles me trouvent riche !
Il était sombre en arrivant chez lui.
Hussonnet et Deslauriers l’attendaient. Le
bohème, assis devant sa table dessinait des
têtes de turcs – et l’avocat en bottes crottées som-
-meillait sur le divan.
— « Ah ! enfin » – s’écria-t-il – « Mais quel
air farouche ! Peux-tu m’écouter ? »
Sa vogue comme répétiteur diminuait, car
il bourrait ses élèves de théories défavorables
pour leurs examens – Il avait plaidé deux ou
trois fois, avait perdu, et chaque déception nou-
-velle le rejetait plus fortement vers son vieux
rêve : un journal où il pourrait s’étaler, se
venger, cracher sa bile et ses idées. Fortune et
réputation d’ailleurs s’ensuivraient. C’était
dans cet espoir qu’il avait circonvenu le bohème,
Hussonnet possédant une feuille.
À présent, il la tirait sur papier rose ; il
inventait des canards, composait des rébus, tâ-
-chait d’engager des polémiques et même en
dépit du local voulait monter des concerts !
L’abonnement d’un an donnait droit à
une place d’orchestre dans un des principaux
théâtres de Paris ; de plus l’administration se
chargeait de fournir à M.M. les étrangers, tous

227.

les renseignements désirables, artistiques et autres. »
Mais l’imprimeur faisait des menaces, on devait
trois termes au propriétaire, toutes sortes d’embarras
surgissaient ; et Hussonnet aurait laissé périr
l’Art, sans les exhortations de l’avocat qui lui
chauffait le moral quotidiennement ; – et il l’avait
pris afin de donner plus de poids à sa démarche.
— « Nous venons pour le Journal » dit-il.
— « Tiens, tu y penses encore ! » répondit
Frédéric, d’un ton distrait.
— « Certainement, j’y pense ! » et il
exposa de nouveau son plan.
Par des comptes-rendus de la Bourse, ils se
mettraient en relations avec des financiers et ob-
-tiendraient ainsi les cent mille francs de
cautionnement indispensables – « on ne te les
demande pas ! note bien » Mais pour que la feuille
pût être transformée en journal politique il
fallait auparavant avoir une large clientèle. –
et pour cela, se résoudre à quelques dépenses,
tant pour les frais de papeterie, d’imprimerie,
de bureau, bref une somme de quinze mille
francs.
— « Je n’ai pas de fonds » dit Frédéric.
— « Et nous donc ! » fit Deslauriers, en
croisant ses deux bras.
Frédéric blessé du geste, répliqua :
— « Est-ce ma faute ! »
— « Ah ! très bien ! Ils ont du bois dans
leur cheminée, des truffes sur leur table, un bon
lit, une bibliothèque, une voiture, toutes les
douceurs ! Mais qu’un autre grelotte sous les
ardoises, dîne à vingt sols, travaille comme

228.

comme un forçat, et patauge dans la misère ! est-ce
leur faute ? » et il répétait « est-ce leur faute ? » avec une
ironie Cicéronienne qui sentait le Palais. – Frédéric
voulait parler – « Du reste je comprends, on a des
besoins… aristocratiques, car sans doute… quelque
femme…
— « Eh bien, quand cela serait ! ne suis-je
pas libre ! »
— « Oh très libre ! » et après une minute
de silence, « C’est si commode les promesses ! »
— « Mon Dieu ! Je ne les nie pas ! » dit
Frédéric.
L’avocat continuait
— « Au collège on fait des serments, on
constituera une phalange, on imitera les treize
de Balzac ! Puis quand on se retrouve : Bonsoir,
mon vieux, va te promener ! Car celui qui pourrait
                                précieusement
servir l’autre retient précieusement tout pour lui
seul. »
— « Comment ?
— « Oui, tu ne nous as pas même présenté
chez les Dambreuse ! »
Frédéric le regarda ; et avec sa pauvre redingote,
ses lunettes dépolies et sa figure blême, l’avocat
lui parut un tel cuistre qu’il ne put empêcher
sur ses lèvres un sourire dédaigneux.
Deslauriers l’aperçut et rougit. Il avait déjà
son chapeau pour s’en aller. Hussonnet plein
d’inquiétude, tâchait de l’adoucir par des regards
suppliants, et comme Frédéric lui tournait
le dos :
— « Voyons, mon petit père ! soyez mon
Mécène ! Protégez les arts ! »

229.

Frédéric, dans un brusque mouvement de
résignation, prit une feuille de papier, et ayant
griffonné dessus quelques lignes, la lui tendit.
Alors le visage du bohème s’illumina. Puis
repassant la lettre à Deslauriers :
— « Faites des excuses, seigneur ! »
Leur ami conjurait son notaire de lui
envoyer au plus vite, quinze mille francs.
— « ah ! je te reconnais là ! » dit
Deslauriers.
— « Foi de gentilhomme » ajouta le
Bohème « vous êtes un brave ! on vous mettra
dans la galerie des hommes utiles ! »
L’avocat reprit.
— « Tu n’y perdras rien – la spéculation
est excellente. »
— « Parbleu ! » s’écria Hussonnet « j’en
fourrerais ma tête sur l’échafaud » et il débita
tant de sottises et promit tant de merveilles
(auxquelles il croyait peut-être) que Frédéric
ne savait pas si c’était pour se moquer des
autres ou de lui-même.
Ce soir-là, il reçut une lettre de sa mère.
Elle s’étonnait de ne pas le voir encore mi-
-nistre, tout en le plaisantant quelque peu. Puis
elle parlait de sa santé, et lui apprenait que
M. Roque venait maintenant chez elle « Depuis
qu’il est veuf, j’ai cru sans inconvénient de le
recevoir – Louise est très changée à son
avantage » et en post-scriptum « Tu ne me
dis rien de ta belle connaissance, Mr Dambreuse –
à ta place, je l’utiliserais » En effet, pourquoi
pas ?

230.

Ses ambitions intellectuelles l’avaient quitté,
et sa fortune, (il s’en apercevait,) était insuffisante ;
car ses dettes payées, et la somme convenue
remise aux deux autres, son revenu serait
diminué de quatre mille francs pour le moins !
D’ailleurs il sentait le besoin de sortir de
cette existence, de se raccrocher à quelque
chose. Aussi le lendemain, en dînant chez
Mme Arnoux, il dit que sa mère le tourmen-
-tait pour qu’il embrassât une profession.
— « Mais je croyais » reprit-elle, « que Mr
Dambreuse devait vous faire entrer au Conseil-
-d’État ? cela vous irait très bien. »
« Elle le voulait donc ! il obéit.
Le banquier, comme la première fois, était
assis à son bureau – et d’un geste le pria d’attendre
quelques minutes, car un monsieur, tournant le
dos à la porte, l’entretenait de matières graves.
Il s’agissait de charbons de terre, et d’une fusion
à opérer entre diverses compagnies.
Les portraits du général Foy et de Louis Philippe
se faisaient pendant de chaque côté de la glace ;
des cartonniers montaient contre le lambris
jusqu’au plafond, et il y avait six chaises de paille,
Mr Dambreuse n’ayant pas besoin, pour ses affaires,
d’un appartement plus beau. C’était comme ces
sombres cuisines où s’élaborent de grands festins –
Frédéric observa surtout deux coffres-forts mons-
-trueux dressés dans les encoignures. – il se
demandait combien de millions y pouvaient tenir.
Mais le banquier en ouvrit un, et la planche de
fer tourna, ne laissant voir à l’intérieur que des
cahiers de papier bleu.

231.

Enfin l’individu passa devant Frédéric. c’était
le père Oudry. Tous deux se saluèrent en rougissant,
ce qui parut étonner Mr Dambreuse.
Du reste, il se montra fort aimable. Rien n’était
plus facile que de recommander son jeune ami
au garde-des-sceaux. On serait trop heureux de
l’avoir ; et il termina ses politesses en l’invitant
à une soirée qu’il donnait dans quelques jours.
Frédéric montait en coupé pour s’y rendre quand
arriva un billet de la maréchale – à la lueur des
lanternes, il lut :
— « Cher ! – J’ai suivi vos conseils. Je viens
d’expulser enfin mon Osage — À partir de demain
soir, liberté ! – Dites que je ne suis pas brave ? »
Rien de plus ! mais c’était le convier à la place
 vacante ?
vacante ? Il poussa une exclamation – serra le
billet dans sa poche et partit.
Deux municipaux à cheval, stationnaient
dans la rue. Une file de lampions brûlait sur les
deux portes cochères – et les domestiques, dans la
cour, criaient, pour faire avancer les voitures jus-
-qu’au bas du perron – sous la marquise. Puis, tout à
coup, le bruit cessait dans le vestibule.
De grands arbustes emplissaient la cage de
l’escalier ; les globes de porcelaine versaient une
                                                                           blanc
lumière qui ondulait comme des moires de satin
sur les murailles. Frédéric monta les marches,
allègrement. Un huissier lança son nom ; Mr
Dambreuse lui tendit la main ; presqu’aussitôt
Mme Dambreuse parut.
Elle avait une robe mauve garnie de dentelles,
les boucles de sa coiffure plus abondantes qu’à
l’ordinaire – et pas un seul bijou.

232.

Elle se plaignit de ses rares visites, trouvait
moyen de dire quelque chose. Les invités arrivaient ;
en manière de salut, ils jetaient leur torse de
côté, ou se courbaient en deux, ou baissaient la
figure seulement ; – puis un couple conjugal, une
famille passait, et tous se dispersaient dans le
salon déjà plein.
Sous le lustre, au milieu, un pouf énorme
supportait une jardinière dont les fleurs, s’incli-
-nant et comme des panaches, surplombaient la
tête des femmes assises en rond, tout autour,
tandis que d’autres occupaient les bergères formant
deux lignes droites, interrompues symétriquement
par les grands rideaux des fenêtres en velours nacarat
et les hautes baies des portes à linteau doré.
La foule des hommes qui se tenaient debout
sur le parquet, avec leur chapeau à la main, faisait
de loin une seule masse noire où les rubans des
boutonnières mettaient des points rouges çà et là,
et que rendait plus sombre la monotone blancheur
des cravates. Sauf de petits jeunes gens à barbe
naissante, tous paraissaient s’ennuyer ; et quel-
         dandies
-ques dandys, d’un air maussade, se balançaient
sur leurs talons. Les têtes grises, les perruques
étaient nombreuses ; de place en place un crâne
chauve luisait ; et des visages ou empourprés ou
très blêmes, laissaient voir dans leur flétrissure
la trace d’immenses fatigues, – les gens qu’il y
avait là appartenant à la politique ou aux
affaires. Mr Dambreuse avait aussi invité
plusieurs savants, des magistrats, deux ou
trois médecins illustres – et il repoussait avec
d’humbles attitudes les éloges qu’on lui faisait
sur sa soirée, et les allusions à sa richesse.

233.

Partout, une valetaille à large galon d’or circulait.
Les
De grandes torchères, comme des bouquets de feu, s’épa-
-nouissaient sur les tentures, elles se répétaient dans
les glaces ; et au fond de la salle à manger, que tapissait
un treillage de jasmin, le buffet ressemblait à un maître-
-autel de cathédrale ou à une exposition d’orfèvrerie, tant
il y avait de plats, de cloches, de couverts et de cuillers
en argent et en vermeil, au milieu des cristaux à
facettes qui entrecroisaient, par-dessus les viandes, des
lueurs irrisées. Les trois autres salons regorgeaient
d’objets d’art : paysages de maîtres contre les murs,
ivoires et porcelaines au bord des tables, chinoiseries
sur les consoles ; des paravents de laque se développaient
devant les fenêtres, des touffes de camélias montaient
dans les cheminées ; on trébuchait sur des peaux de
tigre, et une musique légère vibrait, au loin, comme
un bourdonnement d’abeilles.
Les quadrilles cependant n’étaient pas nom-
-breux, et les danseurs, à la manière nonchalante
dont ils traînaient leurs escarpins, semblaient
s’acquitter d’un devoir. Frédéric entendait des
phrases comme celles-ci :
— « Avez-vous été à la dernière fête de
charité de l’hôtel-Lambert, mademoiselle ?
— « Non, monsieur !
— « Il va faire, tout à l’heure, une chaleur !
— « Oh ! c’est vrai, étouffante ! »
— « De qui donc cette polka ?
— « Mon Dieu ! je ne sais pas, madame !
Et derrière lui, trois roquentins postés dans
une embrasure chuchottaient des remarques
obscènes. D’autres causaient chemins de fer,
libre-échange. Un sportman contait une histoire

234.

-de chasse – Un légitimiste et un Orléaniste dis-
-cutaient.
En errant de groupe en groupe, il arriva dans
le salon des joueurs, où dans un cercle de gens
graves, il reconnut Martinon « attaché mainte-
-nant au parquet de la Capitale ».
Sa grosse face couleur de cire, emplissait convena-
-blement son collier, lequel était une merveille,
tant les poils noirs se trouvaient bien égalisés ; –
et gardant un juste milieu entre l’élégance voulue
par son âge et la dignité que réclamait sa
profession, il accrochait son pouce dans son
aisselle suivant l’usage des Beaux, puis mettait
son bras dans son gilet à la façon des doctrinaires.
Bien qu’il eût des bottes extra-vernies, il portait
les tempes rasées, pour se faire un front de penseur.
Après quelques mots débités froidement, il se
retourna vers son conciliabule – Un propriétaire
disait :
— « C’est une classe d’hommes qui
rêvent le bouleversement de la société ! »
— « Ils demandent l’organisation du
travail ! » reprit un autre. « Conçoit-on cela ! »
— « Que voulez-vous ? » fit un troisième –
« quand on voit Mr de Genoude donner la main
au Siècle ! »
— « Et des conservateurs eux-mêmes
s’intituler progressifs ! Pour nous amener, quoi ?
la république ! Comme si elle l’était possible
en France ! »
Tous déclarèrent que la république était
impossible en France.

235.

                           remarqua tout haut
                                 objecta
— « N’importe » observa objecta un monsieur.
— « On s’occupe trop de la Révolution, on publie là-
-dessus un tas d’histoires, de livres ! »
— « Sans compter » dit Martinon « qu’il
y a, peut-être, des sujets d’étude plus… sérieux ! »
Un ministériel s’en prit aux scandales
du théâtre.
— « Ainsi, par exemple » « ce nouveau drame
la Reine-Margot dépasse, véritablement, les
bornes ! Où était le besoin qu’on nous parle
des Valois ! Tout cela montre la royauté sous un
jour défavorable ! C’est comme votre Presse ! Les
lois de Septembre, on a beau dire, sont infiniment
trop douces ! moi, je voudrais des cours martiales
pour bâillonner les journalistes ! – à la moindre
insolence, traînés devant un conseil de guerre ! –
et allez donc ! »
— « Oh ! prenez garde, Monsieur, prenez
garde ! » dit un professeur « n’attaquez pas
nos précieuses conquêtes de 1830 ! respectons [illis.]
nos libertés. »
— « Il fallait décentraliser plutôt,
répartir l’excédent des villes dans les
campagnes »
— « Mais elles sont gangrenées ! » –
s’écria un catholique. » Faites qu’on rafermisse
la religion ! »
Martinon s’empressa de dire :
— « Effectivement, c’est un frein ! »
Tout le mal gisait dans cette envie
moderne de s’élever au-dessus de sa classe, d’avoir
du luxe.
— « Cependant » objecta un industriel –

236.

le luxe favorise le commerce. Aussi j’approuve
le duc de Nemours d’exiger la culotte courte à
ses soirées »
— « Mr Thiers y est venu en pantalon –
Vous connaissez son mot ? »
— « Oui, charmant ! mais il tourne
au démagogue – et son discours dans la question
des incompatibilités n’a pas été sans influence
sur l’attentat du 12 mai.
— « Ah ! bah !
— « Eh ! eh !
Le cercle fut contraint de s’entr’ouvrir pour
livrer passage à un domestique portant un pla-
-teau – et qui tâchait d’entrer dans le salon des
joueurs.
Sous l’abat-jour vert des bougies, des rangées
de cartes et de pièces d’or couvraient les tables –
Frédéric s’arrêta devant une d’elles, perdit les
quinze napoléons qu’il avait dans sa poche, fit
une pirouette et se trouva au seuil du boudoir où
était alors Mme Dambreuse.
Des femmes le remplissaient, les unes près des
autres, sur des sièges sans dossier. Leurs longues
jupes bouffant autour d’elles, semblaient des flots
d’où leur taille émergeait. – et les seins s’offraient
aux regards dans l’échancrure des corsages. Presque
toutes portaient un bouquet de violettes à la main.
Le ton mat de leurs gants fesait ressortir la blan-
-cheur humaine de leurs bras ; des effilés, des herbes,
                               les
leur pendaient sur [illis.] épaules, et on croyait
quelquefois à certains frissonnements que la robe
allait tomber. Mais la décence des figures tempé-
-rait les provocations du costume ; plusieurs même

237.

avaient une placidité presque bestiale, et ce
rassemblement de femmes demi-nues faisait
songer à un intérieur de harem ; il vint à
l’esprit du jeune homme une comparaison plus
grossière. En effet, toutes sortes de beautés se
trouvaient là : des anglaises à profil de
Keapsake, une italienne dont les yeux noirs
fulguraient comme un vésuve, trois sœurs habillées
de bleu, trois Normandes fraîches comme des
pommiers d’avril, une grande rousse avec une
parure d’améthystes ; – et les blanches scintilla-
-tions des diamants qui tremblaient en aigrettes
dans les chevelures, les taches lumineuses
des pierreries étalées sur les poitrines, et
l’éclat doux des perles accompagnant les
visages se mêlaient aux miroitements des
anneaux d’or, aux dentelles, à la poudre,
aux plumes, au vermillon des petites bouches,
à la nacre des dents. Le plafond arrondi en
coupole donnait au boudoir la forme d’une
corbeille, et un courant d’air parfumé cir-
-culait sous le battement des éventails.
Frédéric, campé derrière elles avec son
lorgnon dans l’œil, ne jugeait pas toutes les
épaules irréprochables ; Puis il songeait à
la Maréchale, – ce qui refoulait ses tentations
ou l’en consolait.
Il regardait cependant Mme Dambreuse.
et il la trouvait charmante, malgré sa
bouche un peu longue et ses narines trop
ouvertes. Mais sa grâce était particulière.
Les boucles de sa chevelure avaient comme
une langueur passionnée, – et son front

238.

couleur d’agathe semblait contenir beaucoup de
choses et dénotait un maître.
Elle avait mis près d’elle la nièce de son mari,
jeune personne assez laide. De temps à autres
elle se dérangeait pour recevoir celles qui
entraient ; et le murmure des voix féminines
augmentant faisait comme un caquetage
d’oiseaux.
Il était question des ambassadeurs Tunisiens
et de leurs costumes. Une dame avait assisté à
la dernière réception de l’Académie ; une autre
parla du Don Juan de Molière représenté nouvelle-
-ment aux Français – Mais, désignant sa nièce d’un
coup d’œil, Mme Dambreuse posa un doigt contre
sa bouche – et un sourire qui lui échappa, démentait
cette austérité.
Tout-à-coup, Martinon apparut, en face, sous l’autre
porte. Elle se leva. Il lui offrit son bras. Frédéric
pour le voir continuer ses galanteries traversa les
tables de jeu et les rejoignit dans le grand salon ;
Mme Dambreuse quitta aussitôt son cavalier et
l’entretint familièrement.
Elle comprenait qu’il ne jouât pas, ne dansât
pas. « Dans la jeunesse on est triste ! » puis envelop-
-pant le bal, d’un seul regard « d’ailleurs, tout
cela n’est pas drôle ! pour certaines natures du
moins ! » Et elle s’arrêtait devant la rangée des
fauteuils, distribuant çà et là des mots aimables,
tandis que des vieux, qui avaient des binocles à
deux branches, venaient lui faire la cour. Elle
présenta Frédéric à quelques uns. Mr Dambreuse
le toucha au coude, légèrement, et l’emmena dehors,
sur la terrasse.

239.

Il avait vu le ministre. La chose n’était pas
facile. Avant d’être présenté comme auditeur
au Conseil-d’État, on devait subir un examen.
Frédéric, pris d’une confiance inexplicable, répondit
qu’il en savait les matières.
Le financier n’en était pas surpris, d’après
tous les éloges que faisait de lui Mr Roque.
Frédéric, aussitôt, revit la petite Louise, sa
maison, sa chambre ; et il se rappela des nuits
pareilles, où il restait à sa fenêtre écoutant
les rouliers qui passaient. Ce souvenir de ses
tristesses amena la pensée de Mme Arnoux ; et il
se taisait, tout en continuant à marcher sur la
terrasse. Les croisées dressaient au milieu des
ténèbres de longues plaques rouges ; le bruit du bal
s’affaiblissait. Les voitures commençaient à s’en aller.
— « Pourquoi donc » reprit Mr Dambreuse « 
tenez-vous au Conseil-d’État ? » et il affirma d’un
    de
ton libéral, que les fonctions publiques n’amenaient à
rien ; il en savait quelque chose ; Les affaires valaient
mieux. Frédéric objecta la difficulté de les apprendre.
« — Ah ! bah ! en peu de temps je vous y mettrais » voulait-il
l’associer à ses entreprises ?
Le jeune homme aperçut, comme dans un éclair,
une immense fortune qui allait venir !
— « Rentrons » dit le banquier. « vous
soupez avec nous, n’est-ce pas ?
Il était trois heures ; on partait. Dans une salle
à manger, une table servie attendait les intimes.
Mr Dambreuse aperçut Martinon, et
                          sa femme
s’approchant de Madame, d’une voix basse
— « C’est vous qui l’avez invité ?
Elle répliqua sèchement :
— Mais oui ! »

240.

La nièce n’était pas là. On but très bien, on rit
très haut ; et des plaisanteries hasardeuses ne choquèrent
point, tous éprouvant cet allégrement qui suit
les contraintes un peu longues. Seul Martinon
se montra sérieux ; il refusa de boire du vin de
champagne par bon genre, – souple d’ailleurs et
fort poli, car Mr Dambreuse, qui avait la poi-
-trine étroite se plaignant d’oppression, il s’informa
de sa santé à plusieurs reprises, puis il dirigeait
ses yeux bleuâtres du côté de Me Dambreuse.
Elle interpella Frédéric, pour savoir quelles
jeunes personnes lui avaient plu. Il n’en avait
remarqué aucune, et préférait d’ailleurs les
femmes de trente ans.
— « Ce n’est peut-être pas bête ! » répondit-
elle.
Puis, comme on mettait les pelisses et les
paletots, Mr Dambreuse lui dit :
— « Venez me voir un de ces matins,
nous causerons ! »
Martinon, au bas de l’escalier, alluma un
cigare ; et il offrait en le suçant, un profil telle-
-ment lourd que son compagnon lâcha cette
phrase :
— « Tu as une bonne tête, ma parole ! »
— « Elle en fait tourner quelques-unes »
reprit le jeune magistrat, d’un air à la fois
convaincu et vexé.
Frédéric, en se couchant, résuma la soirée.
D’abord sa toilette (il s’était observé dans les
glaces, plusieurs fois) depuis la coupe de
l’habit jusqu’au nœud des escarpins ne laissait
rien à reprendre ; Il avait parlé à des hommes

241.

considérables, avait vu de près des femmes
riches ; Mr Dambreuse s’était montré excellent
et Mme Dambreuse presqu’engageante. Il
pesa un à un ses moindres mots, ses regards,
mille choses inanalysables et cependant
expressives. « Ce serait crânement beau
d’avoir une pareille maîtresse !
« Pourquoi non ? après tout ? Il en valait bien
un autre ! peut-être qu’elle n’était pas si difficile ?
Martinon, ensuite, revint à sa mémoire ; et en
s’endormant, il souriait de pitié sur ce brave
garçon.
L’idée de la Maréchale le réveilla – ces mots
de son billet « à partir de demain soir » étaient
bien un rendez-vous pour le jour même. – Il
attendit jusqu’à neuf heures et courut chez
elle.
Quelqu’un, devant lui, qui montait l’es-
-calier, ferma la porte. Il tira la sonnette –
Delphine vint ouvrir, et affirma que Made
n’y était pas.
Frédéric insista, pria. Il avait à lui
communiquer quelque chose de très grave, un
simple mot. Enfin l’argument de la
pièce de cent sols réussit, et la bonne le
laissa seul dans l’antichambre.
Rosanette parut. Elle était en chemise, les
cheveux dénoués ; et tout en hochant la tête,
elle fit de loin avec les deux bras, un grand
geste exprimant qu’elle ne pouvait le
recevoir.
Frédéric descendit l’escalier, lentement –
ce caprice-là dépassait tous les autres. Il

242.

n’y comprenait rien.
               la loge du portier
           la loge
                    du portier
Devant le concierge Mlle Vatnas, l’arrêta.
— « Elle vous a reçu ?
— « Non !
— « On vous a mis à la porte ?
— « Comment le savez-vous ?
— « Ça se voit ! Mais venez ! sortons !
j’étouffe ! »
Elle l’emmena dans la rue. Elle haletait.
Il sentait son bras maigre trembler sur le sien.
Tout-à-coup elle éclata.
— « Ah ! le misérable !
— « Qui donc ?
— « Mais c’est lui ! lui ! Delmar ! »
Cette révélation humilia Frédéric, il
reprit :
— « En êtes-vous bien sûre ?
— « Mais quand je vous dis que je
l’ai suivi ! » s’écria la Vatnas « je l’ai vu entrer !
Comprenez-vous maintenant ? – Je devais m’y
attendre, d’ailleurs ; c’est moi, dans ma bêtise qui
l’ai mené chez elle, – et si vous saviez, mon Dieu !
Je l’ai recueilli, je l’ai nourri, je l’ai habillé – et
toutes mes démarches dans les journaux ! Je
l’aimais comme une mère ! » Puis avec un
ricanement : « ah ! c’est qu’il faut à Monsieur
des robes de velours ! – une spéculation de sa part,
vous pensez bien ! – et Elle ! Dire que je l’ai
connue confectionneuse de lingerie ! – sans moi,
plus de vingt fois, elle serait tombée dans la
crotte. Mais je l’y plongerai ! oh oui ! je veux
qu’elle crève à l’hôpital ! on saura tout ! » et
comme un torrent d’eau de vaisselle qui charrie

243.

des ordures, sa colère fit passer tumultueusement
                                                                       a
sous Frédéric les hontes de sa rivale « Elle avait
couché avec Jumillac, avec Flacourt, avec le
petit Allard, avec Bertinaux, avec Saint-Valéry,
le grêlé – non ! l’autre – ils sont deux frères, n’im-
-porte ! Et quand elle avait des embarras, j’arran-
-geais tout. Qu’est-ce que j’y gagnais ? Elle est si
avare ! Et puis, vous en conviendrez, c’était une
jolie complaisance que de la voir, car enfin, nous
ne sommes pas du même monde ! Est-ce que je
suis une fille, moi ? est-ce que je me vends ? sans
                                                  un
compter qu’elle est bête comme chou ! Elle écrit
catégorie par un th. Au reste, ils vont bien
ensemble, ça fait la paire, quoiqu’il s’intitule
artiste et se croie du génie ! Mais mon Dieu !
s’il avait seulement de l’intelligence, il
n’aurait pas commis une infamie pareille !
On ne quitte pas une femme supérieure pour
une coquine ! Je m’en moque, après tout. Il
devient laid ! Je l’exècre ! si je le rencontrais,
tenez, je lui cracherais à la figure. » Elle
cracha « Oui, voilà le cas que j’en fais,
maintenant ! – Et Arnoux, hein ? n’est-ce pas
abominable ? Il lui a tant de fois pardonné ! on
n’imagine pas ses sacrifices ! Elle devrait
baiser ses pieds ! – il est si généreux, si bon ! »
Frédéric jouissait à entendre dénigrer Delmar –
Il avait accepté Arnoux. Cette perfidie de
Rosanette lui semblait une chose anormale,
injuste, et gagné par l’émotion de la vieille
fille, il arrivait à sentir pour lui comme de
l’attendrissement ;
Tout-à-coup, il se trouva devant sa porte ;

244.
































– « Je peux

n’est-ce



Arnoux

Mlle Vatnas, sans qu’il s’en aperçût, lui avait
fait descendre le faubourg Poissonnière.
— « Nous y voilà » dit-elle. « moi, je ne
veux pas monter – mais vous, rien ne vous
empêche ?
— « Pourquoi faire ?
— « Pour lui dire tout, parbleu ! »
Frédéric, comme se réveillant en sursaut,
comprit l’infamie où on le poussait.
— « Eh bien » reprit-elle.
                                    second étage
Il leva les yeux vers le troisième – La lampe
de Mme Arnoux brûlait. Rien effectivement
ne l’empêchait de monter.
— « Je vous attends ici – allez donc ! »
Ce commandement acheva de le refroidir
et il dit :
— « Je serai là haut, longtemps. Vous
feriez mieux de vous en retourner ? J’irai demain
chez vous »
— « Non, non ! » répliqua la Vatnas, en
tapant du pied. « Prenez-le ! emmenez-le ! faites
qu’il les surprenne ! »
— « Mais Delmar n’y sera plus ! »
Elle baissa la tête.
           c’est
— « Oui, peut-être vrai ? »
Et elle resta sans parler, au milieu de la rue,
                                                    sur lui
entre les voitures ; puis, le fixant avec ses yeux de
chatte sauvage. « Je peux compter sur vous, n’est-ce
compter sur vous n’est-ce pas
pas ?
entre nous deux maintenant, c’est sacré ! –
pas ?
Faites donc ! – à demain ! »
Frédéric, en traversant le corridor, entendit
deux voix qui se répondaient. – Celle de madame
disait « – Ne ments pas ! ne ments donc pas »

245.

Il entra. On se tut.
Arnoux marchait de long en large – et Ma-
-dame était assise sur la petite chaise près du feu,
extrêmement pâle
[illis.] la poitrine haletante, l’œil fixe.
Frédéric fit un mouvement pour se retirer –
Arnoux lui saisit la main, heureux du secours
qui lui arrivait.
                 je crains »
— « Mais j’ai peur… dit Frédéric.
— « Restez donc ! » souffla Arnoux dans
son oreille.
Madame reprit :
— « Il faut être indulgent, Mr Moreau !
ce sont de ces choses que l’on rencontre parfois
dans les ménages.
— « C’est qu’on les y met » dit gaillar-
-dement Arnoux « Les femmes vous ont des lubies !
Ainsi, celle-là, par exemple, n’est pas mauvaise –
Non, au contraire ! Eh bien ! elle s’amuse depuis
une heure à me taquiner avec un tas d’histoires »
— « Elles sont vraies ! » répliqua Mme
Arnoux impatientée « car enfin tu l’as acheté »
— « Moi ?
— « Oui, toi-même ! au Persan !
— « Le cachemire ! » pensa Frédéric –
Il se sentait coupable et avait peur.
               tout
Elle ajouta de suite :
— « C’était l’autre mois, un samedi, –
le 14.
— « Ah ! ce jour-là, précisément, j’étais
à Creil ! ainsi tu vois…»
— « Pas du tout ! Car nous avons dîné
chez les Bertin, le 1.
— « Le 14 »… fit Arnoux, en levant les yeux
comme pour chercher une date.

246.

— « Et même le commis qui t’a vendu
était un blond !
— « Est-ce que je peux me rappeler le
commis ! »
— « Il a cependant écrit sous ta dictée,
l’adresse, 18 rue de Laval.
— « Comment sais-tu ? » dit Arnoux
stupéfait.
Elle leva les épaules.
— « Oh ! c’est bien simple : J’ai été pour
faire réparer mon cachemire, et un chef de
rayon m’a appris qu’on venait d’en expédier
un autre pareil chez Mme Arnoux »
— « Est-ce ma faute, à moi, s’il y a
dans la même rue une dame Arnoux ! »
— « Oui ! mais pas Jacques Arnoux »
reprit-elle.
Alors il se mit à divaguer, protestant de
son innocence – C’était une méprise, un hasard,
une de ces choses inexplicables comme il en
arrive – On ne devait pas condamner les gens
sur de simples soupçons, des indices vagues ; et il
cita l’exemple de l’infortuné Lesurques « Enfin
j’affirme que tu te trompes ! veux-tu que je
t’en jure ma parole ».
— « Non – Ce n’est point la peine ! »
— « Pourquoi ? »
Elle le regarda en face, sans rien dire ; puis,
allongea la main, prit le coffret d’argent sur
la cheminée, et lui tendit une facture grande
ouverte.
Arnoux rougit jusqu’aux oreilles et
ses traits décomposés s’enflèrent

247.

— « Eh bien ?
— « Mais » répondit-il lentement « 
qu’est-ce que ça prouve ? »
— « Ah ! » fit-elle, avec une intonation
de voix singulière, où il y avait de la douleur
et de l’ironie « ah ! »
Arnoux gardait la note entre ses mains,
et la retournait, n’en détachait pas les yeux
comme s’il avait dû y découvrir la solution
d’un grand problème.
— « Oh ! oui, oui, je me rappelle » dit-il
enfin « C’est une commission » – vous devez savoir
cela, vous, Frédéric ? » Frédéric se taisait « une
commission dont j’étais chargé… par… par le
père Oudry.
— « Et pour qui ?
— « Pour sa maîtresse !
— « Pour la vôtre ! » s’écria Me Arnoux,
se levant toute droite.
— « Je te jure…
— « Ne recommencez pas ! Je sais tout ! »
— « ah ! très bien ! ainsi, on m’espionne ! »
Elle répliqua froidement :
— « Cela blesse, peut-être, votre dé-
-licatesse ? »
— « Ah ! du moment qu’on s’emporte »
reprit Arnoux, en cherchant son chapeau « et qu’il
n’y a pas moyen de raisonner ! » – puis, avec un
grand soupir « Ne vous mariez pas, mon pauvre
ami, – non, croyez-moi ! » et il décampa, ayant
besoin de prendre l’air.
Alors il se fit un grand silence – et tout dans

248.

l’appartement, sembla plus immobile.
Un cercle lumineux, au-dessus de la Carcel,
blanchissait le plafond, tandis que dans les
coins l’ombre s’étendait comme des gases noires
superposées ; on n’entendait que le tic-tac de la
pendule avec la crépitation du feu.
Mme Arnoux venait de se rasseoir, à
l’autre angle de la cheminée dans le
fauteuil. Elle mordait ses lèvres en grelot-
-tant. Puis ses deux mains se levèrent, un
sanglot lui échappa – elle pleurait.
Il se mit sur la petite chaise et d’une voix cares-
-sante comme on fait à une personne ma-
-lade.
— « Vous ne doutez pas que je ne
partage »… ?
Elle ne répondit rien. Mais continuant
tout haut ses réflexions.
— « Je le laisse bien libre ! Il n’avait
pas besoin de mentir ! »
— « Certainement » dit Frédéric.
C’était la conséquence de ses habitudes sans
doute, il n’y avait pas songé, et peut-être,
que dans des choses plus graves…
— « Que voyez-vous donc de plus
grave ? »
— « Oh rien » et Frédéric s’inclina,
avec un sourire d’obéissance. Arnoux néan-
-moins possédait certaines qualités – Il aimait
ses enfants.
— « Ah ! et il fait tout pour les
ruiner ! »
Cela venait de son humeur

249.

trop facile. Car enfin, c’était un bon
garçon.
Elle s’écria :
— « Mais, qu’est-ce que cela veut
dire un bon garçon ! »
Il le défendait ainsi, de la manière la
plus vague qu’il pouvait trouver, et tout
en la plaignant, il se réjouissait, se délectait
au fond de l’âme. Par vengeance ou besoin
d’affection, elle se réfugierait vers lui – Son
espoir démesurément accru renforçait
son amour.
Jamais elle ne lui avait paru si captivante,
si profondément belle. De temps à autre,
une aspiration soulevait sa poitrine ; ses deux
yeux fixes semblaient dilatés par une
vision intérieure – et sa bouche demeurait
entreclose comme pour donner son âme –
Quelquefois elle appuyait dessus forte-
-ment son mouchoir ; et il aurait voulu
être ce petit morceau de batiste tout trempé
de larmes. Malgré lui, il regardait la
couche, au fond de l’alcôve, en imaginant
sa tête sur l’oreiller, et il voyait cela si
bien qu’il se retenait pour ne pas la
saisir dans ses bras. Mais elle ferma les
paupières, apaisée, inerte – alors il
s’approcha de plus près et penché sur
elle, il examinait avidement sa figure.
                             résonna
Un bruit de bottes [illis.] dans le
couloir ; C’était l’autre ! Ils l’entendirent
fermer la porte de sa chambre. Frédéric

250.

demanda, d’un signe, à Mme Arnoux,
s’il devait y aller.
Elle répliqua « oui » de la même façon ;
et ce muet échange de leurs pensées était
comme un consentement, un début
d’adultère.
Arnoux près de se coucher, défaisait
sa redingote.
— « Eh bien ? comment va-t-elle ?
— « Oh ! mieux, dit Frédéric –
« Cela se passera ! »
                               peiné
Mais Arnoux était profondément
chagriné « vous ne la connaissez pas ! »
« Elle a maintenant des nerfs… ! Imbécile
de commis ! voilà ce que c’est que d’être
trop bon ! si je n’avais pas donné ce
maudit châle à Rosanette ! »
— « Ne regrettez rien ! Elle vous
est on ne peut plus reconnaissante !
— « Vous croyez ?
Frédéric n’en doutait pas – La preuve
c’est qu’elle venait de congédier le père
Oudry.
— « Ah ! pauvre biche ! » et
dans l’excès de son émotion Arnoux
voulait courir chez elle.
— « Ce n’est pas la peine ! j’en
viens. Elle est malade ! »
— « Raison de plus ! » Il repassa
vivement sa redingote et avait pris son
bougeoir.
Frédéric se maudit pour sa sottise, et
lui représenta qu’il devait, par décence,

251.

                                       sa femme
rester ce soir auprès de Madame. Il ne pouvait
l’abandonner, ce serait très mal. « franchement,
vous auriez tort ! rien ne presse, là-bas ! vous
irez demain ! voyons ! faites cela pour moi »
Arnoux déposa son bougeoir, et lui dit,
en l’embrassant :
— « Vous êtes bon, vous ! »

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