Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

Transcription du manuscrit des copistes

Deuxième partie – Chapitre 5

 

V.

370.

Deslauriers avait emporté de chez Frédéric
la copie de l’acte de subrogation avec une procuration en
bonnes formes, lui conférant de pleins pouvoirs. Mais
quand il eut remonté ses cinq étages et qu’il fut seul,
au milieu de son triste cabinet, dans son vieux fauteuil
de basane, la vue du papier timbré l’écœura.
          las       choses
Il était de ces, et des restaurants à trente-deux
sous, des voyages en omnibus, de sa misère, de ses
efforts !
Il reprit les paperasses ; d’autres se trouvaient
à côté ; c’était les prospectus de la compagnie houil-
-lière avec la liste des mines et le détail de leur con-
-tenance, Frédéric lui ayant laissé tout cela pour avoir
dessus son opinion.
Une idée lui vint : celle de se présenter chez
Mr Dambreuse – et de demander la place de secrétaire.
Mais cette place, bien sûr, n’allait pas sans l’achat
d’un certain nombre d’actions. Il reconnut la folie
de son projet et se dit : « Oh non ! ce serait mal. »
Alors, il chercha comment s’y prendre pour re-
-couvrer les quinze mille francs ? une pareille somme
n’était rien pour Frédéric ! Mais s’il l’avait eue,
lui, quel levier ! – Et l’ancien clerc s’indigna que

371.

la fortune de l’autre fût grande. « Il en fait un usage
pitoyable. C’est un égoïste. Eh ! je me moque bien de
      quinze
ses [illis.] mille francs ! »
Pourquoi les avait-il prêtés ? – Pour les beaux
yeux de Made Arnoux ? Elle était sa maîtresse !
Deslauriers n’en doutait pas. « Voilà une chose de
plus à quoi sert l’argent ! » – Des pensées hai-
-neuses l’envahirent.
Puis il songea à la personne même de Frédéric.
Elle avait toujours exercé sur lui un charme presque
féminin – et il arriva bientôt à l’admirer, pour un
succès dont il se reconnaissait incapable.
Cependant, est-ce que la volonté n’était
pas l’élément capital des entreprises, et puis-
qu’avec elle on triomphe de tout ? … « Ah ! ce serait
drôle ! » Mais il eut honte de cette perfidie – et une
minute après. « bah ! c’est ce que j’ai peur ! »
Mme Arnoux, (à force d’en entendre parler,)
avait fini par se peindre dans son imagination,
extraordinairement – La persistance de cet amour
l’irritait comme un problème. Son austérité un
peu théâtrale, l’ennuyait maintenant. D’ailleurs
la femme du monde (ou ce qu’il jugeait telle,)
éblouissait l’avocat comme le symbole et le résu-
-mé de mille plaisirs inconnus. Pauvre, il convoitait
le luxe sous sa forme la plus claire. « après tout,
quand il se fâcherait, tant pis ! – Il s’est trop
mal comporté envers moi, pour que je me gêne !
Rien ne m’assure qu’elle est sa maîtresse ! il me
l’a nié. Donc, je suis libre ! »
Le désir de cette démarche ne le quitta
plus. c’était une épreuve de ses forces qu’il

372.

voulait faire. Si bien qu’un jour, tout-à-coup,
il vernit lui-même ses bottes, acheta des gants
blancs, et se mit en route, – se substituant à
Frédéric et s’imaginant presqu’être lui, par une
singulière évolution intellectuelle, où il y avait
à la fois de la vengeance et de la sympathie,
de l’imitation et de l’audace.
Il fit annoncer « le docteur Deslauriers. »
Mme Arnoux fut surprise, n’ayant récla-
-mé aucun médecin.
— « Ah ! mille excuses ! c’est docteur en
droit. Je viens pour les intérêts de Mr Moreau. »
Ce nom parut la troubler.
— « Tant mieux » pensa l’ancien clerc.
« puisqu’elle a bien voulu de lui, elle voudra de moi ? »
s’encourageant par l’idée-reçue qu’il est plus
facile de supplanter un amant qu’un mari.
Il avait eu le plaisir de la rencontrer, une
fois, au Palais, – il cita même la date.
Tant de mémoire étonna Mme Arnoux.
Alors, il reprit d’un ton doucereux :
— « Vous aviez déjà… quelques embarras…
dans vos affaires. »
Elle ne répondit rien ; donc c’était vrai.
Il se mit à causer de choses et d’autres, de
son logement, de la fabrique, puis apercevant,
aux bords de la glace, des médaillons – « Ah ! des
portraits de famille, sans doute ? » Il remarqua
celui d’une vieille femme, la mère de Mme Arnoux –
« Elle a l’air d’une excellente personne, un type
méridional. »– Et sur l’objection qu’elle était de
                                                             en
Chartres : — « Chartres ! jolie ville. »il vanta la

373.

cathédrale et les pâtés. – puis revenant au portrait
y trouva des ressemblances avec Mme Arnoux, et
lui lançait des flatteries, indirectement. Elle n’en
fut pas choquée, – il prit confiance et dit qu’il
connaissait — Arnoux – depuis longtemps.
— « C’est un brave garçon ! mais qui se
compromet ! pour cette hypothèque, par exemple,
on n’imagine pas une étourderie !… »
— « Oui ! je sais » dit-elle, en haussant
les épaules.
Ce témoignage involontaire de mépris
engagea Deslauriers à poursuivre.
— « Son histoire de Caolin, vous l’igno-
-rez peut-être, a failli tourner très-mal – et
même sa réputation… »
un froncement de sourcils orgueilleux l’ar-
-rêta.
Alors, se rabattant sur les généralités,
il plaignit les pauvres femmes dont les époux
gaspillent la fortune.
— « Mais elle est à lui, monsieur ; moi, je
n’ai rien ! »
N’importe ! On ne savait pas ? Une person-
-ne d’expérience pouvait servir. Il fit des offres
de dévouement, exalta ses propres mérites, et il
la regardait en face, à travers ses lunettes qui mi-
-roitaient.
Une torpeur vague la prenait, mais tout-à-
coup.
— « Voyons l’affaire, je vous prie ! »
Il exhiba le dossier. – « Ceci est la procura-
-tion de Frédéric. Avec un titre pareil aux mains

374.

d’un huissier qui fera un commandement rien n’est
plus simple dans les vingt-quatre heures… » (Elle
restait impassible – il changea de manœuvre.) – « moi
du reste, je ne comprends pas ce qui le pousse à récla-
-mer cette somme, car enfin, il n’en a aucun besoin ! »
— « Comment ! Mr Moreau s’est montré
assez bon… ! »
— « Oh ! d’accord ! » Et Deslauriers entama
son éloge, puis vint à le dénigrer, tout doucement,
le donnant pour oublieux, personnel, avare.
— « Je le croyais votre ami, monsieur ? »
— « Cela ne m’empêche pas de voir ses dé-
-fauts. Ainsi, il reconnaît bien peu, comment dirai-
je… la sympathie »
Mme Arnoux tournait les feuilles du gros
cahier – Elle l’interrompit, pour avoir l’explication
d’un mot.
Il se pencha sur son épaule – et si près d’elle
qu’il effleura sa joue. Elle rougit ; cette rougeur
enflamma Deslauriers ; il lui baisa la main vo-
-racement.
— « Que faites-vous, monsieur ! » et debout
contre la muraille, elle le maintenait, immobile,
sous ses grands yeux noirs irrités.
— « Écoutez-moi ! je vous aime ! »
Elle partit d’un éclat de rire – un rire aigu –
désespérant – atroce.
Deslauriers sentit une colère à l’étrangler.
Il se contint – Et avec la mine d’un vaincu, deman-
-dant grâce.
— « Ah ! vous avez tort ! moi, je n’irais pas
comme lui… »

375.

— « De qui donc parlez-vous ? »
— « De Frédéric ! »
                                  m’inquiète peu
— « Eh ! Mr Moreau ne me fait rien du tout, je
vous l’ai dit ! »
— « Oh ! pardon !… pardon ! »puis d’une voix mor-
-dante – et faisant traîner ses phrases « Je croyais
même que vous vous intéressiez suffisamment à
sa personne, pour apprendre avec plaisir…
Elle devint toute pâle. – L’ancien clerc ajouta :
— « Il va se marier. »
— « Lui ! »
— « Dans un mois, au plus tard – avec Mlle
Roque, la fille du régisseur de Mr Dambreuse. Il
est même parti à Nogent, rien que pour cela. »
Elle porta la main sur son cœur, comme au choc
d’un grand coup ; mais tout de suite, elle tira la
sonnette. Deslauriers n’attendit pas qu’on le mît
dehors. Quand elle se retourna, il avait disparu.
Mme Arnoux suffoquait un peu. Elle s’appro-
-cha de la fenêtre pour respirer.
De l’autre côté de la rue, sur le trottoir, un
emballeur en manches de chemise clouait une
caisse. Des fiacres passaient. Elle ferma la croisée
et vint se rasseoir.
Les hautes maisons voisines, interceptant le
soleil, un jour froid tombait dans l’appartement.
Ses enfants étaient sortis – rien ne bougeait autour
d’elle. C’était comme une désertion immense.
— « Il va se marier » est-ce possible ! et un
tremblement nerveux la saisit.« pourquoi cela ?
est-ce que je l’aime ? » puis tout-à-coup – « mais oui
je l’aime … je l’aime – »

376.

Il lui semblait descendre dans quelque
chose de profond qui n’en finissait plus. La pendule
sonna trois heures. Elle écouta les vibrations du
timbre mourir. – et elle restait au bord de son fau-
-teuil, les prunelles fixes – et souriant toujours.
Le même après-midi, au même moment, Fré-
-déric et Mlle Louise se promenaient dans le jardin
que Mr Roque possédait autour de l’Île. La
vieille Catherine les surveillait, de loin, ils mar-
-chaient côte à côte, et Frédéric disait :
— « Vous souvenez-vous quand je vous em-
menais dans la campagne ? »
— « Comme vous étiez bon pour moi ! »
répondit-elle. « vous m’aidiez à faire des gâ-
teaux avec du sable, à remplir mon arrosoir, à
me balancer sur l’escarpolette ! »
— « Toutes vos poupées, qui avaient des
                                         r
noms de reines ou de maquises – que sont-elles
devenues ? »
— « Ma foi ! je n’en sais rien ! »
— « Et votre roquet Moricaud ? »
— « Il s’est noyé, le pauvre chéri ! »
— « Et le Don Quichotte, dont nous colo-
rions ensemble les gravures ? »
— « Je l’ai encore ! »
Il lui rappela le jour de sa première com-
munion, – et comme elle était gentille aux vêpres,
avec son voile blanc et son grand cierge, pendant
qu’elles défilaient toutes autour du chœur, – et
que la cloche tintait.
Mais ces souvenirs, sans doute, avaient peu
de charmes pour Mlle Roque – elle ne trouva rien

377.

à répondre. puis, tout-à-coup.
— « Méchant ! qui ne m’a pas donné une
seule fois de ses nouvelles. »
Frédéric objecta ses nombreux travaux.
— « Qu’est-ce donc que vous faites ? »
Il fut embarrassé de la question – puis dit
qu’il étudiait la Politique.
— « Ah ! »et sans en demander davantage :
« Cela vous occupe, mais moi ! » – alors elle lui
conta l’aridité de son existence, n’ayant personne
à voir, pas le moindre plaisir, la moindre dis-
traction ! Elle désirait monter à cheval. « Le
Vicaire prétend que c’est inconvenant pour une
jeune fille. est-ce bête les convenances ! Autre-
voulais
fois, on me laissait faire tout ce que je veux ;
à présent, rien. »
— « votre père vous aime, pourtant ! »
— « Oui ! mais ! » – et elle poussa un sou-
pir, qui signifiait : « Cela ne suffit pas à mon
bonheur. »
Puis il y eut un silence – Ils n’entendaient que
le craquement du sable sous leurs pieds avec le mur-
mure de la chute d’eau. Car la Seine au-dessus de
Nogent, est coupée en deux bras. Celui qui fait
tourner les moulins, dégorge en cet endroit la su-
rabondance de ses ondes [illis.], pour rejoindre
plus bas, le cours naturel du fleuve, et lorsqu’on
vient des ponts, on aperçoit à droite, sur l’autre
berge, un talus de gazon que domine une maison
blanche. À gauche, dans la prairie, des peupliers
s’étendent ; et l’horizon en face, est borné par
une courbe de la rivière ; Elle était plate comme

378.

un miroir ; De grands insectes patinaient sur l’eau
tranquille. Des touffes de roseaux et des joncs la
bordent inégalement. – et toutes sortes de plantes
venues là s’épanouissaient en boutons d’or, lais-
saient pendre des grappes jaunes, dressaient des
quenouilles de fleurs amarantes, faisaient au
hasard des fusées vertes. Dans une anse du rivage,
des nymphéas s’étalaient ; et un rang de vieux
saules cachant des pièges à loup, était, de ce
côté de l’île, toute la défense du jardin.
Mais en deçà, dans l’intérieur, quatre murs
à chaperon d’ardoise enfermaient le potager,
où les carrés de terre labourés nouvellement for-
maient des plaques brunes. Les cloches des melons
brillaient à la file sur leur couche étroite. – et
les artichauds, les haricots, les épinards, les carottes
et les tomates s’alternaient jusqu’à un plan
d’asperges, qui semblait un petit bois de plumes.
Tout ce terrain avait été sous le Directoire,
ce qu’on appelait une folie. Les arbres depuis lors
avaient démesurément grandi. De la clématite
embarrassait les charmilles, les allées s’étaient cou-
-vertes de mousse, partout les ronces foisonnaient.
Des tronçons de statue émiettaient leur plâtre sous
les herbes. On se prenait en marchant, dans
quelque débris d’ouvrage en fil de fer. Il ne restait
plus du pavillon que deux chambres au rez-de-
chaussée avec des lambeaux de papier bleu. Devant
la façade s’allongeait une treille à l’Italienne,
où sur des piliers en brique un grillage de bâtons
supportait une vigne.
Ils vinrent là-dessous, tous les deux – et

379.

comme la lumière tombait par les trous inégaux
de la verdure, Frédéric en parlant à Louise de côté,
observait l’ombre des feuilles sur son visage.
Elle avait dans ses cheveux rouges, à son
chignon, une aiguille terminée par une boule
de verre, imitant l’émeraude – et elle portait,
malgré son deuil, (tant son mauvais goût était
naïf – ) des pantouffles en paille, garnies de satin
rose, curiosité vulgaire, achetées sans doute dans
quelque foire.
Il s’en aperçut, et l’en complimenta
ironiquement.
— « Ne vous moquez pas de moi ! »
reprit-elle – puis, le considérant tout entier,
depuis son chapeau de feutre gris jusqu’à ses
chaussettes de soie – « Comme vous êtes coquet ! »
Ensuite elle demanda de lui indiquer des ouvrages
à lire.
Il en nomma plusieurs. – et elle dit :
— « Oh ! Comme vous êtes savant ! »
Toute petite, elle s’était prise d’un de ces
amours d’enfant qui ont à la fois la pureté d’une
religion, et la violence d’un besoin. Il avait été
son camarade, son frère, son maître, avait amusé
&
son esprit, fait battre son cœur versé involontai-
rement, jusqu’au fond d’elle-même une ivresse
latente et continue. Puis, il l’avait quittée, en
pleine crise tragique, sa mère à peine morte, les
deux désespoirs se confondant. Ensuite l’absence
l’avait idéalisé dans son souvenir – il revenait
avec une sorte d’auréole, et elle se livrait in-
génument au bonheur de le voir.

380.

Pour la première fois de sa vie, Frédéric se
sentait aimé – et ce plaisir nouveau, qui n’excé-
-dait pas l’ordre des sentiments agréables lui
causait cependant comme un gonflement intime –
si bien qu’il écarta les deux bras, en se renver-
sant la tête.
Un gros nuage passait alors sur le ciel.
— « Il va du côté de Paris » dit Louise,
« vous voudriez le suivre, n’est-ce pas ? »
— « Moi ! Pourquoi ?
— « Qui sait. » Et, le fouillant d’un re-
gard aigu — « Peut-être que vous avez là-bas…
(elle chercha le mot) « quelqu’affection. »
— « Eh ! je n’ai pas d’affection ! »
— « Bien sûr ? »
— « Mais oui, mademoiselle, bien sûr ! »
En moins d’un an, il s’était fait dans
la jeune fille une transformation extraordinaire
qui étonnait Frédéric. après une minute de
silence il ajouta.
— « Nous devrions nous tutoyer, comme
autrefois, voulez-vous ? »
— « Non – »
— Pourquoi ?
— « Et à cause ? »
— « Parce que ! »
Il insistait. Elle répondit, en baissant
la tête :
— « Je n’ose pas ! »
Ils étaient arrivés au bout du jardin,
sur la grêve de Livon. Frédéric par gaminerie,
se mit à faire des ricochets avec un caillou –
Elle lui ordonna de s’asseoir. Il obéit. – puis, en

381.

regardant la chute d’eau.
— « C’est comme le Niagara ! » d’où il vint
à parler de contrées lointaines, et de grands voyages.
L’idée d’en faire la charmait. Elle n’aurait
eu peur de rien, ni des tempêtes ni des lions.
Assis, l’un près de l’autre, ils ramassaient
devant eux des poignées de sable, puis les faisaient
couler de leurs mains, tout en causant, – et le vent
chaud qui arrivait des plaines leur apportait
par bouffées des senteurs de lavande, avec le par-
fum du goudron s’échappant d’une barque,
derrière l’écluse.
Le soleil frappait la cascade, et les blocs
verdâtres du petit mur où l’eau coulait appa-
raissaient comme sous une gaze d’argent se
déroulant toujours. Une longue barre d’écume
rejaillissait au pied, en cadence. Cela formait
ensuite, des bouillonnements, des tourbillons,
mille courants opposés, et qui finissaient par
se confondre en une seule nappe limpide.
Louise murmura qu’elle enviait l’exis-
tence des poissons. — « Ça doit être si doux
de se rouler là-dedans, à son aise, de se sentir
caressé partout – » et elle frémissait, avec des
mouvements d’une câlinerie sensuelle.
Tout-à-coup, une voix cria. « Où es-tu ? »
— « Votre bonne vous appelle » dit Fré-
-déric.
— « Bien ! bien ! »
Louise ne se dérangeait pas. –
— « Elle va se fâcher, » reprit-il.
— « Cela m’est égal ! – et d’ailleurs ! »

382.

Mlle Roque faisant comprendre, par un geste, qu’elle
la tenait à sa discrétion.
Elle se leva pourtant, puis se plaignit de
mal de tête. – et, comme ils passaient devant un
vaste hangar qui contenait des bourrées.
— « Si nous nous mettions dessous, à l’égaud ?
                                                            de
Il feignit de ne pas comprendre ce mot patois –
et même la taquina sur son accent. – Peu-à-peu,
les coins de sa bouche se pincèrent, elle mordait
ses lèvres ; elle s’écarta pour bouder.
Frédéric la rejoignit – jura qu’il n’avait
pas voulu lui faire de mal et qu’il l’aimait
beaucoup.
— « Est-ce vrai ? » S’écria-t-elle, en le re-
gardant avec un sourire qui éclairait tout son
visage, un peu semé de taches de son.
Il ne résista pas à cette bravoure de sentiment,
à la fraîcheur de sa jeunesse, et il reprit :
— « Pourquoi te mentirais-je ? … tu en doutes ?
… hein ? » en lui passant le bras gauche autour
de la taille.
Un cri, suave comme un roucoulement,
jaillit de sa gorge ; – sa tête se renversa, elle dé-
faillait, il la soutint. Et les scrupules de sa pro-
bité furent inutiles ; devant cette vierge qui s’of-
frait une peur l’avait saisi.
Il l’aida ensuite à faire quelques pas,
doucement. Ses caresses de langage avaient
cessé, et ne voulant plus dire que des choses
insignifiantes il lui parlait des personnes de la
société Nogentaise.
Tout-à-coup, elle le repoussa – et d’un

383.

ton amer –
— « Tu n’aurais pas le courage de m’emme-
-ner ! »
Il resta immobile avec un grand air
d’ébahissement.
Elle éclata en sanglots, et s’enfonçant la
tête dans sa poitrine –
— « Est-ce que je peux vivre sans toi ! »
Il tâchait de la calmer. Elle lui mit
ses deux mains sur les épaules pour le
mieux voir en face. – et dardant contre les
siennes ses prunelles vertes, d’une humidité
presque féroce.
— « Veux-tu être mon mari ?
— « Mais… » répliqua Frédéric, cher-
chant quelqueréponse. « — Sans doute… je
ne demande pas mieux. »
À ce moment, la casquette de Mr
Roque apparut derrière un lilas.
Il emmena son « jeune ami » pendant
deux jours faire un petit voyage aux en-
virons dans ses propriétés, et Frédéric lors-
qu’il revint, trouva chez sa mère, trois lettres.
La première était un billet de Mr
Dambreuse l’invitant à dîner pour le mardi
précédent. À propos de quoi cette politesse ?
On lui avait donc pardonné son incartade ?
La seconde était de Rosanette. Elle le re-
merciait d’avoir risqué sa vie pour elle – Frédé-
ric ne comprit pas d’abord ce qu’elle voulait
dire. Enfin, après beaucoup d’ambages, elle
implorait de lui, en invoquant son amitié, se

384.

fiant à sa délicatesse, à deux genoux, disait-elle,
vu la nécessité pressante, et comme on demande
du pain, un petit secours de cinq cents francs. –
Il se décida tout de suite à les fournir.
La troisième lettre venant de Deslau-
riers, parlait de la subrogation, et était
longue, obscure. L’avocat n’avait pris encore
aucun parti. Il l’engageait à ne pas se déran-
ger. « C’est inutile que tu reviennes ! » appuy-
ant même là-dessus, avec une insistance bizarre.
Frédéric se perdit dans toutes sortes
de conjectures, et il eut envie de s’en retourner
là-bas ; cette prétention au gouvernement
de sa conduite le révoltait
D’ailleurs, la nostalgie du boulevard
commençait à le prendre – Et puis, sa mère
le pressait tellement, Mr Roque tournait si
bien autour de lui et Mlle Louise l’aimait
si fort qu’il ne pouvait rester plus long-
temps sans se déclarer. Il avait besoin de ré-
fléchir – et jugerait mieux les choses dans
l’éloignement.
Pour motiver son voyage, Frédéric in-
venta une histoire ; et il partit en disant
à tout le monde et croyant lui-même qu’il
reviendrait bientôt.

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