Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

Transcription du manuscrit des copistes

Troisième partie – Chapitre 7

 

VII.

658.

Vers le commencement de cet hiver, Frédé-
ric et Deslauriers causaient au coin du feu,
réconciliés encore une fois, par la fatalité de
leur nature qui les faisait toujours se rejoindre
et s’aimer.
L’un expliqua sommairement sa brouille
avec Mme Dambreuse, laquelle s’était rema-
-riée à un Anglais.
L’autre, sans dire comment il avait épousé
Mlle Roque conta que sa femme, un beau jour,
s’était enfuie avec un chanteur. Pour se laver
un peu du ridicule, il s’était compromis dans
sa préfecture par des excès de zèle gouverne-
mental. On l’avait destitué. Il avait été
ensuite chef de colonisation en Algérie, se-
crétaire d’un pacha, gérant d’un journal,
courtier d’annonces, pour être finalement,
employé au contentieux dans une com-
pagnie industrielle.
Quant à Frédéric, ayant mangé les
deux tiers de sa fortune, il vivait en petit
bourgeois.
Puis ils s’informèrent mutuellement de
leurs amis.

659.

Martinon était maintenant Sénateur.
Hussonnet occupait une haute place, où il
se trouvait avoir sous sa main, tous les théâtres
et toute la presse.
Cisy, enfoncé dans la religion et père de
huit enfants, habitait le château de ses aïeux.
Pellerin, après avoir donné dans le fou-
riérisme, l’homéopathie, les tables tournantes,
l’art gothique et la peinture humanitaire
était devenu photographe ; – et sur toutes les
murailles de Paris on le voyait représenté
en habit noir avec un corps minuscule et
une grosse tête.
— « Et ton intime Sénécal ? » demanda
Frédéric. »
— « Disparu ! je ne sais ! Et toi ta grande
passion, Mme Arnoux ? »
— « Elle doit être à Rome avec son fils,
lieutenant de chasseurs. »
— « Et son mari ? »
— « Mort l’année dernière.
— « Tiens ! » dit l’avocat ; – puis se
frappant le front : « à propos, l’autre jour,
dans une boutique, j’ai rencontré cette bonne
Maréchale, tenant par la main un petit gar-
çon qu’elle a adopté – Elle est veuve d’un
certain Mr Oudry, et très-grosse mainte-
-nant, énorme ! quelle décadence ! elle qui
avait, autrefois, la taille si mince ! » Des-
lauriers ne cacha pas qu’il avait profité
de son désespoir pour s’en assurer par lui-
même, — « Comme tu me l’avais permis,

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du reste. »
Cet aveu était une compensation au si-
lence qu’il gardait touchant sa tentative
près de Mme Arnoux. Frédéric l’eût par-
donnée, puisqu’elle n’avait pas réussi.
Bien que vexé un peu de la découverte,
il fit semblant d’en rire ; Et l’idée de la
Maréchale lui amena celle de la Vatnaz.
Deslauriers ne l’avait jamais vue, non
plus que bien d’autres qui venaient chez Arnoux.
Mais il se souvenait parfaitement de Regim-
bart — « Vit-il encore. »
— « à peine ! Tous les soirs, régulière-
ment, depuis la rue de Grammont jusqu’à
la rue Montmartre il se traîne devant les
cafés, affaibli, courbé en deux, vidé, un
spectre.
— « Eh bien, et Compain ?
Frédéric poussa un cri de joie. – et pria
                        gouvernement
l’ex-délégué du Provisoire, de lui apprendre
le mystère de la tête de veau.
— « C’est une importation anglaise.
Pour parodier la cérémonie que les royalistes
célébraient le 30 Janvier, des indépendants
fondèrent un banquet annuel, où l’on
mangeait des têtes de veau, et on buvait
du vin rouge dans des crânes de veau, en
portant des toasts à l’extermination des
Stuarts. Après Thermidor, des terroristes,
organisèrent une confrérie toute pareille, –
ce qui prouve que la bêtise est féconde. »
— « Tu me parais bien calmé, sur la

661.

politique ? »
— « Effet de l’âge » dit l’avocat – et ils
résumèrent leur vie.
Ils l’avaient manquée tous les deux,
celui qui avait rêvé l’amour, celui qui avait
ambitionné le pouvoir. Quelle en était la rai-
-son ?
— « C’est peut-être défaut de ligne droite ?
dit Frédéric.
— « Pour toi, cela se peut ? moi, au
contraire, j’ai péché par excès de recti-
tude, sans tenir compte de mille choses
secondaires plus fortes que tout. – J’avais
                                         [illis.]
trop de logique – et toi de sentiment. »
Puis ils accusèrent le hasard, les
circonstances, l’époque où ils étaient
nés.
Frédéric reprit :
— « Ce n’est pas là ce que nous
croyons devenir autrefois, à Sens, quand
tu voulais faire une histoire critique de la
philosophie – et moi un grand roman moyen
-âge sur Nogent, dont j’avais trouvé le
sujet dans Froissart « Comment messire
Brokars de Fénestranges et l’évêque de
Troyes assaillirent messire Eustache d’An-
-brecicourt. » Te rappelles-tu ? » – Et ex
humant leur jeunesse, à chaque phrase,
ils se disaient « Te rappelles-tu ? »
Ils revoyaient la cour du collège,
la chapelle, le parloir, la salle d’armes
au bas de l’escalier, des figures de pions

662.

et d’élèves, un nommé Angelmarre, de Versailles qui se
taillait des sous-pieds dans de vieilles bottes, Mr
Girbal et ses favoris rouges, les deux professeurs
de dessin linéaire et de grand dessin Varaud et
Suriret toujours en dispute, et le Polonais, – le
compatriote de Copernick –, avec son système pla-
nétaire en carton, astronome ambulant dont on
avait payé la séance par un repas au réfectoire –
puis une terrible ribotte en promenade, leurs
premières pipes fumées, les distributions des prix,
la joie des vacances !
C’était pendant celles de 1837 qu’ils
avaient été chez la Turque.
On appelait ainsi une femme, qui se
nommait de son vrai nom Zoraïde Turc ; et
beaucoup de personnes la croyaient une musul-
mane, une turque, – ce qui ajoutait à la poésie
de son établissement situé au bord de l’eau,
derrière le rempart ; même en plein été, il y
avait de l’ombre autour de sa maison, recon-
naissable à un bocal de poissons rouges près d’un
pot de réséda, sur une fenêtre. Des demoiselles
en camisole blanche, avec du fard aux pom-
mettes et de longues boucles d’oreilles frap-
paient aux carreaux quand on passait – et
le soir, sur le pas de la porte, chantonnaient
doucement d’une voix rauque.
Ce lieu de perdition projetait dans tout
l’arrondissement un éclat fantastique – On
le désignait par des périphrases « l’endroit
que vous savez — une certaine rue — au bas des
Ponts. » Les fermières des alentours en

663.

tremblaient pour leurs maris, les bourgeoises le
redoutaient pour leurs bonnes, parce que la
cuisinière de Mr le Sous-préfet y avait été
surprise. – et c’était, bien entendu, l’obsession
secrète de tous les adolescents.
Or, un dimanche, pendant qu’on était
aux vêpres, Frédéric et Deslauriers s’étant
fait préalablement friser, cueillirent des
fleurs dans le jardin de Mme Moreau, puis
sortirent par la porte des champs, et, après
un grand détour dans les vignes, revinrent
par la Pêcherie et se glissèrent chez la
Turque, en tenant toujours leurs gros
bouquets.
Frédéric présenta le sien, comme un
amoureux à sa fiancée. Mais la chaleur qu’il
faisait, l’appréhension de l’inconnu, une
espèce de remords, et jusqu’au plaisir de voir,
d’un seul coup d’œil, tant de femmes à sa
                         l’émurent
disposition, l’émotionnèrent tellement, qu’il
devint très-pâle et restait sans avancer,
sans rien dire. Toutes riaient, joyeuses de
son embarras ; croyant qu’on s’en moquait,
il s’enfuit ; – et, comme Frédéric avait l’ar-
gent, Deslauriers fut bien obligé de le
suivre.
On les vit sortir. Cela fit une histoire
et qui n’était pas oubliée trois ans
après.
Ils se la contèrent prolixement, cha-
cun complétant les souvenirs de l’autre –
et, quand ils eurent fini :

664.

— « C’est là ce que nous avons eu de
meilleur ! » dit Frédéric.
— « Oui, peut-être bien ! C’est là ce
que nous avons eu de meilleur ! » dit
Deslauriers.

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