Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

Transcription du manuscrit autographe définitif

Première partie – Chapitre 4


Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 31.
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31.

IV.

Un matin du mois de Décembre, en se rendant au cours de Procédure, il
crut remarquer, dans la rue St Jacques, plus d'animation qu'à l'ordinaire.
Des étudiants sortaient précipitamment des cafés, ou par les fenêtres ouvertes, ils
s'appelaient d'une maison à l'autre ; les boutiquiers au milieu du trottoir, regar-
-daient d'un air inquiet ; des auvents se fermaient, & quand il arriva
dans la rue Soufflot, il aperçut un grand rassemblement autour du
Panthéon.
Des jeunes gens, par bandes inégales de cinq à douze, se promenaient en se
donnant le bras & abordaient les groupes plus considérables qui stationnaient
çà & là ; au fond de la Place, contre les grilles, des hommes en blouse
péroraient, tandis que le tricorne sur l'oreille & les mains dans le dos
des sergens de ville erraient le long des murs en faisant sonner
les dalles sous leurs fortes bottes ; et tous avaient un air mystérieux
ébahi. on attendait quelque chose évidemment. chacun retenait
au bord des lèvres une interrogation.
Auprès de Frédéric se trouvait un jeune homme blond, à figure
avenante & portant moustache & barbiche comme un raffiné
du temps de Louis XIII. Il lui demanda la cause du désordre.
« — Je n'en sais rien » reprit-il « ni eux, non plus ! C'est leur mode
à présent ! quelle bonne farce ! » & il éclata de rire
En effet,les pétitions pour la Réforme que l'on faisait
signer dans la garde nationale, le recensement Human, d'autres
événements encore amenaient depuis six mois, dans Paris
d'inexplicables attroupements, & même ils se renouvelaient
si souvent que les journaux n'en parlaient plus.
- Cela manque de galbe & de couleur » continua le voisin de
Frédéric. « je cuyde, messire, que nous avons dégénéré. à la
bonne époque du Louis onzième voire de Benjamin Constant
il y avait plus de mutinerie parmi les escholiers. Je les
treuve pacifiques comme moutons, bêtes comme cornichons,
& idoines à estre épiciers, pasque-Dieu ! et voilà ce
                                                                qu'on appelle

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 32.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f77.item

 

32.

la Jeunesse des Écoles ! »
Il écarta les bras, largement, comme Frédéric Lemaître dans Robert-
                                                                                        apostrophant
-Macaire « Jeunesse des Écoles, je te bénis ! » Ensuite, [illis.] un chiffon
-nier qui remuait des écailles d'huître contre la borne d'un
marchand de vins « en fais-tu partie, toi, de la Jeunesse des Écoles ? »
Le vieillard releva une face hideuse où l'on distinguait au milieu
d'une barbe grise, un nez rouge & deux yeux avinés, stupides.
« non ! tu me parais plutôt un homme de ces hommes à figure
patibulaire que l'on voit dans divers groupes semant l'or
à pleines mains ? - Oh ! sème, mon patriarche, sème ! Corromps-moi
avec les trésors d'Albion ! are you English ? Je ne repousse pas
les présents d'artaxerxès ! Causons un peu de l'union douanière. »
Mais Frédéric sentit quelqu'un le toucher à l'épaule. il
se retourna. C'était Martinon, - prodigieusement pâle.
— Eh bien ! » fit-il, en poussant un gros soupir, « encore une émeute ! »
Il avait peur d'être compromis, on pouvait prendre contre les
étudiants des mesures sévères. Sa carrière serait brisée ; Il se
lamentait. Les hommes en blouse, surtout, l'inquiétaient, comme
appartenant à des sociétés secrètes.
—« Est-ce qu'il a des sociétés secrètes ! » dit le jeune homme à moustaches.
                            histoire
« c'est une vieille blague du gouvernement pr épouvanter les bourgeois »
                            blague
Martinon l'engageait à parler plus bas, dans la crainte de la police
« Vous croyez encore à la police, vous ! au fait, que savez-vous,
monsieur, si je ne suis point moi-même un mouchard ? »
Et il le regarda d'une telle manière que Martinon fort ému
ne comprit point, d'abord, la plaisanterie. La foule les poussait ;
& ils avaient été forcés, tous les trois, de se mettre sur le
                                                                             nouvel
petit escalier conduisant, par un couloir, dans le vieil
amphithéâtre.
Bientôt la multitude se fendit d'elle-même ; plusieurs
têtes se découvrirent, on saluait l'illustre professeur Samuel
Rondelot qui enveloppé de sa grosse redingotte, levant en
l'air ses lunettes d'argent & soufflant de son asthme, s'avançait
à pas tranquilles, pr faire son cours. Cet homme était
une des gloires juridiques du XIXe siècle, le rival des
Zachariae, des Ruhdorff. Sa dignité nouvelle de pair
de France

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 33.
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33.

n'avait modifié en rien ses allures. - On le savait pauvre & un gd
respect l'entourait.
Cependant du fond de la Place qquns crièrent :
« — à bas Guizot !
« — à bas Pritchard !
« — à bas les vendus !
« — à bas Louis-Philippe ! »
La foule oscilla, & se pressant contre la porte de la Cour qui
était fermée elle empêchait le professeur d'aller plus loin. Il s'arrêta
devant l'escalier. - on l'aperçut bientôt sur la dernière des trois
marches ; Il voulut parlait ; un bourdonnement couvrit sa voix.
Bien qu'on l'aimât tout à l'heure, on le haïssait maintenant, car
il représentait l'autorité. Chaque fois qu'il essayait de se faire
entendre les cris recommençaient. Enfin il fit un grand geste pr
engager les étudiants à le suivre. une vocifération universelle
lui répondit. Il haussa les épaules dédaigneusement & s'enfonça
dans le couloir. Martinon avait profité de sa place, pr disparaître
en même temps.
                                 dit
« — quel lâche ! » murmura Frédéric
— Il est prudent ! « reprit l'autre.
La foule éclata en applaudissements. cette retraite du professeur
devenait une victoire pr elle. à toutes les fenêtres des curieux
regardaient. qques uns entonnaient la Marseillaise ; d'autres
proposaient d'aller chez Béranger
« — chez Laffite ! »
« — chez chateaubriand ! »
« — chez Voltaire ! » hurla le jeune homme à moustaches
blondes.
Les sergents de ville tâchaient de circuler, en disant le plus
doucement qu'ils pouvaient « Partez, messieurs, partez, retirez-
vous » quelqu'un cria « à bas les assommeurs ! » c'était une
injure usuelle depuis les troubles du mois de septembre. Tous
la répétèrent. on huait, on sifflait les gardiens de l'ordre
public. ils commençaient à pâlir. un d'eux n'y résista plus

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 34.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f81.item

 

34.

et avisant un petit jeune homme qui s'approchait de trop près, en lui
riant au nez, il le repoussa si rudement qu'il le fit tomber cinq
pas plus loin, sur le dos, devant la boutique du marchand de vins.
Dans l’émoi de la surprise Tous s'écartèrent. mais presqu’aussitôt
il roula lui-même, terrassé par une sorte d'Hercule dont la chevelure
telle qu'un paquet d'étoupes débordait sous une casquette en toile cirée.
Arrêté depuis qques minutes au coin de la rue St Jacques, il avait
lâché bien vite un large carton qu'il portait pour bondir vers le sergent
de ville, & le tenant renversé sous lui, il labourait sa face à gds coups
de poing. Les autres sergents accoururent. Le terrible garçon était si fort
qu'il en fallut quatre au moins pour le dompter. Deux le secouaient
par le collet, deux autres le tiraient par les bras, un cinquième lui
                                  des bourrades
donnait avec le genou dans les reins, & tous l'appelaient brigand
assassin, émeutier. La poitrine nue & les vêtements en lambeaux
il protestait de son innocence. Il n'avait pu, de sang-froid, voir
battre un enfant.
— « Je m'appelle Dussardier ! Hippolyte ! - chez MM Valinçart frères
dentelles & nouveautés, rue de Cléry. - où est mon carton ? Je
veux mon carton - » il répétait « Dussardier ! - rue de Cléry. - mon
carton. »
Il s'apaisa pourtant & d'un air stoïque se laissa conduire vers le
poste de la rue Descartes.
Un flot de monde énorme le suivit. Frédéric & le jeune homme à
moustaches marchaient immédiatement par derrière, pleins d'admiration
pour le commis & révoltés contre la violence du Pouvoir.
À mesure que l'on avançait, la foule devenait moins grosse.
                                             2                            1
les sergents de ville, de temps à autre, se retournaient d'un air féroce
& les tapageurs n'ayant plus rien à faire, les curieux rien à voir
tous s'en allaient, peu à peu. Des passants que l'on croisait, considéraient
Dussardier & se livraient tout haut à des commentaires outrageants.
une vieille femme, sur sa porte, s'écria même qu'il avait volé
un pain. cette injustice augmenta l'irritation des deux amis
Enfin on arriva devant le corps de garde. Il ne restait qu'une
vingtaine de personnes. La vue des soldats suffit pour les disperser.

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 35.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f83.item

 

35.

Mais Frédéric & son camarade réclamèrent hardiment celui qu'on venait
de mettre en prison.
Le factionnaire les menaça s'ils insistaient de les y fourrer, eux-mêmes.
Ils demandèrent le chef du poste, & déclinèrent leur nom avec leur
qualité d'élève en droit, affirmant que le prisonnier était leur condisciple.
Enfin, on les fit entrer dans une pièce toute nue, où quatre bancs s’allon-
geaient contre les murs de plâtre, enfumés. Au fond un guichet s'ouvrit
alors parut le robuste visage de Dussardier qui dans le désordre de sa
chevelure avec ses petits yeux francs & son nez carré du bout, rappelait
confusément la physionomie d'un bon chien.
           nous
- Tu ne me reconnais pas ? » dit Hussonnet. c'était le nom du
jeune homme à moustaches.
                  mais
— Mais..., [illis.] » balbutia Dussardier
— « ne fais donc plus l'imbécille » reprit l'autre « on sait que tu es, comme
nous, élève en droit. »
Malgré leurs clignements de paupières, Dussardier ne devinait rien. Il
parut se recueillir, puis tout à coup.
— A-t-on trouvé mon carton ? »
Frédéric leva les yeux, découragé. Hussonnet répliqua. :
— Ah ! ton carton, où tu mets tes notes de cours ? - oui, oui ! rassure-
toi ! »
Ils redoublaient leur pantomime. Dussardier comprit enfin qu'ils
                                                                                               D'ailleurs
venaient pr le servir & il se tut, craignant de les compromettre. Il
éprouvait une sorte de honte en se voyant haussé au rang
social d'étudiant & le pareil de ces jeunes hommes qui avaient des
mains si blanches.
— « Veux-tu faire dire qque chose à qqu'un ? » ajouta Frédéric.
— Non, merci - à personne
— Mais ta famille ? »
[illis.] Il baissa la tête sans répondre. Le pauvre garçon
était bâtard. Les deux amis restaient étonnés de son silence.
— as-tu de quoi fumer ? » reprit Frédéric.

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 36.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f85.item

 






































36.

Il se palpa. puis retira, du fond de sa poche, les débris d'une pipe — une belle
pipe en écume de mer, avec un tuyau de bois noir, un couvercle d'argent
et un bout d'ambre.
Depuis trois ans il travaillait à en faire un chef-d'œuvre. Il avait eu bien
soin d'en tenir le fourneau constamment serré dans une gaine de chamois
de la fumer toujours le plus lentement possible, sans jamais la poser
sur du marbre, & chaque soir de la suspendre toute droite au chevet
de son lit. à présent il secouait les morceaux dans sa main dont les
ongles saignaient - & le menton sur la poitrine, les prunelles fixes, béant,
il contemplait ces ruines de sa joie avec un regard d'une ineffable tristesse.
— Si nous lui donnions des cigarres, hein ? » dit tout bas Hussonnet, en
faisant le geste d'en atteindre. Frédéric avait déjà posé au bord du guichet
un porte-cigarres, rempli.
— Prends donc ! adieu - bon courage !
Dussardier se jeta sur les deux mains qui s'avançaient. Il les
serrait frénétiquement la voix entrecoupée par des sanglots.
— Comment !... à moi ? … à moi ? »
Les deux amis se dérobèrent à sa reconnaissance. Puis ils
allèrent déjeuner ensemble au Café-Tabourey, devant le Luxembourg. – &
là, tout en séparant le beafstek, Hussonnet apprit à son compagnon
qu'il travaillait dans des journaux de modes, à des biographies contemporaines
et fabricait des réclames pr l'Art-industriel.
« — Chez Jacques Arnoux ? » dit Frédéric.
« — Vous le connaissez ?
« — Oui ! - non ! c'est-à-dire je l'ai vu. je l'ai rencontré »
Son amour s’était réveillé devant l’horizon nouveau qui se
déployait. Mais craignant de se trahir il détourna la conversation

                                              & il
puis il la ramena sur Arnoux & demanda négligemment à Hussonnet
s'il voyait qqfois - « sa femme »
— « De temps à autres » reprit le bohème.
                                                                            [illis.]
Frédéric n'osa poursuivre ses questions. Il le contemplait
                                                                                                      son existence
[illis.] cet homme venait de prendre une place démesurée, dans sa vie.
il frappa sur son verre pr avoir la note du déjeuner, & il la paya
                                                                                  & il
la note du déjeuner
sans qu'il y eût de la part de l'autre aucune protestation.

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 37.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f87.item

 

37.

La sympathie était mutuelle. ils s’échangèrent leurs adresses. Puis Hussonnet
l'invita cordialement à l'accompagner jusqu'à la rue de Fleurus.
Ils étaient au milieu du jardin quand l'employé d'Arnoux retenant
son haleine, contourna son visage dans une grimace abominable & se
mit à faire le coq. Alors tous les coqs qu'il y avait aux environs lui
répondirent par des cocoricos prolongés.
« — C'est un signal ! » dit Hussonnet.
Ils s'arrêtèrent près du théâtre Bobino ; devant une maison où
l'on pénétrait par une allée. Dans la lucarne d'un grenier, entre des
capucines & des pois de senteur, une jeune femme se montra, nu-tête,
en corset, & appuyant ses deux bras contre le bord de la gouttière.
— « Bonjour, mon ange, bonjour, bibiche ! » fit Hussonnet, en lui envoyant
des baisers. puis il ouvrit la barrière d'un coup de pied & disparut.
                                                                         aller
Frédéric l'attendit toute la semaine. Il n'osait se rendre chez lui pour
           point                      [ illis. ]
n'avoir pas l'air impatient de se faire rendre à déjeuner. mais il le
           [illis.]                                                              soir
chercha par tout le quartier latin. Il le rencontra un jour &
                   [illis.]
l'emmena dans sa chambre sur le quai Napoléon.
La causerie fut longue. ils s'épanchèrent. Hussonnet ambitionnait
la gloire & les profits du théâtre. Il collaborait, lui cinquième, à des
vaudevilles non-reçus, avait « des masses de plans » tournait le couplet.
il en chanta même qques-uns. Puis remarquant dans l'étagère
un volume d’Hugo & un autre de Lamartine, il se répandit en
sarcasmes sur l'école romantique. ces poètes-là n'avaient ni bon sens
                                                                                          vantait
ni correction, & n'étaient pas français, surtout. Il se piquait de
savoir sa langue & épluchait les phrases les plus belles avec
cette sévérité hargneuse, ce goût académique qui distingue les
personnes d'humeur folâtre quand elles abordent l'art sérieux.
Frédéric fut blessé dans ses prédilections. Il avait envie de
rompre immédiatement. Mais pourquoi ne pas hazarder tout de
suite, le mot d'où son bonheur dépendait. Alors ramassant son
courage, il demanda au garçon-de-lettres s'il pouvait le présenter
chez Arnoux. La chose était facile ; & ils convinrent du jour
suivant.

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 38.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f89.item

 

38.

Hussonnet manqua le rendez-vous. Il en manqua trois autres. Un samedi
vers quatre heures, il apparut.
                                                                                                          pour
Mais profitant de la voiture, il s'arrêta d'abord, au théâtre-Français, afin
                              de loge
d’avoir un coupon de loge, Il se fit descendre chez un tailleur, chez une
couturière. il écrivait des billets chez les concierges. Enfin ils arrivèrent
boulevard Montmartre. Frédéric traversa la boutique, monta l'escalier
La présentation était complètement intutile. Arnoux le reconnut dans
la glace placée devant son bureau - & tout en continuant à écrire
il lui tendit la main par-dessus l'épaule.
Cinq à six personnes, debout, emplissaient l'appartement étroit qu'éclairait
une seule fenêtre donnant sur la cour. Un canapé en damas de
         brun
laine grenat occupait au fond l'intérieur d'un alcôve, entre deux
portières d'étoffe semblable. Sur la cheminée couverte de paperasses il y
avait une petite Vénus en bronze - & deux candélabres garnies de
bougies roses, la flanquaient parallèlement. À droite, près d'un
                                                                       un
cartonnier, un homme dans un fauteuil, lisait le journal, en
gardant son chapeau sur sa tête - & les murailles disparaissaient
sous des estampes & des tableaux, gravures précieuses ou esquisses de
maîtres contemporains ornés de dédicaces qui témoignaient pr Jacques
Arnoux de l'affection la plus sincère.
— Cela va toujours bien ? » fit-il, en se tournant vers Frédéric. Et sans
attendre sa réponse, il demanda bas à Hussonnet. « Comment l'appelez-
vous, votre ami ? » Puis tout haut « Prenez donc un cigarre, sur
le cartonnier dans la boîte. »
L’Art-industriel, posé au point central de Paris était un
lieu de rendez-vous commode, un terrain neutre où les rivalités
se coudoyaient familièrement. On y voyait ce jour-là Anthénor
Braive le portraitiste des rois, Jules Burrieu, qui pop commençait
à populariser par ses dessins les guerres d'Algérie, le caricaturiste
Sombaz, le sculpteur Vourdat, d'autres autres & aucun ne
répondait aux préjugés de l'étudiant. Leurs manières étaient
                                              Le mystique Lovarias
simples, leurs propos libres. Lovarias peintre d’histoire religieuse
débita un conte obscène & l'inventeur du paysage oriental
le fameux Dittmer portait une camisole de tricot sous
son gilet & prit l'omnibus pr s'en retourner.

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 39.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f91.item

 

39.

                                                                            un
Il fut d'abord question d'une nommée Apollonie, ancien modèle que Burrieu
                                                                            un
prétendait avoir reconnu sur le boulevard, dans un Milord à la Daumont.
Hussonnet expliqua cette métamorphose par la série détaillée de ses
entreteneurs.
— « Comme ce gaillard-là connaît les filles de Paris ! » dit Arnoux.
Sire Sire
— Après vous, s'il en reste, Sire. » répliqua le bohême avec un salut
militaire, pr imiter le grenadier offrant sa gourde à Napoléon
Puis on discuta qques toiles, où la tête d'Apollonie avait servi.
Les confrères absents furent critiqués. on s'étonnait du prix de leurs
œuvres. & tous se plaignaient de ne point gagner suffisamment
lorsque entra un homme de taille moyenne, l'habit noir fermé par
un seul bouton, les yeux vifs, l'air un peu fou.
— quel tas de bourgeois vous êtes ! » dit-il. « qu'est-ce que cela fait,
miséricorde ! Les vieux qui confectionnaient des chefs-d'œuvre ne
s'inquiétaient pas du million. Corrège, Murillo.
— ajoutez Pellerin » dit Sombaz
Mais sans relever l'épigramme, il continua de
discourir avec tant de véhémence, qu'Arnoux fut contraint de lui
répéter deux fois
— ma femme a besoin de vous, jeudi. n'oubliez pas !
Cette parole ramena la pensée de Frédéric sur Me Arnoux. Elle
                                            Sans doute
était là, sans doute, à côté . On pénétrait chez elle par le cabinet près
du divan. Arnoux, pr prendre un mouchoir venait de l'ouvrir
Frédéric avait même aperçu dans le fond un lavabo. Mais une
sorte de grommelement sortit du coin de la cheminée. C'était le
personnage qui lisait son journal dans le fauteuil. Il avait
cinq pieds neuf pouces, les paupières un peu tombantes, la
                       l'air majestueux
chevelure grise & s'appelait Regimbart.
— « Qu'est-ce donc, citoyen ? » dit Arnoux
L’autre répliqua d’une voix profonde.
— « Encore une nouvelle canaillerie du gouvernement ! »
Il s'agissait de la destitution d'un maître-d'école. Pellerin
reprit son parallèle entre Michel-Ange & Shakespeare.

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 40.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f93.item

 

40.

Dittmer s'en allait. Arnoux le rattrapa pr lui mettre dans la main deux
billets de banque. Alors Hussonnet croyant le moment favorable
« — Vous ne pourriez pas m'avancer, mon cher patron ...
Mais Arnoux s'était rassis - & gourmandait un vieillard d'aspect sordide
en lunettes bleues.
— « Ah ! vous êtes joli, père Isaac ! voilà trois œuvres décriées, perdues ! Tout le
monde se fiche de moi. On les connaît, maintenant ! que voulez-vous
que j'en fasse ? Il faudra que je les envoie en Californie, au diable,
taisez-vous ! »
La spécialité de ce bonhomme consistait à mettre au bas des tableaux
des signatures de maîtres anciens. Arnoux refusait de le payer, & même
                                                 changeant de manières
il le congédia brutalement. Puis il salua un Monsieur décoré, gourmé,
avec favoris & cravattes blanches.
Le coude sur l'espagnolette de la fenêtre, il lui parla pendant longtemps
d'un air mielleux, sans le convaincre. Enfin il éclata
« — Eh ! je ne suis pas embarrassé d'avoir des courtiers, Mr le Comte ! »
Le gentilhomme s'étant résigné, Arnoux lui solda vingt cinq louis
& dès qu'il fut dehors :
— « Sont-ils assommants, ces gds seigneurs !
— tous des misérables ! » murmura Regimbart.
à mesure que l'heure avançait, les occupations d'Arnoux redoublaient
il classait des articles, décachetait des lettres, alignait des comptes ;
au bruit du marteau dans le magasin sortait pr surveiller les emb
                                                                                               emballages
puis reprenait sa besogne, & tout en faisant courir sa plume de fer
sur le papier, il ripostait aux plaisanteries, donnait des ordres.
   devait dîner
Il dînait le soir chez son avocat & partait le lendemain pr la
Belgique.
Les autres causaient des choses du jour ; le portrait de Cherubini, l'hémi-
cycle des Beaux-Arts, l'exposition prochaine. Pellerin déblatérait
            l’Institut
contre l'Académie ; les cancans, les discussions s'entrecroisaient - &, bien
que le feu de la cheminée ne brûlat plus, la chaleur devenait étouffante

l'appartement bas de plafond était si rempli qu'on ne pouvait
remuer, & la lumière des bougies roses passait dans la fumée
des cigarres comme des rayons de soleil dans la brume.

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 41.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f95.item

 

41.

Mais la porte près du divan s'ouvrit ; & une grande femme mince
                                                                           sonner
entra, - avec des gestes brusques qui faisaient bruire sur sa robe
en taffetas noire toutes les breloques de sa montre.
C'était la femme entrevue l'été dernier au Palais-Royal.
Quelques uns, l'appelant par son nom, échangèrent avec elle
des poignées de main. Hussonnet avait enfin arraché
cinquante francs. la pendule sonna sept heures. tous se
retirèrent.
Arnoux dit à Pellerin de rester & conduisit Mlle Vatnas
dans le cabinet.
                           entrebaillée
[Malgré la porte entr’ouverte,] Frédéric n'entendait pas leurs
             ils chuchottaient. Cependant
paroles. La voix féminine s'éleva.
— « Depuis six mois que l'affaire est faite, j'attends toujours
Il y eut un long silence. Mlle Vatnas reparut. Arnoux
lui avait encore promis quelque chose.
— « Oh oh plutard, nous verrons ! »
— « Adieu, homme heureux ! » dit-elle en s'en allant.
Arnoux rentra vivement dans le cabinet, écrasa
du cosmétique sur ses moustaches, haussa ses bretelles
pr tendre ses sous-pieds - & tout en se lavant les
mains.
— « Il me faudrait deux dessus de porte, à 250 la pièce
genre Boucher. est-ce convenu ?
— « Soit » dit l'artiste devenu rouge.
— « Bon ! & n'oubliez pas ma femme »
   Frédéric
Pellerin raccompagna Pellerin

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 42.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f97.item

 

42.

jusqu'au haut du faubourg Poissonnière - & lui demanda la permission de venir
le voir qqfois, - faveur qui fut accordée, gracieusement.
Pellerin lisait tous les ouvrages d'esthétique pr découvrir la
véritable théorie du Beau, convaincu quand il l'aurait trouvée de faire
des chefs-d'œuvre. Il s'entourait de tous les auxiliaires imaginables, dessins
plâtres, modèles, gravures - & il cherchait, se rongeait. il accusait
                                                                                     chercher
le temps, ses nerfs, son atelier, sortait dans la rue pr rencontrer
l'inspiration, tressaillait de l'avoir saisie, puis abandonnait son œuvre
et en rêvait une autre qui devait être plus belle. Ainsi tourmenté
par des convoitises de gloire & perdant ses jours en discussions, croyant
à mille niaiseries, aux systèmes, aux critiques, à l'importance d'un
règlement ou d'une réforme en matière d'art, il n'avait à cinquante
ans passés encore produit que des ébauches. Son orgueil robuste
l'empêchait de subir aucun découragement. mais il était toujours
irrité & dans cette exaltation à la fois factice & naturelle qui
constitue les comédiens.
On remarquait en entrant chez lui deux gds tableaux, où des premiers
tons, posés çà & là, faisaient sur la toile encore blanche, des taches
de brun de rouge & de bleu. un réseau de lignes à la craie
s'étendait par-dessus, comme les mailles vingt fois reprises
d'un filet, impuissant à retenir la fugacité de la pensée ;
il était même impossible d'y rien comprendre. Pellerin expliqua
                                                                                                   les
le sujet de ces deux compositions en indiquant avec le pouce que
parties qui manquaient. L'une devait représenter la démence de
Nabuchodonosor [illis.] l'autre l'incendie de Rome par Néron [illis.] Frédéric
les admira.
Il admira des académies de femmes échevelées, des paysages où les
troncs d'arbres [illis.] tordus par la tempête foisonnaient, &
surtout des caprices à la plume, souvenirs de Calot, de Rembrandt
ou de Goya - dont il ne connaissait pas les modèles. Mais
Pellerin n'estimait plus ces travaux de sa jeunesse. Il était
                 il était
maintenant pr le gd style. Il dogmatisa sur Homère
sur          & Winckelman
& Phidias éloquemment. D’ailleurs les choses autour de lui
renforçaient la puissance de sa parole. Une indéfinissable
poésie

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 43.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f99.item

 

43.

On voyait une tête de mort, sur un prie-Dieu, des yatagans, une robe
de moine. Frédéric l'endossa.
                                         humeur le             [illis.]
Quand il arrivait de bonne heure il surprenait dans son mauvais
                                       l’
[illis.] lit de sangle que cachait derrière la porte un lambeau de
                         Pellerin
tapisserie, car l’artiste se couchait tard, fréquentait les théâtres
avec assiduité. Il était servi par une vieille femme en haillons
dînait à la gargotte & vivait sans maîtresse. Ses connaissances
ramassées pêle-mêle rendaient ses paradoxes amusants. Sa haine
contre le commun & le bourgeois débordait en sarcasmes d'un lyrisme
superbe, & il avait pour les maîtres une telle religion qu'elle le
montait presque jusqu'à eux. Mais pourquoi ne parlait-il jamais
de Me Arnoux ? Quant à son mari, tantôt il l'appelait un bon
garçon, d'autres fois un charlatan. Frédéric attendait ses confidences.
Un jour en feuilletant un de ses cartons, il trouva dans
le portrait d'une bohémienne quelque chose de Mlle Vatnas. & comme
cette personne l'intéressait il voulut savoir sa position.
Elle avait été, croyait Pellerin, d'abord institutrice en province
Maintenant elle donnait des leçons & tâchait d'écrire dans
les petites feuilles.
D'après ses manières avec Arnoux, on pouvait selon Frédéric,
la supposer sa maîtresse.
— « Ah ! bah ! il en a d'autres ! »
Alors le jeune homme, en détournant son visage qui rougissait
de honte sous l'infamie de sa pensée, ajouta d'un air crâne :
— « et sa femme le lui rend, sans doute ? »
— Pas du tout ! elle est honnête ! » Frédéric eut un remords & se
montra plus assidu au journal.
Les grandes lettres composant le nom d'Arnoux sur la plaque
de marbre, au haut de la boutique lui semblaient toutes particulières
et grosses de significations comme une écriture sacrée. Le large
trottoir, descendant, facilitait sa marche, la porte tournait presque
d'elle-même, & la poignée lisse au toucher avait la douceur
& comme l'intelligence d'une main dans la sienne. Insensi-
-blement, il devint aussi ponctuel que Regimbart.

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 44.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f101.item

 

44.

Tous les jours Regimbart s'asseyait au coin du feu, dans son fauteuil
s'emparait du National, ne le quittait plus & exprimait sa
pensée par des exclamations ou de simples haussements d'épaule.
De temps à autre, il s'essuyait le front avec son mouchoir-poche
roulé en boudin & qu'il portait dans l’ouverture de sa redingote
verte, entre des boutons. Il avait un pantalon à plis, des souliers-
                              très         & son chapeau
-bottes, une cravate longue cachant à bords retroussés le
faisait reconnaître de loin, dans les foules.
À huit heures du matin, il descendait des hauteurs de
Montmartre pr prendre le vin blanc dans la rue notre-Dame-
des Victoires. Son déjeuner que suivaient plusieurs parties de
billard le conduisait jusqu'à trois heures. Il se dirigeait alors
                                                                          l'absinthe  après
vers le passage des Panoramas pr prendre le vermuth -
la séance chez Arnoux, il entrait à l'estaminet-Bordelais pour
prendre le vermouth ; puis, au lieu de rejoindre sa femme, souvent
il préférait dîner seul dans un petit café de la place Gaillon
où il voulait qu'on lui servît « des plats de ménage, des choses
naturelles ». Enfin il se transportait dans un autre billard, & y
restait jusqu'à minuit, jusqu'à une heure du matin, jusqu'au
moment où le gaz éteint & les volets fermés, le maître de
l'établissement exténué le suppliait de sortir.
Et ce n'était pas l'amour des consommations qui attirait dans
ces endroits le citoyen Regimbart, mais l'habitude ancienne
d'y causer politique. Avec l'âge sa verve était tombée, & il
n'avait plus qu'une morosité silencieuse. On aurait dit à
                                                      portais/roulait
voir le sérieux de son visage qu'il roulait le monde dans sa
                                                        [illis.]
tête. rien n'en sortait, & personne, même de ses amis, ne lui
connaissait d'occupations, bien qu'il se donnât pr tenir un
cabinet d'affaires.
Arnoux paraissait l'estimer infiniment. il dit un jour à Frédéric
— « Celui-là en sait long, allez ! C'est un homme fort ! »
Un autre fois Regimbart étala sur son bureau des
papiers relatifs à des mines de caolin en Bretagne. Arnoux s'en
rapportait à son expérience. Frédéric se montra plus cérémonieux
pr Regimbart, jusqu'à lui lui offrir l'absinthe, de
                                                           temps à autres,

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 45.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f103.item

 

45.

et bien qu’il l’ennuyât, bien
bien                                            quoiqu'il
quoiqu’il
qu’il n’en pût rien tirer, bien qu’il le jugeât stupide, souvent il
demeurait dans sa compagnie pendant une gde heure se demandant
   uniquement, parce qu’il était l'ami de Jacques Arnoux
quel pouvait être son mérite.
Un attachement incompréhensible le faisait aussi rechercher tout ce qui dépendait
de Me Arnoux - & Arnoux exerçait sur lui comme une fascination.
Après avoir poussé dans leurs débuts les maîtres contemporains
cet homme de progrès avait tâché, tout en conservant des allures artistiques d'étendre ses profits pécuniaires. ce qu’il voulait c’était l'émancipation
des arts, le sublime à bon marché. Il vulgarisa quantité de perfection
-nements. Toutes les industries du luxe parisien subirent son influence
qui fut bonne sur les petites choses & funeste pr les grandes. Avec
sa rage de flatter l'opinion, il détourna de leur voie des artistes habiles
corrompit les forts, épuisa les faibles & illustra les médiocres. Il en
                                           &
disposait par ses relations, par sa Revue. Les Rapins ambitionnaient
de voir
de leurs œuvres à sa vitrine & les tapissiers prenaient chez lui des modèles
d'ameublement. Frédéric le considérait à la fois comme millionnaire
comme dilettante, comme homme d'action. Bien des choses prtant
l'étonnaient, car le sieur Arnoux était malicieux dans son
commerce.
Il recevait du fond de l'Allemagne ou de l'Italie une toile achetée
à Paris quinze cents francs, & exhibant une facture qui la portait à
quatre mille la revendait trois mille cinq cents, par complaisance.
Un de ses tours ordinaires avec les peintres était d'exiger comme pot
de vin une réduction de leur tableau, sous le prétexte d'en publier
la gravure. Il vendait toujours la réduction & jamais la gravure
ne paraissait. à ceux qui se plaignaient d'être exploités, il répondait
par une tape sur le ventre ou par une calembredaine. Excellent
d'ailleurs, la vue d’un chien blessé lui tirait les larmes des yeux
Il prodiguait les cigarres, tutoyait les inconnus & donnait de
                                         [illis.]
beaux discours. Souvent il s'enthousiasmait pour une œuvre ou pr
un homme, & s'obstinant alors ne regardait à rien, multipliait
les courses, les correspondances, les réclames, et finalement se trouvait
dupe.

Il se croyait fort honnête & commettant avec naïveté des indéli-
-catesses. Dans son besoin d'expansion, il les racontait volontiers
                                                                     racontait naïvement ses
                                                                         indélicatesses

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 46.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f105.item

 

46.

Une fois, pr vexer un confrère qui inaugurait un autre journal de peinture
par un gd festin, il pria Frédéric d'écrire sous ses yeux, un peu avant l'heure
du rendez-vous, des billets où l'on désinvitait les convives. — « cela n'attaque
pas l'honneur, vous comprenez ? » & le jeune homme n'osa lui refuser ce
service.
Le lendemain, en entrant avec Hussonnet dans son bureau, Frédéric vit par
la porte (celle qui s'ouvrait sur l'escalier) le bas d'une robe disparaître
— « mille excuses ! » dit Hussonnet. « si j'avais cru qu'il y eût des femmes
— « Oh ! pr celle-là, c'est la mienne » reprit Arnoux. « Elle montait me faire
une petite visite, en passant »
— « Comment ? » dit Frédéric.
— « Mais oui ! elle s'en retourne chez elle, à la maison ! »
Le charme des choses ambiantes se retira, tout à coup. Ce qu'il y
sentait confusément épandu venait de s'évanouir. ou plutôt n'y avait
jamais été. Il éprouvait une surprise infinie & comme la douleur d'une
trahison. Arnoux en fouillant dans son tiroir, souriait. Se moquait-il
de lui ? Le commis alors déposa sur la table une liasse de papiers humides.
                                              le sieur marchand de peinture
— Ah ! les affiches » s'écria Jacques Arnoux. Je ne suis pas près de dîner, ce
soir ! » Regimbart prenait son chapeau. « Comment vous me quittez ?
— Sept heures ! » dit Regimbart. & Frédéric le suivit.
Au coin de la rue Montmartre, il se retourna. il
regarda les fenêtres du premier étage. - & il rit intérieurement de pitié
sur lui-même, en se rappelant avec quel amour il les avait si souvent
contemplées ! Où donc vivait-elle ? Comment la rencontrer, maintenant
La solitude se r’ouvrait autour de son désir plus immense que
jamais !
— « Venez-vous la prendre ? » dit Regimbart
— « Prendre qui ?
— « L'absinthe ! » & cédant à ses obsessions, Frédéric se laissa conduire
à l'estaminet bordelais.
Tandis que son compagnon posé sur le coude, considérait
silencieusement la caraffe, il jetait les yeux de droite & de gauche. Mais
il aperçut le profil de Pellerin sur le trottoir. Il cogna vivement
contre les carreaux & le peintre n'était pas assis que Regimbart
lui demanda prquoi on ne le voyait plus à l'Art-Industriel.

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 47.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f107.item

 

47.

— Que je crève, si j'y retourne ! C'est une brute, un bourgeois, un misérable,
un drôle. »
Ces injures flattaient la colère de Frédéric. Il en était blessé cependant - car
il lui semblait qu'elles atteignaient un peu Me Arnoux.
— qu'est-ce donc qu'il vous a fait ? » dit Regimbart.
Pellerin battit le sol avec son pied, & souffla fortement au lieu de
répondre.
Afin de gagner sa vie Il se livrait à des travaux clandestins, tels que
portraits aux deux crayons ou pastiches de gds maîtres pr les amateurs
peu éclairés. - & comme ces travaux l'humiliaient, il préférait les
                                                                         l’exaspérait
taire, généralement. Mais la crasse d'Arnoux l'indignait trop.
Il se soulagea.
D'après une commande dont Frédéric était témoin, il lui avait
apporté deux tableaux. Le marchand alors s'était permis des critiques
il avait blâmé la composition la couleur & le dessin - le dessin
surtout, bref, à aucun prix n'en avait voulu. Mais forcé par
l'échéance d'un billet Pellerin les avait cédés au juif Isaac - & ce
qui l’exaspérait c’est que quze jours plutard, Arnoux lui-même les
        vendait                                                               [illis.]
avait vendus à un Espagnol pr deux mille francs. — [illis.] deux
                    «
mille francs pas un sou de moins ! quelle gredinerie ! & il en
fait bien d'autres, parbleu, nous le verrons un de ces matins, en
cour d'assises. »
— « Comme vous exagérez ! » dit Frédéric, d'une voix timide
— « allons ! bon ! j'exagère ! » s'écria l'artiste en donnant sur la table
un gd coup de poing.
Cette violence rendit au jeune homme tout son aplomb. Sans doute
on pouvait se conduire plus gentiment. Cependant si Arnoux
trouvait ces deux toiles...
— « Mauvaises ! lâchez le mot ! Les connaissez-vous ? est-ce votre
métier ? Or, vous savez mon petit, - moi, - je n'admets pas
cela, les amateurs. »
— « Eh ! ce ne sont pas mes affaires ! » dit Frédéric.
— « Quel intérêt avez-vous donc à le défendre ? » reprit
froidement Pellerin.

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 48.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f109.item

 

48.

Le jeune homme balbutia :
— « Mais... parce que je suis son ami.
— « embrassez-le de ma part, bonsoir. » & le peintre sortit furieux, sans
parler bien entendu de sa consommation
Frédéric s'était convaincu lui-même, en défendant Arnoux. dans
l'échauffement de son éloquence, il fut pris de tendresse pr cet homme
intelligent & bon, que ses amis calomniaient & qui maintenant travail-
-lait tout seul, abandonné. Il ne résista pas au singulier besoin
de le revoir immédiatement. - & dix minutes après il poussait la
porte du magasin.
              élaborait                               de monstrueuses
Arnoux travaillait avec son commis, à des affiches monstres pr une
                                                             des affiches
exposition de tableaux.
— « tiens ! qui vous ramène ? »
Cette question bien simple embarrassa Frédéric. - & ne sachant que
répondre il demanda si l'on n'avait point trouvé par hasard
son calpin - un petit calpin en cuir bleu.
— « Celui où vous mettez vos lettres de femme ? » dit Arnoux
Frédéric, en rougissant comme une vierge, se défendit d'une telle
supposition
— « Vos poésies, alors ? » répliqua le marchand « ou bien vos pensées
philosophiques
»
Il maniait les spécimens étalés. en discutait la forme la
couleur, la bordure, changeait la place des mots. & Frédéric se
sentait de plus en plus irrité par son air de méditation & surtout
par ses mains qui se promenaient sur les affiches - de grosses
mains un peu molles, à ongles plats. Enfin Arnoux se leva
& en disant « c'est fait » il lui passa la main sous le menton
familièrement. cette privauté déplut à Frédéric. il se recula.
puis il franchit le seuil du bureau pr la dernière fois de son
existence, croyait-il. Me Arnoux, elle-même, se trouvait
comme diminuée par la vulgarité de son mari.
Il reçut dans la même semaine une lettre où
Deslauriers annonçait qu'il arriverait à Paris, jeudi
                                                                  prochain.

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 49.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f111.item

 

49.

Alors il se rejeta violemment sur cette affection plus solide & plus haute.
                                       maintenant              n’aurait
un pareil homme valait toutes les femmes. Il n'avait plus besoin
de Regimbart, de Pellerin, d'Hussonnet, de personne ! Les vieux projets
de la jeunesse reparurent. Ils méneraient une vie intellectuelle &
charmante. afin de mieux loger son ami, il acheta une couche de fer,
un second fauteuil, dédoubla sa literie ; — & le jeudi matin, il s'habillait
pr aller au-devant de Deslauriers quand un coup de sonnette retentit
à sa porte. Arnoux entra.
— « Un mot, seulement ! hier on m'a envoyé de genève une belle truite.
nous comptons sur vous, tantôt, à sept heures, juste. c'est rue de
Choiseul 24 bis. n'oubliez pas »
Frédéric fut obligé de s'asseoir. Ses genoux chancelaient. Il se
répétait « Enfin ! enfin ! » Puis il écrivit à son tailleur, à son
chapelier, à son bottier & il fit porter ces trois billets par
trois commissionnaires différents. Mais la clef tourna dans la
serrure & le concierge parut avec une malle sur l'épaule.
                       voyant
Frédéric, en apercevant Deslauriers, se mit à trembler
                                                                                  époux
comme une femme adultère sous le regard de son [illis.].
— « qu'est-ce donc qui te prend ? »                    cependant
- tu as l’air tout drôle. » dit Deslauriers. « tu dois pourtant
            de moi une                                               cependant
avoir reçu ma lettre ? »
Frédéric n'eut pas la force de mentir : & répondit
— Oui je l’ai reçue ! » il ouvrit les bras & se jeta sur sa
poitrine.
Ensuite le clerc conta son histoire. Son père n'avait pas
voulu rendre ses comptes de tutelle, s'imaginant que ces comptes-là
se prescrivaient par dix ans. Mais plus fort que lui en procédure
Deslauriers avait enfin arraché tout l'héritage de sa mère
sept mille francs net, qu'il tenait là, sur lui dans un vieux
portefeuille.
— « C'est une réserve, en cas de malheur. Il faut que j'avise
à les placer & à me caser moi-même, dès demain matin.
Pour aujourd'hui vacance complète, & tout à toi, mon vieux

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 50.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f113.item

 

50.

— « Oh ! ne te gêne pas ! » dit Frédéric. « si tu avais ce soir qque chose d'important
— « allons donc ! Je serais un fier misérable !... »
et cette épithète, lancée au hazard, toucha Frédéric en plein cœur
comme une allusion outrageante.
Cependant le concierge avait disposé sur la table, auprès du feu, des
                                    des radis
côtelettes, de la galantine, un dessert & deux bouteilles de Bordeaux.
                               une langouste
à cachet rouge. — une réception si bonne émotionna Deslauriers
— « tu me traites comme un roi, ma parole ! »
                                                                         de l’avenir
Le bois flambait. Ils causèrent de leur passé, de l’avenir — & de temps
à autres, ils se prenaient les mains par-dessus la table, en se regardant
une minute, avec attendrissement.
Mais un commissionnaire apporta un chapeau neuf. Deslauriers
remarqua, tout haut, combien la coiffe était brillante.
Puis le tailleur, lui-même, vint remettre l'habit auquel il avait
donné un coup de fer.
— « on croirait que tu vas te marier, dit Deslauriers.
une heure après, un troisième individu survint & retira d'un
grand sac noir une paire de bottes vernies, splendides ! Pendant que
Frédéric les essayait, le bottier observait narquoisement la chaussure
du provincial.
— « Monsieur n'a besoin de rien ?
non, « merci » répliqua le clerc, en rentrant sous sa chaise ses
vieux souliers à cordons.
Cette humiliation gêna Frédéric. Il reculait à faire son aveu. Enfin
il s'écria, comme saisi par une idée
— « Ah ! saprelotte, j'oubliais ! »
— « quoi donc ? »
— « ce soir, je dîne en ville ! »
— « chez les Dambreuze ? pourquoi n'en parles-tu jamais dans tes
lettres ? »
ce n'était pas chez les Dambreuse. mais chez Arnoux.
& ils se facheraient si l’on manquait

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 51.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f115.item

 

51.

— « tu aurais dû m'avertir ! » dit Deslauriers. « Je serais venu un jour
plus tard.
                                                                                   on ne m’a invité
— « impossible » répliqua brusquement Frédéric. » Je n’ai été invité que ce
matin, tout à l'heure.
Et pr racheter sa faute, & en distraire son ami, il dénoua les cordes
emmêlées de sa malle, il rangea dans la commode toutes ses affaires
il voulait lui donner son propre lit, coucher dans le cabinet au bois.
Puis dès quatre heures, il commença ses préparatifs de toilette
— « tu as bien le temps ! » dit l'autre.
                                                          semblaient
Les aiguilles au cadran de Notre-Dame reculer toutes les cinq
minutes, Frédéric se mettait sur son balcon pr les voir. [illis.]
          il s’habilla
Enfin il partit.
                                                                     Puis
— « Voilà les riches ! » pensa Deslauriers. & il alla dîner, rue St Jacques
chez un petit restaurant qu'il connaissait.
Frédéric s'arrêta plusieurs fois dans l'escalier, tant son cœur battait
fort. Il avait une angoisse indéterminée & comme le pressentiment
                                                                            justes
d’une chose considérable. un de ses gants trop étroit éclata. & tandis qu'il
             enfonçait
tâchait de cacher la déchirure sous la manchette de sa chemise, Arnoux
                                                                & le fit entrer
qui montait par derrière le saisit au bras en le remerciant de son
exactitude.
L'antichambre, décoré à la chinoise avait une lanterne peinte au plafond,
& des bambous dans les coins. En traversant le salon Frédéric aperçut
des fauteuils de soie jaune, un piano de palissandre, il trébucha contre
une peau de tigre. on n'avait point encore allumé les flambeaux
mais deux lampes brûlaient dans le boudoir, tout au fond.
Mlle Marthe vint dire que sa maman s'habillait. Arnoux l'enleva
jusqu'à la hauteur de sa bouche, pr la baiser ; puis voulant choisir
lui-même dans la cave certaines bouteilles de vin, il laissa Frédéric
avec l'enfant.
Elle avait grandi beaucoup depuis le voyage de Montereau. Ses cheveux
bruns descendaient en longs anneaux frisés sur ses bras nus. Sa robe
plus bouffante que le jupon d'une danseuse laissait voir ses
mollets roses — & toute sa gentille personne sentait frais comme
un bouquet. Elle reçut les compliments du monsieur avec des
airs de coquette, fixa sur lui ses yeux profonds, puis se coulant
                meubles
parmi les membres*, disparut comme un jeune chat.

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 52.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f117.item

 

52.

Il n'éprouvait plus aucun trouble. Les globes des lampes recouverts d'une dentelle
en papier tamisaient un jour laiteux & qui attendrissait la couleur des murailles
                                                                                              pareil à un gros
tendues de satin mauve. à travers les lames du garde-feu, on apercevait
éventail, on apercevait les charbons dans la cheminée. il y avait dessus,
contre la pendule un coffret d’ébène à fermoirs d'argent. çà & là des
choses intimes traînaient : une poupée au milieu de la causeuse, un fichu
contre le dossier d'une chaise — & sur la table à ouvrage, un tricot
de laine d'où pendaient en dehors deux aiguilles d'ivoire la pointe en bas.
C'était un endroit paisible, honnête & familier tout ensemble. Frédéric
attendait dans une espèce de recueillement plein de douceur & de rêverie
Arnoux rentra, & par l'autre portière, Me Arnoux parut.
Comme elle se trouvait enveloppée d'ombre, il ne distingua, d'abord, que sa tête.
Elle avait une                 &
Sa robe de velours noir rendait plus éclatante la blancheur de sa peau, & elle
avait dans les cheveux une longue bourse algérienne, en filet de soie rouge, qui
s'entortillant à son peigne lui tombait sur l'épaule gauche.
Arnoux présenta Frédéric.
                                                    parfaitement
« — Oh ! je reconnais Monsieur parfaitement ! » répondit-elle. Puis les convives
arrivèrent tous, presqu’en même temps : Dittmer, Lovarias, Burieu, le
compositeur Rosenwald, le poète Théophile Lorris, deux critiques d'art
collègues d'Hussonnet, un fabricant de papier, un avocat & enfin
l'illustre Pierre Paul Mensius, le dernier représentant de la gde peinture,
qui portait gaillardement avec sa gloire, ses quatre vingt années & son
gros ventre. Tous s’inclinèrent très bas & il était facile de voir à leur
contenance combien ils la respectaient. Beauté célèbre elle rehaussait
Arnoux & augmentait par sa personne le luxe de cette maison.
                                                             Me Arnoux  son
Lorsqu'on passa dans la salle à manger elle prit le bras du
vieux Mensius. une chaise était restée vide pr Pellerin. Arnoux
l'aimait, bien qu’il l'exploitat le plus possible. c’était lui qui avait fait
sa réputation en le posant comme un gd homme
. D'ailleurs il
redoutait sa terrible langue, si bien que pr l'attendrir il avait publié
                                                   accompagné
dans l'Art-industriel son portrait bourré d'éloges hyperboliques — &
                                                                        apparut              heures
Pellerin plus sensible à la gloire qu'à l'argent, arriva vers huit du
        fort
soir tout essoufflé. Frédéric s'imagina qu'ils étaient réconciliés depuis
longtemps.

étagère d’ébène
incrustée
[illis.]
La compagnie, les mets, tout lui plaisait. La salle à manger
telle qu'un parloir moyen-âge était tendue de cuir battu. une
grande étagère hollendaise se dressait devant un râtelier de
                                                                                 chibouks.

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 53.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f119.item

 

53.

— & tout autour de la table, les verres de Bohême diversement colorés, faisaient
au milieu des fleurs & des fruits comme une illumination dans un jardin
Il eut à choisir entre six espèces de moutarde. il mangea du daspatchio
du garrick, du gingembre, des merles de Corse, des lasagnes romaines
il but des vins extraordinaires du Lip-Fraoli & du tokay. Arnoux se
piquait effectivement de bien recevoir. Il courtisait en vue des comestibles
tous les conducteurs de malle-poste & il était lié avec des cuisiniers de
grandes maisons qui lui communiquaient des sauces.
Mais la causerie surtout amusait Frédéric. Son goût pr les voyages fut
caressé par Dittmer qui parla de l'Orient, il assouvit sa curiosité des
choses du théâtre en écoutant Rosenwald causer de l'Opéra. & l'existence
atroce de la Bohème lui parut drôle à travers la gaieté d'Hussonnet,
lequel narra d'une manière pittoresque comment il avait passé tout
un hiver, n'ayant pr nourriture que du fromage de Hollande.
Puis une discussion entre Lovarias & Burrieu, sur l'école florentine,
                                                                      lui ouvrit des horizons
lui révéla des gds hommes, des chefs-d'œuvres inconnus. & il eut mal
à contenir son enthousiasme quand Pellerin s'écria.
— « Laissez-moi tranquille avec votre hideuse réalité ! qu'est-ce que
       veut dire
cela signifie, la Réalité ? Les uns voient noir, d'autres bleu
Mr Ingres voit gris & la multitude voit bête. Rien de moins
naturel que Michel-Ange, rien de plus fort, pourtant ! Le souci
de la vérité extérieure dénote la bassesse contemporaine — & l'Art
deviendra, si l'on continue, je ne sais quelle rocambolle au-dessous
de la religion comme poésie, & de la Politique comme intérêt.
Vous n'arriverez pas à son but — oui — son but ! — qui est de
nous causer une exaltation impersonnelle avec des pensées courtes
& de petites œuvres, malgré toutes vos finasseries d'exécution.
Voilà les tableaux de Bassolier, par exemple ! c'est joli, coquet
propret, & pas lourd ! ça peut se mettre dans la poche, se
prendre en voyage ! les notaires achètent ça vingt mille francs
il y a pour trois sous d'idées. mais sans l'idée, rien de grand !
sans grandeur, pas de beau ! l’olympe est une montagne
Le plus crane monument ce sera toujours les Pyramides

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 54.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f121.item

 

54.

– « mieux vaut l'exubérance que le goût, le désert qu'un trottoir & un Sauvage
qu'un coiffeur ! »
Frédéric en écoutant ces choses regardait Me Arnoux. Elles tombaient
dans son esprit comme des métaux dans une fournaise en se fondant
se mêlant, s'ajoutaient à sa passion & faisaient de l'amour.
Il était assis trois places, au-dessous d'elle, sur le même côté.
De temps à autres, elle se penchait un peu, en tournant la tête pour
adresser qques mots à sa petite fille - & comme elle souriait alors
une fossette se creusait dans sa joue, ce qui donnait à son visage
un air de bonté plus délicate.
Au moment des liqueurs elle disparut ; la conversation devint très
libre. Mr Arnoux y brilla. & Frédéric fut étonné du cynisme de ces
                             [illis.]
hommes dont plus d’un certainement aurait pu être son père. Cependant
leur préoccupation de la femme établissait entre eux & lui une sorte
                                                                                            comme une
d’égalité qui le haussait dans sa propre estime.
Puis rentré au Salon, il prit, par contenance, un des albums
traînant sur la table. Les grands artistes de l'époque l'avaient illustré
de dessins, y avaient mis de la prose, des vers, ou simplement
                       Mais
leur signature. Mais parmi les noms fameux, il s'en trouvait
beaucoup d'inconnus & les pensées curieuses n'apparaissaient
que sous un débordement de sottises. Toutes contenaient un
hommage plus ou moins direct à Me Arnoux. Frédéric aurait
eu peur d'écrire une ligne, à côté.
Puis Elle alla chercher, dans son boudoir le coffret
   fermoir
à serrure d'argent qu'il avait remarqué sur la
cheminée. C'était un cadeau de son mari. Lorris,
                                                         [illis.] merveille
connaisseur en bibelots le déclara un ouvrage authen-
……..…….[illis.]……….
-tique de la Renaissance. Les amis d'Arnoux le
un ouvrage
complimentèrent, sa femme le remerciait. Un atten-
 il fut pris d'attendrissement &
- drissement le saisit & il répliqua d’une voix émue :
                                  et lui donna devant le monde
                                                                un baiser

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 55.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f123.item

 

55.

et il expliqua d’une voix émue
    rien n’est trop cher pr toi
– « Rien
« Mais rien ne me coûte pr toi, ma chérie » en lui donnant,
devant le monde, un baiser

Ensuite il fit voir à ses hôtes, un merveilleux Tiepolo dont
il ornait provisoirement son salon. La toile, plus hte que
large, représentait un gentilhomme & une princesse autour d’une
table ronde que chargeaient des vases à col étroit, avec un nègre
par derrière, & au fond un gd ciel bleu, découpé dans des
architectures. Arnoux en démontra les mérites en se servant
d’expressions qui marquaient des connaissances positives
.

Ensuite tous causèrent çà et là par groupes ; le bonhomme

Tous se mirent à causer, çà et là
, par groupes. Le bonhomme
Meinsius était avec Me Arnoux sur une bergère, auprès du
                                                                             quelquefois
feu. Elle se penchait vers son oreille, leurs têtes parfois se
touchaient & Frédéric aurait accepté d'être sourd, infirme
& laid pr un nom illustre & des cheveux blancs, pr avoir qque
chose enfin, qui l'intronisât dans une intimité pareille. Il se
                           furieux contre
rongeait le cœur, chagriné de sa jeunesse & son obscurité.
Mais elle vint discrètement dans l'angle du salon où il
se tenait. Elle lui demanda s'il connaissait qques uns des
convives & leurs œuvres, s'il aimait la peinture, depuis
combien de temps il étudiait à Paris & ce qu’elle disait n’avait
                                                        mot             mais chaque mot de
en soi, rien d’extraordinaire - chaque prtant qui sortait
de sa bouche semblait à Frédéric être une chose nouvelle,
une dépendance exclusive de sa personne. Tandis qu’elle parlait
il regardait attentivement les effilés de sa coiffure, caressant
par le bout, son épaule nue. & il n'en détachait pas
ses yeux, il enfonçait son âme dans la blancheur de
cette chair féminine ; cependant il sentait un intervalle
démesuré les séparant l’un de l’autre mais
il n'osait
         ses
lever les paupières, pr la voir plus haut, face à
face.

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 56.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f125.item

 

56.

Rosenwald les interrompit, en sollicitant Me Arnoux de chanter qque chose. Elle
                                                                                      il
chercha, de suite un morceau dans ses partitions. Le musicien préluda ; Elle
attendait. - Ses lèvres s'entr'ouvrirent. - & un son pur, long, filé, monta
dans l'air, comme un oiseau qui s’envole.
Frédéric ne comprit rien aux paroles italiennes.
Cela commençait sur un rythme lent grave, tel qu'un chant d'église
puis s'animant crescendo, multipliait les éclats sonores, s'apaisait
                                        revenait
tout à coup & la mélodie revenait amoureusement, avec une
                 large
oscillation douce et paresseuse.
La carcel posée au coin du piano allongeait sur la tablette de palissandre
un large
rayon. les notes qui sortaient de l’instrument semblaient
ruisseler dans cette
lumière comme des paillettes d’or.
                      debout                               [illis.]
Elle se tenait debout, auprès du clavier, les bras tombants, le regard
perdu. qqfois, pr lire la musique elle clignait ses paupières, en
avançant le front, un instant. Sa voix de contr’alto prenait dans
les cordes basses une intonation lugubre qui glaçait. - & alors sa
belle tête aux grands sourcils s'inclinait sur son épaule d’une
manière pensive
. Elle la relevait, soudain, avec des flammes dans
les yeux, sa poitrine se gonflait, ses bras s'écartaient, son cou d'où
s'échappaient des roulades se renversait mollement comme sous
des baisers aériens. Elle lança trois notes aiguës, redescendit, en
jeta une plus haute encore - &, après un silence, termina par
un point d'orgue.
Rosenwald n'abandonna pas le piano. Il continua de jouer
                                                     des
                        de temps à autres un convives disparaissait
pour lui, -même, sans souci des autres, mais les convives que
                          les convives                          ………[illis.]…..…
cette musique ennuyait
disparurent un à un silencieusement.
Puis, à onze heures, comme les derniers s'en allaient, Arnoux
sortit avec Pellerin, sous prétexte de le reconduire. Il était de
                                                                        pas
ces gens qui se disent malades quand ils n'ont fait leur tour
après dîner.
Me Arnoux s'était avancée jusque dans l'antichambre
Dittmer & Hussonnet la saluaient, elle leur tendit la main.

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 57.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f127.item

 

57.

Elle la tendit également à Frédéric - &; il éprouva en la serrant un
peu dans la sienne
bien qu’elle fût souple & fondante, comme une
pénétration à tous les atomes de sa peau.
                                       tout à coup
[illis.]
  [illi] 

Puis
Il quitta ses amis brusquement. Il avait besoin d'être seul.
           tout à coup
son cœur débordait.
Pourquoi cette main offerte ? Était-ce un geste irréfléchi, ou
un encouragement ? allons donc ! je suis fou ! » pensa-t-il & qu'importait
d'ailleurs, puisqu'il pouvait maintenant la fréquenter tout à son
aise, vivre dans son atmosphère. Il sentait comme un grd ciel se
développer devant lui.
Les rues étaient désertes. qqfois une charrette lourde passait, en
ébranlant les pavés. Les maisons se succédaient avec leurs façades grises,
leurs fenêtres closes ; - & il songeait dédaigneusement à tous ces êtres
humains couchés derrière ces murs, qui existaient sans la voir & dont
pas un même ne se doutait qu'elle vécut ! Les choses obscurcies
par les ténèbres, glissaient à ses côtés vaguement. Il n'avait plus
conscience du milieu, de l'espace, de rien, – & en battant le sol
du talon, en frappant avec sa canne les auvents des boutiques,
il allait toujours devant lui, au hasard, éperdu, entraîné, joyeux
et comme fou du bonheur qu’il rêvait. Un air humide l'en-
-veloppa. Il se reconnut au bord des quais.
Les réverbères sur les deux rives de la seine, brillaient en
deux lignes droites, indéfiniment. – & de longues flammes rouges
vacillaient dans la profondeur de l'eau. Elle était de couleur
ardoise, tandis que le ciel plus clair, s’arrondissant comme une
          paraissait   soutenu par
voûte semblait appuyer sur les grandes masses d'ombres
qui se levaient de chaque côté du fleuve. Des édifices que
          apercevait
l'on ne voyait pas, faisaient, dans la nuit, des redoublements
d'obscurité. Un brouillard lumineux flottait au-delà, sur
                                                                   seul
les toits. Tous les bruits se fondaient en un bourdonnement,
                                                          soufflait
presqu’imperceptible. un vent léger passait.

Définitif autographe, première partie, chapitre 4, page 58.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f129.item

 

58.

Il s'était arrêté au milieu du Pont-Neuf ; & tête nue, poitrine ouverte, il aspirait
l'air, largement. Cependant il sentait monter du fond de lui-même qque chose
d'intarissable, un afflux de tendresse qui l'énervait, comme le mouvement
des ondes sous ses yeux. À l'horloge d'une église, une heure sonna, lentement,
pareille à une voix qui l'eût appelée. Alors il fut saisi par un de ces
                                                                            [illis.]
frissons de l'âme où il vous semble qu'on est transporté dans un
monde supérieur. une faculté extraordinaire, dont il ne savait pas
l'objet, lui était venue. Il se demanda, sérieusement, s'il serait un
gd peintre ou un grand poète. & il se décida pour la peinture
                                                      rapprocheraient
car les exigences de ce métier le rapprochaient de Me Arnoux. Il
avait donc trouvé sa vocation ! Le but de son existence était clair
maintenant et l'avenir infaillible.
Quand il eut refermé sa porte, il entendit quelqu'un qui
ronflait dans le cabinet noir près de la chambre. C'était l'autre
il n'y pensait plus.
Son image s'offrit à lui dans la glace. Il se trouva beau &
resta une minute à se regarder.

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