Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

Transcription du manuscrit autographe définitif

Deuxième partie – Chapitre 1


Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 115.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f243.item

 

115.

I.

Quand il fut à sa place, dans le coupé au coin, & que la diligence
s'ébranla, emportée par les cinq chevaux détalant à la fois, il
sentit un débordement d’ivresse le submerger.
Comme un architecte qui fait le plan d'un palais, il arrangea
d'avance sa vie. Il l'emplit de délicatesses & de splendeurs, elle
montait jusqu'au ciel, une prodigalité de choses y apparaissait ; &
cette contemplation était si profonde que les objets extérieurs avaient
disparu.
Au bas de la côte de Sourdun il s'aperçut de l'endroit où l'on était
On n'avait fait que cinq kilomètres tout au plus. Il fut indigné
il abattait le vasistas pr voir la route. Il demanda plusieurs
fois au conducteur dans combien de temps au juste on arriverait
Il se calma cependant & il restait dans son coin, les yeux
ouverts.
La lanterne suspendue au siège du postillon éclairait les croupes des
limonniers. Il n'apercevait au-delà que les crinières des autres chevaux
qui ondulaient comme des vagues blanches, leurs haleines se déroulant
formaient un brouillard de chaque côté de l'attelage ; les chaînettes
de fer sonnaient, les glaces tremblaient dans leur châssis, & la
lourde voiture d'un train égal roulait sur le pavé. Çà & là
on distinguait le mur d'une grange ou bien une auberge
toute seule. Parfois, en passant dans les villages, le four d'un
boulanger projetait une lueur d'incendie & la silhouette monstrueuse
des chevaux courait sur l'autre maison en face. Aux relais quand
on avait détalé, il se faisait pendant une minute un gd
silence. quelqu'un piétinait en haut sous la bâche, tandis qu'au
seuil d'une porte, une femme debout, abritait sa chandelle
avec sa main. Puis, le conducteur sautant sur le marchepied,
la diligence repartait.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 116.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f245.item

 

116.

À Mormans, il entendit sonner une heure & un quart. « c'est donc
aujourd'hui, pensa-t-il « aujourd'hui même, tantôt. » mais peu à peu
ses espérances & ses souvenirs, Nogent la rue de Choiseul, Me Arnoux
sa mère, tout se confondait.
Un bruit sourd de planches le réveilla. on traversait le Pont de
Charenton, c'était Paris ; Alors ses deux compagnons, ôtant l'un
sa casquette, l'autre son foulard se couvrirent de leur chapeau &
causèrent. Le premier, un gros homme rouge en redingotte de
velours était un négociant, le second venait dans la capitale
pr consulter un médecin ; – & craignant de l'avoir incommodé
pendant la nuit, Frédéric lui fit spontanément des excuses,
tant il avait l'âme attendrie par le bonheur.
Mais le quai de la gare se trouvant inondé sans doute, on
                               & la campagne recommença – au loin de hautes
continua tout droit, on tourna dans Ivry, on monta
cheminées d'usines fumaient.
Puis on tourna dans Ivry. on monta une rue, & tout à coup
il aperçut le dôme du Panthéon.
La plaine, bouleversée, semblait de vagues ruines. L'enceinte
des fortifications y faisait un renflement horizontal – &
sur les trottoirs en terre qui bordaient la route, de petits
arbres sans branches étaient défendus par des lattes, hérissées
de clous. Des établissements de produits chimiques s’alternaient
                chantiers de
avec des marchands de bois. De hautes portes, comme il y
en a dans les fermes, laissaient voir par leurs battants
entr’ouverts l'intérieur d'ignobles cours pleines d'immondices
Des
avec des flaques d'eau sale au milieu. De longs cabarets
couleur sang-de bœuf portaient à leur premier étage,
entre les fenêtres, deux queues de billard en sautoir
dans une couronne de fleurs peintes ; – çà & là une
bicoque de plâtre à moitié construite était abandonnée

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 117.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f247.item

 

117.

  Puis                                                          discontinua
Mais bientôt la double ligne des maisons ne dinstingua plus. – & sur la
perspective                                          de loin en loin  de loin en loin
nudité de leurs façades, se détachait, de place en place, un gigantesque
             de                      [illis.]
cigarre de fer blanc, pr indiquer un débit de tabac. Des enseignes de
             de*                    [illis.]
sage-femme représentaient une matrone en bonnet, dodelinant
un poupon dans une courte-pointe, garnie de dentelles. Des affiches des
                          [illis.] sur
toutes couleurs couvraient l'angle des murs, & aux trois quarts déchirées
                  au vent
tremblaient comme des guenilles ; Des ouvriers en blouse passaient,
& des haquets de brasseurs, des fourgons de blanchisseuses, des carrioles
de boucher. une pluie fine tombait – il faisait froid, le ciel était
                                                                             resplendissaient
pâle, mais deux yeux qui valaient pr lui le soleil, brillaient là-bas
derrière la brume.
                                                          car
On s'arrêta longtemps à la barrière, car des coquetiers, des
rouliers & un troupeau de moutons y faisaient de l'encombrement
                             voitures                               [illis.]
Toutes sortes de gens & de gens se poussaient, vociféraient, &
                                                        marchait vivement
le factionnaire, la capotte rabattue allait & venait devant sa
guérite, dev pr se réchauffer. Enfin Le commis de l'octroi
grimpa
se hissa enfin sur l'impériale, & la une fanfare de cornet
à piston éclata.
On descendit le boulevard de l’Hôpital, lestement au gd trot,
les palonniers battants, les traits flottants. La mèche du long
fouet claquait dans l'air humide. le conducteur lançait son cri
sonore « allume ! allume ! ohé ! » et les balayeurs se rangeaient,
                                                                  jaillissait
les piétons sautaient en arrière, la boue s’éclaboussait contre les
vasistas. on croisait des tombereaux de jardiniers des cabriolets
                      [illis.]
des omnibus & des charrettes à bras, poussées souvent par une
femme en marmotte, qui levait la tête d’un air furieux
Enfin la grille du Jardin des Plantes se déploya.
La Seine, jaunâtre, touchait presque au tablier des Ponts.
une fraîcheur s'en exhalait. Frédéric l'aspira de toutes ses forces
en savourant ce bon air de Paris qui semble contenir des effluves
                               exhalaisons
amoureuses & des émanations intellectuelles ; il eut un
             attendrissement en apercevant le premier fiacre

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 118.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f249.item

 

118.

et il aimait jusqu'au seuil des marchands de vin, garnis de paille
jusqu'aux décrotteurs avec leurs boîtes, jusqu'aux garçons épiciers
secouant leur brûloire à café. Des femmes trottinaient sous des
parapluies ; Il se penchait pr distinguer leur figure ; un hazard
pouvait avoir fait sortir Me Arnoux.
Les boutiques défilaient, la foule augmentait, le bruit devenait
plus fort. Après le quai St Bernard, le quai de la Tournelle & le quai
Montebello, on prit le quai Napoléon ; Il voulut voir ses fenêtres,
elles étaient loin. Puis on repassa la Seine sur le Pont-Neuf
on descendit jusqu'au Louvre, & par les rues St Honoré, Croix des
Petits Champs & du Bouloi, on atteignit la rue Coq-Héron &
l'on entra dans la cour de l'hôtel.
Pour faire durer son plaisir, Frédéric s'habilla le plus lentement
possible, & même il se rendit à pied, au boulevard Montmartre
et il souriait à l'idée de revoir tout à l'heure sur la
plaque de marbre le nom chéri. Il leva les yeux – Plus
de vitrines – plus de tableaux, rien !
Il courut à la rue de Choiseul. Mr & Me Arnoux n'y
habitaient pas. – & une voisine gardait la loge du portier
Frédéric l'attendit. enfin il parut. ce n'était plus le
                                     point
                & il ne savait pas leur adresse
même. Il ne pouvait rien dire
Frédéric entra dans un café, & tout en déjeunant,
consulta l'almanach du Commerce. Il y avait trois
cents Arnoux. Mais pas de Jacques Arnoux ! où
donc logeaient-ils ?
Pellerin devait le savoir.
Il se transporta tout en haut du faubourg Poissonnière
à son atelier. La porte n'ayant ni sonnette ni
marteau il donna de grands coups de poing, &
il appela, cria. Le vide seul répondait. Un préssen-
-timent funèbre l’envahit.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 119.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f251.item

 





dans la




repasser

119.

Il songea ensuite à Hussonnet. mais où découvrir un pareil homme ? une fois
                                   jusqu'à la maison de sa maîtresse                    Parvenu
il l'avait accompagné jusqu’au seuil de sa maîtresse rue de Fleurus. Arrivé
                                                                  ignorait
Rue de Fleurus, Frédéric s'aperçut qu'il ne savait pas le nom de la
demoiselle.
Il eut recours à la Préfecture de Police. Il erra d'escalier en escalier, de
bureau en bureau. celui des Renseignements se fermait. On lui dit de
repasser
revenir le lendemain
Puis il entra chez tous les marchands de tableaux qu'il put découvrir, pr savoir
si l'on connaissait point Arnoux. Mr Arnoux ne faisait plus le commerce
Enfin découragé, harassé, malade, il s'en revint à son hôtel & se
coucha. | Mais Au moment où il s'allongeait entre ses draps, une idée le
                                                                             suis
fit bondir de joie « Regimbart ! quel imbécille, je fais de n'y avoir pas
songé ! »
                                                           se trouvait
           2                   1                        [illis.] rue notre Dame des Victoires
Le lendemain, dès sept heures, il se trouvait devant la boutique d'un rogo
                                                       arrivait
-miste, où Regimbart avait coutume de prendre le vin blanc. Elle n'était
pas encore ouverte. il fit un tour de promenade aux environs, & au
bout d'une demi heure s'y présenta de nouveau. Regimbart en sortait.
                                                                                 même
Frédéric s'élança dans la rue pr le rattraper. Il crut même apercevoir
au loin son chapeau dominant toutes les têtes. Mais un corbillard &
des voitures de deuil s'interposèrent. L'embarras passé, la vision
avait disparu.
Heureusement, il se rappela que le citoyen déjeunait tous les jours à
                   précises           restaurateur
onze heures, chez un petit restaurant de la Place Gaillon. Il s'agissait
                                                                                   Bourse
de patienter. Et après une interminable flânerie de la Ba à
la Madeleine, & de la Madeleine au Gymnase, Frédéric à onze
                                    [illis.] dans
heures précises, entra dans le restaurant de la Place Gaillon
sûr d'y trouver son Regimbart.
                                                                                   & comme
— « Connais pas ! » dit le gargottier d'un ton rogue & comme Frédéric
insistait ; il reprit – « Je ne le connais plus, monsieur » avec
un haussement de sourcils majestueux & des oscillations de tête
qui décelaient un mystère

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 120.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f253.item

 

120.

Mais dans leur dernière entrevue, le Citoyen avait parlé de l'estaminet
Alexandre ? Frédéric avala une brioche & sautant dans un cabriolet
s'enquit près du cocher s'il n'y avait point, qque part, sur les hauteurs
de Ste Geneviève un certain café Alexandre. Le cocher le conduisit
       des Francs-bourgeois St michel                               à
rue St Thomas dans un établissement de ce nom là – & sa question
— « Mr Regimbart s'il vous plaît ? » le cafetier lui répondit, avec
un sourire extra-gracieux
— « Nous ne l'avons pas encore vu, Monsieur ? » tandis qu'il jetait à son épouse,
assise dans le comptoir, un regard d'intelligence – & aussitôt se tournant
vers l'horloge « mais nous l'aurons, j'espère, d'ici à dix minutes, un
quart tout au plus ? Célestin Célestin, vite les feuilles ! qu'est-ce que
              désire
Monsieur prendre ? »
Frédéric, qque n'ayant besoin de rien, prit d’abord un verre de rhum
puis un verre de Kirsch, puis un verre de curaçao, puis différents
grogs, tant froids que chauds, afin de s’occuper, de tuer le temps. Il lut
tout le Siècle du jour & le relut ; Il examina jusque dans les grains
du papier la caricature du Charivari ; à la fin, il savait par cœur
les annonces ; et personne n’entrant dans le café ! De temps à autres
des bottes résonnaient sur le trottoir, c'était lui ! & la forme de
qqu'un se profilait vaguement sur les carreaux. mais cela passait –
toujours !
                                     Frédéric
Afin de se désennuyer il changeait de place. Il alla se mettre
dans le fond, puis à droite, ensuite à gauche, & il restait au milieu
                                                                                       foulant
de la banquette, les deux bras étendus. Mais un chat, frôlant délicatement
                                        causait              tout à coup
le velours du dossier, lui faisait des peurs, en bondissant tout à coup, pr
                                                                                           près* [illis.]
lécher les taches de sirop, sur le plateau – & l'enfant de la maison
un intolérable mioche de quatre ans jouait avec une crécelle sur
                                               maman,
les marches du comptoir ; Sa fem petite femme pâlotte à
dents gâtés, souriait d'un air stupide. Que pouvait donc faire
Regimbart ! Frédéric l'attendait, perdu dans une détresse
illimitée.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 121.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f255.item

 

121.

                                                                                                  l’entrebaillemt
La pluie sonnait comme grêle sur la capotte du cabriolet. Par l'écartement
du rideau de mousseline il apercevait dans la rue, le pauvre cheval, plus
immobile qu'un cheval de bois. Le ruisseau, devenu énorme, coulait entre deux
rayons de roue, & le cocher s'abritant de la couverture sommeillait. Mais
                 sans doute
craignant, sans doute, que son bourgeois ne s'esquivât, de temps à autres, il
entr’ouvrait la porte, tout ruisselant comme un Fleuve ; & si les regards
pouvaient user les choses Frédéric aurait dissous l'horloge, à force d'attacher
dessus ses yeux. Elle marchait cependant. Le sieur Alexandre se promenait
de long en large, en répétant « il va venir, allez ! il va venir ! » & pr le
distraire, lui tenait des discours, parlait politique. Il poussa même la com-
-plaisance jusqu'à lui proposer une partie de dominos.
Enfin à quatre heures & demie, Frédéric qui était là depuis midi, se leva
d'un bond, déclarant qu'il n'attendait plus.
— « Je n'y comprends rien, moi-même, » réprit le cafetier d'un air candide, « c'est
la première fois que manque Mr Ledoux ! »
— « Comment Mr Ledoux ? »
— « Mais oui, monsieur ! »
— « J'ai dit Regimbart ! » s'écria Frédéric exaspéré.
— Ah ! mille excuses ! Vous faites erreur ! n'est-ce pas, Me Alexandre, monsieur
a dit Mr Ledoux ? » & interpellant le garçon « Vous l'avez entendu
vous-même, comme moi ? »
Mais le garçon, pr se venger de son maître sans doute, se contenta
de sourire.
Frédéric se fit ramener vers les boulevards, indigné du temps perdu
furieux contre le citoyen, implorant sa présence comme celle d'un
dieu, & bien r ésolu à l'extraire du fond des caves les plus lointaines


l'agaçait
sa voiture n'allait pas
assez
vite il la renvoya
[illis.]
ses idées se brouillaien
t
Sa voiture l'agaçait. il la renvoya. ses idées se brouillaient. puis
alors tous les noms des cafés qu'il avait entendus prononcer par
cet imbécille jaillirent de sa mémoire, à la fois, comme les mille
pièces d'un feu d'artifice : café Gascard, café Grimbert, café
Halbout, estaminet Bordelais, Havanais, Havrais, Bœuf-à-la
Mode, brasserie Allemande, Mère Morel & suivi de sa voiture
car il en descendait pr aller plus vite
, il se transporta dans
                             tous successivement

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 122.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f257.item



 

122.

Mais dans l'un Regimbart venait de sortir ; dans un autre, il viendrait
peut-être ; dans un troisième on ne l'avait pas vu depuis six mois
ou bien on le connaissait de nom, seulement ailleurs il avait commandé
hier, un gigot pour samedi. Enfin chez Vautier, limonadier Frédéric
ouvrant la porte se heurta contre le garçon
— « Connaissez-vous Mr Regimbart ?
— « Comment, monsieur si je le connais ! c'est moi qui ai l'honneur de le servir
Il est en haut. Il achève de dîner. » Et serviette sous le bras, le maître
de l'établissement lui-même l'aborda :
— « Vous demandez Mr Regimbart, monsieur ? il était ici, à l'instant »
                                                                       lui
Frédéric poussa un juron. mais le limonadier affirma qu'il
le trouverait chez Bouttevilain, infailliblement.
— « Je vous en donne ma parole d'honneur ! Je connais toutes ses habitudes comme
les miennes !
il est parti ce soir un peu plutôt que de coutume. Car il
a un rendez-vous d'affaires avec des messieurs. Mais vous le trouverez
                                                                                 92
, je vous le répète, chez Bouttevilain rue St Martin 95, deuxième perron
à gauche, fond de la cour, entresol, porte à droite. »
En effet, il l'aperçut à travers la fumée des pipes & le demi-jour
                                                      l’arrière buvette*
des lampes – seul – au fond de la petite pièce qui se trouvait après le
                           de bière
billard, un choppe devant lui, le menton baissé, l’œil fixe, & dans
                   méditative
une attitude pensive
— « Ah ! il y a longtemps que je vous cherchais, vous ! »
Sans s'émouvoir, Regimbart lui tendit deux doigts, seulement ; – &
comme s'il l'avait vu la veille, débita qques phrases insignifiantes
sur l'ouverture de la session.
Frédéric l'interrompit, en lui disant de l'air le plus naturel qu'il put
— « Arnoux va bien ?
La réponse fut longue à venir, Regimbart se gargarisant avec son
liquide
— « Oui pas mal ? »
— « Où demeure-t-il donc, maintenant ? »

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 123.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f259.item

 

123.

— « Mais rue Paradis-Poissonnière » reprit le citoyen étonné
— « quel numéro ?
— « trente-sept parbleu ! vous êtes drôle » Frédéric se leva. – « comment
vous partez ? »
— « oui. oui. j'ai une course, une affaire que j'oubliais. adieu »
                             [illis.]
– quand il ………………….[illis]……………………………………………………

Frédéric alla de l'estaminet chez Arnoux, comme soulevé par un vent
tiède, & avec l'aisance extraordinaire que l'on éprouve dans les songes, il
                                                                                    dont
se trouva bientôt à un second étage devant une porte la sonnette
retentissait. une servante parut. on le fit passer par un couloir
une seconde porte s'ouvrit. Me Arnoux était assise près du feu
Arnoux fit un bond & l'embrassa.
Elle avait sur ses genoux, un petit garçon de trois ans, à peu près
sa fille grande, comme elle maintenant, se tenait debout, de l'autre
côté de la cheminée
— « Permettez moi de vous présenter ce monsieur-là » dit Arnoux en
prenant son fils par les aisselles, & il s'amusa, qques minutes, à le
faire sauter en l'air, très haut pr le recevoir au bout de ses bras.
— « tu vas le tuer ! ah ! mon Dieu ! finis donc ! » s'écriait Me Arnoux.
Mais Arnoux jurant qu'il n'y avait pas de danger, continuait
et même zézéyait des caresses en patois marseillais son langage
natal « Ah brave pichoùn, mon poulit rossignolet…
Puis il demanda vivement à Frédéric prquoi il avait été si
longtemps sans leur écrire, ce qu'il avait pu faire là-bas, ce
qui le ramenait – « moi, à présent, cher ami, je suis mar-
-chand de faïences. Mais causons de vous ! »
Frédéric allégua un long procès, la santé de sa mère ; il insista
beaucoup là-dessus, afin de se rendre intéressant. Bref, il se
fixait à Paris définitivement cette fois ; – & il ne dit
rien de l'héritage, dans la peur de nuire à son passé.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 124.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f261.item

[illis.]
[illis.]
                        s’étiolent
Mais les passions [illis.] quand on les dépayse
   [illis.]   de leur   
[illis.] &ne retrouvant
point Me Arnoux dans
le milieu où il l’avait
connue, elle lui semblait

comme
* [illis.]
avoir perdu qque chose
      de fin   [illis.]    
   [illis.] & le calme de
abriter* confusémnt
comme

comme
une dégradation
enfin n’être pas
la même ; & le
calme de son cœur

      [illis.]     
le stupéfiait

124.

Les rideaux, comme les meubles étaient en damas de laine marron ; deux oreillers
                                                     une chauf bouillotte chauffait
se touchaient contre le traversin ; il y avait près du lit un berceau, dans les
                                                                                 [illis.]
charbons une bouillotte & l'abat-jour de la lampe, posée au bord de la commode
assombrissait l'appartement. Me Arnoux avait une robe de chambre en
mérinos gros bleu ; Le regard tourné vers les cendres & une main sur
                                                              [illis.]
l'épaule du petit garçon, elle défaisait de l'autre le lacet de la brassière,
                                                             de l’autre
et le mioche en chemise pleurait, tout en se grattant la tête comme
                                                                          une émotion délirante
Mr Alexandre fils. Frédéric s'était attendu à un délire d’émotion
                            de son passé &                   des spasmes de joie
Il ne retrouvait rien de ce qu’il avait tant regretté & le calme de
son cœur
le stupéfait
Il s'informa des anciens amis, de Pellerin, entr’autres.
— « Je ne le vois pas souvent » dit Arnoux
Madame ajouta :
— « nous ne recevons plus comme autrefois ! »
Était-ce l'avertir qu'on ne lui ferait aucune invitation.
Mais Arnoux poursuivant ses cordialités lui reprocha de n'être pas
venu dîner avec eux, à l'improviste, & il expliqua prquoi il avait
changé d'industrie
— « que voulez-vous faire dans une époque de décadence comme la nôtre ?!
La gde peinture est passée de mode ! D'ailleurs on peut mettre de l'art
partout ! vous savez, moi, j'aime le Beau ! il faudra un de ces jours
que je vous mène à ma fabrique. » & il voulut lui montrer
immédiatement, qques uns de ses produits, dans son magasin,
à l'entresol.
Les plats, les soupières, les assiettes & les cuvettes encombraient le plancher.
Contre les murs étaient dressés de larges carreaux de pavage pr salles de
bain & de cabinets de toilette, avec sujets mythologiques dans le
style de la Renaissance, tandis qu'au milieu, une double étagère
montant jusqu'au plafond supportait des vases à contenir la glace
des pots à fleurs, des candélabres, de petites jardinières & de gdes
statuettes polychromes figurant un nègre ou une bergère-pompadour.
Les démonstrations d'Arnoux ennuyaient Frédéric qui avait
froid & faim.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 125.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f263.item

 

125.

Il courut au Café-Anglais, y soupa splendidement & tout en mangeant
il se disait
— « J'étais bien bon là-bas, avec mes douleurs ! à peine si elle m'a reconnu !
quelle bourgeoise ! » & dans un brusque épanouissement de santé, il se fit
des résolutions d'égoïsme. Il se sentait le cœur dur comme la table où
ses coudes posaient. Donc il pouvait maintenant se jeter au milieu
du monde, sans peur. L'idée des Dambreuse lui vint, il les utiliserait ;
puis il se rappela Deslauriers « Ah ma foi, tant pis ! » cependant il
                                                                                      donnant
lui envoya par un commissionnaire un billet, pr* le lui donner* rendez vous
le lendemain au Palais-Royal, afin de déjeuner ensemble.
La Fortune n'était pas si douce pr celui-là.
Il s'était présenté au concours d'agrégation avec une thèse sur
le Droit de tester où il soutenait qu'on devait le restreindre
autant que possible – & son adversaire l'excitant à lui faire dire des
sottises, il en avait dit beaucoup sans que les examinateurs bronchassent.
Puis le hazard avait voulu qu'il tirât au sort, pr sujet de leçon, la
Prescription. Alors Deslauriers s'était livré à des théories déplorables.
Les vieilles contestations devaient se produire comme les nouvelles.
Pourquoi le propriétaire serait-il privé de son bien parce qu'il n'en peut
fournir les titres qu'après trente & un ans révolus ? c'était donner
                                                                                            [illis.]
la sécurité de l'honnête homme à l'héritier du voleur enrichi. Toutes
les injustices s’étaient consacrées par une extension de ce droit qui
était la tyrannie, l'abus de la force, il s'était même écrié « abolissons
-le, & les Franks ne pèseront plus sur les gaulois, les Anglais sur
les irlandais, les yankee sur les Peaux Rouges, les Turcs sur les Arabes
les Blancs sur les nègres, la Pologne... » Le président l'avait
interrompu :
— « Bien ! bien ! monsieur ! nous n'avons que faire de vos opinions politiques
vous vous représenterez plus tard ! »
Deslauriers n'avait pas voulu se représenter. Mais ce malheureux
titre XX du 3e livre du Code Civil était devenu pr lui
une montagne d'achoppement. il élaborait un gd ouvrage sur
la Prescription considérée comme base du Droit civil & du Droit
naturel des peuples
. & il était perdu

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 126.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f265.item

 

126.

dans Dunod, Rogérius, Balbus, Mel Merlin, Vazeille, Savigny, Troplong
et autres lectures considérables. afin de s'y livrer plus à l'aise, il s'était
démis de sa place de maître-clerc, il vivait en donnant des répétitions
en fabriquant des thèses, & aux Séances de la Parlotte, il effrayait par
sa virulence le parti Conservateur, tous les jeunes Doctrinaires issus de Mr
Guizot, si bien qu'il avait dans un certain monde, une espèce de célébrité
qque peu mêlée de défiance pr sa personne.
Il arriva au rendez-vous, portant un gros paletot doublé de flanelle
rouge, comme celui de Sénécal autrefois.
Le respect humain, à cause du public qui passait, les empêcha de
s'étreindre longuement. & ils allèrent jusqu’aux Provençaux, bras dessus
dessous, en ricanant de plaisir, avec une larme au bord des yeux. Puis
dès qu'ils furent seuls, Deslauriers s'écria.
— « Ah ! saprelotte, nous allons nous la repasser douce, maintenant ! »
Frédéric n'aima point cette manière de s'associer de suite à sa
fortune. son ami témoignait trop de joie pr eux deux, & pas assez pr
lui seul.
Ensuite Deslauriers conta son échec, & peu à peu ses travaux, son
                                                                                                    avec aigreur
existence, parlant de lui-même stoïquement & des autres d’un ton
acerbe. tout lui déplaisait. Pas un homme en place qui ne fût
un crétin ou une canaille. il était changé, d’ailleurs des plaques
rouges marbraient ses pommettes, il toussait fréquemment. Pour
un verre mal rincé, il s'emporta contre le garçon, & sur le reproche
anodin de Frédéric
     crois-tu que je vais                                      messieurs
— « Comme si j'allais me gêner pr de pareils cocos qui vous gagnent
jusqu'à des six & huit mille francs, par an, qui sont électeurs
éligibles peut-être, Ah non, non ! » Puis d'un air enjoué « mais
j'oublie que je parle à un capitaliste, à un Mondor, car tu es
un Mondor, maintenant » & revenant sur l'héritage, il exprima
cette idée : que les successions collatérales (chose injuste en soi,
bien qu'il se réjouît de celle-là) seraient abolis un de ces jours
à la prochaine révolution.
— « tu crois ? » dit Frédéric
— « compte-dessus ! » répondit-il. « ça ne peut pas durer ! on souffre
                                                                                                    trop !

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 127.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f267.item

 

127.

Quand je vois dans la misère des gens comme Sénécal.
— « toujours le Sénécal ! » pensa Frédéric.
L’ancien clerc poursuivit
                                                        encore
— « quoi de neuf, du reste ? es-tu toujours amoureux de Me Arnoux ?
c'est passé, hein ? »
Frédéric ne sachant que répondre ferma les yeux
en baissant la tête.
À propos d'Arnoux, Deslauriers lui apprit que son journal appartenait
                                         lequel
maintenant à Hussonnet qui l'avait transformé. Cela s'appelait
« L’Art, institut littéraire, société par actions de cent francs chacune
                                                                                                      actionnaire
capital social : quarante mille francs » avec la faculté pr chaque act*
                      sa copie                                    {illis.]    
de pousser là – « car la société a pr but de publier les œuvres des
débutants, d'épargner au talent, au génie peut-être les crises douloureuses
                                                                             cependant
qui abreuvent etc, » tu vois la blague ! il y aurait prtant qque chose
à faire » c'était de hausser le ton de ladite feuille, puis tout à coup
gardant les mêmes rédacteurs & promettant la suite du feuilleton
de servir aux abonnés un journal politique « les avances ne seraient
pas énormes. « qu'en penses-tu, voyons ? veux-tu t'y mettre ? »
Frédéric ne repoussa pas la proposition. Mais il fallait
attendre le règlement de ses affaires. « alors si tu as besoin de qque
chose. »
— « Merci mon petit » dit Deslauriers
Ensuite ils fumèrent des puros, accoudés sur la planche de
velours, au bord de la fenêtre. Le soleil brillait, l'air était doux
et en bas, sous eux, entre les façades grises des maisons, les cimes
                                                                             tapis
des avenues s’étendaient, pareils à deux longs rubans de couleur

                                    de [illis.]
violette
; Des troupes d'oiseaux, voletant, s'abattaient dans le jardin ;
les statues de bronze & de marbre, lavées par la pluie, miroitaient ;
des bonnes en tablier causaient assises sur des chaises, & l'on
entendait les rires des enfants, avec le murmure continu
que faisait la gerbe du jet d'eau.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 128.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f269.item

 

128.

Frédéric s'était senti troublé par l'amertume de Deslauriers. Mais sous
l'influence du vin qui circulait dans ses veines, à moitié endormi,
engourdi, & recevant la lumière en plein visage, il n'éprouvait plus
qu'un immense bien-être voluptueusement stupide, comme une plante
saturée de chaleur & d'humidité. Deslauriers, les paupières entrecloses
regardait au loin, vaguement. Sa poitrine se gonflait & il se mit
à dire
— « Ah ! c'était plus beau, quand Camille Desmoulins, debout là bas sur
une table, poussait le Peuple à la Bastille ! on vivait dans ce
temps-là, on pouvait s'affirmer, prouver sa force ! De simples
avocats commandaient à des généraux, des va-nu-pieds battaient des
Rois, tandis qu'à présent... » Il se tut, puis tout à coup « beh !
l'avenir est gros » & tambourinant la charge sur les vitres
il déclama ces vers de Barthélemy :
« Elle reviendra la terrible assemblée
« Dont après quarante ans votre tête est troublée
« Colosse qui sans peur marche d'un pas puissant
Je ne sais plus le reste ! – mais il est tard ; si nous partions ? »
et il continua dans la rue à exposer ses théories.
Frédéric, sans l'écouter, observait à la devanture des marchands
les étoffes & les meubles convenables pr son installation – & ce fut
peut-être la pensée de Me Arnoux qui le fit s'arrêter à l'étalage
d'un brocanteur, devant trois assiettes de faïence. Elles étaient
                                         jaunes
décorées d'arabesques, à m reflets métalliques, avec le millésime
1529, & valaient cent écus la pièce. Il les fit mettre de
côté. Deslauriers blama cette extravagance.
                                 dit Deslauriers
— « moi, à ta place, » je m'achèterais plutôt de l'argenterie »
                    son
décelant par cet amour du cossu l'homme de mince
origine.
Dès qu'il fut seul, Frédéric se rendit chez le célèbre Pommadère
où il se fit commanda trois pantalons, deux habits, une
pelisse de fourrure & cinq gilets – puis chez un bottier, chez
un chemisier, & chez un chapelier, ordonnant partout
qu'on se hâtât le plus possible

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 129.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f271.item

 

129.

                          le soir
Trois jours après, à son retour du Havre, il trouva chez lui
sa garde-robe complète – & impatient de s'en servir, il
résolut de faire à l'instant même une visite aux Dambreuse
Mais il était trop tôt, huit heures à peine. – « si j'allais chez
les autres autre ? se dit-il.
Arnoux, seul, devant sa glace était en train de se raser
Il lui proposa de le conduire dans un endroit où il s'amuserait
et au nom de Mr Dambreuse
— « Ah ! ça se trouve bien. Vous verrez là de ses amis. venez
donc ! ce sera drôle ! »
Frédéric s'excusait Me Arnoux reconnut sa voix & lui souhaita
le bonjour à travers la cloison, car sa fille était malade, elle-même
souffrante – & l'on entendait le bruit d'une cuillère contre un verre
et tout ce frémissement de choses délicatement remuées qui se fait
dans la chambre d'un malade.
Puis Arnoux disparut pr dire adieu à sa femme. il entassait les
raisons. – « tu sais bien que c'est sérieux ! j'y ai besoin. on
m'attend. »
— « va va, mon ami. Amuse-toi ! »
Arnoux refusa de monter dans la voiture, trop petite pr ses projets
il héla un fiacre – « Palais Royal, galerie montpensier »
et se laissant tomber sur les coussins – « Ah ! comme je suis las
mon cher !                                                                &
j'en crèverai ! Encore si j’atteignais mon but ! » – puis, après
un silence. « du reste, je peux bien vous le dire, à vous » il se
                                                                                     à retrouver
pencha vers son oreille mystérieusement. « — je cherche le rouge
de ch cuivre des Chinois » & il expliqua ce qu'étaient la
sous-couverte & le petit feu.
Arrivés chez Chevet, on lui remit une gde corbeille qu'il fit
porter sur le fiacre. Puis il choisit pr « sa pauvre femme »
du raisin, des ananas, différentes curiosités de bouche, &
recommanda qu'elles fussent envoyées de bonne heure, le
lendemain.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 130.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f273.item

 

130.

Ils allèrent ensuite chez un costumier (c'était d'un bal qu'il s'agissait)
                                                              un bonnet blanc [illis.]
Arnoux prit une culotte de velours bleu, une veste blanche, une perruque
                                                                                blanche
rouge, Frédéric un domino, & ils descendirent rue de Laval, devant
une maison illuminée au second étage par des lanternes de couleur –
Dès le bas de l'escalier, on entendait le bruit des violons
— « Où diable me menez-vous ? » dit Frédéric
— « chez une bonne fille ! n'ayez pas peur ! »
Un groom leur ouvrit la porte, & ils entrèrent dans
                                                                          &
                                                  des manteaux, des châles
l'antichambre où des paletots, des mantes, des pelisses & des châles
étaient jetées en pile, sur des chaises : une jeune femme en costume
de dragon Louis XV le traversait en ce moment-là – C'était Mlle
Rose Annette Bron, la maîtresse du lieu
— « Eh bien ? » dit Arnoux.
— « C'est fait ! » répondit-elle
— « Ah ! merci, mon ange ! » & il voulut l'embrasser
— « Prends donc garde, imbécille ! tu vas gâter mon maquillage ! »
Arnoux présenta Frédéric. « tapez là-dedans, monsieur, soyez le
                      elle
bien-venu » & écartait une portière derrière elle, & se mit
à crier, emphatiquement – « le sieur Arnoux, marmiton, & un
prince de ses amis ! »
                 d’abord                            &
Frédéric fut ébloui par les lumières, un souffle tiède l’enve-
-loppa, et d’abord il n'aperçut que de la soie, du velours, des
plumes, des épaules nues, une masse de couleurs qui se balançait
aux sons d'un orchestre caché par des verdures, entre des murailles
du salon                                 de gds médaillons
tendues de soie jaune, avec des portraits au pastel, çà & là
& des torchettes de cristal, en style Louis XVI. De hautes
lampes, dont les globes dépolis ressemblaient à des boules de neige,
dominaient des corbeilles de fleurs, posées sur des consoles, dans
les coins, – & en face, après une seconde pièce plus petite
on distinguait dans une troisième, un lit à colonnes torses
ayant une glace de Venise, à son chevet.
Mais les danses s'arrêtèrent, et il y eut des applaudissements
              vacarme
[illis.] un tumulte de joie, à la vue d'Arnoux s'avançant
avec son panier, les victuailles dont il était plein
                sur la tête
                                faisaient bosse au milieu

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 131.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f275.item

 

















Costumes

131.

— « gare au lustre ! » Frédéric leva les yeux. c'était le lustre en vieux Saxe qui ornait
la boutique de l'Art industriel. & le souvenir des anciens jours passa dans sa
mémoire ; mais un fantassin de la Ligne en petite tenue, avec cet air nigaud
que la tradition donne aux conscrits, se planta devant lui, en écartant les
deux bras pr marquer l'étonnement ; & il reconnut, malgré d’effroyables
moustaches noires extrapointues qui le défiguraient, son ancien ami Hussonnet
Dans un charabia moitié alsacien moitié nègre, le Bohème l'accablait de
félicitations, l'appelant son colonel. Frédéric décontenancé par toutes ces
                  de lui
personnes autour ne savait trop que répondre. mais un archet ayant
                                                                                 se remirent en place.
frappé sur un pupitre, danseurs & danseuses recommencèrent.
                        soixantaine
Ils étaient une cinquantaine environ, les femmes pr la plupart en
                                                         hommes
villageoises ou en marquises, & les autres, presque tous d'âge mûr, en
de
rouliers, débardeurs ou matelot
Frédéric s'étant rangé contre le mur, observa le quadrille devant
lui.
Un vieux beau, de cinquante ans, vêtu comme un doge vénitien d'une
longue simarre de soie pourpre, dansait avec Me Rose-annette qui portait
un habit vert très découpé sur les hanches, une culotte de tricot & des
bottes molles à éperons d'or. Le couple en face se composait d'un Arnaute
surchargé de yatagans & d'une Suissesse aux yeux bleus, blanche comme
du lait, potelée comme une caille, en manches de chemise & corset rouge.
Pour faire valoir sa chevelure qui lui descendait jusqu'aux jarrets, une
gde blonde, marcheuse à l'Opéra, s'était mis en Femme-Sauvage, &
pardessus son maillot de couleur brune n'avait qu'un pagne de cuir
avec des bracelets de verroterie & un diadème de clinquant, d'où
                                         en
s'élevait une haute gerbe de plumes de paon. Devant elle, un
Prittchard affublé d'un habit noir grotesquement large, battait la
mesure avec son coude sur sa tabatière. Un petit berger-Watteau
azur & argent comme un clair de lune choquait sa houlette contre
le tyrse d'une Bacchante couronnée de raisins avec une peau de
                                                        rubans
léopard sur le flanc gauche & des cothurnes à [illis.] d'or. De l'autre
côté, une Polonaise, en spencer de velours nacarat, balançait son
large jupon de gaze sur ses bas de soie gris-perle, pris dans des
bottines roses, cerclées de fourrure blanche. Elle souriait à un
quadragénaire ventru, déguisé en Enfant de chœur, & qui

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 132.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f277.item

 





































un doigt

132.

gambadait très haut, levant d'une main son surplis & retenant de l'autre sa
calotte rouge. Mais la virtuose, la reine, l'étoile, c'était Mlle Loulou
célèbre danseuse des bals publics. Comme elle se trouvait riche maintenant
                                                                                          en
elle portait une large collerette de dentelles sur sa veste de velours noir
               large
uni, et son pantalon de soie ponceau, large de jambes, collant sur
la croupe & serré à la taille par une écharpe de cachemire, avait, tout
                                            des petits
le long de la couture,des boutons de camélias blancs, naturels. Sa mine pâle
un peu bouffie & à nez retroussé, semblait plus insolente encore par
l'ébouriffure de sa perruque où tenait un chapeau d'homme en feutre
gris, plié d'un coup de poing sur l'oreille droite – &, dans les bonds qu'elle
faisait, ses escarpins à boucles de diamants atteignaient presque au nez
de son vis à vis, un gd baron moyen âge tout empêtré dans une armure
                                                   [illis.]
de fer. Il y avait aussi un ange, un glaive d'or à la main, deux
ailes de cygne dans le dos & qui allant, venant, perdant à toute
minute son cavalier, un Louis XIV, ne comprenait rien aux figures
et embarrassait la contredanse.
                                               &                                        ces personnes
Tous ces gens-là s’amusaient. Frédéric en les regardant éprouvait comme un
sentiment d'abandon, un malaise. D’ailleurs Il songeait encore à Me Arnoux
                          participer
et il lui semblait vaguement à quelque chose d'hostile se tramant
contre elle.
               le quadrille
                    quadrille                                              l'aborda
Quand la contredanse fut achevée, Me Rosanette vint à lui. Elle haletait
un peu, & son hausse-col d’acier poli comme un miroir, se soulevait
doucement sous son menton.
— « et vous, monsieur, » dit-elle, « vous ne dansez pas ? »
Frédéric s'excusa ; car il ne savait pas danser.
— « vraiment ? mais avec moi ? bien sûr ? »
                        seule             son
Et posée sur une hanche, l'autre genou un peu rentré
sur la bouche en caressant
tandis qu’elle caressait de la main gauche le pommeau de nacre de son
épée, elle le considéra, pendant une minute, d'un air moitié
suppliant, moitié gouailleur. Enfin elle dit « bonsoir ! » fit une pirouette
et disparut.
             était                                           savait
Frédéric, mécontent de lui-même & ne sachant que faire, se mit à
errer dans le bal.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 133.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f279.item

 

133.

Il entra dans le boudoir capitonné de soie bleu pâle
avec des bouquets de fleurs des champs, tandis qu'au plafond
dans un ovale de bois doré des Amours, émergeant
d'un ciel d'azur batifolaient sur des nuages en forme
d'édredon. Ces élégances el qui seraient aujourd'hui des
misères pr les pareilles de Rosanette l'éblouirent ; – & il
admira tout : les volubilis artificiels ornant le contour
de la glace, les rideaux de la cheminée, le divan turc, &
dans un renfoncement de la muraille une manière de tente
tapissée de soie rose, avec de la mousseline blanche par-
dessus. Des meubles noirs à marqueterie de cuivre garnissaient
la chambre à coucher où se dressait sur une estrade
couverte d'une peau de cygne le gd lit à baldaquin et à
plumes d'autruche. Des épingles à têtes de pierreries, fichées dans
des pelottes, des bagues traînant sur des plateaux, des médaillons
à cercles d'or & des coffrets d'argent se distinguaient dans
l'ombre sous la lueur qu'épanchait une urne de Bohême
suspendue à trois chaînettes. Par une petite porte
entrebâillée on apercevait une serre-chaude occupant
toute la longueur d'une terrasse & que terminait une
volière à l'autre bout.
                                                  plaire
C'était bien là un milieu fait pr lui. Dans une
brusque révolte de sa jeunesse il se jura d'en jouir,
s'enhardit, – puis revenu à l'entrée du salon (où
il y avait plus de monde maintenant ; tout s'agitait
dans une sorte de pulvérulence lumineuse) il resta
                                                                      yeux
debout à contempler la foule, – clignant les paupières
pr la mieux voir – & humant les molles senteurs
de femmes qui circulaient, comme un immense baiser
épandu.
Mais il y avait près de lui – de l'autre côté de la
porte, Pellerin – Pellerin en gde toilette,
                           le bras gauche dans la poitrine

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 134.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f281.item

 







& sans attendre sa
réponse, l’artiste se mit
à parler de lui-même –
Il avait fait de gds progrès

134.

                                    avec son chapeau,
et tenant de la droite, qui battait son chapeau sur sa cuisse, un gant
blanc déchiré.
— « tiens, il y a longtemps qu'on ne vous a vu ! où diable étiez-vous donc ?
parti en voyage, en Italie ? Poncif, hein, l'italie ? pas si raide
qu'on dit ? n'importe ! apportez moi vos esquisses, un de ces jours ! »
Frédéric aurait eu tant d’explications à fournir qu’il se borna
à lui demander de ses nouvelles.
L’artiste était rompu de travail, & il s’ennuyait par ici, il allait
partir tout à l’heure. Du reste, il avait fait de grands progrès, disait
-il
ayant reconnu définitivement la bêtise de la ligne droite. on ne devait
     tant
pas s'enquérir de la Beauté & de l'unité dans une œuvre que du
                                                                             – « existe
Caractère & de la diversité des choses. Car tout existant dans la nature
donc tout est légitime, tout est plastique. il s'agit seulement
d'attraper la note, voilà. j'ai découvert le secret » & lui donnant
un coup de coude, il répéta plusieurs fois « j'ai découvert le
                                                                                                   à
secret, vous voyez ! » Ainsi regardez-moi cette petite femme en
coiffure de sphinx qui danse avec un postillon russe. C'est net,
sec, arrêté, tout en méplats & en tons crus, de l'indigo sous
         yeux
les paupières, une plaque de cinabre à la joue, du bistre sur
les tempes, pif ! paf ! » & il jetait, avec le pouce comme des
                              dans l’air
coups de pinceau dans l'air « tandis que la grosse, là-bas, » continua t-
                                                                        soie
-t-il en montrant une Poissarde, en robe de taffetas
                                           au cou
cerise avec une croix d'or au cou, & un fichu de linon
noué dans le dos « rien que des rondeurs, les narrines s'épatent
                                                bonnet
comme les deux ailes de son col*, les coins de la bouche se
                                                                                    copieux
relèvent, le menton s'abaisse, tout est gras, fondu, moelleux
                                                                        Elles
tranquille & soleillant, un vrai Rubens ! toutes deux sont
parfaites cependant ! où est le type alors ? qu'est-ce qu'une
                                                       » il s'échauffait «
belle femme ? qu'est-ce que le Beau ? – Ah ! le Beau, me direz-vous ».
Frédéric l'interrompit, pr savoir ce qu'était un
Pierrot à profil de bouc, en train de bénir tous les danseurs
au milieu d'une pastourelle.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 135.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f283.item

 

135.

— « Rien du tout ! un veuf, père de trois garçons. il les laisse sans culottes, passe
sa vie au club & couche avec la bonne »
— « et celui-là, costumé qui en bailli, qui parle dans l'embrasure de la fenêtre
à une marquise-Pompadour ?
— « la marquise, c'est Me Vandaël, l'ancienne actrice du gymnase, la
                                                                                           sont ensemble
maîtresse du Doge, le Cte de Palazot. Voilà vingt ans qu'il l’aime*, on
ne sait pourquoi. Avait-elle de beaux yeux, autrefois, cette femme-là !
[illis.]
les ………………..……[illis.] ……garde son éventail devant sa
                                                                                                  citoyen
bouche pr qu’on ne….
[illis.] …pas son son cou ridé. Quant au vieux
près d'elle, on le nomme le capitaine d'Herbigny, un vieux de la
sans [illis.]
vieille, qui n'a pr toute fortune que sa croix d'honneur & sa pension,
sert d'oncle aux grisettes dans les solennités, arrange les duels & dîne
en ville.
— « une canaille ? » dit Frédéric
— « non ! un honnête homme ! »
— « Ah ! »
L'artiste lui en nomma d'autres encore, quand apercevant un monsieur
qui portait comme les médecins de Molière une gde robe de serge
                                                                                           toutes ses
noire, mais bien ouverte de haut en bas, afin de montrer les
breloques & sa montre.
— « ceci vous représente le Dteur DesRogis, enragé de n'être pas
célèbre – a écrit un livre de pornographie médicale, – cire volontiers
les bottes dans le grand monde – est discret – ces Dames l'adorent.
            son
Lui & cette épouse, (cette maigre châtelaine en robe grise), se
trimballent ensemble dans tous les endroits publics & autres –
malgré la gêne du ménage, on a un jour – thés artistiques
où il se dit des vers – attention ! »
En effet le Dteur les aborda, & comme il ne dansait pas
non plus, bientôt ils formèrent, tous les trois, à l'entrée
du salon, un petit groupe de causeurs, où vint s'adjoindre
Hussonnet, puis l'amant de la femme-Sauvage, un jeune
                                                                     son
poète, élégiaque exhibant naïvement sous un court mantel
à la François Ier, la plus piètre des anatomies, & enfin

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 136.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f285.item

 

136.

un garçon d'esprit déguisé en Turc de barrière. Mais sa veste à galons
jaunes avait si bien voyagé sur le dos des dentistes ambulants,
son large pantalon à plis était d'un rouge si déteint, son
turban roulé comme une anguille à la tartare d'un aspect si
pauvre, tout son costume enfin tellement déplorable & réussi
que les femmes ne dissimulaient pas leur dégoût. Le Docteur
l'en consola par de gds éloges sur la Débardeuse sa maîtresse
ce Turc étant le fils d'un banquier.
                                    Rosanette
Entre deux quadrilles, rosanette se dirigea vers la cheminée, où
était installé dans un fauteuil, un petit vieillard replet, en
habit marron, à boutons d'or. malgré ses joues flétries qui tombaient
sur sa haute cravatte blanche, ses cheveux encore blonds & frisés
naturellement comme les poils d'un caniche lui donnaient
quelque chose de folâtre.
Elle l'écouta penchée vers son visage. Ensuite elle lui accommoda
un verre de sirop. – & rien n'était mignon comme ses mains
sous leurs manchettes de dentelles qui dépassaient les parements
de l'habit vert. Quand le bonhomme eut bu, il les baisa.
— « Mais c'est Mr Oudry, le voisin d'Arnoux ! »
— « il l'a perdu »dit en riant Pellerin
— « Comment ? »
Un postillon de Lonjumeau la saisit par la taille. une
valse commençait. Alors toutes les femmes assises autour
du salon sur les banquettes se levèrent à la file, prestement
et leurs jupes, leurs écharpes, & leurs coiffures se mirent
à tourner.
Elles tournaient si près de lui que Frédéric distinguait les
gouttelettes de leur front – & ce mouvement giratoire, de
plus en plus vif & régulier, vertigineux, communiquant à
sa pensée une sorte d'ivresse y faisait surgir d'autres
images, tandis que toutes passaient dans la même éblouissement,
& chacune avec une excitation particulière selon le
genre de sa beauté.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 137.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f287.item

 

137.

                                                                                                   donnait
La Polonaise, qui s'abandonnait d'une façon langoureuse, lui inspirait
l'envie de la tenir contre son cœur, en filant tous les deux dans un traîneau
sur une plaine couverte de neige. Des horizons de volupté tranquille
au bord d'un lac, dans un chalet, se déroulaient sous les pas de la
Suissesse qui valsait le torse droit & les paupières baissées. Puis
tout à coup, la Bacchante penchant en arrière sa tête brune, le faisait
rêver à des caresses dévoratrices, dans des bois de lauriers-roses, par
un temps d'orage, au bruit confus des tambourins. La Poissarde, que
la mesure trop rapide essoufflait, poussait des rires ; & il aurait
voulu, buvant avec elle aux Porcherons, chiffonner à pleines mains
son fichu, comme au bon vieux temps. Mais la Débardeuse dont
les orteils légers effleuraient à peine le parquet, semblait receler dans
la souplesse de ses membres & le sérieux de son visage tous les
raffinements de l'amour moderne qui a la justesse d'une science
et la mobilité d'un oiseau. La Rosanette tournait le poing sur la
hanche. sa perruque à manteau sautillant sur son colet envoyait
de la poudre d'iris autour d'elle, & à chaque tour, du bout de ses
éperons d'or, elle manquait d'attraper Frédéric.
au dernier accord de la valse,
La valse finissait quand Mlle Vatnas parut. Elle avait
                                                      beaucoup
un mouchoir algérien sur la tête, des piastres sur le front, de l'antimoine
au bord des yeux, avec une espèce de paletot en cachemire noire
tombant sur un jupon clair, lamé d'argent & elle tenait
un tambour de basque à la main.
Derrière son dos, marchait un grand garçon, dans le costume
classique du Dante & qui était (elle ne s'en cachait plus,
                    l’ancien
maintenant) le chanteur de l'alhambra – lequel s'appelant
Auguste Delamarre, s'était fait appeler primitivement Anténor
                                                2   Belmar          1   Delmar
Dellamare, puis Delmas, puis Delmar, & enfin Belmar
modifiant ainsi, et perfectionnant son nom, d'après sa gloire
croissante, car il avait quitté le Bastringue pr le théâtre, et
venait même de débuter bruyamment, à l'ambigu, dans
Gaspardo- le Pêcheur
                      2                       1
Hussonnet se renfrogna en l'apercevant. Depuis qu'on avait
refusé sa pièce, il exécrait les comédiens. on n'imaginait pas
la vanité de ces messieurs, de celui-là, surtout ! « quel poseur !
                                                               regardez le
                                                             voyez donc ! »

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 138.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f289.item

 

138.

                                                                                                                                          y
En effet, après un léger salut à Rosanette, B Delmar s'était adossé à la cheminée – & il
restait immobile, une main sur le cœur, le pied gauche en avant, les yeux au ciel, dans
avec sa couronne de lauriers dorés par-dessus son capuchon, tout en s'efforçant de
mettre dans son regard beaucoup de poésie, pr fasciner mieux les dames. on
faisait de loin, un grd cercle autour de lui.
Mais la Vatnas quand elle eut embrassé longuement Rosanette s'en vint
prier Hussonnet de revoir, sous le point de vue du style, un ouvrage d'éducation
         voulait publier
qu'elle allait terminer « la guirlande des jeunes personnes, recueil de littérature & de morale »
        ..….[illis.]…..
L'homme de lettres promit son concours. Alors, elle lui demanda s'il ne
                         une des feuilles
                                            où il avait accès
pourrait pas dans les journaux, faire mousser qque peu son ami – &
même lui confier plutard un rôle. Hussonnet en oublia de prendre un verre
de punch.
                                            fait
C'était Arnoux qui l'avait fabriqué. & suivi par le groom du Comte qui
portant un plateau vide, il l'offrait aux personnes avec satisfaction.
Quand il vint à passer devant Mr Oudry Rosanette l'arrêta.
— « Eh bien ? et cette affaire ! » on n’y pense plus ?
Il rougit qque peu. enfin s'adressant au bonhomme
— « Notre amie m'a dit que vous auriez l'obligeance. »
Puis « Comment donc, mon voisin, tout à vous »
Et de suite, le nom de M. Dambreuse fut prononcé. il s’agissait
de terrains.d’hypothèques. Mais comme ils s'entretenaient à demi voix
                                   confusément
Frédéric les entendait imparfaitement, & il se porta vers l'autre
coin
bord de la cheminée, où Rosanette & Delmar causaient ensemble.
Le cabotin avait une mine vulgaire, faite comme les décors de
théâtre pr être contemplée à distance, des mains épaisses, de gds
                      2         1
pieds, une lourde mâchoire ; & il dénigrait les acteurs les plus
illustres, traitait de haut les poètes, disait « mon organe, mon
physique, mes moyens », en émaillant son discours de mots
peu intelligibles pr lui-même, & qu'il affectionnait, tels que
« morbidezza, analogue & homogénéité »
Elle l'écoutait, avec de petits mouvements de tête approbatifs.
On voyait l'admiration s'épanouir sous le fard de ses joues

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 139.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f291.item

 























à frire

139.

et en même temps qu’elle souriait qque chose d'humide passait
comme un voile sur ses yeux clairs, d'une indéfinissable couleur
                donc
Comment donc un pareil homme la pouvait-il charmer ?
Frédéric s'excitait intérieurement à le mépriser encore plus,
        bannir
pr refouler peut-être, l'espèce d'envie qu'il lui portait.
Mlle Vatnas était maintenant avec Arnoux, & tout en
riant très haut, en le secouant par ses boutons de temps à
autres, elle jetait un coup d'œil sur Rosanette que Mr Oudry
ne perdait pas de vue.
                                                            le bonhomme
Puis Arnoux & la Vatnas disparurent. & vint lui parler
à l’oreille
— « Eh bien, oui, oui ! c'est convenu ! laissez-moi tranquille. »
                                         [illis.]
et elle pria Frédéric feignant d’examiner un des vases sur
la cheminée, d'aller voir dans la cuisine si Mr Arnoux n'y
était pas.
Il y était. Un bataillon de verres sal à moitié pleins couvrait le
plancher, & les casseroles, les marmites, la turbottière, la poêle
                 Arnoux
sautaient ! Il commandait aux domestiques en les tutoyant,
battait la rémoulade, goûtait les sauces, bati rigolait avec la
Bonne.
— « bien, bien » dit-il, « avertissez la ! je fais servir.
                                                                de
On ne dansait plus, les femmes venaient se rasseoir, les
hommes se promenaient, en s’éventant avec leurs chapeaux ou
leurs perruques, au milieu du salon, un des rideaux tendu sur
une fenêtre entr’ouverte se bombait au vent, & la Sphinx, malgré
les observations de tout le monde, exposait au courant d'air ses
bras en sueur. Où donc était Rosanette ? Mr Oudry n’en savait
rien. Frédéric la chercha plus loin, jusque dans le boudoir et
dans la chambre. Qques uns pr être seuls ou deux à deux s'y
étaient réfugiés. L'ombre & les chuchottements se mêlaient
Il y avait de petits rires sous des mouchoirs, & l'on entrevoyait
au bord des corsages, des frémissements d'éventails, lents &
doux comme des battements d'aile d'oiseau blessé.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 140.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f293.item

 

140.

En entrant dans la serre, il vit sous les larges feuilles d'un
caladium près du jet d'eau, Delmar couché à plat ventre sur
le canapé de toile ; avec son capuchon rabattu Rosanette assise près
de lui avait la main passée dans ses cheveux & ils se regardaient
Au même moment Arnoux entra, par l'autre côté, celui de la volière,
Delmar se leva d'un bond. puis il sortit à pas tranquilles, sans
se retourner. – & même il s'arrêta près de la porte pr cueillir une
fleur d'hibiscus dont il garnit sa boutonnière.
Rosanette pencha le visage, & Frédéric qui la voyait de profil,
s'aperçut qu'elle pleurait.
— tiens ? qu'as-tu donc ? » dit Arnoux
Elle haussa les épaules, sans répondre
— Est-ce à cause… de lui » reprit-il
Elle étendit le bras autour de son cou, & le baisant au front
lentement :
— « tu sais bien que je t'aimerai toujours, mon gros. – n'y pensons
plus. allons souper ! »
Un lustre de cuivre, à quarante bougies éclairait la salle, dont
les murailles disparaissaient sous de vieilles faïences accrochées – &
                       vive
cette lumière crue tombant d'aplomb rendait plus blanc encore
parmi les hors-d'œuvre & les fruits, un gigantesque turbot
occupant le milieu de la nappe, bordée par des assiettes pleines
de potage à la bisque. Alors toutes à la fois, avec un froufrou
d'étoffes, les femmes tassant leurs jupes, leurs manches &
leurs écharpes s'assirent les unes près des autres, les hommes
debout s'établirent dans les angles. Pellerin & Mr Oudry
                                                                était
furent placés près de Rosanette, Arnoux en face. Palazot
[illis.]
et son amie venaient de partir – « bon voyage ! » dit-elle
« Attaquons. » & l'Enfant de Chœur, homme facétieux, en
faisant un gd signe de croix commença
le Benedicite. –

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 141.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f295.item

 

141.

Les Dames furent scandalisées et principalement la Poissarde, mère
d'une fille, dont elle voulait faire une femme honnête. Arnoux
non plus « n'aimait pas ça » trouvant qu'on devait respecter
la Religion.
Puis tout le monde se m remit à manger, quand une horloge
allemande munie d'un coq carillonnant deux heures provoqua
sur le coucou force plaisanteries. Toutes sortes de propos s'en
suivirent : calembourgs, anecdotes, vantardises, gageures, mensonges
tenus pr vrais, assertions improbables, un tumulte de paroles
qui bientôt s'éparpilla en conversations particulières. Les vins
circulaient, les plats se succédaient, le Dteur découpait ; qqfois
une truffe roulait par terre. on se lançait de loin une
orange, un bouchon, on quittait sa place pr causer avec qqu'un.
Souvent Rosanette se tournait vers Delmar, immobile derrière
elle, Pellerin bavardait, Mr Oudry souriait, Mlle Vatnas
mangea presqu’à elle seule le buisson d'écrevisses, & ses carapaces
sonnaient sous ses longues dents. Mais l'Ange, posée sur
le tabouret du piano (seul endroit où ses ailes lui permissent
                                        pacifiquement
de s'asseoir) mastiquait placidement, sans discontinuer. –
« quelle fourchette » répétait l'Enfant de Chœur ébahi « quelle
fourchette ! » Et la Sphinx buvait de l'eau-de-vie, criait à
plein gosier, se démenait comme un démon. Tout à coup ses
joues s'enflèrent, & ne résistant plus au sang qui l'étouffait
elle porta sa serviette contre ses lèvres, puis la jeta sous
la table.
Frédéric l'avait vu
— « Ce n'est rien » et à ses instances pr partir & se soigner
                                                                         autant ça
elle répondit, lentement. « bah ! à quoi bon ? autant ça
qu'autre chose ! La vie n'est pas si drôle ! »

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 142.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f297.item

 

142.

Alors, il frissonna, pris d'une tristesse glaciale comme s'il avait
aperçu des mondes entiers de misère & de désespoir – un réchaud de
charbon près d'un lit de sangle & les cadavres de la morgue en
tablier de cuir, avec le robinet d'eau froide qui coule sur leurs
cheveux.
Cependant Hussonnet accroupi aux p pieds de la Femme-Sauvage, braillait
d'une voix enrouée pr imiter l'acteur Grassot.
                                          Celutta
— « ne sois pas cruelle, ô Celuta ! cette petite fête de famille est charmante
ennivrez-moi de voluptés, mes amours ! Folichonnons, folichonnons ! »
Et il se mit à baiser toutes les femmes sur l'épaule. Elles tressaillaient
piquées par ses moustaches, puis il imagina de casser contre sa tête
                         la
une assiette, en heurtant d'un petit coup. D'autres l'imitèrent, les
ardoises
morceaux de faïence volaient comme des tuiles par un gd vent, & la
Débardeuse s'écria
— « ne vous gênez pas ! ça ne coute rien. Le bourgeois qui en fabrique nous en
cadotte ! »
Tous les yeux se portèrent sur Arnoux. Il répliqua
— Ah ! sur facture, permettez ! » tenant sans doute à passer pr n'être
pas ou n'être plus l'amant de Rosanette.
Mais deux voix furieuses s'élevèrent :
— Imbécille !
— Polisson !
— à vos ordres !
— aux vôtres !
C'était le chevalier moyen âge & le postillon russe qui se disputaient. Celui-ci
ayant soutenu que les armures dispensaient d'être brave, l'autre avait pris cela
pr une injure. il voulait se battre. tous s'interposaient, & le Capitaine
au milieu du tumulte, tâchait de se faire entendre
— « messieurs, écoutez-moi ! un mot ! j'ai de l'expérience, messieurs ! »
Mais Rosanette, ayant frappé avec son couteau sur un verre finit par
obtenir du silence – & s'adressant au chevalier qui gardait son casque, puis
au postillon coiffé d'un bonnet à longs poils
— « retirez d'abord votre casserole ! ça m'échauffe ! – & vous, là-bas, votre tête
de loup. – voulez-vous bien m'obéir, saprelotte ! regardez donc mes
épaulettes ! Je suis votre maréchale »

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 143.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f299.item

 

Ils s'exécutèrent &

143.

tous applaudirent en criant : « Vive la maréchale ! vive la maréchale ! »
Alors elle prit sur le poêle, une bouteille de vin de Champagne
et elle le versa de haut, dans les coupes qu'on lui tendait. Comme
la table était trop large, les convives, les femmes surtout, se portèrent
de son côté, en se dressant sur la pointe des pieds, sur les barreaux des
chaises, ce qui forma pendant une minute un groupe pyramidal
de coiffures, d'épaules nues, de bras tendus, de corps penchés. – &
de longs jets de vin rayonnaient dans tout cela, car le Pierrot
et Arnoux, aux deux angles de la salle lâchant chacun une
bouteille éclabouissaient les visages. Mais les petits oiseaux de la
volière dont on avait laissé la porte ouverte, envahirent la
salle, tout effarouchés, voletant autour du lustre, se cognant
contre les carreaux, contre les meubles, & qques uns posés sur les
têtes, faisaient co au milieu des chevelures comme de larges fleurs.
Les musiciens étaient partis. on tira le piano de l'antichambre
dans le salon. La Vatnas s'y mit, & accompagnée de l'Enfant de
chœur qui battait du tambour de basque, elle entama une
contredanse avec furie. – tapant les touches comme un cheval
qui piaffe & se dandinant la taille pr mieux marquer la mesure
La Maréchale entraîna Frédéric, Hussonnet faisait la roue,
la Débardeuse se disloquait comme un clown, le Pierrot avait
des façons d'orang-outang, la Sauvagesse les bras écartés imitait
l'oscillation d'une chaloupe.– enfin tous n'en pouvant plus
s'arrêtèrent ; & on ouvrit une fenêtre.
Le gd jour entra, avec la fraicheur du matin. Il y eut une
exclamation d'étonnement – puis un silence. Les flammes jaunes
des bougies vacillaient, en faisant de temps à autre éclater leurs
bobèches. Des rubans, des fleurs & des perles jonchaient le parquet,
Des taches de punch & de sirop poissaient les consoles, Les tentures
étaient salies, les costumes fripés, poudreux. Les nattes pendaient
sur les épaules & le maquillage coulant avec la sueur
découvraitent des faces blêmes dont les paupières rouges
clignottaient.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 144.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f301.item

 

144.

La Maréchale, fraîche comme au sortir d'un bain, avait les joues
rosées, les yeux brillants. Elle jeta au loin sa perruque, & ses cheveux
tombèrent autour d'elle, comme une toison, ne laissant voir de tout
son vêtement que sa culotte, ce qui produisit un effet à la fois
comique & gentil.
Cependant la sphinx dont les dents claquaient de fièvre eut besoin
d'un châle. Rosanette courut dans sa chambre pr le chercher. &
comme l’autre la suivait, elle lui ferma la porte au nez, vivement.
Le Turc observa tout haut qu'on n'avait pas vu sortir Mr Oudry.
Aucun ne releva cette malice, tant on était fatigué. Puis en
attendant les voitures on s'embobelina dans les capelines & les manteaux
Sept heures sonnèrent. l'Ange était toujours dans la salle, attablée
devant une compotte de beurre & de sardines, et la Poissarde
près d'elle, fumait des cigarettes, tout en lui donnant des conseils
sur l'existence.
Enfin les fiacres étant survenus, les invités s'en allèrent. Hussonnet,
employé dans une correspondance pr la Province devait lire avant son
déjeuner cinquante-trois journaux, la Sauvagesse avait une répétition
à son théâtre, Pellerin un modèle, l'Enfant de chœur trois rendez-vous
Mais l'Ange envahie par les premiers symptômes d'une indigestion
ne put jamais se lever. le baron–Moyen âge la porta jusqu'au
fiacre. –
— « Prends garde à ses ailes » cria par la fenêtre, la Débardeuse.
On était sur le palier quand Mlle Vatnas dit à Rosanette
— « adieu, chère. c'était très bien, ta soirée. » Puis se penchant à
son oreille « garde le ! »
—« jusqu'à des temps meilleurs » reprit la Maréchale, en tournant
le dos, lentement.
Arnoux et Frédéric s'en revinrent ensemble, comme ils étaient
venus. mais le marchand de faïence avait un air tellement
sombre que son compagnon le crut indisposé.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 1, page 145.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f303.item

 

145.

— « moi ? pas du tout ! »
Cependant il se mordait la moustache, fronçait les sourcils & Frédéric
lui demanda si ce n'étaient pas ses affaires qui le tourmentaient
— « nullement » puis tout à coup « vous le connaissiez, n'est-ce pas
le père Oudry ? » & avec une expression de rancune « il est riche, le
vieux gredin »
Ensuite Arnoux parla d'une cuisson importante que l'on devait
finir aujourd'hui à sa fabrique. Il voulait la voir. Le train
                                                   auparavant
partait dans une heure. « Il faut cependant que j'aille embrasser
ma femme –
— « Ah ! sa femme ! » pensa Frédéric.
Puis il se coucha avec une douleur intolérable à l'occiput – & il
but une caraffe d'eau, pr calmer sa soif.
Une autre soif lui était venue, celle des femmes, du luxe, & de
tout ce que comporte l'existence Parisienne. Il se sentait quelque
peu étourdi comme un homme qui descend d'un vaisseau. – &
dans l'hallucination du premier sommeil, il voyait passer &
repasser continuellement les épaules de la Poissarde, les reins de la
Débardeuse, les mollets de la Polonaise la chevelure de la Sauvagesse
Puis deux gds yeux noirs, qui n'étaient pas dans le bal, parurent.
– & légers comme des papillons, ardents comme des torches, ils allaient
venaient, vibraient, montaient dans la corniche, descendaient
jusqu'à sa bouche ; & Frédéric s'acharnait à reconnaître ces yeux
sans y parvenir. Mais déjà le rêve l'avait pris. Il lui semblait
qu'il était attelé près d'Arnoux au timon d'un fiacre, &
que la Maréchale, à califourchon sur lui, l'éventrait avec
ses éperons d'or.

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