Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

Transcription du manuscrit autographe définitif

Deuxième partie – Chapitre 3


Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 191.
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191.

III

Alors commença pr Frédéric une existence misérable.
Il fut le parasite de la maison.
Si qqu'un était indisposé, il venait trois fois par jour, savoir de ses
nouvelles, allait chez l'accordeur de piano, inventait mille prévenances. – et
il endurait d'un air content, les bouderies de Mlle Marthe et les caresses du
jeune Eugène, qui lui passait toujours ses mains sales sur la figure.
Il assistait aux dîners, où Monsieur & Madame en face l'un de l'autre
agaçait
ne s’échangeaient pas un mot. ou bien Arnoux impatientait sa femme
par des remarques saugrenues. Puis Le repas terminé, il jouait dans la
chambre avec son fils, se cachait derrière les meubles, ou le portait
sur son dos en marchant à quatre pattes comme le Béarnais. Il
s'en allait enfin, et elle abordait immédiatement, l'éternel sujet de
plainte : Arnoux.
Ce n'était pas son inconduite qui l'indignait. mais elle paraissait
souffrir dans son orgueil, & laissait voir sa répugnance pr cet homme
sans délicatesse, sans dignité, sans honneur. « ou plutôt il est fou »
disait-elle.
Frédéric sollicitait adroitement ses confidences. Bientôt, il connut toute
sa vie.
Ses parents étaient de petits bourgeois de Chartres. Un jour, Arnoux,
dessinant au bord de la rivière (il se croyait peintre dans ce temps là)
l'avait aperçue, comme elle sortait de l’Eglise, & demandée en
mariage. à cause de sa fortune, on n'avait pas hésité. D'ailleurs
il l'aimait éperdûment. Elle ajouta « mon Dieu, il m'aime encore !
– à sa manière ! »
Ils avaient, les premiers mois, voyagé en Italie. – Mais Arnoux
malgré son enthousiasme devant les paysages & les chefs-d'œuvres
n'avait fait que gémir sur le vin. – & organisait des pique-
-niques avec des Anglais pr se distraire. Quelques tableaux
bien revendus

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 192.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f397.item

 

192.

l'avaient poussé au Commerce des Arts. Puis il s'était engoué d'une
manufacture de faïence ; D'autres spéculations, à présent, le tentaient
et il se vulgarisant de plus en plus il prenait des habitudes grossières
et dispendieuses. Elle avait moins à lui reprocher ses vices que toutes
ses actions. Aucun changement ne pouvait donc survenir, & son
malheur, à elle, était irréparable.
Frédéric affirmait que son existence, de même, se trouvait manquée
Il était bien jeune, cependant. Pourquoi désespérer ? – et elle lui
donnait de bons conseils. – « travaillez ! mariez-vous ! » Il répondait
par des sourires amers – Car au lieu d'exprimer le véritable motif
de son chagrin, il en feignait un autre, sublime ; faisant un peu
l’Antony, le maudit, langage, du reste, qui ne dénaturait pas
complètement sa pensée.
L'action, pr certains hommes est d'autant plus impraticable que
le Désir est plus fort. La méfiance d'eux-mêmes les embarrasse, la
crainte de déplaire les épouvante. D'ailleurs les affections profondes
sont pareilles
ressemblent aux honnêtes femmes. Elles ont peur d'être découvertes
& passent dans la vie les yeux baissés.
Bien qu'il connût Me Arnoux davantage (à cause de cela,
peut-être) il était encore plus lâche qu'autrefois. Chaque matin
il se jurait d'être hardi. Mais une invincible pudeur l'en
empêchait, & il ne pouvait se guider d'après aucun exemple,
puisque celle-là différait des autres ! Par la force de ses rêves, il
presque
l'avait posée en dehors des conditions humaines. Il se sentait
à côté d'elle moins important sur la terre que les brindilles de
soie s'échappant de ses ciseaux.
[illis.]
Puis il pensait à des choses monstrueuses, absurdes, telles que
des surprises, la nuit, avec des narcotiques & des fausses-clefs.
ou bien il avait envie de la violer comme un sauvage – tout
lui paraissant plus facile que d'affronter son dédain.
D'ailleurs les enfants, les deux bonnes, la disposition des pièces
faisaient d'insurmontables obstacles. Donc il résolut de la posséder
à lui seul – & d'aller vivre, ensemble, – bien loin, au fond
d'une solitude. Il cherchait même sur quel lac assez bleu
dans quelle île assez embaumée, au bord de quelle plage
assez douce,

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 193.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f399.item

 

193.

Si ce serait l'Espagne, la Suisse ou l'Orient – et choisissant exprès
les jours où elle semblait plus irritée, il lui disait qu'il faudrait
sortir de là, imaginer un moyen, & qu'il n'en voyait pas d'autre
qu'une séparation.
                                                                                                      telle
Mais pr l'amour de ses enfants, jamais elle n'en viendrait à une pareille
                 tant de
extrémité. Cette vertu augmenta son respect.
Cependant Ses après midis se passaient à se rappeler la visite de la
                désirer
veille & à se rap celle du soir. Quand il ne dînait pas chez eux, vers
neuf heures, il se postait au coin de la rue – & dès qu'Arnoux avait
tiré la gde porte, Frédéric montait vivement les trois étages &
demandait à la Bonne d'un air ingénu – « Monsieur est là ? » –
puis il faisait l'homme surpris de ne pas le trouver.
                  souvent
Mais Arnoux rentrait à l'improviste. Alors il fallait le suivre
dans un petit café de la rue St Anne, que fréquentait maintenant
Regimbart.
Le Citoyen commençait par articuler contre la Couronne qque nouveau
                                        fonds publics, affaires                amicalement
grief. Puis ils causaient, fonds publics, affaires en se disant des injures
                                le fabricant de faïence tenait Regimbart pour
amicalement – Car aux yeux d’Arnoux Regimbart était un penseur
de haute volée, & chagriné de voir tant de moyens perdus, il le
taquinait sur sa paresse.
— « Vous êtes toujours avec votre chope ! »
J’aime mieux ma chope que vos petites filles ! » ripostait le citoyen.
Le Citoyen
Il
jugeait d’Arnoux, plein de cœur & d'imagination, mais décidément
trop immoral – aussi le traitait-il sans la moindre indulgence
et refusait même de dîner chez lui « parce que la cérémonie l'embêtait »
Qqfois au moment des adieux, Arnoux était pris, qqfois, de fringales.
il « avait besoin » de manger une omelette aux harengs saurs
ou des pommes cuites. – & les comestibles ne se trouvant jamais
dans l'établissement, il les envoyait chercher. on attendait –
Regimbart ne s'en allait pas – & finissait en grommelant
par accepter quelque chose.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 194.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f401.item

 






































il avait signé des rapports inexacts
[illis.] & & approuvé,
sans vérification

194.

                                                                                                    du même verre
Il était sobre néanmoins, car il restait pendant des heures, en face de son verre                                                                              point    le monde
à moitié plein. Mais a Providence ne gouvernant pas les choses
  selon
d’après ses idées, il tournait à l'hypocondriaque, ne voulait même
plus lire les journaux & poussait des rugissements au seul nom de
l'Angleterre. Il s'écria une fois, à propos d'un garçon qui le servait
mal — « est-ce que nous n'avons pas assez des affronts de l'Étranger ! »
En dehors de ces crises, il se tenait taciturne, méditant « un coup
infaillible pr faire péter toute la boutique ! »
Tandis qu'il était perdu dans ses réflexions, Arnoux d'une voix monotone
et avec un regard un peu ivre contait d'incroyables anecdotes où il
                                                                  et
avait toujours brillé grâce à son aplomb ; et Frédéric, (cela tenait
sans doute, à des ressemblances profondes) dans la nature) éprouvait
un certain entraînement pr sa personne. Mais il se reprochait cette
                trouvait
faiblesse, se disant qu'il aurait dû le haïr, au contraire.
Arnoux le chérissait si bien qu’il se lamentait devant lui sur
l'humeur de sa femme, son entêtement, ses préventions, la rage
                                                                                injustes
            Elle n'était pas comme cela, autrefois
qu’elle avait de vouloir connaître ses affaires.
— « à votre place
— « Si j’étais de vous, disait Frédéric, « je lui ferais une pension & je vivrais
seul. »
                                  rien
Arnoux ne répondait pas. & un moment après entamait son éloge.
Elle était bonne, dévouée, intelligente, vertueuse : & dans la candeur
de son cynismepassant à ses qualités corporelles, il la dénudait
                                                                 [illis.]
Frédéric l’écoutait avidement & flatté par l’air attentif du
                                   il
jeune homme Arnoux prodiguait les révélations, avec l'étourderie
de ces gens qui étalent leurs trésors dans les aff auberges.
une catastrophe dérangea son équilibre.
était entré
Il avait compté, comme membre du Conseil de Surveillance, dans une
Compagnie de Caolin. Mais se fiant à tout ce qu'on lui disait
les inventaires annuels fraudulement dressés par le gérant
il avait signé des billets, accepté des comptes & soutenu sans les connaître
les inventaires annuels. Or l’administration se trouvant aux mains
                                    Or
de deux ou trois filous
, la Compagnie avait croulé, – & Arnoux
civilement responsable venait d'être condamné, avec les autres, à
la garantie des dommages – & intérêts, ce qui lui faisait
                        une perte d'environ trente mille francs

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 195.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f403.item

 



























Le soir

195.

aggravée par les motifs du jugement, peu flatteurs à son endroit
                                                                                  vers
Frédéric apprit cela dans un journal & se précipita dans la rue
Paradis.
On le reçut dans la chambre de Madame. C'était l'heure du premier
déjeuner. Des bols de café au lait avec le beurre & les accessoires encombraient
un guéridon auprès du feu. Des savattes traînaient sur le tapis, des vêtements
             fauteuils
sur les meubles. Arnoux, en caleçon & en veste de tricot, avait les
yeux rouges & la chevelure ébouriffée. Le petit Eugène, à cause de ses
oreillons, pleurait, tout en grignottant sa tartine. Sa sœur mangeait
tranquillement ; & Me Arnoux, un peu plus pâle que d'habitude, les
servait tous les trois.
— Eh bien » dit Arnoux, en poussant un gros soupir « vous savez ! » & Frédéric
ayant un fait un geste de compassion « Voilà ! j'ai été victime de ma
confiance ! » il répéta plusieurs fois « j’avais confiance ! » Puis il se tut,
                                                                      repoussa
Il songeait ; et son abattement était si fort qu'il refusa de déjeuner
Me Arnoux leva les yeux, avec un haussement d'épaules. Mais il se
                                                                                   pas
passa les mains sur le front – « après tout je ne suis coupable. Je n'ai
rien à me reprocher. C'est un malheur ! on s'en tirera ! ah ! ma foi
                                                   obéissant
tant pis » & il entama une brioche, cédant, du reste, aux sollicitations
de sa femme.
                                                       dans un
Il voulut le soir dîner seul, avec elle, en cabinet particulier, à la maison
d'Or.
Me Arnoux ne comprit rien à ce mouvement de cœur, s'offensant
même d'être traitée en lorette – ce qui de la part d'Arnoux au contraire
était une preuve d'affection. Puis comme il s'ennuyait, il alla se
distraire
divertir chez la Maréchale.
Jusqu'à présent, on lui avait passé beaucoup de choses grâce à son
             bonhomme
caractère facile et à son esprit jovial. Mais son procès le classa
parmi les gens tarés. – une solitude se fit autour de leur maison. Arnoux
                par point d'honneur                                      plus
Frédéric, par délicatesse, crut devoir les fréquenter mieux
                                                                                    [illis.]
que jamais. Il loua une loge de baignoire aux Italiens & les conduisit
                                                                                            y
chaque semaine, ne les quittait plus. Cependant ils en étaient à cette
                                                              une invincible lassitude
période, où dans les unions disparates, la mauvaise humeur
ressort des concessions que l'on s'est faites & rend l'existence
lentement installée, comme l’eau qui forme des stalactites a
                                                                                            intolérable
fini par construire des murailles , des séparations éternelles
.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 196.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f405.item

 













Il cepend céda
cependant
à Cisy, qui l’obsédait
pour




Elle le

196.

Me Arnoux se retenait pr ne pas éclater. Arnoux s'assombrissait. & le
                                              malheureux
spectacle de ces deux êtres lamentables attristait Frédéric, malgré lui.
Elle l'avait chargé, puisqu'il possédait sa confiance, de s'enquérir de
ses affaires. Mais il avait honte, il souffrait, de prendre ses dîners en
ambitionnant sa femme. Il continuait néanmoins, se donnant pr excuse
qu'il devait la défendre ; & qu'une occasion pouvait se présenter de lui
être utile.
Huit jours après le bal, il avait fait une visite à Mr Dambreuse. L’homme
Le financier
d’argent, avec un bon vouloir inexplicable, lui avait offert une vingtaine
d'actions dans son entreprise de houilles. Frédéric n'y était pas retourné.
Deslauriers lui écrivait des lettres. Il les laissait sans réponse. Pellerin
                                                                                                      cependant
l'avait engagé à venir voir le portrait. il l'éconduisait toujours. Cisy
                                                                      [illis.]   
cependant

mais cependant pr lui faire faire la connaissance de Rosanette. Elle le
                                                                                                [illis.]
reçut fort gentiment. mais sans lui sauter au cou, comme d’habitude.
                                                                                               autrefois
Son compagnon fut heureux d'être admis chez une impure, & surtout
de causer avec un acteur, Delmar se trouvait là.
                                                                            gourmande
un drame, où il avait représenté un manant qui fait la leçon à Louis XIV
                                                                                      re
et prophétise 89, l'avait mis en telle évidence qu'on lui refabriquait
                                                                         2            1
sans cesse le même rôle ; & sa fonction, maintenant, consistait à
invectiver
bafouer les monarques de tous les pays. Brasseur anglais, il
    invectivait
           carait                 Ier
contredisait Charles [illis.], étudiant de Salamanque, maudissait
Philippe II, ou père sensible s'indignait contre la Pompadour
c'était le plus beau. Les gamins pr le voir, l'attendaient à la porte
des coulisses. – & sa biographie, vendue dans les entractes, le dépeignait
comme soignant sa vieille mère, lisant l'Évangile, assistant les
Pauvres, enfin sous les couleurs d'un St Vincent de Paul, mélangé de
Brutus & de Mirabeau. On disait « notre Delmar ». il avait une
                   devenait
Mission. il était devenu Christ
                                     Rosanette
Tout cela avait fasciné la Maréchale, & elle s'était débarrassée
du père Oudry, sans se soucier de rien, n'étant pas
cupide.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 197.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f407.item

 





















Puis

197.

Arnoux qui la connaissait, en avait profité pendant longtemps pr
l'entretenir à peu de frais ; le bonhomme était venu, & ils avaient
eu soin, tous les trois, de ne point s'expliquer franchement ; Puis
                                                                          Arnoux
s'imaginant qu'elle congédiait l'autre pour lui seul, il avait augmenté
sa pension. Mais ses demandes se renouvelaient avec une fréquence
inexplicable
extraordinaire car elle menait un train moins dispendieux, Elle avait
même vendu jusqu'au cachemire, tenant à s'acquitter de ses vieilles dettes
disait-elle – & il donnait toujours ; Elle l'ensorcelait, elle abusait
de lui, sans pitié. – aussi les factures, les papiers timbrés pleuvaient
dans la maison. Frédéric sentait une crise prochaine.
Un jour il se présenta pr voir Madame. Elle était sortie. Mais
Monsieur travaillait en bas, dans le magasin.
En effet, Arnoux, au milieu de ses potiches, tâchait d’enfoncer de jeunes
mariés, des bourgeois de la Province. Il parlait du tournage & du
                                                           &
tournassage, du truité & du glacé ; – & les autres ne voulant pas avoir
l'air de n'y rien comprendre, faisaient des signes d'approbation et
achetaient.
Quand les chalands furent dehors il conta qu'il avait eu, le matin
avec sa femme, une petite altercation. Pour prévenir les observations
sur la dépense, il avait affirmé que la Maréchale n'était plus
sa maîtresse. – « Je lui ai même dit que c'était la vôtre. »
Frédéric fut indigné. mais des reproches pouvaient le trahir. il se
contint &
balbutia
— « Ah ! vous avez eu tort ! grand tort ! »
— « qu'est-ce que ça fait ? » dit Arnoux. « où est le déshonneur de passer
pour son amant ? Je le suis bien, moi ! ne seriez-vous pas
flatté de l'être ? »
Avait-elle parlé ? était-ce une allusion ? Frédéric se hâta de répondre
— « Non ! pas du tout ! au contraire ! »

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 198.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f409.item

 

198.

— « Eh bien, alors ?
— « oui. c'est vrai ! cela n'y fait rien. »
Arnoux reprit :
— « pourquoi donc ne venez-vous plus là-bas ? »
Frédéric s’accusa de négligence & promit d'y pr retourner.
— « ah ! j'oubliais ! vous devriez... en causant de Rosanette... lâcher à ma
femme qque chose... je ne sais pas, mais vous trouverez... qque chose qui
la persuade que vous êtes son amant. Je vous demande cela comme
un service, hein ? »
Le jeune homme, pr toute réponse, fit une grimace ambiguë.
Il étouffait d’angoisse cette calomnie le perdait. il alla le soir même
chez Elle, et jura que l'allégation d'Arnoux était complètement fausse.
— « Bien vrai ? »
il paraissait sincère, & quand elle eut respiré largement elle lui
dit « je vous crois », avec un beau sourire, puis elle baissa la tête &
sans le regarder, lentement :
— « au reste, personne n'a de droit sur vous ! »
Elle ne devinait donc rien, & elle le méprisait, puisqu'elle ne pensait
pas qu'il pût assez l'aimer pour lui être fidèle ! Frédéric, tr oubliant
ses tentatives près de l'autre, trouvait la permission outrageante. Ensuite
elle le pria d'aller qqfois « chez cette femme » pour voir un peu ce
qui en était.
Arnoux survint, & cinq minutes après voulut l'entraîner chez Rosanette.
La situation devenait intolérable.
Il en fut distrait par une lettre du notaire qui devait lui envoyer
le lendemain qinze mille francs. &
                                                              pr
Il se réjouit en pensant à Deslauriers & pr réparer sa
                 envers Deslauriers il alla
                      alla
négligence, devait lui apprendre tout de suite cette bonne nouvelle
nouvelle

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 199.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f411.item

 

199.

L'avocat logeait rue des Trois-Maries, au quatrième étage, sur une cour. Son cabinet
petite pièce carrelée, [illis.] froide & tendue d'un papier grisâtre avait pr
principale décoration une médaille en or, son prix de Doctorat insérée dans un
                                                                             d’
cadre d'ébène contre la glace. une bibliothèque en acajou, enfermait sous ses
                                                   un
vitres cent volumes, à peu près. Le bureau couvert de basane tenait le milieu
de l'appartement. Quatre vieux fauteuils de velours vert en occupaient les coins, & des
copeaux flambaient dans la cheminée, où il y avait toujours un fagot prêt
à allumer au coup de sonnette. C'était l'heure de ses consultations. L'avocat
portait une cravate blanche.
L'annonce des qinze mille francs (il n'y comptait plus, sans doute) lui causa un
ricanement de plaisir.
— « C'est bien, mon brave, c'est bien, c'est très bien ! »
Il jeta du bois dans le feu, se rassit & parla immédiatement
du Journal.
La première chose à faire était de se débarrasser d'Hussonnet – « ce crétin là
me fatigue ! Quant à desservir une opinion, le plus équitable, selon moi & le plus
fort, c'est de n'en avoir aucune. » Frédéric parut étonné. « mais sans doute !
Il serait temps de traiter la Politique, scientifiquement. Les vieux du XVIIIe siècle
commençaient, quand Rousseau les littérateurs y ont introduit la philanthropie, la
poésie & autres blagues pr la plus gde joie des catholiques – alliance naturelle, du
reste, puisque les Réformateurs modernes (je peux le prouver) croient tous
                         Mais
à la Révélation. Or la Politique n’étant que la mise en œuvre de la
Philosophie
régnante si vous chantez des messes pr la Pologne, si à la
place du Dieu des Dominicains qui était un bourreau vous prenez le Dieu
bonasse
des Romantiques qui est un tapissier, si, enfin, vous n'avez pas de
l'absolu une conception plus large que vos aïeux, la monarchie
                                         républicaines
percera sous vos formes rouge – & votre bonnet rouge ne sera jamais
qu'une calotte sacerdotale. – Seulement le régime cellulaire aura remplacé
                                                                                                 la torture,

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 200.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f413.item

 

200.

l'outrage à la Religion le sacrilège, le Concert-Européen la Ste Alliance.
– & dans ce bel ordre qu'on admire, fait de débris louis quatorziens,
de ruines voltairiennes, avec du badigeon impérial par-dessus & des
                                                                                           municipaux
fragments de constitution anglaise, on verra les conseils généraux
tâchant de vexer le maire, les conseils-généraux leur Préfet, les
Chambres le Roi, la Presse le Pouvoir, l'administration tout le monde.
– Mais les bonnes âmes s'extasient sur le Code Civil, – œuvre fabriquée,
quoiqu'on dise, dans un esprit mesquin, tyrannique ; – car le législateur,
au lieu de faire son état qui est de régulariser la Coutume d’interdire
les conventions dangereuses, a prétendu modeler la Société, comme un
Lycurgue ! Pourquoi la loi gêne-t-elle le père de famille en matière de
testament ? pourquoi entrave t-elle la vente forcée des immeubles ?
pourquoi punit-elle comme délit le vagabondage, lequel ne devrait
pas être même une contravention ! Et il y en a d'autres ! Je les connais !
aussi je vais écrire un petit roman intitulé : histoire de l'idée de justice
qui sera drôle ! mais j'ai une soif abominable ! & toi ? »
Il se pencha par la fenêtre, & cria au concierge d'aller
chercher des grogs au cabaret.
— « En résumé, je vois trois partis, non ! trois groupes, – & dont aucun ne
m'intéresse : ceux qui ont, ceux qui n'ont plus, & ceux qui tâchent
d'avoir. mais tous s'accordent dans l'idolâtrie imbécille de l'autorité !
Exemples : Mably recommande qu'on empêche les philosophes de
publier leurs doctrines, Mr Wronski, géomètre, appelle en son
langage la censure « répression critique de la spontanéité spéculative »
le père Enfantin bénit les Hapsbourg « d'avoir passé par-dessus les
Alpes une main pesante pr comprimer l'Italie » Pierre Leroux
veut qu'on vous force à entendre un orateur & Louis Blanc
                                            incline à une religion d'État –

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 201.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f415.item

 

201.

                                                                                                                         n’est
Tant ce peuple de vassaux a la rage du gouvernement ! Pas un, cependant, n'a
                             [illis.] malgré leur sempiternels
légitime, bien qu’ils nous rabattent les oreilles avec leur Principes mais
                                                                   faut se
Principe signifiant commencement origine il toujours reporter toujours à
                        à            de violence                transitoire ;
une révolution, un acte de violence, à un fait transitoire Ainsi le principe
                                            nationale
du nôtre est la souveraineté populaire, comprise dans la forme
parlementaire, quoique le Parlement n'en convienne pas, c’est même
lui en son nom qu’il a déclaré la déchéance de l’Empereur, si bien que le
                                            s’appuyait sur
trône de Louis XVIII avait pr base [illis.] le Contrat Social à [illis.]
Mais en quoi la Souveraineté du peuple serait-elle plus sacrée que le Droit
divin ? L'un et l'autre sont deux mots, deux fictions ! assez de métaphysique
  Plus de fantômes !
Plus de fantômes ! Pas n'est besoin de dogmes pr faire balayer les rues !
On dira que je renverse la société ? eh bien après, où serait le mal ?
Elle est propre en effet, ta société. D’ailleurs c’est en abattant qu’on
édifie & rien ne sert plus l’avenir que les démolitions du Présent.
Frédéric aurait eu beaucoup de choses à lui répondre. Mais le
                                                                                                     il
voyant loin des théories de Sénécal, il était plein d'indulgence, & se contenta
                                                                              généralement
d'objecter qu'un pareil système les faisait haïr, universellement.
                                                                                    [illis.]
— « Au contraire » dit l’avocat. « comme nous aurons donné à chaque parti
un gage de haine contre son voisin, tous compterons sur nous – tu
                               toi
vas t'y mettre aussi, & nous faire de la critique transcendante ! »
Il fallait attaquer les idées reçues, l'Académie, l'École Normale
le Conservatoire, les Français, tout ce qui ressemblait à une institution
                                                                          de
C'est par là qu'ils donneraient un ensemble, [illis.] doctrine à leur
                                                           assise
Revue. Puis quand elle serait bien posée, le journal tout à coup
deviendrait quotidien, alors ils s'en prendraient aux personnes « &
on nous respectera, sois-en sûr ! »
                                            à son vieux rêve
Deslauriers touchait au rêve de son existence* : une rédaction en chef,
c'est à-dire au bonheur inexprimable de diriger les autres, de tailler
 en plein
[illis.] dans des articles, d'en commander, d'en refuser. ses yeux
                   sous ses lunettes
pétillaient, sous ses lunettes il s'exaltait. & buvait des petits verres
coup sur coup, machinalement.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 202.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f417.item

 

202.

— « Il faudra que tu donnes un dîner une fois la semaine c'est indispensable !
                                                                 [illis.]      voudra
Quand même la moitié de ton revenu y passerait. On voudra [illis.] y venir et
ce sera un centre pr les autres, un levier pr toi – & maniant ainsi
l'opinion par les deux bouts littérature & politique, avant six mois
 tu verras
nous tiendrons le haut du pavé, dans Paris. »
Frédéric en l'écoutant, éprouvait une sensation de rajeunissement,
comme un homme qui après un long séjour dans une chambre, est transporté
au grand air. Cet enthousiasme le gagnait.
— « oui, j'ai été un paresseux, un imbécille, tu as raison ! »
— à la bonne heure ! » s'écria Deslauriers ! « je retrouve mon Frédéric du collège »
et lui mettant le poing sous la mâchoire – « Ah tu m'as fait souffrir
  n'importe je t'aime tout de même
moi je te pardonne, car je t’aime ! »
— moi, aussi, mon pauvre vieux !
Ils étaient debout – & se regardaient – attendris l'un & l'autre & prêts
                                                               [illis.]
à s'embrasser.
Un bonnet de femme parut au seuil de l'antichambre.
— « qui t'amène ? » dit Deslauriers
C'était Mlle Clémence, sa maîtresse.
                                                             dans   sa maison par hasard
Elle répondit que passant par hasard devant ses fenêtres, elle n’a pu
résister au désir de le voir, & pr faire ensemble une petite collation ensemble
       lui
elle lui apportait des gâteaux qu'elle déposa sur la table.
— « Prends garde à mes papiers ! » reprit aigrement l'avocat. « D'ailleurs, c'est
la troisième fois que je te défends de venir pendant mes consultations »
                     le baiser
Elle voulut l'embrasser. « bien ! va-t'en ! file ton nœud ! » – &
                  l’embrasser
  [illis.]
comme il la repoussait, elle eut un gd sanglot.
— « Ah ! tu nous ennuies, à la fin !
— « c'est que je t'aime !
— « Je ne demande pas à ce qu'on m'aime, mais à ce qu'on m'oblige ! »
                                 tout à coup
Ce mot si dur arrêta net ses larmes. Elle se planta
                                    y
devant la fenêtre – & elle y restait immobile, le front posé
contre le carreau.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 203.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f419.item

 

203.

Frédéric en la regardant, songeait à Me Arnoux. & qu’il ne l’aurait
                                         [illis.]
pas repoussée se disait-il [illis.] comme cela, venue chez lui.
    mais      son           son
Cependant l’attitude & mutisme de Clémence agaçaient Deslauriers
                                                                 ta voiture
— Quand tu auras fini, tu commanderas un fiacre, n'est-ce pas ? »
                                                                        [illis.]
                                                                   ton carrosse
Elle se retourna en sursaut, & d’un air stupéfait
— « tu me renvoies ?
— « Parfaitement ! »
Alors elle fixa sur lui ses gds yeux bleus – pr une dernière prière
sans doute ? puis croisa les deux bouts de son tartan – attendit encore
                 encore
une minute & s'en alla.
— « tu devrais la rappeler » dit Frédéric
— « allons donc ! »
et comme il avait besoin de sortir, Deslauriers passa dans sa cuisine
qui était son cabinet de toilette. Il y avait sur la dalle, près d'une paire
                                                                       et
de bottes, les débris d'un maigre déjeuner – & un matelas avec une couverture
étaient roulés, par terre, dans un coin.
— « ceci te démontre » dit-il, « que je reçois peu de marquises ! on s'en passe
aisément, va ! et des autres aussi. Celles qui ne coûtent rien prennent
                                     [illis.]
votre temps. C'est de l'argent de l’ sous une autre forme. or je ne suis
pas riche ! Et puis, elles sont toutes si bêtes ! si bêtes ! Est-ce que tu peux
causer avec une femme, toi ? » Ils se séparèrent à l'angle du Pont-Neuf
— « Ainsi, c'est convenu ! tu m'apporteras la chose, demain, dès que tu
l'auras.
— « Convenu » dit Frédéric.
En effet, le lendemain à son réveil, il reçut par la poste
un bon de qinze mille francs sur la Banque.
Ce chiffon de papier lui reprenta qinze gros sacs d'argent. & il se
                                                                                garder
dit qu'avec une somme pareille, il pourrait : d'abord sa voiture
pendant trois ans au lieu de la vendre comme il y serait forcé
prochainement. – ou s'acheter deux belles armures damasquinées
                                            qu'il avait vues sur le quai Voltaire

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 204.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f421.item

 



























[illis.]
jusqu’à
impossible

[illis.]

204.

puis quantité de choses encore, des peintures, des livres, & combien de bouquets
de fleurs, de cadeaux pr Me Arnoux ! Tout enfin aurait mieux valu que
de risquer, que de perdre tant d'argent dans ce journal ! Deslauriers
lui semblait présomptueux ; son insensibilité de la veille le refroidissant
à son endroit. – & Frédéric s'abandonnait à ces regrets quand il
fut tout surpris de voir entrer Arnoux, lequel s'assit pesamment sur
le bord de sa couche, pesamment, comme un homme accablé
— « qu'y a-t-il donc ?
— « Je suis perdu ! »
                                            [illis.]
Il avait à verser le jour même en l'étude de Mtre Beauminet, notaire
rue Ste-Anne, dix-huit mille francs prêtés par un certain Vanneroy.
— « c'est un désastre inexplicable ! Je lui ai donné une hypothèque qui
devrait le tranquilliser, pourtant ! Mais il me menace d'un commande-
-ment s'il n'est pas payé cette après-midi, tantôt ! »
— « Et alors ? »
— « alors, c'est bien simple ! il va faire exproprier mon immeuble. La
première affiche me ruine, voilà tout ! – Ah ! si je trouvais quelqu'un
                                                              il prendrait la place de
pr m'avancer cette maudite somme-là, je le subrogerais Vanneroy
et je serais sauvé ! Vous ne l'auriez pas, par hasard ? »
Le mandat était resté sur la table de nuit [illis.] près d'un
livre ; Frédéric souleva le volume & le posa dessus, en répondant
— « Mon Dieu, non, cher ami ! » Mais il lui en coûtait de refuser
Arnoux « comment vous ne trouvez personne qui veuille…
— « Personne ! & songer que d'ici à huit jours j'aurai des rentrées ! on
me doit peut-être, cinquante mille francs, pr la fin du mois ! »
— « est-ce que vous ne pourriez pas prier les individus qui vous
doivent d'avancer…
— « Ah, bien oui !

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 205.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f423.item

 



tournure fréquente à la fin des dialogues

205.

— « Mais vous avez des valeurs quelconques, des billets
— « Rien ! »
— « que faire ? » dit Frédéric
— c'est ce que je me demande » reprit Arnoux.
                                 dans la chambre
Il se tut & il marchait de long en large.
— « ce n'est pas pr moi, mon Dieu ! mais pr mes enfants, pr ma
pauvre femme ! » puis en détachant chaque mot « enfin... je serai
fort... j'emballerai tout cela... & j'irai chercher fortune... je ne
sais où ! »
— « Impossible ! » s'écria Frédéric
Arnoux répliqua d'un air calme
— « Comment voulez-vous que je vive à Paris maintenant ?
              long
Il y eut un silence.
Frédéric se mit à dire :
— « Quand le rendriez-vous, cet argent ? »
Non pas qu'il l'eût, au contraire ! mais rien ne l'empêchait
de voir des amis, de faire des démarches ; & il sonna son domestique pr
                                                                  huit
s'habiller. Arnoux le remerciait – « c'est dix mille francs qu'il vous
faut, n'est-ce pas ? »
— Oh ! je me contenterais bien de seize mille ! Car j'en ferai bien deux mille
cinq cents, trois mille avec mon argenterie, si Vanneroy, toutefois,
m'accorde jusqu'à demain – & je vous le répète, vous pouvez affirmer
jurer au prêteur que dans huit jours, peut-être même dans cinq
ou six, l'argent sera remboursé. D'ailleurs l'hypothèque en répond.
Aucune ne la prime Ainsi pas de danger, vous comprenez ? »
Frédéric assura qu'il comprenait & qu'il allait sortir, immédiatement
Il resta chez lui, maudissant Deslauriers car il voulait tenir
                      cependant
à sa parole, & il lui était impossible de ne pas obliger
Arnoux.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 206.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f425.item

 

206.

— Si je m'adressais à Mr Dambreuse ? – mais sous quel prétexte demander de
l'argent ? C'est à moi, au contraire, d'en porter chez lui pour ses actions
de houilles ! – Ah ! qu'il aille se promener avec ses actions ! Je ne les
dois pas » et Frédéric s'applaudissait de son indépendance, comme s'il eût
refusé un service à Mr Dambreuse. – « Eh bien » se dit-il ensuite
« puisque je fais une perte de ce côté-là – car je pourrais avec
qinze mille francs, en gagner cent mille ! à la Bourse, ça se voit
                       puisque
qqfois... donc [illis.] je manque à l'un, ne suis-je pas libre ?
– d'ailleurs quand Deslauriers attendrait ! – non, non ! c'est mal !
allons-y ! » Il regarda sa pendule « Ah ! rien ne presse ! La Banque
ne ferme qu'à cinq heures. »
Et à quatre heures & demie quand il eut touché son argent – « c'est
inutile, maintenant ; je ne le trouverais pas, j'irai ce soir. » se
donnant ainsi le moyen de revenir sur sa décision – Car il reste
toujours dans la conscience quelque chose des sophismes qu'on y a
versés. Elle en garde l'arrière-goût, comme d'une liqueur
mauvaise.
Il se promena sur les boulevards & dîna seul au restaurant.
puis il entendit un acte au Vaudeville, pour se distraire.
Mais ses billets de banque le gênaient comme s'il les eût volés
Il n'aurait pas été chagrin de les perdre –
En rentrant chez lui, il trouva un billet contenant
ces mots - « Quoi de neuf ?
Ma femme se joint à moi cher ami, dans
l'espérance etc. – à vous » & un paraphe
— « Sa femme ! elle me prie ! »
Au même moment parut Arnoux, pr savoir s'il
avait trouvé la somme urgente
— « tenez ! la voilà ! » dit Frédéric.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 207.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f427.item

 

207.

Et vingt-quatre heures après, il répondit à Deslauriers – « je n'ai rien
reçu »
Mais l'avocat revint trois jours de suite. Il le pressait d'écrire au
notaire. il offrit même de faire le voyage du Havre
— « Non ! c'est inutile ! je vais y aller ! »
La semaine finie, Frédéric demanda timidement au sieur
Arnoux ses qinze mille francs.
Arnoux le remit au lendemain – puis au surlendemain. Frédéric
se risquait dehors à la nuit close, craignant d'être surpris par
Deslauriers
un ami.
Mais un soir, qqu'un le heurta au coin de la Madeleine. C'était
lui.
— « Je vais les chercher » dit-il
Et Deslauriers l'accompagna jusqu'à la porte d'une
maison, dans le faubourg Poissonnière
— « attends-moi ! » Il attendit.
Enfin, après quarante-trois minutes, Frédéric sortit avec Arnoux
et lui fit signe de patienter encore un peu.
Le marchand de faïences & son compagnon montèrent
bras dessus bras dessous la rue Hauteville, prirent ensuite
la rue de Chabrol.
La nuit était sombre & l’air humide, avec des rafales de vent
tiède. Arnoux marchait doucement, tout en parlant
des Galeries-du-Commerce : une suite de passages couverts qui
                                                             au
auraient mené du boulevard St Denys à la Place du Châtelet
spéculation merveilleuse, où il avait gde envie d'entrer –
et il s'arrêtait de temps à autre, pr voir aux carreaux
des boutiques la figure des grisettes, puis reprenait son
discours.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 208.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f429.item

 

208.

Cependant Frédéric entendait les pas de Deslauriers derrière lui, comme
des reproches, comme des coups frappant sur sa conscience. Mais
il n'osait faire sa réclamation. – & par mauvaise honte, &
dans la crainte, peut-être, qu'elle ne fût inutile. L'autre se
rapprochait. Il se décida.
                                                dit
Arnoux, d'un ton fort dégagé, répondit que ses recouvrements
n'ayant pas eu lieu, il ne pouvait rendre actuellement les
qinze mille francs. – « vous n'en avez pas besoin, j'imagine ? »
à ce moment, Deslauriers accosta Frédéric, & le tirant à
l'écart.
— « Sois franc ! les as-tu, oui, ou non ?
— « eh bien, non ! » dit Frédéric « je les ai perdus ! »
— « ah ! & à quoi ?
— « au jeu ! »
Deslauriers ne répondit pas un mot, le salua très bas &
disparut.
Arnoux avait profité de l'occasion pr allumer un cigarre dans
un débit de tabac. Il revint près de Frédéric, en demandant
qui était ce jeune homme
— « rien ! un ami ! »
Puis trois minutes après, devant la porte de Rosanette
— « montez donc » dit Arnoux. « Elle sera contente de vous voir
quel sauvage vous êtes maintenant ! »

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 209.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f431.item

 

209.

Un réverbère en face l'éclairait, & avec son cigarre entre ses dents
blanches & son air heureux il avait qque chose d'intolérable
                                                                      chez le vôtre
— Ah ! à propos, mon notaire a été ce matin pr cette inscription

— « ah ! à propos ! j’ai fait ce matin inscrire votre d'hypothèque – c'est
ma femme qui me l'a rappelé. »
— « une femme de tête ! » reprit machinalement Frédéric.
                                                                        son
— « Je crois bien ! » et Arnoux recommença l’éloge de son épouse.
Elle n'avait pas sa pareille pour l'esprit, le cœur, l'économie
il ajouta d'une voix basse, en roulant des yeux – « & comme
corps de femme !
— « Adieu ! »
— [illis.] dit Frédéric.
Arnoux fit un mouvement.
— « tiens ! pourquoi ? » & la main à demi-tendue vers lui, il l'examinait,
tout décontenancé par la colère de son visage.
Frédéric répliqua sèchement :
— « adieu ! »
Il descendit la rue de Bréda comme une pierre qui
déroule, furieux contre Arnoux, se faisant le serment de ne
jamais le revoir, ni elle non plus, navré, désolé ! Au lieu de
la rupture qu'il attendait, voilà que l'autre au contraire se
mettait à la chérir & complètement, depuis le bout des cheveux
jusqu'au fond de l'âme ! La vulgarité de cet homme
exaspérait Frédéric ! tout lui appartenait donc, à
celui-là ! Il le retrouvait sur le seuil de la lorette,
et la mortification d'une duperie s'ajoutait à la rage de
                                                       son impuissance –

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 210.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f433.item

 




































Il

210.

D'ailleurs l'honnêteté d'Arnoux offrant des sécurités pr son argent
l'humiliait. Il aurait voulu l'étrangler. & et par-dessus son chagrin
planait dans sa conscience, comme un brouillard, le sentiment de sa
lâcheté envers son ami. Des larmes l'étouffaient.
Deslauriers dévalait la rue des Martyrs, en jurant tout haut d'indignation
car son projet, tel qu'un obélisque abattu, lui paraissait maintenant
d'une hauteur extraordinaire. Il s'estimait volé, comme s'il avait
subi un gd dommage. Son amitié pr Frédéric (seule affection
pure de sa vie) était morte enfin. & il en éprouvait de la joie
C'était une compensation. Puis une haine l'envahit contre
les riches. l’idée de Sénécal lui revint & il pencha tout à coup
         les              de Sénécal
vers ses opinions, & se promettait de les servir.
                                                 commodément
Arnoux, pendant ce temps-là, commodément assis dans une
bergère, auprès du feu, humait sa tasse de thé, en tenant de
l’autre bras, la Maréchale sur son genou.
Frédéric, par orgueil …[illis.]… ne retourna point chez lui –
et pr se distraire de sa passion calamiteuse, adoptant le premier
               s’offrait
sujet qui se présenta, il résolut de composer une Histoire de la
                          accumula                                       les humanistes
Renaissance. il entassa pêle-mêle, sur sa [illis.], table, les philosophes
et les poètes, il allait au cabinet des Estampes voir les gravures
                                                                                       bientôt
de Marc-Antoine. il tâchait d'entendre Machiavel – & peu à peu
                                                                                  et peu à peu
la sérénité du travail l'apaisa.
Il connut le charme des après-midi, solitairement passés au
murmure des feuillets qu’on retourne & l’exaltation des heures
nocturnes quand les forces du monde endormi semblent refluer
vers vous – & que les idées comme des phalènes, voltigent
dans l’ombre de l’appartement. Il s’émotionna pr des hommes
                en
disparus& plongeant ainsi dans la personnalité des autres
oublia la sienne, ce qui est la seule manière, peut-être,
de n'en pas souffrir.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 211.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f435.item

 

211.

Un jour qu'il prenait des notes, tranquillement, la porte s'ouvrit &
le domestique annonça Me Arnoux
C'était bien elle ! – seule ? Mais non ! car elle tenait par la main le petit
Eugène, suivi de sa bonne en tablier blanc.
Elle s'assit & quand elle eut toussé :
— « il y a bien longtemps que vous n'êtes venu à la maison ? »
Frédéric ne trouvant pas d'excuse, elle ajouta
— « C'est une délicatesse de votre part ! »
Il reprit :
— « quelle délicatesse ? »
— « ce que vous avez fait pour Arnoux ! » dit-elle
Frédéric eut un geste signifiant « je m'en moque bien ! c'était
pr vous ! »
Alors elle envoya son enfant jouer avec la Bonne, dans le salon.
Ils échangèrent deux ou trois mots sur leur santé, puis
l'entretien tomba.
Elle portait une robe en soie brune de la couleur d'un vin d'Espagne
                                                                          &
avec un paletot de velours noir, bordé de marte. Il y avait dans
cette fourrure, qque chose de bon qui donnait envie de passer dessus
les mains. & ses longs bandeaux bien lissés attiraient les lèvres.
mais
Une émotion la troublait, & tournant les yeux du côté de la
porte
— « Il fait un peu trop chaud, ici ?
Frédéric devina l'intention prudente de son regard
— « Pardon ! les deux battants ne sont que poussés
— « ah ! c'est vrai ! » et elle sourit comme pr dire : je ne crains rien
Il lui demanda immédiatement ce qui l'amenait.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 212.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f437.item

 

212.

— « Mon mari » reprit-elle avec effort « m'a engagé à venir chez
vous, n'osant faire cette démarche lui-même. »
— « et pourquoi ?
— « vous connaissez Mr Dambreuse, n'est-ce pas ?
— « oui ! un peu ! »
— « Ah ! un peu. » elle se taisait
— « n'importe ! achevez »
Alors elle conta que l'avant-veille Arnoux n'avait pu payer
quatre billets de mille francs, souscrits à l'ordre du banquier, & sur lesquels
il lui avait fait mettre sa signature. Elle se repentait d'avoir compromis
la fortune de ses enfants. Mais tout valait mieux que le déshonneur & si
Mr Dambreuse arrêtait les poursuites, on le paierait bientôt, certaine-
                                                     une petite          qu’elle avait
-ment. Car elle allait vendre à Chartres, la maison maternelle
— « Pauvre femme ! » murmura Frédéric « J'irai ! comptez sur moi »
— « Merci ! » & elle se leva pr partir.
— « Oh ! rien ne vous presse encore ! »
Elle resta debout, examinant les choses autour d’elle, le trophée
de flèches mongoles, suspendu au plafond, la bibliothèque, les reliures
tous les ustensiles pr écrire ; elle souleva la cuvette de bronze qui
contenait les plumes ; ses talons se posèrent à des places différentes sur
le tapis. Elle était venue plusieurs fois chez Frédéric, mais toujours
avec Arnoux. Ils se trouvaient seuls, maintenant – seuls dans
sa propre maison. C'était un événement extraordinaire & comme
une bonne fortune.
Elle voulut voir son jardinet, & il lui offrit le bras pr lui
montrer ses domaines, trente pieds de terrain, enclos par
des maisons, orné d'arbustes dans les angles, & d'une plate-bande
                                                                                         au milieu.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 213.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f439.item

 

213.

On était aux premiers jours d'avril. les feuilles des lilas verdoyaient
déjà, un souffle pur se roulait dans l'air, & de petits oiseaux
pépiaient, alternant leur chanson avec le bruit lointain que faisait
la forge d'un carrossier.
Frédéric alla chercher une pelle à feu – & tandis qu'ils se
promenaient côte-à côte, l'enfant élevait des tas de sable dans l'allée
Me Arnoux ne croyait pas qu'il eût plus tard une gde imagination
mais il était d'humeur caressante. Sa sœur, au contraire, avait une
sécheresse naturelle qui la blessait qqfois.
— « cela changera » dit Frédéric « il ne faut jamais désespérer »
Elle répliqua – « il ne faut jamais désespérer ! »
cette répétition machinale de sa phrase lui parut une sorte d'encouragement
et il cueillit une rose, la seule du jardin
— « Vous rappelez-vous... un certain bouquet de roses, un soir, en voiture ? »
Elle rougit qque peu. & avec un air de compassion railleuse
— « ah ! j'étais bien jeune !
— « Et celle-là, » reprit à voix basse Frédéric, « en sera-t-il de même ? »
Elle répondit, tout en faisant tourner la tige entre ses doigts
comme le fil d'un fuseau :
— « non ! je la garderai »
Et elle appela d'un geste, la Bonne, qui prit l'enfant sur son bras ;
Puis, au seuil de la porte, dans la rue, Me Arnoux aspira la fleur, en inclinant
la tête sur son épaule, & avec un regard aussi doux qu'un baiser.
Quand il fut remonté dans son cabinet, il contempla le fauteuil où elle
s'était assise & tous les objets qu'elle avait touchés. Qque chose d'elle
                                                       de lui
circulait dans l’atmosphère, autour [illis.]. la caresse de sa présence
durait encore. Elle est donc venue là, se disait-il – & les flots d'une
tendresse infinie le submergeaient
Le lendemain, à onze heures, il se présenta chez Mr Dambreuse.
On le reçut dans la salle à manger. Monsieur déjeunait en face de
Madame, habillée d’une robe de chambre de cachemire bleu avec des
                                       [illis.]
revers de guipure
– Sa nièce était près d'elle. – & de l'autre côté
l'institutrice, une Anglaise, fortement marquée de petite
                                                                                  vérole.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 214.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f441.item

 

214.

Mr Dambreuse invita son jeune ami à prendre place, au milieu d'eux, & sur
son refus
« –
& en à quoi, puis-je vous être bon ? je vous écoute. »
Frédéric avoua, en affectant de l'indifférence, qu'il venait faire une requête
pour un certain Arnoux.
— « Ah ! ah ! l'ancien marchand de tableaux, » dit le banquier, avec un rire muet découvrant
ses gencives. « Oudry le garantissait, autrefois, on s'est fâché » & il se mit
             parcourir les
à ouvrir le paquet de lettres & les journaux, posés près de son couvert
Deux domestiques servaient, sans faire de bruit sur le parquet ; – & la
hauteur de la salle, qui avait trois portières en tapisserie & deux fontaines de
marbre blanc, le poli des réchauds, la disposition des hors-d'œuvre, & jusqu'aux
plis raides des serviettes, tout ce bien-être luxueux établissait dans la
pensée de Frédéric, un contraste avec un autre déjeuner chez Arnoux. Il
n'osait interrompre Mr Dambreuse.
Madame remarqua son embarras.
— « Voyez-vous qqfois notre ami Martinon ? »
— « Il viendra ce soir » dit vivement la jeune fille
— « Ah ! tu le sais » répliquant sa tante en fixant sur elle un regard froid.
Puis un des valets s'étant penché à son oreille — « ta couturière, mon enfant !
miss John ! » & l'institutrice, obéissante, disparut avec son élève.
Mr Dambreuse, troublé par le dérangement des chaises, demanda ce
qu'il y avait.
— « C'est Me Regimbart.
— « tiens ! Regimbart ! Je connais ce nom-là ? J'ai rencontré sa signature. »
Frédéric aborda enfin la question. Arnoux méritait de l'intérêt.
Il allait même dans le seul but de remplir ses engagements vendre une
maison à sa femme.
— Elle passe pour très jolie » dit Me Dambreuse.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 215.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f443.item

 

215.

Le banquier ajouta d'un air bonhomme
— « êtes-vous leur ami... intime ? »
Frédéric, sans répondre nettement, dit qu'il lui serait fort obligé de prendre
en considération...
— Eh bien, puisque cela vous fait plaisir ! soit ! on attendra ! – j’ai du temps encore
devant moi. Si nous descendions dans mon bureau. voulez-vous ? »
Le déjeuner était fini, & Me Dambreuse s'inclina légèrement, tout en souriant
d'un rire singulier, plein à la fois de politesse & d'ironie. Frédéric n'eut
pas le temps d'y réfléchir. Car Mr Dambreuse, dès qu'ils furent seuls
— Vous n'êtes pas venu chercher vos actions ? » & sans lui permettre de s'excuser « il
« Bien, bien, il
est juste est juste que vous connaissiez l'affaire un peu mieux. » il lui offrit
une cigarette & commença.
L’union générale des Houilles Françaises était constituée – (on n'attendait plus que le
décret.) Le fait seul de la fusion, diminuant les frais de surveillance & de main-d'œuvre
augmenteraitent les bénéfices. De plus, la Société imaginait une chose nouvelle qui
était d'intéresser les ouvriers à son entreprise ; Elle leur bâtirait des maisons
des logements salubres ; Enfin, elle se constituait le fournisseur de ses employés,
leur livrait tout au prix de revient. « — & ils gagneront, monsieur ! Voilà du
véritable progrès, & c'est répondre victorieusement à certaines criailleries
républicaines ! – nous avons dans notre Conseil » & il exhiba le prospectus
« un pair de France, un savant de l'institut, un officier supérieur du génie
en retraite, un fort banquier, des noms connus ! De pareils éléments
rassurent les capitaux craintifs & appellent les capitaux intelligents ! »
La Compagnie aurait pr elle, les commandes de l'État, puis les chemins
de fer, la marine à vapeur, les établissements métallurgiques, le gaz
les cuisines bourgeoises. « Ainsi nous chauffons, nous éclairons, nous
pénétrons jusqu'au foyer des plus humbles ménages » Frédéric
faisait de petits mouvements de tête approbatifs. Mais
comment, me direz-vous, pourrons-nous assurer la vente ?

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 216.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f445.item

 

216.

Grâce à des droits protecteurs, cher monsieur. & nous les obtiendrons ;
cela nous regarde ! – moi du reste, je suis franchement prohibition-
-niste, le pays avant tout ! » – on l'avait nommé Directeur
mais le temps lui manquait pr s'occuper de certains détails, de
la Rédaction entr’autres. – « Je suis un peu brouillé avec mes auteurs
j'ai oublié mon grec ! J'aurais besoin de qqu'un... qui pût
traduire mes idées » – & tout à coup « Voulez-vous être cet
homme-là, avec le titre de secrétaire général ? –
Frédéric ne sut que répondre.
— « Eh bien, qui vous empêche ? » Ses fonctions se borneraient à écrire
tous les ans un rapport pr les actionnaires. Il se trouverait en
              quotidiennes                                           de Paris
relations avec les hommes les plus considérables. Représentant la
Compagnie près les ouvriers, il s'en ferait adorer, naturellement
ce qui lui permettrait plutard de se pousser au Conseil général –
à la députation
Les oreilles de Frédéric tintaient. D'où provenait cette bienveillance ? Il se
confondit en remerciements.
                  devait                                               dépende
Mais, il ne fallait point, dit le banquier, qu'il fût dépendant de personne
Le meilleur moyen c'était de prendre des actions – « placement, superbe
d'ailleurs, car votre capital garantit votre position – comme votre
position votre capital »
— « à combien, environ, doit-il monter ? » dit Frédéric
— « mon Dieu ! ce qui vous plaira, de quarante à soixante mille francs, je suppose »
Cette somme était si minime pr Mr Dambreuse & son autorité si
gde que le jeune homme se décida immédiatement à vendre une ferme. Il acceptait
Mr Dambreuse fixerait un de ces jours un rendez-vous pr terminer
leurs arrangements
— « Ainsi je peux/puis dire à Jacques Arnoux
— « tout ce que vous voudrez ! le pauvre garçon ! tout ce que vous
                                                                                      voudrez ! »

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 217.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f447.item

 

217.

Frédéric écrivit aux Arnoux de se tranquilliser & il fit porter la lettre
par son domestique auquel on répondit « très bien »
Sa démarche cependant méritait mieux. Il s'attendait à une visite
à une lettre, tout au moins. Il ne reçut pas de visite. aucune lettre
n'arriva.
                      ce              ?
Que signifiait un procédé pareil ? y avait-il oubli de leur part ou
intention ? Puisqu’elle était venue une fois, qui l'empêchait de
revenir ? L'espèce de sous-entendu, d'aveu qu'elle lui avait fait
                                                                                     Se sont-ils
n'était donc qu'une manœuvre exécutée par intérêt ? Se sont-ils
joués de moi
joués de moi ? est-elle complice ? se disait-il
                      pudeur
une sorte de point-d’honneur, malgré son envie, l'empêchait de
retourner chez eux.
Il avait donné des ordres au Hâvre pr qu’on vendît une de ses fermes
De ce côté tout allait bien
Un acheteur se présentait, mais Frédéric pensait aux Arnoux sans cesse,
& profondément.
Un matin (trois semaines après leur entrevue) Mr Dambreuse
      [illis.]
lui écrivit qu'il l'attendait le jour même, dans une heure.
En route, l'idée des Arnoux l'assaillit de nouveau – & ne découvrant
point de raison à leur conduite, il fut pris par une angoisse, un
pressentiment funèbre. Pour s'en débarrasser, il appela un cabriolet & se
fit conduire rue Paradis
Arnoux était en voyage.
— « et Madame ? à Cr
— « Elle est à la Campagne, à la fabrique !
— « quand revient Monsieur ?
— « Demain, sans faute ! »
Ainsi Il la trouverait seule. C'était le moment. Qque chose d'impérieux
criait dans sa conscience « vas-y donc »
                                     ma foi
Mais Mr Dambreuse. « Eh bien, tant pis, je dirai que j'étais malade.
                                     Eh bien
Il courut à la gare ; puis dans le vagon. « j'ai eu tort, peut-être ?
Ah ! bah, qu'importe ! »

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 218.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f449.item

 

218.

À droite et à gauche des plaines vertes s'étendaient. le convoi roulait. les
maisonnettes des stations glissaient comme des décors, & la fumée de la locomotive
versait toujours du même côté ses gros flocons qui dansaient sur l'herbe
qque temps, puis se dispersaient. Frédéric, seul sur sa banquette, regardait
                    perdu dans
cela, par ennui. Il avait cette langueur que donne l'excès même de
l'impatience. Mais des grues, des magasins, parurent. C'était Creil.
A peine sauté hors du train, il se dirigea en gde hâte, vers l’établissement
de faïence
                                                                            basses
La ville, – construite au versant de deux collines basses, (dont la première est
nue & la seconde couronnée par un bois) avec la tour de son église
ses maisons inégales & son pont de pierre lui semblait avoir qque chose
de gai, de discret & de bon. Un gd bateau plat descendait au fil de l'eau
qui clapotait, fouettée par le vent. Des poules, au pied du calvaire,
picoraient dans de la paille. Une femme passa, portant du linge mouillé
sur sa tête.
Après le Pont, il se trouva dans une île, où l'on voit sur la droite, les
ruines d'un abbaye. Un moulin tournait, barrant dans toute sa largeur
le second bras de l'oise que surplombe la manufacture. L'importance de
                                        gdement
cette construction étonna Frédéric. Il en conçut plus de respect pr Arnoux.
Les battements de son cœur augmentèrent. Trois pas plus loin, il prit
une ruelle, terminée au fond, par une grille.
                                                                 lui
Il était entré. La concierge le rappela, en lui criant
— « Avez-vous une permission ?
— « pour quoi ?
impossible sans permission
— « pr visiter l'établissement ? impossible sans permission
                                      …[illis.]..
Frédéric, d'un ton brutal, dit qu'il venait voir Mr Arnoux
                                        dit
— « qu'est-ce que c'est que Mr Arnoux ? »
— « mais le chef, le maître, le propriétaire d’ici enfin ! »
— « non. monsieur. c'est ici la fabrique de Messieurs Lebœuf &
Milliet ! »

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 219.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f451.item

 





















deux

219.

La bonne femme plaisantait, sans doute ; des ouvriers arrivaient ; il en
aborda deux ou trois ; leur réponse fut la même ; Frédéric sortit de la
cour en chancelant comme un homme ivre – & il avait l'air tellement
ahuri que sur le Pont de la Boucherie, un bourgeois en train de fumer
sa pipe lui demanda s'il cherchait quelque chose. Celui-là connaissait
la Manufacture d'Arnoux. Elle était située à Montataire
Frédéric s'enquit d'une voiture. on n'en trouvait qu'à la gare. Il y
retourna.
Une calèche disloquée, attelée d'un vieux [illis.] cheval dont les harnais
décousus pendaient dans les brancards, stationnait devant le bureau
des bagages, solitairement.
Un gamin s'offrit à découvrir « le Père Pilon » Il revint au bout de
              annonçant
minutes annonçant que le père Pilon déjeunait. Frédéric n'y tenant
plus partit.
Mais la barrière du passage était close. Il fallut attendre que deux convois
eussent défilé.
Enfin il se précipita dans la campagne.
Sa verdure monotone la faisait ressembler à un immense tapis
de billard. Des scories de fer étaient rangées, parallèlement, sur les
bords de la route, comme des mètres de cailloux. Un peu plus
                   des                                              les unes près des autres
loin, de hautes cheminées d'usine fumaient les unes près des autres.
                                 de lui
Cependant, en face de lui se dressait sur une colline ronde, un petit
château à tourelles, avec le clocher quadrangulaire d'une église
De longs murs, en dessous, formaient des lignes irrégulières
parmi les arbres couvrant les pentes du terrain – & tout
en bas, les maisons du village s'étendaient.
                       seul
Elles sont à un étage, avec des escaliers de trois marches, faites
de blocs sans ciment. on entendait, par intervalles, la sonnette
d'un épicier. Des pas lourds s'enfonçaient dans la boue noire.
& une pluie fine tombait, continuellement, coupant de mille
hachures le ciel pâle.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 220.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f453.item

 

220.

Frédéric suivit le milieu du pavé – puis il rencontra sur sa gauche, à
                                                                 qui
l'entrée d'un chemin, un grand arc de bois portait écrit en lettres
d'or : Faïences
                                            Jacques
Ce n'était pas sans but que le sieur Arnoux avait choisi le voisinage de
Creil ; en plaçant sa manufacture le plus près possible de l'autre, accré
  [illis.]
(accréditée depuis longtemps) il provoquait dans le public une confusion
favorable à ses intérêts.
Le principal corps de bâtiment s'appuyait sur le bord même d'une rivière
qui traverse la prairie. La maison de maître, entourée d'un jardin
                                                                                 où se hérissaient
se distinguait par son perron, orné de quatre vases enfermant des
des cactus. Des amas de terre blanche séchaient sous des hangars, Il y en
avait d'autres à l'air libre ; & au milieu de la cour se tenait Sénécal
   avec
portant son éternel paletot bleu, doublé de rouge
L'ancien répétiteur tendit sa main froide, en disant
— « Vous venez pr le patron ? sans doute ? il n'est pas là ! »
Frédéric, décontenancé, répondit bêtement
— « Je le savais » mais se reprenant aussitôt, – « c'est pr une affaire qui
concerne Madame. Peut-elle me recevoir ?
— « Ah ! je ne l'ai pas vue depuis trois jours » dit Sénécal. & il entama
    kirielle
une série de plaintes
En acceptant les conditions d’Arnoux, il avait entendu demeurer à Paris
et non s'enfouir dans cette Campagne, loin de ses amis, privé de journaux !
n'importe ! il avait passé par là dessus ! Mais Arnoux ne paraissait
faire nulle attention à son mérite. Il était borné d'ailleurs &
rétrograde, ignorant comme pas un ! Au lieu de chercher des perfection-
-nements artistiques mieux aurait valu introduire des chauffages à la
                             Le bourgeois
houille et au gaz ! Le bonhomme s'enfonçait. Sénécal appuya sur le
mot. bref ses occupations lui déplaisaient ; & il somma presque
   Frédéric
Frédéric de parler en sa faveur, afin qu'on augmentât ses
émoluments
appointements. – Pour s’en débarrasser l’autre le promit
— Soyez tranquille » dit l'autre.
..[illis.]
Pour s’en débarrasser l’autre le promit.
                            [illis.]                           
……..……..[illis.]…….dit Frédéric

Il ne rencontra personne dans l'escalier. Au premier étage
il avança la tête dans une pièce vide. c'était le salon. Il
appela très haut. on ne répondit pas. Sans doute la cuisinière
était sortie, la Bonne aussi ;

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 221.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f455.item

 

221.

enfin parvenu au second étage, il poussa une porte.
Me Arnoux était seule, devant une armoire à glace. La
ceinture de sa robe de chambre entr’ouverte pendait le long de ses
hanches. tout un côté de ses cheveux lui faisait comme un flot noir
sur l'épaule droite – & elle avait les deux bras levés, retenant d'une
                                                                                                        jeta
main son chignon tandis que l'autre y enfonçait une épingle. Elle lâcha
          et
un cri, & en croisant son vêtement disparut.
                                                               le bruit
                                    complètement le mouvement de sa robe
Puis elle revint qq minutes, correctement habillée. Sa taille, ses yeux, tout
                                                    par les rideaux
l'enchanta. Le jour du dehors tamisé blanchissait son visage & une fraiche
odeur, un parfum exquis s’échappait de ses lèvres. Frédéric se retenait
pr ne pas la couvrir de baisers.
— « Je vous demande pardon » dit-elle « mais je ne pouvais
Il eut la hardiesse de l'interrompre
— « Cependant... vous étiez très bien... tout à l'heure. »
Elle trouva le compliment un peu grossier sans doute. – car ses
pommettes se colorèrent. Il craignait de l'avoir offensée. Elle reprit.
— « Par quel bon hazard êtes-vous venu ? »
Il ne sut que répondre & après un petit ricanement qui lui donna le
temps de réfléchir
          vous             me croiriez-vous ? »
— « Si je le disais, vous ne me croiriez pas
                      pas ?
— « Pourquoi je crois tout ce que vous dites !
Alors Frédéric conta qu'il avait eu, l'autre nuit, un songe affreux
—« J'ai rêvé que vous étiez gravement malade, près de mourir
— « Oh ! ni moi ni mon mari ne sommes jamais malades !
— « Je n'ai rêvé que de vous ! » dit-il
                                    calme
Elle le regarda d'un air froid
— « Les rêves ne se réalisent pas toujours ! »
Frédéric balbutia, chercha ses mots & se lança enfin dans
une longue période sur l'affinité des âmes. Une force mystérieuse
existait qui peut, à travers les espaces, mettre en rapport deux
personnes, les avertir de ce qu'elles éprouvent et les faire se
rejoindre.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 222.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f457.item

 

222.

Elle l'écoutait la tête basse, tout en souriant de son beau sourire.
Il l'observait du coin de l'œil, avec joie – & épanchait son amour plus
librement sous la facilité d'un lieu-commun ; mais elle proposa de lui
montrer la fabrique, & comme elle insistait, il accepta.
Pour le distraire d'abord par quelque chose d'amusant, elle lui fit voir
l'espèce de musée qui décorait l'escalier. un chassis l’éclairait d’en haut
et les spécimens accrochés contre les murs ou posés sur des planchettes
attestaient les efforts & les engouements successifs d'Arnoux.
Après avoir cherché le rouge de cuivre des Chinois, il avait voulu faire
des majoliques, des faenza, de l'Etrusque, de l'Oriental, tenté enfin qques uns des
                               obtenus
perfectionnements découverts plutard. Aussi remarquait-on dans la série de
                                réalisés
gros vases couverts de mandarins, des écuelles d'un mordoré chatoyants
des pots rehaussés d'écritures arabes, des buires dans le goût de la Renaissance
et de larges assiettes, avec deux personnages qui étaient comme dessinés à
la sanguine d'une façon mignarde & vaporeuse. Il fabriquait
maintenant des lettres d'enseigne, des étiquettes à vin. Mais son
intelligence n'était pas assez haute pr atteindre jusqu'à l'Art
ni assez bourgeoise non plus pr viser exclusivement au profit, si bien
que sans contenter personne, il se ruinait.
Tous deux                               cependant
Ils considéraient ces choses, quand Mlle Marthe passa.
— Tu ne le reconnais donc pas ? » lui dit sa mère
— Si fait ! – » reprit-elle, en le saluant, tandis que son regard limpide
et soupçonneux, son regard de vierge semblait murmurer « que
viens-tu faire ici, toi ? » & elle montait les marches, la tête un
peu tournée sur l'épaule.
Me Arnoux emmena Frédéric dans la cour. Puis elle expliqua
d'un ton sérieux comment on broie les terres, on les nettoie,
on les tamise. – « L'important, c'est la préparation des pâtes »

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 223.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f459.item

 

223.

                                                     basse
Et elle l'introduisit dans une salle [illis.] que remplissaient des cuves
où virait sur lui-même un axe vertical, armé de bras horizon-
-taux. Frédéric s'en voulait de n'avoir pas refusé nettement
sa proposition, tout à l'heure.
— « ce sont les patouillards » dit-elle –
Il trouva le mot grotesque & comme inconvenant dans sa
bouche.
De larges courroies filaient, d'un bout à l'autre du plafond, pour
s'enrouler sur des tambours & tout s'agitait d'une façon continue
mathématique, & agaçante.
Ils sortirent de là & passèrent près d'une cabane en ruines, qui
avait autrefois servi à mettre des instruments de jardinage.
— « Elle n'est plus utile » dit Me Arnoux.
Il répliqua d'une voix tremblante
— « Le bonheur peut y tenir ? »
Le tintamarre de la pompe à feu couvrit ses paroles, & ils entrèrent dans
l'atelier des ébauchages.
Des hommes assis à une longue table étroite posaient devant eux sur
                                                                                                 [illis.]
un disque tournant, une masse de pâte. – Leur main gauche munie
d’une ardoise en raclait l'intérieur, leur droite en caressait la
surface – & l'on voyait s'élever des vases, comme des fleurs qui
s'épanouissent.
Me Arnoux fit exhiber les moules pr les ouvrages plus difficiles.
Dans une autre pièce, on pratiquait les filets, les gorges, les lignes
saillantes. À l'étage supérieur on enlevait les coutures, & l'on bouchait
avec du plâtre, les petits trous que les opérations précédentes avaient
laissées.
Sur des clairvoies, dans des coins, au milieu des corridors partout s'alignaient
des poteries. Elles étaient invariablement grisâtres et les hommes qui les
                                                                                Frédéric
façonnaient & les portaient avaient la même couleur. commençait
à s'ennuyer ..[illis.]..
Elle s’en aperçut, & lui dit
                                                                 elle
— « cela vous fatigue » peut-être ? » dit Me Arnoux.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 224.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f461.item

 

224.

Mais craignant qu'il ne fallût borner là sa visite, il affecta au contraire
beaucoup d'enthousiasme. Il regrettait même de ne s'être pas voué à cette
[illis.] industrie. Elle parut surprise.
— « certainement ! j'aurais pu vivre près de vous !
Et comme il cherchait son regard, Me Arnoux, afin de l'éviter prit sur
une console des boulettes de pâte – provenant des rajustages manqués, les aplatit
en une galette & imprima dessus sa main.
— « Puis-je emporter cela ? » dit Frédéric
— « êtes-vous assez enfant, mon Dieu ! »
Il allait répondre. Sénécal entra.
Mr le Sous-Directeur, dès le seuil, s'aperçut d'une infraction au règlement. Les ateliers
devaient être balayés toutes les semaines. On était au samedi – & comme les ouvriers
n'en avaient rien fait, Sénécal leur déclara qu'ils auraient à rester une heure
de plus – « tant pis pr vous »
Puis
Ils se penchèrent sur leurs pièces, sans murmurer. – mais on devinait leur colère
au souffle rauque de leur poitrine. Ils étaient d'ailleurs peu faciles à conduire
presque tous ayant été chassés de la grande fabrique. Le républicain les
gouvernait durement. Homme de théories il ne considérait que les masses
et se montrait impitoyable pr les individus.
Frédéric, gêné par sa présence, demanda bas à Me Arnoux s'il n'y avait
pas moyen de voir les fours. Ils descendirent au rez-de-chaussée, & elle était
en train d'expliquer l'usage des casettes, quand Sénécal qui les avait
suivis s'interposa entr’eux.
   Sans qu’il en fut
Il continua de lui-même la démonstration, s'étendit sur les
différentes sortes de combustibles, l'enfournement, les pyroscopes, les
alandiers, les engobes, les lustres & les métaux, prodiguant les termes
de chimie
chimiques, chlorure, sulfure, Borax, carbonate. Frédéric n'y comprenait
rien, & à chaque minute se retournait vers Me Arnoux.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 225.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f463.item

 










Alors

225.

                                         lui                                                               connait*
— « Vous n'écoutez pas » dit-elle « Mr Sénécal prtant, est très clair. il sait
toutes ces choses beaucoup mieux que moi »
  Alors
Alors le mathématicien, flatté de cet éloge, proposa de faire voir le posage
des couleurs.
                                                                               mais
Frédéric interrogea d'un regard anxieux Me Arnoux. Elle demeura impassible
ne voulant sans doute ni être seule avec lui, ni le quitter, cependant.
Il lui offrit son bras.
                           bien
— « Non ! merci bien, l'escalier est trop étroit. »
Et quand ils furent en haut, Sénécal ouvrit la porte d'un appartement
rempli de femmes.
Elles maniaient des fioles, des pinceaux, des fioles, des coquilles, des pains de
couleur, des plaques de verre. Le long de la corniche, contre le mur, s'alignaient
                    planches gravées ;                                                                              de
debout des plaques de verre – des bribes de papier fin voltigeaient, – & un poêle en
fonte exhalait une température écœurante, où se mêlait l'odeur de la térébentine
Les ouvrières, presque toutes, avaient des costumes sordides. on en remarquait
                                                    fin          &
une cependant, qui portait son un madras de longues boucles d'oreilles
Tout à la fois mince & potelée, elle avait de gros yeux noirs & les lèvres charnues
d'une négresse. Sa poitrine abondante saillissait sous sa chemise, tenue
autour de sa taille par le cordon de sa jupe – & un coude sur l'établi, tandis que
                                                                                      dans la campagne
l'autre bras pendait, elle regardait au loin, vaguement, d’un air maussade.
À côté d'elle, traînaient une bouteille de vin & de la charcuterie.
Le règlement interdisait de manger dans les ateliers, – mesure de propreté pr la
                                                              [illis.]
besogne & d'hygiène pr les travailleurs. Sénécal, par sentiment du devoir
           naturel                                  de loin                          affiche
ou besoin de despotisme, s'écria de loin, en indiquant une pancarte dans
     cadre
un cae*
— « Eh là-bas, la Bordelaise, lisez-moi tout haut l'article 9 »
                                             d’un bond
La jeune fille se redressa orgueilleusement
— « eh bien, après ? »
— « après, mademoiselle ! c'est trois francs d'amende que vous paierez
                       tout            [illis.]
Elle le regarda en face, impudement puis éclatant de rire
— « qu'est-ce que ça me fait ! Le patron, à son retour, la lèvera.
votre amande. Je me fiche de vous, mon bonhomme ! »

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 226.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f465.item

 

226.

Sénécal qui se promenait les mains derrière le dos, comme un pion dans une
salle d'études, se contenta de sourire.
— « article 13. insubordination six francs.
     L’ouvrière
La Bordelaise se remit à sa besogne. Me Arnoux par convenance ne disait
rien. mais ses sourcils se froncèrent. Alors Frédéric murmura
— « Ah ! pr un démocrate, vous êtes bien dur ! »
L'autre répondit magistralement.
— « La Démocratie n'est pas le dévergondage de l'individualisme. C'est le niveau
commun sous la loi, la répartition du travail, l'ordre ! »
— « Vous oubliez l'humanité » dit Frédéric.
Me Arnoux prit son bras – & Sénécal, offensé peut-être de cette
approbation silencieuse, s'en alla.
Frédéric en ressentit un immense soulagement. Depuis le matin, il cherchait
                                                                                                                [illis.]
l'occasion de se déclarer. Elle était venue. D'ailleurs le mouvement spontané
[illis] de Me Arnoux lui semblait contenir des promesses – & il demanda
comme pr se réchauffer les pieds à monter dans sa chambre.
Mais quand il fut assis près d'elle, son embarras commença. Le point
de départ lui manquait. Sénécal, heureusement, vint à sa pensée ; rien de
plus sot, dit-il, que cette punition.
Me Arnoux reprit :
— « il y a des sévérités indispensables.
                                                                                                            vous
— « Comment, vous qui êtes si bonne ! Oh ! je me trompe ! car vous plaisez, qqfois
à faire souffrir ! »
— « Je ne comprends pas les énigmes, mon ami ! » & son regard austère plus
encore que le mot l'arrêta.
Frédéric était déterminé à poursuivre. Un volume de Musset se
trouvait par hasard sur la commode. Il en tourna qques pages
puis se mit à parler de l'amour, de ses désespoirs & de ses
                                                               [illis] emportements.

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 227.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f467.item

 

227.

Tout cela, suivant Me Arnoux, était criminel ou factice.
Le jeune homme se sentit blessé par cette négation – & pr la
                          en preuve
combattre, il cita les suicides qu'on voit dans les journaux, exalta les gds
types littéraires, Phèdre, Didon, Roméo, Des Grieux. Il s'enferrait.
il se tut.
                                        ne brûlait plus la pluie fouettait contre les vitres
Le feu dans la cheminée venait de s’éteindre & Me Arnoux, sans bouger
restait les deux sur mains sur les bras de son fauteuil ; les pattes de son
bonnet tombaient comme les bandelettes d'un sphinx. Son profil
pur se découpait en pâleur, au milieu de l'ombre.
Il avait envie de se jeter à ses genoux. un craquement se fit dans
le couloir, il n'osa. | Il était empêché, d'ailleurs, par une sorte de
crainte religieuse. cette robe se confondant avec les ténèbres lui paraissait
démesurée, infinie, insoulevable ; & précisément à cause de cela
son désir redoublait. Mais la peur contradictoire de faire trop & de ne
pas faire assez lui ôtait tout discernement. – « si je lui déplais, »
pensait-il, « qu'elle me chasse, – si elle veut de moi qu'elle m'encourage »
Il dit, en soupirant.
— « Donc vous n'admettez pas qu'on puisse aimer une femme ? »
                  lui répondit*
Me Arnoux répliqua :
— « Quand elle est à marier, on l'épouse. Lorsqu'elle appartient à un
autre on s'éloigne. »
— « Ainsi le bonheur est impossible ? »
— « non ! Mais on ne le trouve jamais dans le mensonge, les
inquiétudes & le remords.
— « qu'importe ! s'il est payé par des joies sublimes.
       Elle répliqua
                                trop
— « L'expérience est coûteuse ! »
                                l'attaquer par
Il voulut essayer de l'ironie.
                                                   de
— « La vertu ne serait donc que la lâcheté ?
                                                  [illis.]
— « Dites de la clairvoyance, plutôt. Pour celles même qui oublieraient
le Devoir ou la Religion, le simple Bon-Sens peut suffire
                                                      sagesse ! »
L'égoïsme fait une base solide à la vertu » —

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 228.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f469.item

 






















[illis.]
il

228.

— « Ah ! quelles maximes bourgeoises vous avez !
— « mais je ne me vante pas d'être une gde dame ! »
à ce moment là le petit garçon accourut
— « maman, viens-tu dîner ? »
— « oui, tout à l'heure ! »
Frédéric se leva. – & en même temps Marthe parut.
Frédéric
Il ne pouvait se résoudre à s'en aller – et avec un regard tout plein de
supplications
— « Ces femmes dont vous parlez sont donc bien insensibles ! »
— « non. mais sourdes, quand il le faut ! »
Et elle se tenait debout, sur le seuil de sa chambre avec ses deux enfants
à ses côtés.
Il s'inclina sans dire un mot. Elle répondit silencieusement à son salut.
Ce qu'il éprouva d'abord ce fut une stupéfaction infinie. Cette manière
de lui faire comprendre l'inanité de son espoir l'écrasait. Il se sentait perdu
comme un homme tombé au fond d'un abîme – qui sait qu'on ne le
secourera pas & qu'il doit mourir.
                                                                                                          contre les
                                                                                    il se heurtait aux pierres
Il marchait cependant – mais sans rien voir, au hasard. il se trompa de chemin
Un gros bruit de sabots retentit près de son oreille. C'étaient les
ouvriers qui sortaient de la fonderie. Alors il se reconnut.
À l'horizon, les lanternes du chemin de fer traçaient une ligne de
feux espacés. Il arriva comme un convoi partait, se laissa pousser
dans un wagon & s'endormit.
Une heure après, sur les boulevards, la gaité de Paris le soir recula
tout à coup son voyage dans un passé déjà loin. Il voulut être
fort, & allégea son cœur en dénigrant Me Arnoux par des
épithètes injurieuses – « C'est une imbécille, une dinde, une brute
n'y pensons plus ! »

Définitif autographe, deuxième partie, chapitre 3, page 229.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f471.item

 

229.

                                                                                           longue épitre
Rentré chez lui, il trouva dans son cabinet une lettre – une lettre de huit
               du
pages sur papier à glaçure bleue, & signée des initiales R. A.
Cela commençait par des reproches amicaux. « que devenez-vous
                                    de ne pas*
mon cheri ? Je m'ennuie »
Mais l'écriture était si abominable que Frédéric allait rejeter tout le paquet
quand il aperçut en Post-Scriptum « Je compte sur vous demain, pr me
conduire aux courses. »
Que signifiait cette invitation ? était-ce encore un tour de la Maréchale ?
[Mais on ne se moque pas deux fois du même homme, à propos de rien]
et pris de curiosité, il relut la lettre, attentivement.
Frédéric distingua « Mal entendu... avoir fait fausse route
désillusions... Pauvres enfants que nous sommes !... Pareils à deux
fleuves qui se rejoignent ! » etc.
Ce style contrastait avec son langage ordinaire. Quel changement
était donc survenu ?
Il garda longtemps les feuilles entre ses doigts. Elles sentaient l'iris
& il y avait dans la forme des caractères & l'espacement irrégulier des
lignes comme un désordre de toilette qui le troubla –
— « Pourquoi n'irais-je pas ? » se dit-il enfin « mais si Me Arnoux le
savait ? – Ah ! qu'elle le sache, tant mieux ! & qu'elle en soit jalouse !
ça me vengera ! »

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