Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

Transcription du manuscrit autographe définitif

Troisième partie – Chapitre 1


Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 332.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f673.item

 

332.

I.

Le bruit d'une fusillade le tira brusquement de son sommeil – &
malgré les instances de Rosanette, Frédéric à toute force voulut aller
voir ce qui se passait.
Il descendait vers les Champs-Élysées d'où les coups de feu étaient
partis. Mais à l'angle de la rue St Honoré des hommes en blouse le
croisèrent en criant – « non ! pas par là ! au Palais Royal ! » Frédéric
les suivit.
On avait arraché les grilles de l'Assomption. Plus loin, il remarqua
trois pavés au milieu de la voie, le commencement d'une barricade, sans doute
puis des tessons de bouteille & des paquets de fil de fer pr embarrasser
la cavalerie. quand tout à coup s'élança d'une ruelle un gd jeune
homme pâle dont les cheveux noirs flottaient sur les épaules prises
dans une espèce de maillot à poix de couleur. Il tenait un long
fusil de soldat – & courait sur la pointe de ses pantouffles, avec l'air
d'un somnambule & leste comme un tigre. on entendait par
intervalles une détonation.
La veille au soir, en effet, le spectacle du charriot contenant cinq cadavres
recueillis parmi ceux du boulevard des Capucines avait changé‚ tout à
coup
les dispositions du Peuple – & pendant qu'aux Tuileries, les
aides de camp se succédaient, et que Mr Molé en train de faire un
cabinet nouveau ne revenait pas & que Mr Thiers tâchait d'en
composer un autre, & que le Roi chicanait, hésitait puis donnait
à Bugeaud le commandement général pr l'empêcher de s'en servir
l'insurrection comme dirigée par un seul bras s'organisait
formidablement. Des hommes d'une éloquence frénétique haranguaient
la foule au coin des rues, d'autres dans les églises sonnaient le tocsin
à pleine volée : on coulait du plomb, on roulait des cartouches ;
les arbres des boulevards, les vespasiennes, les bancs, les grilles,
                                                 les becs de gaz, tout fut arraché
                                                                                      renversé.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 333.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f675.item

 

333.

Paris le matin était couvert de barricades. D’ailleurs la résistance ne dura
guère
pas, Partout la garde-nationale s'interposait – si bien qu'à huit heures
le Peuple, de gré ou de force, possédait cinq casernes, presque toutes les
mairies, sur la rue des Victoires, les points stratégiques les plus sûrs.
D'elle-même, sans secousses, la Monarchie se fondait dans une dissolution
rapide. – & on attaquait maintenant le Poste du Château-d'Eau
pr délivrer cinquante prisonniers, qui n'y étaient pas.
Frédéric s'arrêta forcément à l'entrée de la place. des groupes en
armes l'emplissaient. Des compagnies de la ligne occupaient les rues
St Thomas & Fromenteau. une barricade énorme bouchait la rue
de Valois. La fumée qui se balançait à sa crête s'entrouvrit,
des hommes, a figures menaçantes, couraient dessus en faisant de gds
gestes, ils disparurent ; puis la fusillade recommença. Le Poste y
répondait sans qu'on vît personne à l'intérieur ; car ses fenêtres
défendues par des volets de chêne étaient percées de meurtrières
et le monument avec ses deux étages, ses deux ailes, sa fontaine
au premier & sa petite porte au milieu commençait à se moucheter
de taches blanches sous le heurt des balles. Son perron de trois
marches restait vide.
À côté de Frédéric, un homme en bonnet grec & portant une
giberne par-dessus sa veste de tricot se disputait avec une femme
coiffée d'un madras. Elle lui disait :
– Mais reviens donc ! reviens donc !
– Laisse-moi tranquille ! » répondait le mari. « Tu peux bien
surveiller la loge toute seule ! Citoyen, je vous le demande,
est-ce juste ? J'ai fait mon devoir partout, en 1830, en 32
en 34, en 39 ! Aujourd’hui on se bat ! Il faut que je me
batte ! Va t'en ! »

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 334.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f677.item

 

334.

Et la concierge finit par céder à ses remontrances & à celles d'un garde-national
près d'eux, quadragénaire dont la figure bonasse était ornée d'un collier de
barbe blonde. Il chargeait son arme & tirait, tout en conversant avec
Frédéric aussi tranquille au milieu de l'émeute qu'un horticulteur dans
son jardin. Cependant un jeune garçon en serpillière le cajolait, pr obtenir
des capsules afin d'utiliser son fusil une belle carabine de chasse que
lui avait donné « un Monsieur »
– « Empoigne dans mon dos » dit le bourgeois « & efface-toi. tu vas te
faire tuer ! »
Les tambours battaient la charge. Des cris aigus, des hurrahs de triomphe
s'élevaient. un remous continuel faisait osciller la multitude. Frédéric
pris entre deux masses profondes ne bougeait pas, fasciné, d'ailleurs, &
s'amusant extrêmement. Les blessés qui tombaient, les morts étendus
n'avaient pas l'air de vrais blessés, de vrais morts. Il lui semblait
assister à un spectacle.
                                    par-dessus
Au milieu de la houle, parmi les têtes on aperçut un vieillard en habit
noir sur un cheval blanc, à selle de velours. D’une main, il tenait
un rameau vert, de l’autre un papier & les secouait avec obstination
Enfin désespérant de se faire entendre, il se retira.
La troupe de ligne avait disparu & les municipaux restaient seuls
à défendre le Poste. Un flot d’intrépides se rua sur le perron,
ils s’abattirent, d’autres survinrent ; & la porte ébranlée sous
les coups de barre de fer retentissait ; les Municipaux ne cédaient
pas. Mais une calèche bourrée de foin, & qui brûlait comme une
torche géante fut traînée contre les murs. On apporta vite des
fagots, de la paille, un baril d’esprit de vin. Le feu monta le
long des pierres, l’édifice se mit à fumer partout comme
une solfatare – & de larges de larges flammes, au
                                                                 sommet,

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 335.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f679.item

 

335.

entre les balustres de la terrasse, s’échappaient avec un bruit strident
Le premier étage du Palais-Royal s’était peuplé de gardes-
-nationaux. De toutes les fenêtres de la Place on tirait ; les balles
sifflaient. L’eau de la fontaine crevée se mêlait avec le sang, faisait
des flaques par terre, on glissait dans la boue sur des débris, des vêtements
des shakhos, des armes. Frédéric sentit sous son pied qq chose de
mou ; c’était la main d’un sergent en capotte grise, couché
                                                             nouvelles
la face dans le ruisseau. Mais des bandes de peuple arrivaient
toujours poussaient les combattants sur le Poste. La fusillade
devenait plus pressée. Les marchands de vin étaient ouverts. on
allait de temps à autres y fumer une pipe, boire une chope,
puis on retournait se battre. Un chien perdu hurlait ; cela
faisait rire.
Frédéric fut ébranlé par le choc d’un homme qui une balle
dans les reins tomba sur son épaule, en râlant. À ce
coup dirigé peut-être contre lui, il se sentit furieux, & il se
jetait en avant, quand un garde-nationale l’arrêta.
Ah – C’est inutile ! le Roi vient de partir. Ah ! si vous ne
me croyez pas, allez y voir ! »
une pareille assertion calma Frédéric.
                                  avait un aspect
La place du Carrousel était tranquille. L'hôtel de Nantes s'y
dressait toujours solitairement

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 336.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f681.item

 

336.

et les maisons par derrière, le dôme du Louvre en face, la longue galerie de bois à droite
et tout le vague terrain qui ondulait jusqu'aux barraques des étalagistes, étaient
comme noyés dans la couleur grise de l'air, où de lointains murmures semblaient
se confondre avec la brume – tandis qu’à l'autre bout de la Place, un jour cru,
tombant par un écartement des nuages, sur la façade des Tuileries, découpait en
blancheur toutes ses fenêtres. Il y avait, près de l'Arc de Triomphe un cheval
mort, étendu. Derrière les grilles, des groupes de cinq à six personnes, çà et là
                                                                                            et
causaient. Toutes l/Les portes du château étaient ouvertes. les domestiques
sur le seuil, laissaient entrer.
En bas, dans une petite salle voûtée, des bols de café au lait étaient servis. Qques
uns des curieux s'attablèrent en plaisantant. les autres restaient debout, &
parmi ceux-là, un cocher de fiacre. Il saisit à deux mains un bocal plein
de sucre en poudre, jeta de droite & de gauche un regard inquiet – puis se mit
à manger voracement, son nez plongeant dans le goulot.
                                                                                             un
Au bas du gd escalier, un homme écrivait son nez nom sur le registre des
visiteurs. Frédéric le reconnut par derrière,
– « tiens, Hussonnet. »
– Mais oui » reprit le Bohème. » je m'introduis à la Cour. Voilà une
bonne farce, hein ? – Si nous montions ? » & ils arrivèrent dans la salle des
maréchaux.
Les portraits de ces illustres, sauf celui de Bugeaud percé au ventre, étaient tous
intacts. Ils se tenaient appuyés sur leur sabre, un affût de canon
                                                          [illis.]  formidables
derrière eux, & dans des attitudes terribles jurant avec la circonstance
                                                 formidables
Une grosse pendule marquait une heure vingt minutes
                                                                  retentit
Mais tout à coup, en bas, la Marseillaise éclata. – Hussonnet et
Frédéric se penchèrent sur la rampe. c'était le peuple qui
arrivait
.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 337.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f683.item

 

337.

Il se précipita dans l'escalier, en secouant à flots vertigineux des têtes nues, des
casques, des bonnets rouges, des bayonnettes & des épaules, si impétueusement que
des gens disparaissaient dans cette masse grouillante qui montait toujours, comme
une fleuve refoulé par une marée d'équinoxe, avec un long mugissement, sous
une impulsion irrésistible. Puis, en haut, il elle se répandit, & le chant
tomba.
On n’entendait plus que le piétinement de tous les souliers, avec le clapotement
                              inoffensive
des voix. La foule […illis...] se contentait de regarder.
                                                                                                                             un
Mais de temps à autres, un coude trop à l'étroit enfonçait une vitre – ou bien [illis.]
vase, une statuette déroulait d'une console par terre. Les boiseries pressées
craquaient. tous les visages étaient rouges, la sueur en coulait à larges
gouttes, – & Hussonnet fit cette remarque
                          fleurent
« – les héros ne sentent pas bon »
– ah ! vous êtes agaçant » reprit Frédéric
                   par le flot     ils entrèrent                                                 appartement
Et poussés d’appartement en appartement, ils arrivèrent dans une salle où s’étendait
                   malgré eux
au plafond, un dais de velours rouge, avec des draperies pendantes maintenues
par des câbles d’or. – sur le trône, en dessous, était assis un prolétaire à barbe
noire, la chemise entr’ouverte, l'air hilare & stupide comme un magot. D'autres
gravissaient l'estrade un à un pr s'asseoir à sa place.
« – quel mythe » dit Hussonnet. « voilà le Peuple souverain ! »
                                                                                   toute
Mais le fauteuil fut enlevé à bout de bras & traversa toute la salle en
se balançant.
« – Saprelotte ! comme il chaloupe ! Le vaisseau de l'État, cette fois, est balotté sur
une mer orageuse ! Cancane-t-il ! cancane-t-il ! »
On l'avait approché d'une fenêtre, & au milieu des sifflets on le
lança.
– « Pauvre vieux ! » dit Hussonnet, en le voyant tomber dans le jardin, où
il fut repris vivement pr être promené, ensuite, jusqu'à la Bastille
& brûlé.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 338.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f685.item

 

338.

Alors une joie frénétique éclata, comme si à la place du trône, un avenir
de bonheur illimité avait paru. – & le Peuple, moins par vengeance que
pr affirmer sa possession, brisa lacéra les glaces & les rideaux, les
lustres, les flambeaux, les tables, les chaises, les tabourets, tous les meubles
jusqu'à des albums de dessins, jusqu'à des corbeilles de tapisserie. Puisqu'on
était victorieux ne fallait-il pas s'amuser ! La Canaille s'affubla
ironiquement de dentelles et de cachemires. Des crépines d'or s'enroulèrent
aux manches des blouses. Des chapeaux à plumes d'autruche ornaient
la tête des forgerons. Des rubans de la Légion-d'honneur firent des
ceintures aux prostituées. Chacun satisfaisait son caprice. Les uns dansaient,
   d’
les autres buvaient.Dans la chambre de la reine, une femme lustrait
ses bandeaux avec de la pommade. Derrière un paravent, deux
amateurs jouaient aux Cartes. Hussonnet montra à Frédéric un individu
qui fumait son brûle-gueule accoudé sur un balcon. – & le délire
redoublait au tintamarre continu des porcelaines brisées & des
                                                                                                      lames
morceaux de cristal qui sonnaient, en rebondissant comme des notes
d'harmonica.
Puis la fureur s'assombrit. une curiosité obscène fit fouiller tous les
cabinets, tous les recoins, ouvrir tous les tiroirs.Des galériens enfoncèrent leurs
bras dans la couche des princesses & se roulaient dessus, par consolation
de ne pouvoir les violer. D'autres à figure plus sinistre, erraient
silencieusement, cherchant à voler qque chose.Mais la multitude
était trop nombreuse. Par la linteau des portes on n'apercevait
            l’enfilade
dans la succession des appartements que la sombre masse du peuple
entre les dorures, sous un nuage de poussière. Toutes les poitrines
haletaient. La chaleur, de plus en plus, devenait suffocante. – &
les deux amis, craignant d'être étouffés, sortirent.
Dans l'antichambre, debout sur un tas de vêtements, se
tenait une fille publique, en statue de la Liberté, immobile
les yeux gds ouverts, effrayante.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 339.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f687.item

 

339.

lls avaient fait trois pas dehors, quand un peloton de garde-municipaux en
                                                         retirant
capottes s’avança vers eux – & qui retirant leurs bonnets de police, & découvrant
à la fois leurs crânes un peu chauves saluèrent le peuple très bas. à ce
                                                                                                           &
témoignage de respect, les vainqueurs déguenillés se rengorgèrent. Hussonnet
                                                                 en
et Frédéric ne furent pas, non plus, sans en éprouver un certain plaisir.
Une ardeur les animait. Ils s'en retournèrent au Palais-Royal.
Devant la rue Fromanteau, des cadavres de soldats étaient entassés sur
de la paille.Ils passèrent auprès, impassiblement, étant même fiers
de sentir qu'ils faisaient bonne contenance.
Le Palais regorgeait de monde. Dans la cour intérieure sept bûchers flambaient.
  on lançait                                                                                      divans
On voyait voler par les fenêtres, des pianos, des commodes des glaces*
                                                                                                     canapés
et des pendules. Des pompes à incendies crachaient de l'eau jusqu'aux toits
Des chenapans tâchaient de couper les tuyaux avec leurs sabres. Frédéric
engagea un polytechnicien à s'interposer. Mais Le polytechnicien, jeune
homme chétif & portant lunettes ne comprit pas, semblait imbécille,
d'ailleurs. Tout autour, dans les deux galeries, la populace, maîtresse des caves,
se livrait à une horrible godaille. Le vin coulait en ruisseaux, mouillait
les pieds, & les voyous buvaient dans des culs de bouteille, & vociféraient
en titubant.
– Sortons de là » dit Hussonnet « ce peuple me dégoûte
Tout le long de la galerie d'Orléans, des blessés gisaient par terre
                                                                                                 et
sur des matelas, ayant pr couvertures des rideaux de pourpre. De
petites bourgeoises du quartier leur apportaient des bouillons, du linge
– « n'importe ! » dit Frédéric « moi, je trouve le peuple sublime.
Jugement étroit comme l’autre, puisque des actes méritoires &
ignobles étaient pratiqués simultanément & par les mêmes individus
.
qquefois, on en voyait qui venaient soigner leur ami puis
s’en retournaient au pillage, héroïques & gredins suivant la
place, brigands et soeurs de charité tour à tour.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 340.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f689.item

 

340.

Le grand vestibule était rempli par un tourbillon de gens furieux, des
hommes voulant monter aux étages supérieurs pr achever de détruire
tout ; des gardes nationaux sur les marches s'efforçaient de les retenir.
Le plus intrépide était un chasseur, nu-tête, rouge, la chevelure
hérissée, les buffleteries en pièces. Sa chemise faisait un bourrelet de
linge entre son pantalon & son habit. – & il se débattait au milieu des
autres avec acharnement. Hussonnet, qui avait la vue perçante
reconnut de loin Arnoux.
Puis ils gagnèrent le jardin des Tuileries, pr respirer plus à l'aise.
Ils s'assirent sur un banc, & ils restèrent pendant qques minutes
les paupières closes tellement étourdis qu'ils n'avaient pas la force de
parler.
Les passants autour d'eux, s'abordaient. La duchesse d'Orléans était nommée
                                 &
Régente.Tout était fini. on éprouvait cette sorte de bien-être qui suit
les dénouements rapides, quand à chacune des mansardes du château
parurent des domestiques déchirant leurs habits de livrée. Ils les
lançaient dans le jardin en signe d'abjuration. Le Peuple les hua. Ils
se retirèrent.
Mais l'attention de Frédéric & d'Hussonnet fut distraite par un gd
gaillard qui marchait vivement entre les arbres avec un fusil sur
l’épaule. une cartouchière lui serrait à la taille sa vareuse rouge, un
mouchoir s'enroulait à son front sous sa casquette. Il tourna la
tête. C'était Dussardier & se jetant dans leurs bras
– ah ! quel bonheur ! mes pauvres vieux ! » sans pouvoir dire autre chose
tant il haletait de joie & de fatigue.
Depuis quarante-huit heures il était debout. Il avait travaillé aux
barricades du quartier-Latin, s'était battu rue Rambuteau, avait sauvé
trois dragons, était entré aux Tuileries avec la colonne Dunoyer,
s'était porté ensuite à la Chambre, puis à l'hôtel-de
-ville
– J’en arrive ! tout va bien ! le Peuple triomphe. Les ouvriers
                                                                & les bourgeois s'embrassent.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 341.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f691.item

 



































mais
alors

341.

Ah ! si vous saviez tout ce que j'ai vu ! quels braves gens ! comme c'est beau » –
et sans s'apercevoir qu'ils n'avaient pas d'armes.« J'étais bien sûr de vous
                                                                              grande /large goutte de sang
trouver là ! ç’a été rude un moment, n'importe. » une large gouttelette de
                                                                                    grande
lui coulait sur la joue – & aux questions des deux autres – « oh ! rien !
l’ériflure d'une bayonnette ! »
« – il faudrait vous soigner, pourtant
– bah ! je suis solide ! qu'est-ce que ça fait ! La République est proclamée, on
                                                                       sans doute tout à l’heure
sera heureux maintenant ! Des journalistes, tout à l’heure qui causaient devant
                                                                               [illis.]
moi, disaient qu'on va affranchir la Pologne & l'Italie ! Plus de rois ! comprenez-
vous ! Toute la terre libre ! toute la terre libre ! » Et embrassant l'horizon
                                               deux
d'un seul regard, il écarta les deux bras dans une attitude triomphante.
        longue
Mais une file d'hommes courait sur la terrasse, au bord de l'eau – « Ah !
saprelotte ! j'oubliais ! les forts sont occupés. Il faut que j'y aille ! Adieu !
                                        leur    tout
Puis Puis il se retourna pr crier tout en brandissant son fusil
                                                  tout
– « vive la République »
                                              il s’échappaient               spirales
Des cheminées du château, il s'échappait d'énormes tourbillons de fumée
noire, qui emportaient des étincelles. La sonnerie des cloches faisait au loin
comme des bêlements effarés. de droite & de gauche, partout, les vainqueurs
déchargeaient leurs armes & on se retournait en sursaut à ces crépitations
qui partaient comme des pétards
. Frédéric, bien qu'il ne fût pas guerrier
sentait bondir son sang gaulois. Le magnétisme des foules enthousiastes
l'avait pris. Il humait voluptueusement l'air orageux plein des senteurs
de la poudre. & cependant il frissonnait sous les effluves d'un immense
amour, – d'un attendrissement suprême & universel, comme si le coeur de
l'humanité tout entière avait battu dans sa poitrine.
Hussonnet dit, en bâillant :
« – Il serait temps, peut-être, d'aller instruire les populations ! »
Frédéric le suivit à son bureau de correspondance, place de la Bourse –
                               &
& faisait comme lui, il se mit à composer pr le journal de
             un compte-rendu des événements en style
Troyes, un article effervescent un « morceau » qu'il signa.
                                avec des mouvements lyrique, un véritable

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 342.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f693.item

 

342.

Puis ils dînèrent ensemble dans une taverne. Hussonnet était pensif
                           du Peuple
les excentricités de la Révolution dépassaient les siennes.
Après le café, cependant, quand ils se rendirent à l'hôtel de ville, pr savoir du
nouveau son naturel gamin avait repris le dessus. Il escaladait les
barricades, comme un chamois, & [illis.] répondait aux sentinelles des gaudrioles
patriotiques.
Ils entendirent à la lueur des torches proclamer le gouvernement provisoire
                                                                  regagna sa maison
Enfin à minuit, Frédéric, brisé de fatigue, rentra chez
– « Eh bien » dit-il à son domestique es/en tu train de le déshabiller « es-tu
content ? »
– oui, sans doute, monsieur ! mais ce que je n'aime pas, c'est ce peuple
en cadence.
Le lendemain, à son réveil, Frédéric pensa d’abord à Deslauriers
Il courut chez lui.
L'avocat venait de partir, étant nommé commissaire en province.
Dans la soirée de la veille, il était parvenu jusqu'à Ledru-Rollin
et l'obsédant au nom des Écoles, en avait arraché une place, une mission
Du reste, du reste disait le portier, il devait écrire la semaine prochaine
pr donner son adresse.
Après quoi, Frédéric s'en alla voir la Maréchale.
Elle le reçut aigrement, car elle lui en voulait de son abandon.
Mais sa rancune s'évanouit sous des assurances de paix réitérées, –
Tout était tranquille, maintenant – aucune raison d'avoir peur. Il
l'embrassait – & elle se déclara pr la République – Comme avait
fait déjà Monseigneur l'archevêque de Paris – & comme devaient
faire avec une prestesse de zèle merveilleuse, la Magistrature
le Conseil d’État, I'Institut, les Maréchaux de France, Changarnier
Mr de Falloux, tous les Bonapartistes, tous les légitimistes, &
un nombre considérable d'orléanistes.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 343.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f695.item

 

343.

La chute de la monarchie avait été si prompte, que la première stupéfaction
passée, il y eut chez les bourgeois comme un étonnement de vivre encore.
L'exécution capitale de qques voleurs fusillés sans jugement, parut une
chose très juste. on se redit, pendant un mois, la phrase de Lamartine
sur « le drapeau rouge qui n'avait fait que le tour du champ de Mars, tandis que
                                                          rangèrent
le drapeau tricolore etc » et tous se tassèrent sous son ombre. chaque
parti ne voyant des trois couleurs que la sienne – & se promettant
bien dès qu'il serait le plus fort d'arracher les deux autres.
Comme les affaires étaient suspendues l'inquiétude & la badauderie poussaient
                               de chez soi
tout le monde hors de soi. Le négligé des costumes atténuait la différence
des rangs sociaux, La haine se cachait, les espérances s'étalaient, la
                                                                            conquis
foule était pleine de douceur. L'orgueil d'un droit [illis.] éclatait
                                                                                                   bivouac
sur les visages. – on avait une gaité de carnaval, des allures de soldat
– et rien ne fut amusant, comme l’aspect de Paris, les
premiers jours.
Frédéric prenait la Mle à son bras. & ils flânaient ensemble dans
les rues, – entièrement resablées depuis la disparition des barricades.
Elle se divertissait des rosettes décorant toutes les boutonnières, des
étendards suspendus à toutes les fenêtres, des affiches de toute couleur
              contre
placardées sur les murailles, & jetait ça et là qque monnaie dans
le tronc pr les blessés, établi sur une chaise, au milieu de la voie.
Puis elle s'arrêtait devant des caricatures qui représentaient
Louis-Philippe en pâtissier, en saltimbanque, en chien, en
sangsue. Mais les gardes du sieur Cit Caussidière, avec leur
sabre & leur écharpe, l'effrayaient un peu. D'autres fois c'était un
arbre de la Liberté qu'on plantait. Messieurs les ecclésiastiques
concouraient à la cérémonie, bénissant la République, escortés
par des serviteurs à galon d'or, & la multitude trouvait cela
très bien. Mais Le spectacle le plus fréquent c’était celui des députations
de n'importe quoi, allant réclamer qque chose à l'hôtel de ville,
car chaque métier, chaque industrie attendait du gouvernement la fin de
radicale de sa misère. Qques-uns, il est vrai, se rendaient près de lui pr
le conseiller ou le féliciter, ou tout simplement pr lui faire une petite
visite, & voir fonctionner la machine.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 344.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f697.item

 

344.

Vers le milieu du mois de mars, un jour qu'il traversait le Pont-d'Arcole
ayant à faire une commission pr Rosanette dans le quartier-Latin,
Frédéric vit s'avancer une colonne d'individus en paletots de velours, à
chapeaux bizarres, et à longues barbes. En tête & battant du tambour
marchait un nègre, un ancien modèle d'atelier, et l'homme qui
portait la bannière sur laquelle flottait au vent cette inscription « Artistes
peintres » n'était rien autre que Pellerin.
Il fit signe à Frédéric de l'attendre, – puis reparut cinq minutes après, ayant
du temps devant lui, car le Gouvernement recevait à ce moment-là, les
tailleurs de pierre.
                                           réclamer
Il allait avec ses collègues demander la création d'un Forum de l'Art
une espèce de Bourse, où l'on débattrait les intérêts de l'Esthétique
                           sublimes
et des oeuvres gigantesques se produiraient puisque chaque travailleur
mettrait en commun son génie. Paris bientôt serait couvert de monuments
splendides
sublimes
. il les décorerait. Il avait même commencé une figure de la
gigantesques
République. Mais un de ses camarades vint le prendre – car ils étaient
talonnés par la députation du Commerce de la volaille.
                                                                                    toujours des phrases des
– « quelle bêtise ! » grommela une voix dans la foule. « encore des blagues !
rien de fort ! »
C'était Regimbart. Il ne salua pas Frédéric, mais profita de
l’occasion pr épandre son amertume.
Le citoyen employait ainsi ses jours à vagabonder dans les rues, tirant
                                                                         propageant des
sa moustache, roulant des yeux, acceptant & répandant des nouvelles
                                                                          propageant
lugubres
sinistres
les plus lugubres. & il n'avait que deux phrases : « Prenez garde
nous allons être débordés ! » ou bien « mais sacrebleu ! on escamotte
la République »
Il était mécontent de tout, & particulièrement de ce que nous
n'avions pas repris nos frontières naturelles. Le nom seul de
Lamartine lui faisait hausser les épaules. Il ne trouvait pas
Ledru-Rollin « suffisant pr le problème » traita Dupont de l'Eure
                         Albert d’idiot
de vieille ganache, Louis Blanc d'utopiste, Blanqui d'homme
extrêmement dangereux – & quand Frédéric lui demanda
ce qu'il aurait fallu faire, il répondit, en lui serrant
le bras à le broyer :

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 345.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f699.item

 

345.

– Prendre le Rhin, je vous dis, prendre le Rhin, fichtre ! » puis il accusa
la Réaction
Elle se démasquait. Le sac des châteaux de Neuilly & de Suresnes, l'incendie
des Batignolles, les troubles de Lyon, tous les excès, tous les griefs, on les exagérait
à présent, en y ajoutant la circulaire de Ledru-Rollin, le cours forcé des
billets de banque, la rente tombée à soixante francs – enfin, comme
iniquité suprême, comme dernier coup, comme surcroît d'horreur, l'impôt
des quarante-cinq centimes ! Et par-dessus tout cela, il y avait encore
le Socialisme ! Bien que ces théories aussi neuves que le jeu d'oie, eussent
été depuis quarante ans suffisamment débattues pr emplir des bibliothèques
                                                                          grêle
elles épouvantèrent les bourgeois comme une pluie d'aérolithes – & on fut
indigné, en vertu de cette haine que provoque l'avènement de toute idée
                                                                                                                   qui
parce que c'est une idée – exécration dont elle tire plus tard sa gloire, & que
fait que ses ennemis sont au-d toujours au-dessous d'elle, si médiocre qu'elle
puisse être.
Alors la Propriété monta dans les respects au niveau d’une Religion & se
confondit avec Dieu. Les attaques qu'on lui portait parurent du sacrilège
presque de l'anthropophagie ! La mansuétude même du Pouvoir irrita
comme un sophisme
malgré la législation la plus humaine qui
fût jamais le spectre de 93 reparut & le couperet de la guillotine
vibra dans toutes les syllabes du mot République. ce qui n'empêchait
pas qu'on la méprisait pr sa faiblesse. La France, ne sentant plus
de maître, se mit à crier d'effarement, comme un aveugle sans
bâton, comme un marmot qui a perdu sa bonne.
De tous les Français celui qui tremblait le plus fort, était Mr Dambreuse
L'état nouveau des choses menaçait sa fortune, mais surtout
dupait son expérience. un système si bon, un roi si sage ! C’était
       était-ce possible !
à n’y rien comprendre, la terre allait crouler.
Dès le lendemain, il congédia trois domestiques, vendit ses chevaux,
s’acheta pr sortir dans les rues un chapeau mou, pensa
même à laisser croître sa barbe ; – & il restait chez lui,
prostré, – se repaissant amèrement des journaux les plus hostiles
à ses idées & devenu tellement sombre que les plaisanteries sur
                                                       même
          
la pipe de Flocon n’avaient pas la force de le faire
                                                                              sourire !

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 346.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f701.item

 

346.

Comme soutien de la monarchie
Étant un des soutien du dernier règne, il redoutait les vengeances du peuple sur
ses propriétés de la Champagne, quand l'élucubration de Frédéric lui tomba dans
les mains. Alors il s'imagina que son jeune ami était un personnage
très influent & qu'il pourrait sinon le servir – du moins le défendre ; –
de sorte qu'un matin, Mr Dambreuse se présenta chez lui, accompagné de
Martinon.
                                                dit-il
Cette visite, dit-il, n'avait pr but que de le voir un peu, & de causer.
Somme toute, il se réjouissait des événements – & il adoptait de gd cœur
« notre sublime dévise : liberté, égalité, fraternité » ayant toujours été
républicain, au fond. S'il votait, sous l'autre régime, avec le ministère,
c'était simplement pr accélérer une chute inévitable.– Il s'emporta
même contre Mr Guizot qui « nous a mis dans un joli pétrin, convenons-en ! »
en revanche et
En revanche, il admirait beaucoup Lamartine lequel s'était montré vrai
« magnifique, ma parole d'honneur, quand à propos du drapeau rouge
– « oui ! je sais » dit Frédéric
  déclara
après quoi Il annon sa sympathie profonde pr les ouvriers. – Car enfin plus ou moins
nous sommes tous ouvriers ! » & il poussait l'impartialité jusqu'à
reconnaître que Proudhon avait de la logique – « Oh beaucoup de logique !
diable ! » – Puis, avec le détachement d'une intelligence supérieure, il
causa de l’Exposition de peinture, où il avait vu le tableau de Pellerin
Il trouvait cela original, « bien touché. »
Martinon appuyait tous ses mots par des remarques approbatives ; Lui,
aussi pensait qu'il fallait « se rallier franchement à la République »
et il parla de son père laboureur, faisait le paysan, l'homme du peuple
On arriva bientôt aux Élections pr l'Assemblée Nationale & aux
Candidats dans l'arrondissement de la Fortelle. celui de l'opposition n'avait
pas de chances.
– « Vous devriez prendre sa place ! » dit Mr Dambreuse.
Frédéric se récria
Eh ! pourquoi donc ? Car il obtiendrait naturellement les suffrages
                                         personnelles
des ultras vu ses opinions, celui des conservateurs à cause de
sa famille – « & peut-être aussi » ajouta le banquier en souriant
                                       « grâce un peu à mon influence ? »

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 347.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f703.item

 

347.

                                                                                                     d’ailleurs
Frédéric objecta qu'il manquait de notoriété et d’ailleurs ne saurait comment
s'y prendre.
Rien de plus facile, en se faisant recommander aux patriotes de l'Aube par
un club de la Capitale. Il s'agissait de lire une non pas une profession
                                       [illis.] quotidiennement
de foi comme on en voyait [illis.] tous les jours mais une exposition de
principes sérieux, un discours « apportez-moi ça ! je sais ce qui convient
                         &
dans la localité – Vous pourriez, je vous le répète être fort utile, rendre
de gds services au pays, à nous tous, à moi-même. » Par des temps
pareils on devait s'entr’aider, autant que possible & si Frédéric avait
besoin de qq chose, lui, ou ses amis.
– « Oh ! mille grâces cher monsieur !
– « à charge de revanche, bien entendu ! »
Le banquier était un brave homme, décidément
Frédéric ne put s'empêcher de réfléchir à son conseil. – & bientôt, une sorte
                                                            de la Convention
de vertige l'éblouit. Les gdes figures de Vergniaud & de Danton, passèrent
                                                qu’un salut nouveau
devant ses yeux. Il lui sembla qu'une aurore magnifique allait
                                                                    insurrection    Autrichiens
se lever. Rome Vienne et Berlin étaient en révolution, les Vénitiens
chassés de la Vénitie, toute l'Europe s'agitait. C'était l'heure de se
                                                                                               peut-être
précipiter dans son mouvement, de l'accélérer de son poids – & puis il
                                                          députés
était séduit par le costume que les représentants, disait-on, porteraient.
Déjà il se voyait en gilet à revers avec une ceinture tricolore.
– & ce prurit, cette hallucination devint si forte qu'il s'en ouvrit
à Dussardier.
                               brave garçon
L'enthousiasme du commis ne faiblissait pas. – « certainement, – bien
sûr ! Présentez-vous ! »
Frédéric, néanmoins, consulta Deslauriers
L'opposition idiote qui entravait le commissaire dans sa province
avait augmenté son libéralisme. Il lui envoya immédiatement
des exhortations violentes.
sentait le
Cependant Frédéric avait besoin d'être approuvé par un plus
                                 avait
grand nombre & il confia la chose à Rosanette, un jour
                    que Mlle Vatnas se trouvait là –

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 348.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f705.item

 

348.

Elle était une de ces célibataires parisiennes qui chaque soir, quand elles ont
donné leurs leçons ou brocanté des objets de toilette, tâché de vendre
de petits dessins, de placer de pauvres manuscrits rentrent chez elles
avec de la crotte à leurs jupons, font leur dîner, le mangent toutes seules
puis les pieds sur une chaufferette & à la lueur d'une lampe malpropre
rêvent un amour, une famille, un foyer, la fortune, tout ce qui leur
                         Mlle Vatnaz
manque. Aussi Mlle Vatnas, comme beaucoup d'autres, avait-elle
salué dans la Révolution, l'avènement de la Vengeance. – & elle se livrait
                                                effrénée
à une propagande socialiste enthousiaste.
                                                                     la
Mais                                                   selon
Mlle Vatnaz
Mais l’affranchissement du Prolétaire n'était possible que par l'affran
-chissement de la Femme. Elle voulait son admissibilité à tous les
emplois, la recherche de la Paternité, un autre code, l'abolition ou
                                                                                     intelligente ».
tout au moins une réglementation du mariage « plus équitable
                                                                                                    d’adopter
Alors chaque Française serait tenue d'épouser un Français ou d’adpo
un vieillard. Il fallait que les nourrices & les accoucheuses fussent des
fonctionnaires salariés par l'État – qu'il y eût un jury pr examiner
les œuvres des femmes, des éditeurs spéciaux p les femmes, une école
polytechnique, une garde nationale pr les femmes, tout p les femmes
& puisque le gouvernement méconnaissait leurs droits, elles devaient
vaincre la force par la force. – Dix mille citoyennes, avec de bons
fusils, pouvaient faire trembler l'Hôtel de Ville.
                                                                                   doctrines
La Candidature de Frédéric lui parut favorable à ses [illis.], – Elle
                                                                                    idées
l’appelant un Sauveur
l’encouragea
l’encouragea lui montrant la gloire à l'horizon.
                   en
Rosanette se réjouit d'avoir un homme qui parlerait à la
Chambre et d’y entrer avec des billets réservés. « & puis, on te
donnera peut-être une bonne place, plutard »
           homme de toutes les faiblesses
Frédéric fut donc gagné par la démence universelle. Il écrivit
                                        voir
un discours. & alla le faire à Mr Dambreuse.
Au bruit de la gde porte qui retombait, un rideau s'entr’ouvrit
                    croisée ;
derrière une fenêtre du second étage. une femme y parut.
il n'eut pas le temps de la reconnaître – mais, dans l'antichambre
                                                         un tableau l'arrêta.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 349.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f707.item

 

349.

le tableau de Pellerin – posé sur une chaise, provisoirement sans doute, à moins
qu’on ne l’eût mis en cet endroit pr le faire mieux remarquer.
Cela représentait la République, ou le Progrès, ou la Civilisation
sous la figure de Jésus-Christ conduisant une locomotive, laquelle traversait
une forêt vierge & au premier plan, dans le bas de la toile, des Sauvages
      [illis.]
levant les bras, la contemplaient.
                                                     contemplation
Frédéric, après m une minute de stupéfaction, s’écria – « quelle turpitude ! »
                         hein ?
– « n'est-ce pas ? » dit allègrement Mr Dambreuse, survenu sur cette parole et croy
                                              non
s'imaginant qu'elle concernait la peinture, mais la doctrine glorifiée par
le tableau.
                                                                                          bureau
Martinon arriva au même moment. Ils passèrent dans le cabinet, et Frédéric
tirait de sa poche son papier, quand Mlle Cécile entrant, tout à coup
articula d'un air ingénu – « ma tante est-elle ici ?
                                               reprit
– « tu sais bien que non ! » répliqua le banquier « – n’importe! Faites comme chez
vous, Mademoiselle. »
– « Oh merci ! Je m'en vais. »
                     sortie
Et à peine disparue, Martinon eut l'air de chercher son mouchoir.
– « Je l’ai oublié, sans doute, dans mon paletot ? excusez-moi. »
        [illis.]
– Bien, bien ! » dit Mr Dambreuse.
Évidemment, il n'était pas dupe de cette manœuvre. & même semblait
la favoriser. Pourquoi ? mais bientôt Martinon reparut & Frédéric
entama son discours.
           première
Dès la seconde page qui signalait comme une honte la prédominance
                     matériels
des intérêts pécuniaires, le banquier fit la grimace. Puis Frédéric
                                  Frédéric
abordant les réformes demandait la liberté de commerce.
– « Comment ?..mais..permettez »
L’autre n’entendit pas & continua. Il réclamait l’impôt sur la
rente, I'impôt progressif, une fédération européenne. com Complète
et l'instruction gratuite du peuple, des encouragements aux Beaux Arts
les plus larges. – « quand le pays fournirait à des hommes comme Delacroix
                                                                                                   ou Hugo cent
                                                                                                  mille francs de
                                                                                                                rentes,

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 350.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f709.item

 

350.

Où serait le mal ? » le tout finissant par des conseils aux classes supérieures
« n'épargnez rien, ô riches ! donnez ! donnez ! »
Il s'arrêta & restait debout. ses deux auditeurs assis ne parlaient pas.
Martinon écarquillait les yeux & Mr Dambreuse était tout pâle. Enfin,
dissimulant son émotion sous un aigre sourire
– « C'est parfait votre discours, parfait ! » & il en vanta beaucoup la forme
pr n'avoir pas à s'exprimer sur le fond.
                                                                                                       surtout
Cette virulence de la part d'un jeune homme inoffensif l'effrayait, comme
                                                                          parti
symptôme. Martinon tâcha de le rassurer : les partis-conservateurs
                                  sa
d'ici à peu, prendrait [illis.] revanche, certainement. Dans plusieurs villes
                                ent [illis.]
on avait chassé les commissaires du Provisoire. les élections n'étaient
fixés qu'au 23 avril, on avait du temps ; Bref, il fallait que
Mr Dambreuse, lui-même, se présentât dans l'Aube. – & dès lors Martinon
ne le quitta plus, devint son secrétaire & l'entoura de soins filiaux.
                                 fort
                              [illis.] satisfait de sa personne
Rosan Frédéric arriva la tête haute chez Rosanette.
Delmar y était, & lui apprit que « définitivement » il se portait comme
                                             Capitale
candidat aux élections de la Seine Seine
Dans une affiche adressée « au Peuple » & où il le tutoyait, l'acteur se
                    comprendre
vantait de le connaître, – lui – & de s'être fait, pr son salut, crucifier
par l'Art, si bien qu'il était son incarnation, son idéal, – croyant
effectivement avoir sur les masses une influence énorme, jusqu'à
proposer plutard dans un bureau de Ministère de réduire une émeute
à lui seul. & quant aux moyens qu'il emploierait, il fit cette
réponse – « n'ayez pas peur ! Je leur montrerai ma tête »
Frédéric, pr le mortifier, lui notifia sa propre candidature
Mais le cabotin, du moment que son futur collègue visait la Province
se déclara son serviteur & offrit de le piloter dans les clubs.
                                                                     2                   1
Ils les visitèrent tous ou presque tous, les rouges & les bleus
                               somnolents
          2         &           1
les furibonds et les tranquilles, les puritains, les débraillés, les
mystiques & les pochards. ceux où l’on décrétait la mort des
rois, ceux où l’on dénonçait les fraudes de l’Épicerie –

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 351.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f711.item

 

351.

Et partout, les locataires maudissaient les propriétaires, la blouse s’en prenait à
l’habit, & les Riches conspiraient contre les Pauvres. Plusieurs voulaient des indemnités
comme anciens martyrs de la Police, d’autres imploraient de l’argent pr mettre en jeu
                         ou bien
des inventions ; Puis c’étaient des plans de phalanstères, des projets de bazars
cantonnaux, des systèmes de félicité publique – puis, ça & là, un éclair d’esprit
dans ces nuages de sottise, des apostrophes, soudaines comme des éclaboussures
le Droit formulé par un juron, & des pleurs d’éloquence aux lèvres d’un
goujat, portant à cru le baudrier d’un sabre, sur sa poitrine sans chemise
                               un monsieur
Qqfois aussi figurait à la tribune aristocrate humble d’allures, disant
des choses plébéiennes & qui ne s’était pas lavé les mains pr les faire paraitre
calleuses. Mais un patriote le reconnaissait, les plus vertueux le houspillaient
et il sortait la rage dans l’âme. On devait par affectation de bon sens, dénigrer
toujours les avocats, & servir le plus possible ces locutions : apporter
sa pierre à l’édifice, problème social, atelier.
Delmar ne ratait pas les occasions d’empoigner la parole – & quand il ne
trouvait plus rien à dire sa ressource était de se camper le poing sur
la hanche, l’autre bras dans le gilet, en se tournant de profil, brusquement
de manière à bien montrer sa tête. Alors des applaudissements éclataient, ceux
de Mlle Vatnas au fond de la salle.
Frédéric, malgré la faiblesse des orateurs, n’osait se risquer. Tous ces gens
lui semblaient trop incultes ou trop hostiles.
Mais Dussardier se mit en recherche – & lui annonça qu’il existait, rue St Jacques,
un club intitulé le club de l’intelligence. un nom pareil donnait bon
espoir. D’ailleurs il amènerait des amis.
Il amena ceux qu’il avait invités à son punch, le teneur de livres, le
placeur de vins, l’architecte, Pellerin même était venu, peut-être
qu’Hussonnet allait venir – & sur le trottoir, devant la porte, stationnait
                                                           le premier
Regimbart avec deux individus dont l’un était son fidèle Compain
homme un peu courtaud, marqué de petite vérole, les yeux rouges
et le second une espèce de singe nègre, extrêmement chevelu, & qu’il
connaissait seulement pour être « un patriote de [illis.] Barcelone »
Ils passèrent par une allée, puis furent introduits dans une
grande pièce, à usage de menuisier sans doute & dont les murs
encore neufs sentaient le plâtre. Quatre quinquets accrochés
parallèlement y faisaient une lumière désagréable. Sur une estrade
                                                                 au fond, il y avait

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 352.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f713.item

 

352.

une chaire de professeur avec une sonnette, en-dessous une table figurant
la tribune, & de chaque côté deux autres plus basses pr les secrétaires. L’auditoire
qui garnissait les bancs était composé de vieux rapins, de pions, d’hommes de lettres
inédits. sur ces lignes de paletots à collet gras, on voyait de place en place le bonnet
d’une femme ou le bourgeron d’un ouvrier. Le fond de la salle était même
plein d’ouvriers, venus là sans doute par désœuvrement, ou qu’avaient introduits
des orateurs pr se faire applaudir.
Frédéric eut soin de se mettre entre Dussardier & Regimbart, qui à peine
assis posa ses deux mains sur sa canne, son menton sur ses deux mains, &
ferma les paupières, – tandis qu’à l’autre extrémité du banc, Delmar debout
dominait l’Assemblée.
Dans la chaire du Président, Sénécal parut.
Cette surprise, avait pensé le bon commis, plairait à Frédéric. Elle le contraria.
Cependant l/La foule témoignait à son Président, une gde déférence. Il était
de ceux qui le 25 février avaient voulu l’organisation immédiate du
Travail ; le lendemain au Prado il s’était prononcé pr qu’on attaquât
l’hôtel de ville ; – & comme chaque personnage se réglait alors sur un
modèle, l’un copiant St Just, l’autre Danton, l’autre Marat, lui il tâchait
de rassembler au sieur Blanqui, lequel imitait Robespierre. Ses gants noirs
et ses cheveux en brosse lui donnaient un aspect rigide, extrêmement
convenable.
Il ouvrit la séance par la Déclaration des droits de l’homme & du
citoyen, acte de foi habituel. Puis une voix vigoureuse entonna les
« Souvenirs du Peuple » de Béranger
D’autres voix s’élevèrent « – non ! non ! pas ça ! »
– « La casquette ! » se mirent à hurler, au fond, les patriotes. & ils chantèrent
en chœur, la poésie du jour : « chapeau bas devant ma casquette
                                                   à genoux devant l’ouvrier ! »
Sur un mot du Président l’auditoire se tut. alors un des secrétaires
procéda au dépouillement des lettres.
                                                                                              devant le Panthéon
– « Des jeunes gens annoncent qu’ils brûlent, chaque soir sur la place de la Sorbonne
un numéro de l’Assemblée nationale, & ils engagent tous les
patriotes à suivre leur exemple ! »
– Bravo ! adopté ! » répondit la foule

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 353.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f715.item

 

353.

– « Le citoyen Jean Jacques Langreneux, typographe rue Dauphine, voudrait qu’on
élevât un monument à la mémoire des Martyrs de Thermidor »
Des applaudissements éclatèrent. Qq-uns cependant, se penchaient vers leurs voisin
pr savoir ce qu’étaient les martyrs de Thermidor ?
– « Michel Évariste-Népomucène Vincent, ex-professeur, émet le vœu que la Démocratie
européenne adopte l’unité de langage. on pourrait se servir d’une langue morte
comme par exemple du latin perfectionné »
– « non ! pas de latin » s’écria l’architecte
– « pourquoi ? » reprit un maître d’études.
Et ces deux messieurs engagèrent une discussion, où d’autres se mêlèrent, chacun
jetant son mot pr éblouir – & qui ne tarda pas à devenir tellement
fastidieuse que beaucoup s’en allaient.
Mais un petit vieillard, portant au bas de son front prodigieusement haut des
lunettes vertes, réclama la parole pr une communication urgente.
                             [illis.]
C’était un mémoire sur la répartition des impôts. Les chiffres découlaient
cela n’en finissait plus. L’impatience éclata d’abord en murmures, en conversations,
rien ne le troublait. Puis on se mit à siffler, on appelait « Azor » Sénécal
gourmanda le public, l’orateur continuait comme une machine. Il fallut pr
l’arrêter, le prendre par le coude. Alors le bonhomme eut l’air de sortir d’un
songe, & levant tranquillement ses lunettes.
– « Pardon ! citoyens ! pardon ! je me retire ! mille excuses ! »
L’insuccès de cette lecture déconcerta Frédéric. Il avait son discours dans sa poche
mais une improvisation eût mieux valu.
Enfin le Président annonça qu’ils allaient passer à l’affaire importante, la
question électorale. On ne discuterait pas les gdes listes républicaines. Cependant
le Club-de l’-intelligence, avait bien le droit, comme un autre, d’en former une « n’en
                                                                        &
déplaise à MM les pachas de l’hôtel de ville ». Les citoyens qui briguaient le
mandat populaire pouvaient exposer leurs titres.
– « allez y donc ! » dit Dussardier
Mais un homme en soutane, crépu, & de physionomie pétulante avait
levé déjà la main.
Il déclara, en bredouillant, s’appeler Ducretot prêtre & agronome, auteur
d’un ouvrage intitulé « Des engrais »

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 354.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f717.item

 

354.

On le renvoya vers un cercle horticolore.
Puis un patriote en blouse gravit la tribune.
celui-là était un plébéien, large d’épaules, une grosse figure très douce & de
longs cheveux noirs. Il parcourut l’Assemblée d’un regard presque voluptueux
se renversa la tête & enfin écartant les bras.
– « Vous avez repoussé Ducretot, ô mes frères, (& vous avez bien fait) – mais ce
n’est pas par irréligion, car nous sommes tous religieux – » & plusieurs
écoutaient la bouche ouverte, avec des airs de catéchumènes, des poses
extatiques. « ce n’est pas, non plus, parce qu’il est prêtre, car nous aussi
nous sommes prêtres, l’ouvrier est prêtre, comme l’était le fondateur
du socialisme, notre Maître à tous, Jésus-Christ ! » Le moment était
                                                         L’Évangile                       droit
venu d’inaugurer le règne de Dieu ! sur la terre conduisait tout à 89 !
Après l’abolition de l’esclavage, l’abolition du Prolétariat. on avait eu
l’âge de haine, allait commencer l’âge d’amour. « Le christianisme est la
clef de voûte & le fondement de l’édifice nouveau »
– Vous fichez-vous de nous ! » s’écria le placeur d’alcools. « qu’est-ce qui m’a
donné un Calottin pareil pareil ? »
Cette interruption causa un grand scandale. Presque tous montèrent
sur les bancs, & le poing tendu, vociféraient :« athée, aristocrate, canaille ! »
pendant que la sonnette du Président tintait sans discontinuer & que
les cris « à l’ordre ! à l’ordre ! » redoublaient. Mais intrépide, & soutenu
d’ailleurs par trois cafés pris avant de venir, il se débattait au milieu
des autres – « comment ? moi ! un aristocrate, allons donc ! »
Admis enfin à s’expliquer, il déclara qu’on ne serait jamais
tranquille avec les prêtres – & puisqu’on avait parlé tout à l’heure
d’économies, c’en serait une fameuse que de supprimer les églises, les Sts Ciboires
et finalement tous les cultes.
Qqu’un lui objecta qu’il allait loin
– « Oui ! je vais loin ! mais quand un vaisseau est surpris par la tempête »
Sans attendre la fin de la comparaison un autre lui répondit
– « D’accord ! mais c’est démolir d’un seul coup, comme un maçon sans
discernement. »
– « Vous insultez les maçons ! » hurla un citoyen couvert de plâtre –

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 355.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f719.item

 

355.

Et s’obstinant à croire qu’on l’avait provoqué, il vomit des injures, voulait
se battre, se cramponnait à son banc. Trois hommes ne furent pas de
trop pr le mettre dehors.
Cependant l’ouvrier se tenait toujours à la tribune. Les deux secrétaires
l’avertirent d’en descendre. Il protesta contre le passe-droit qu’on lui
faisait.
– « Vous ne m’empêcherez pas de crier – « Amour éternel à notre chère
France ! amour éternel aussi à la République ! »
– « Citoyens ! » dit alors Compain « citoyens ! » et à force de répéter « citoyens » ayant
ayant obtenu un peu de silence, il appuya sur la tribune ses deux
mains rouges, pareilles à des moignons, se porta le corps en avant
et clignant les yeux :
– « Je crois qu’il faudrait donner une plus large extension à la tête de veau ? »
Tous se taisaient, croyaient avoir mal entendu
– « oui ! la tête de veau. »
Trois cents rires éclatèrent d’un seul coup. Le plafond en trembla. Devant toutes
        faces
ces figures bouleversées par la joie Compain se reculait. Il reprit d’un ton
furieux
– « Comment ! vous ne connaissez pas la tête de veau ! »
Ce fut un paroxysme, un délire. on se pressait les côtes. qques-uns même
tombaient par terre sous les bancs. Compain n’y tenant plus, se réfugia
près de Regimbart & il voulait l’entraîner
– « Non ! je reste jusqu’au bout ! » dit le Citoyen
Cette réponse détermina Frédéric. & comme il cherchait de droite & de
gauche ses amis pr le soutenir, il aperçut devant lui, Pellerin à la
tribune.
L’artiste le prit de haut avec la foule
– « Je voudrais savoir un peu où est le candidat de l’Art dans tout cela ?
moi. J’ai fait un tableau ! »
– « nous n’avons que faire de tableaux ! » dit brutalement un homme maigre
ayant des plaques rouges aux pommettes.
Pellerin se recria qu’on l’interrompait.
Mais l’autre d’un ton tragique :
– « est-ce que le gouvernement déjà, n’aurait pas dû abolir, par un décret
la Prostitution et la misère ? »

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 356.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f721.item

 

356.

                                          tout de suite
Et cette parole lui ayant livré la faveur du peuple il tonna contre la corruption des grandes
villes. Honte & infamie. « on devrait happer les bourgeois au sortir de la maison d’or
& leur cracher à la figure ! au moins si le gouvernement ne favorisait pas la Débauche –
Mais les employés de l’octroi sont envers nos filles & nos sœurs d’une indécence
Une voix proféra, de loin, – « c’est rigolo »
– « à la porte ! »
– « on tire de nous des contributions pr solder le libertinage ! ainsi les forts appointements
d’acteur »
– « à moi ! s’écria Delmar
Il bondit à la tribune, écarta tout le monde, prit sa pose, & déclarant qu’il méprisait
d’aussi plates accusations s’étendit sur la mission civilisatrice du comédien. mais
puisque le théâtre était le foyer de l’instruction nationale, il votait pr la réforme
du théâtre, & d’abord plus de directeurs, plus de privilèges.
– oui ! d’aucune sorte ! » le jeu de l’acteur échauffait la multitude, & des motions
subversives se croisèrent
– « Plus d’académies ! plus d’institut ! »
– « bravo !
– « plus de missions ! »
– plus de baccalauréat
                grades
– à bas les titres universitaires
– Conservons-les ! » dit Sénécal « mais qu’ils soient conférés par le suffrage universel
par le peuple par seul vrai juge.
Le plus utile, d’ailleurs, n’était pas cela. II fallait d’abord passer le niveau sur
                                                                                            de
la tête des riches ! – & il les représenta se gorgant de tous les crimes sous leurs
plafonds dorés, tandis que les pauvres se tordant de faim dans leur galetas
cultivaient toutes les vertus.Les applaudissements devinrent si forts qu’il
s’interrompit. Pendant qq minutes, il resta les paupières closes, la tête
renversée & comme se berçant sur cette colère qu’il soulevait.
Puis il se remit à parler d’une façon dogmatique, en phrases imperieuses comme
des lois. L’État devait s’emparer de la banque & des assurances. Les héritages
seraient abolis. on établirait un fond social pr les travailleurs. Bien d’autres mesures
étaient bonnes dans l’avenir. celles-là, pr le moment suffisaient. Puis revenant
aux élections. « il nous faut des citoyens purs, des hommes entièrement
neufs ! qqu’un se présente-t-il ? »

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 357.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f723.item

 

357. (1)

Frédéric se leva. il y eut un bourdonnement d’approbation causé par ses amis.
Mais Sénécal, prenant une figure à la Fouquier-Tainville se mit à
l’interroger sur ses noms prénoms, antécédents, vie & moeurs.
Frédéric lui répondait sommairement & se mordait les lèvres.
Puis Sénécal demanda si qqu’un voyait un empêchement à cette candidature
– « non ! non !
Mais lui, il en voyait.
Alors tous se penchèrent & tendirent leurs oreilles.
Le citoyen-postulant n’avait pas livré une certaine somme promise pr
une fondation démocratique, un journal. De plus, le 22 février, bien que
suffisamment averti, il avait manqué au rendez-vous, place du Panthéon.
– « Je jure qu’il était aux Tuileries ! » s’écria Dussardier
– Pouvez-vous jurer l’avoir vu au Panthéon ?
Dussardier baissa la tête. Frédéric se taisait. & ses amis scandalisés le regardaient
avec inquiètude.
– « Au moins » reprit Sénécal « connaissez-vous un patriote qui vous réponde de
vos principes ? »
– « Moi ! » dit Dussardier
– Oh ! cela ne suffit pas ! un autre ! »
Frédéric se tourna vers Pellerin.
Mais l’artiste lui répondit par un abondance de gestes qui signifiait « Ah ! mon
cher ! ils m’ont repoussé ! Diable ! que voulez-vous ! »
Alors Frédéric pressa du coude, Regimbart.
– oui ! c’est vrai ! il est temps ! j’y vais ! »
Et Regimbart enjamba l’estrade – puis montrant l’Espagnol
qui l’avait suivi.
– « Permettez-moi, citoyens, de vous présenter un patriote de Barcelone ! »
Le patriote fit un gd salut, roula comme un automate ses yeux
d’argent – & la main sur le coeur :

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 357.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f725.item

 

357 bis.

– « Ciudadanos ! Mucho aprecio el honor que me dispensáis, y si grande
es vuestra bondad mayor es nuestro atención.
            réclame
– « Je demande la parole ! » cria Frédéric
– Desde que se proclamó la constitución de Cadiz ese pacto fondamentale
de las libertades españolas, hasta la última revolución nuestra
patria cuenta numerosos y heróicos mártires
Frédéric encore une fois voulut se faire entendre :
– Mais citoyens !
L’espagnol continuait :
– El martes próximo tendrá lugar en la iglesia de la Magdalena
un servicio fúnebre
– « C’est absurde à la fin, personne ne comprend ! »
Cette observation exaspéra la foule :
– à la porte ! à la porte.
– qui ? moi ? demanda Frédéric
– Vous-même ! » dit majestueusement Sénécal « sortez ! »
Il se leva pr sortir. & la Voix de l’Ibérien le poursuivait.
– y todos los españoles descarían ver allí reunidos las deputaciones de los
clubs y de la milicia nacional. una oración fúnebre en honor de la
libertad española y del mundo entero será pronunciado por un
                                               la sala
miembro del clero de Paris en [illis.] Bonne-Nouvelle. Honor
al pueblo francés que llamaría yo el primero pueblo del
mundo sino fuese ciudadano de otra nación.
– Aristo! » glapit un voyou en montrant le poing, à Frédéric, qui
s’élançait dans la cour, indigné.
                         d’abord son dévouement, sans réfléchir que les
Il se reprocha,                     [illis.]                        
                                                                       quelle fatale idée que cette candidature
accusations portées contre lui étaient justes, après tout. [illis.] Mais quels
ânes, quels crétins ! quels [illis.] Il se comparait à ces hommes &
soulageait avec leur sottise la blessure de son orgueil.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 358.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f727.item

 





Mais quels [illis.] quels
idiots

358.

Le malheureux candidat.
                                                                 [             illis          ]
Frédéric sortit du club indigné. Il s’en voulait d’avoir essayé de servir son

pays.
Il se reprochait son dévouement, sans réfléchir que les accusations
portées contre lui étaient justes, après tout. Il se comparait à ces gens
et soulageait avec leur sottise la blessure de son orgueil
.
                                                                               tant
Puis il éprouva le besoin de voir Rosanette. Après de laideurs & d'emphase
sa gentille personne en serait, serait un délassement.
                   qu’il                             [   illis    ]
Elle savait [illis.] avait dû le soir, se présenter dans un club. Cependant
                                                    se présenter
lorsqu'il entra, elle ne lui fit pas même une question.
                                                                                                   décousait
Elle se tenait près du feu. & les yeux baissés sur ses ciseaux décousait
la doublure d'une robe.
un pareil ouvrage le surprit
Un pareil ouvrage le surprit.
– « tiens ! qu'est-ce que tu fais ? »
– « tu le vois », dit-elle, sèchement. « je raccommode mes hardes ! c’est ta
République.
– « pourquoi ma République ?
– « C'est la mienne, peut-être ? » & elle se mit à lui reprocher tout ce
qui se passait en France, depuis deux mois, l’accusant d'avoir fait la
Révolution, d'être cause qu'on était ruiné, que les gens riches abandon-
-naient Paris, & qu'elle mourrait plus tard à l'hôpital. « tu en
parles à ton aise, toi, avec tes rentes ! Du reste, au train dont ça va, tu
ne les auras pas longtemps, tes rentes. »
– « cela se peut » dit Frédéric « les plus dévoués sont toujours méconnus
et si l'on n'avait pr soi sa conscience, les brutes avec qui l'on se
compromet vous dégoûteraient de l'abnégation ! »
Rosanette le regarda, les cils rapprochés
– « hein ? quoi ? quelle abnégation ? monsieur n'a pas réussi, à ce qu'il
paraît ? Tant mieux ! ça t'apprendra à faire des dons patriotiques.
Oh ! ne ments pas ! Je sais que tu leur as donné trois cents francs,
car elle se fait entretenir ta République ! Eh bien, amuse-toi
avec elle, mon bonhomme ! »

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 359.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f729.item

 

359.

Et sous cet avalanche de sottises, Frédéric passait de son autre désappointement
à une déception plus lourde.
Il s'était retiré au fond de la chambre. Elle vint à lui.
                                         peu !
– « Voyons ! raisonne un peu. Dans un pays comme dans une maison, il faut
un maître, [illis.] autrement chacun fait danser l'anse du panier.D'abord, tout
le monde sait que Ledru-Rollin est couvert de dettes ! Quant à Lamartine,
comment veux-tu qu'un poète s'entende à la Politique ! Ah ! tu as beau hocher
la tête & te croire plus d'esprit que les autres, c'est pourtant vrai ! Mais tu
ergotes toujours, on ne peut pas placer un mot avec toi ! Voilà par exemple
Fournier-Fontaine, des magasins de St Roch ; sais-tu de combien il manque ? de
huit cents mille francs ! & Gomer, l’emballeur d'en face, un autre républicain
celui-là ! Il cassait les pincettes sur la tête de sa femme & il a bu tant
d'absinthe qu'on va le mettre dans une maison de santé. c'est comme ça
qu'ils sont tous, tes républicains ! une république à vingt-cinq pr cent ! Ah !
oui ! vante-toi ! »
                                                             se dévoilant
Frédéric s'en alla. L'ineptie de cette fille, se montrant tout à coup dans un
langage presque populacier, le dégoûtait. Il se sentit même, un peu redevenu
patriote.
Mais La mauvaise humeur de Rosanette ne fit que s'accroître ; M Car
Mlle Vatnas l'irritait par son enthousiasme. Se croyant une mission,
elle avait la rage de pérorer, de catéchiser, & plus forte que son amie
dans ces matières, l'accablait d'arguments.
Un jour, elle arriva tout indignée contre Hussonnet qui venait de
se permettre des polissonneries, au Club des Femmes.
Rosanette approuva cette conduite, déclarant même qu'elle prendrait des
habits d'homme pr aller « leur dire leur fait, à toutes, & les fouetter » –
Frédéric entrait au même moment – « tu m'accompagneras, n'est-ce pas ? »
                                                   [..illis...]
et malgré sa présence, elles se disputèrent, l'une faisant la bourgeoise
                                                   chamaillèrent
l'autre la philosophe.
Les femmes, selon Rosanette, étaient nées exclusivement pr l'amour
ou pr élever des enfants, pr tenir un ménage.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 360.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f731.item

 

360.

D'après Mlle Vatnas, la Femme devait avoir sa place dans l'État ! Autrefois
les Gauloises légiféraient, les Anglo-Saxonnes aussi, les épouses des Hurons faisaient
partie du Conseil. L'œuvre civilisatrice était commune ! Il fallait toutes y
concourir & substituer enfin à l'égoïsme la fraternité, à l'individualisme
l'association, au morcellement la gde culture !
– « Allons bon ! tu te connais en culture, à présent ! »
– « Pourquoi pas ? D'ailleurs il s'agit de l'Humanité, de son avenir
– « mêle-toi du tien ! »
– « Ça me regarde ! »
Elles se fâchaient. Frédéric s'interposa. La Vatnas s'échauffait & arriva
même à soutenir le communisme.
– « quelle bêtise ! » dit Rosanette. « est-ce que jamais ça pourra se faire ! »
L'autre cita en preuve les Esséniens, les Frères Moraves, les jésuites du
Paraguay, la famille des Pingons, près de Thiers, en Auvergne – & comme elle
gesticulait beaucoup, sa chaîne de montre se prit dans son paquet
                                                    d’or
de breloques, à un petit mouton suspendu
Tout à coup Rosanette, pâlit extraordinairement
Mlle Vatnas continuait à dégager son bibelot
« Je sais
– « ne te donne pas tant de mal » dit Rosanette « J/Maintenant, je sais
                                                                                                      je connais
tes opinions politiques.
                                                      interdite et qui rougissait
– quoi ? » [illis.] reprit la Vatnas, devenue rouge comme une vierge.
– « oh ! oh ! tu me comprends ! »
Frédéric ne comprenait pas. ses regards se portaient de l’une à l’autre.
Entre elles, évidemment, il était survenu qque chose, de plus capital
& de plus intime que le socialisme.
                                                                                                intrépidemt
– Eh quand cela serait, » répliqua la Vatnas, se redressant brusquement
sous l’œil indigné de sa rivale « c'est un emprunt, ma chère,
dette pour dette ! »

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 361.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f733.item

 

361.

– Parbleu ! je ne nie pas les miennes ! Pour qques mille francs,
belle histoire ! J'emprunte au moins, je ne vole personne. »
Mlle Vatnas s'efforça de rire :
– « Oh ! j'en mettrais ma main au feu ! »
– « Prends garde ! Elle est assez sèche pr brûler. »
La vieille fille lui présenta sa main droite & la gardant levée
juste en face d’elle :
– « Mais il y a de tes amis qui la trouvent à leur convenance !
– « des Andalous alors ? comme castagnettes !
– « gueuse ! »
La maréchale fit un gd salut.
– on n'est pas plus ravissante. »
Mlle Vatnas ne répondit rien. Des gouttes de sueur parurent à ses
tempes. Ses yeux se fixaient sur le tapis. Elle haletait. Enfin, elle
gagna la porte & la faisant claquer vigoureusement
– « Bonsoir ! Vous aurez de mes nouvelles ! »
– « à l'avantage ! » dit Rosanette.
Sa contrainte l'avait brisée. Elle tomba sur le divan, toute
tremblante, balbutiant des injures, versant des larmes.
Était-ce cette menace de la Vatnas qui la tourmentait ?
Eh non ! Elle s'en moquait bien ! à tout compter, l'autre lui
devait de l'argent, peut-être ? C'était le mouton d'or, un cadeau – &
au milieu de ses pleurs le nom de Delmar lui échappa.
Donc, elle aimait le cabotin ! « alors pquoi m'a-t-elle
pris ? » se demanda Frédéric « D’où vient qu'il est revenu ?
qui la force à me garder ? Quel est le sens de tout
cela ? »

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 362.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f735.item

 

362.

                                                       continuaient
                                                      continuaient
Les petits sanglots de Rosanette lui firent relever la tête. Elle était toujours au bord
                                                   droite
du divan, étendue de côté, la joue sur ses deux mains, – & semblait un être si
délicat, inconscient & endolori qu'il se rapprocha d'elle, & la baisa au front
doucement.
Alors elle lui fit des assurances de tendresse ; le Prince venait de partir, ils seraient
libres. Mais elle se trouvait, pr le moment, gênée « tu l'as vu toi-même, l'autre
jour, quand j'utilisais mes vieilles doublures » Plus d'équipages à présent, &
ce n'était pas tout ! Le tapissier menaçait de reprendre les meubles de la chambre
et du gd salon. Elle ne savait que faire.
Frédéric eut envie de répondre « ne t'inquiète pas ! je paierai ! » mais la
dame pouvait mentir. L'expérience l'avait instruit.Il se borna, simplement
à des consolations.
                                              éta
Les craintes de Rosanette n'étaient pas vaines. Il fallut rendre les meubles &
              bea
quitter le bel appartement de la rue Drouot.
Elle en prit un autre, sur le boulevard Poissonnière, au quatrième. Les curiosités
de son ancien boudoir furent suffisantes pr donner aux trois pièces un air
                                                                                               &
coquet. on eut des stores chinois, une tente sur la terrasse, et dans le salon
un tapis de hasard encore tout neuf, avec des poufs de soie rose. Frédéric avait
avait contribué largement à ces acquisitions. Il éprouvait la joie d’un nouveau
marié qui possède enfin une maison à lui, une femme à lui, & se
plaisant là beaucoup, il venait y coucher presque tous les soirs.
Un matin, comme il sortait de l'antichambre, il aperçut au troisième
étage, dans l'escalier, le schako d'un garde-nationale qui montait. où
allait-il donc ? Frédéric attendit.
L'homme montait toujours, la tête un peu baissée, en soufflant. Il leva les
yeux. C'était le sieur Arnoux.
                   n’avait rien d’ambigu
La situation était claire. Ils rougirent en même temps, saisis par le même
embarras.
Arnoux, le premier, trouva moyen d'en sortir
– « Elle va mieux, n'est-il pas vrai ? » comme si Rosanette étant
malade, il se fut présenté pr avoir de ses nouvelles

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 363.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f737.item

 

363.

Frédéric profita de cette ouverture
– « oui, certainement. Sa bonne me l'a dit, du moins. » voulant faire entendre
qu'on ne l'avait pas reçu.
Puis ils restèrent face à face, irrésolus l'un & l'autre & s'observant. C’était à
qui des deux ne s'en irait pas.
Arnoux, encore une fois, trancha la question
– « Ah ! bah ! je reviendrai plutard ! où vouliez-vous aller ? Je vous accompagne »
Et quand ils furent dans la rue, il causa aussi naturellement que
d'habitude. Sans doute, il n'avait point le caractère jaloux, ou bien il était
trop bonhomme pr se fâcher ?
D'ailleurs la Patrie le préoccupait. Maintenant, il ne quittait plus l'uniforme.
Le 29 mars, il avait défendu les bureaux de la Presse, quand on envahit
la Chambre, il se signala par son courage, & il fut du banquet offert à
    garde nationale
la [  illis.  ]. d'Amiens
Hussonnet, toujours de service avec lui, profitait plus que personne, de sa gourde &
de ses cigares ; Mais [illis.]. irrévérencieux par nature, il se plaisait à le contredire,
dénigrant le style peu correct des décrets, les conférences du Luxembourg, les
Vésuviennes, les Tyroliens, – tout, – jusqu'au char de l'Agriculture, traîné par
des chevaux à la place de bœufs & escorté de jeunes filles laides.
Arnoux, au contraire, défendait le Pouvoir & rêvait la fusion des partis.
Cependant ses affaires prenaient une tournure mauvaise. Il s'en inquiétait
                                    [     illis.     ]
médiocrement, ayant confiance dans l’avenir.
Les relations de Frédéric & de la Maréchale ne l'avaient point attristé. car
cette découverte l'autorisa (dans sa conscience) à supprimer la pension
                                                                                      les difficultés
qu'il lui refaisait depuis le départ du Prince. Il allégua l'embarras
des circonstances, gémit beaucoup, & Rosanette fut généreuse.
Arnoux, Dès lors il se considéra comme l'amant de cœur, ce qui le rehaussait
dans son estime & le rajeunit. ne doutant pas que Frédéric payât
la Maréchale, il s'imaginait « faire une bonne farce », arriva même
à s'en en cacher, & lui laissait le champ libre quand ils se
rencontraient.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 364.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f739.item

 

364.

                                    blessait
Ce partage, néanmoins, [illis.]. Frédéric – & les politesses de son rival lui
semblaient une gouaillerie trop prolongée. Mais en se fâchant, il se fût
ôté toute chance d'un retour vers l'Autre ! – & puis, c’était le
seul moyen d'en entendre parler ! Arnoux, suivant son usage ou par
malice peut-être, la rappelait volontiers dans sa conversation & lui
demandait même prquoi il ne venait plus la voir.
                                                                                              plusieurs fois
Frédéric, ayant épuisé tous les prétextes, assura qu'il avait été chez
Madame plusieurs fois inutilement.Arnoux en demeura convaincu
car souvent il s'extasait devant elle sur l'absence de leur ami ; – & toujours
elle répondait avoir manqué sa visite – de sorte que ces deux mensonges
au lieu de se couper se corroboraient.
La douceur du jeune homme &le plaisir de l'avoir pr dupe faisaient
qu’Arnoux le chérissait davantage. Il poussait même la familiarité
jusqu’aux dernières bornes, non par dédain, mais par confiance. un jour
il lui écrivit qu'une affaire urgente l'attirait pr vingt-quatre heures
en province, il le priait de monter la garde à sa place. Frédéric n'osa
                                                     Carrousel
le refuser & se rendit au poste du [illis.].
Il eut à subir, après sa faction, la société des garde-nationaux !
et sauf un épurateur, homme facétieux qui buvait d'une manière
exorbitante, tous lui parurent plus bêtes que leur giberne. L'entretien
capital fut sur le remplacement des buffleteries par le ceinturon, d'autres
s'emportaient contre les ateliers-nationaux. On disait « où allons-nous »
et celui qui avait reçu l'apostrophe répondait en ouvrant les yeux,
              au
comme aux bords d'un abîme « où allons-nous ? » alors un plus
hardi s’écriait « ça ne peut pas durer ! il faut en finir ! » & les
mêmes discours se répétant jusqu'au soir, Frédéric s'ennuya
mortellement
Sa surprise fut gde, quand à onze heures il vit paraître Arnoux
lequel tout de suite, dit qu'il accourait pr le libérer, son affaire
étant finie.
             pas
Il n'avait eu d'affaire. c’était une invention pr passer
vingt-quatre heures, seul, avec Rosanette. Mais le brave Arnoux
avait trop présumé de lui-même, si bien que dans sa lassitude
                                                            un remords l'avait pris.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 365.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f741.item

 

365.

Il venait faire des remerciements à Frédéric & lui offrir à souper.
– « Mille graces. Je n'ai pas faim ! Je ne demande que mon lit ! »
– « raison de plus pr déjeuner ensemble, tantôt ! Quel mollasse vous êtes ! on ne
rentre pas chez soi, maintenant ! Il est trop tard ! ce serait dangereux ! »
et Frédéric, encore une fois, céda.
                                                                             par
Arnoux qu'on ne s'attendait pas à voir fut choyé de ses frères d'armes.
principalement de l'épurateur. Tous l'aimaient & il était si bon
garçon qu'il regretta la présence d'Hussonnet.
Mais il avait besoin de fermer l’oeil, une minute pas davantage.
– « Mettez-vous près de moi » dit-il à Frédéric, tout en s'allongeant sur le
lit de camp sans déboucler son sac. Par peur d'une alerte il garda même
son fusil. puis balbutia qques mots « ma chérie ! mon petit ange ! » et
ne tarda pas à s'endormir.
Ceux qui parlaient se turent. – & peu à peu il se fit dans le poste
un gd silence.
Frédéric, tourmenté par les puces, regardait autour de lui. La muraille
peinte en jaune, avait à moitié de sa hauteur une longue planche
où les sacs formaient une suite de petites bosses tandis qu'au-dessous
les fusils couleur de plomb étaient dressés les uns près des autres, comme
de minces tuyaux d’orgues – & il s’élevait des ronflements produits
par les garde nationaux dont les ventres se dessinaient d'une manière
confuse dans l'ombre.une bouteille vide & des assiettes couvraient
le poêle. Trois chaises de paille entouraient la table où s’étalait un
                                    ?
jeu de cartes. Un tambour au milieu du banc, laissait pendre sa
bricole. Le vent chaud arrivant par la porte faisait fumer le
quinquet.
Arnoux dormait les deux bras ouverts & comme son fusil était
posé la crosse en bas un peu obliquement la gueule du canon
lui arrivait sous l'aisselle. Frédéric le remarqua & fut effrayé.
« Mais non ! j'ai tort ! il n'y a rien à craindre ! – s'il mourait
cependant ? » Et tout de suite, des tableaux à n'en plus finir se
déroulèrent.
Il s'aperçut avec elle, la nuit, dans une chaise de poste.
puis au bord d'un fleuve par un soir d'été –

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 366.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f743.item


366.

et sous le reflet d'une lampe, chez eux, dans leur maison. Il s'arrêtait même
à des calculs de ménage, des dispositions domestiques, contemplant, palpant
déjà son bonheur. Et pr le réaliser, il aurait fallu seulement que le chien
                                                                            de l’orteil
du fusil se levât ! on pouvait le pousser du bout du pied ! le coup partirait
ce serait un hazard. rien de plus.
Frédéric s'étendit sur cette idée, comme un dramaturge qui compose. Puis
tout à coup, il lui sembla qu'elle n'était pas loin de se résoudre en action –
et qu'il allait y contribuer, qu'il en avait envie ; alors une gde peur le
           cependant au milieu de                      [        illis.        ]
saisit. Cependant au milieu de cette angoisse, il éprouvait un plaisir – & il
                                                                   [illis.]
s'y enfonçait de plus en plus, sentant avec un effroi contemplatif ses
scrupules disparaître, comme les murailles sous une inondation. Dans la
fureur de sa rêverie, le reste du monde s'effaçait, & il n'avait conscience
de lui-même que par un intolérable serrement à la poitrine.
— « Prenons-nous le vin blanc ? dit l'épurateur qui se réveillait
Arnoux sauta par terre, & le vin blanc étant pris, voulut monter
la faction de Frédéric
Puis il l'emmena déjeuner rue de Chartres [illis.] chez Parly – & comme
il avait besoin de se refaire, il se commanda deux plats de viande
un homard, une omelette au rhum, une salade etc., le tout arrosé
d'un sauterne 1819 avec un Romanée 42, sans compter le
champagne au dessert, & les liqueurs.
Frédéric ne le contraria nullement. Il était gêné, comme si
l'autre avait pu découvrir sur son visage, les traces de sa pensée.
Les deux coudes au bord de la table, & penché très bas, Arnoux
en le fatiguant
le fixant de son regard [illis.], lui confiait ses imaginations. Il avait
                                       tous
envie de prendre à ferme les remblais de la ligne du Nord pr
y semer des pommes de terre, ou bien d'organiser sur les boulevards
une cavalcade-monstre, où les célébrités de l'époque figureraient
il louerait toutes les fenêtres
ce qui à raison de trois francs, en moyenne, produirait
                                                        un joli bénéfice

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 367.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f745.item

 

367.

Bref, il rêvait un gd coup de fortune par un accaparement. Il était moral,
cependant, blâmait les excès, l'inconduite, parlait de son « pauvre père », & tous les
soirs, disait-il, faisait son examen de conscience, avant d'offrir son âme
à Dieu – « un peu de curaçao, hein ?
— Comme vous voudrez ! »
Quant à la République, les choses s'arrangeraient. Enfin il se trouvait l'homme
                          du monde
le plus heureux de la terre – & s'oubliant, il vanta les qualités de Rosanette, la
compara même à sa femme. c'était bien autre chose ! on n'imaginait pas
d'aussi belles cuisses – « à votre santé. » Frédéric trinqua
Il avait, par complaisance, un peu trop bu. D'ailleurs le gd soleil l'éblouissait
et quand ils remontèrent ensemble la rue Vivienne, leurs épaulettes se
touchaient, fraternellement.
                                        dormit
Rentré chez lui, Frédéric ne fit qu’un somme jusqu'à sept heures.
                                       la Mle
Ensuite, il s'en alla chez Rosanette.
Elle était sortie avec qqu'un ! – avec qui donc ? Arnoux peut-être ?
Alors, ne sachant que faire, il continua sa promenade sur le boulevard
mais ne put dépasser la porte St Denys, tant il y avait de monde.
                                laissait inactifs                                          énorme
La misère, en effet, abandonnait à eux-mêmes un nombre considérable
d'ouvriers. & ils venaient là, tous les soirs, se passer en revue, sans doute
et attendre un signal. Malgré la loi contre les attroupements, ces clubs du
désespoir
augmentaient d'une manière effrayante, & beaucoup de bourgeois
s'y rendaient quotidiennement, par bravade, par mode.
Tout à coup, Frédéric aperçut, à trois pas de distance, Mr Dambreuse avec
Martinon : il tourna la tête, car Mr Dambreuse s'étant fait nommer
représentant, il lui gardait rancune.
Mais le capitaliste l'arrêta.
— « un mot, cher monsieur ! J'ai des explications à vous fournir
— « Je n'en demande pas
— « De grâce ! [illis.] écoutez-moi.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 368.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f747.item

 

368.

Ce n'était nullement sa faute. on l'avait prié, contraint en quelque sorte !
Martinon tout de suite appuya ses paroles ; des Nogentais en députation
s'étaient présentés chez lui.
— D'ailleurs, j'ai cru être libre, du moment... » mais une poussée de monde
sur le trottoir força Mr Dambreuse à s'écarter.
Une minute après, il reparut, en disant à Martinon – « c'est un vrai service,
cela. Vous n'aurez pas à vous repentir »
Puis tous les trois s'adossèrent contre une boutique, afin de causer
plus à l'aise.
On criait de temps en temps « vive l’Empereur ! vive Barbès ! à bas
Marie ! » La foule innombrable parlait très haut — & toutes ces voix,
répercutées par les maisons faisaient comme le bruit continuel des vagues
dans un port. à de certains moments, elles se taisaient ; alors la
Marseillaise s'élevait. Sous les portes cochères, des hommes d'allures
mystérieuses proposaient des cannes à dard. Quelquefois deux individus
passant l'un devant l'autre clignaient [illis.] de l'œil, & s'éloignaient
prestement. Des groupes de badauds tranquilles occupaient les trottoirs ; une
multitude compacte s'agitait sur le pavé. Des bandes entières d'agents
de police sortant des ruelles y disparaissaient à peine entrés. De petits
drapeaux rouges, çà et là, semblaient des flammes ; les cochers, du haut
                                                           puis
de leur siège, faisaient de gds gestes, s'en retournaient. C'était un mouvement
un spectacle des plus drôles.
— « Comme tout cela » dit Martinon « aurait amusé Mlle Cécile.
                                                                                                         avec nous
— « ma femme, vous savez bien, n'aime pas a ce qu‘elle vienne, avec nous »
reprit en souriant Mr Dambreuse.
On ne l'aurait pas reconnu. Depuis trois mois, il criait « vive la République »
et même, il avait voté le bannissement des d'Orléans. Mais les
concessions devaient finir – Il se montrait furieux jusqu'à porter
un casse-tête dans sa poche.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 369.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f749.item

 

369.

Martinon aussi, en avait un. La magistrature n'étant plus inamovible,
il s'était retiré du Parquet, – si bien qu'il dépassait en violences Mr Dambreuse
Le banquier haïssait particulièrement Lamartine pour avoir soutenu
Ledru-Rollin, & avec lui Pierre Leroux, Proudhon, Considerant, Lamennais
tous les cerveaux brûlés, tous les socialistes.
— « Car, enfin, que veulent-ils ? on a supprimé l'octroi sur la viande & la
contrainte par corps ! maintenant on étudie le projet d'une banque hypothécaire
                                                                                                  au budget
l'autre jour c'était une banque nationale ! & voilà cinq millions encore
                                                          ce sera bientôt*
pr les ouvriers ! Mais heureusement c'est fini, grâce à M. de Falloux ! Bon
voyage ! qu'ils s'en aillent !
En effet, ne sachant comment nourrir les cent trente mille hommes des
ateliers nationaux, le ministre des travaux publics avait, ce jour-là même,
                               invitait
signé un arrêté qui tous tous les citoyens entre dix-huit & vingt ans
                                   comme soldats
à prendre du service dans l’armée ou bien à partir vers les provinces,
pr y remuer la terre.
                                             persuadés qu’on voulait détruire la République
Cette alternative les indigna. L'existence loin de la Capitale les affligeait
comme un exil ; ils se voyaient mourant par les fièvres dans des régions
farouches. Pour beaucoup d'ailleurs, accoutumés à des travaux délicats
l'agriculture semblait un avilissement. C'était un leurre enfin, une
dérision, le déni formel de toutes les promesses. – s'ils résistaient, on
emploierait la force ; ils n'en doutaient pas & se disposaient à la prévenir.
Vers neuf heures, les attroupements formés à la Bastille & au
Châtelet refluèrent sur le boulevard. De la Porte St Denys à la Porte
St-Martin, cela ne faisait plus qu'un grouillement énorme, une seule
masse d'un bleu sombre, presque noir. Les hommes que l'on entrevoyait
avaient tous les prunelles ardentes & le teint pâle, des figures amaigries
par la faim, exaltées par l'injustice. Cependant des nuages s'amoncelaient,
le ciel orageux chauffant l'électricité de la multitude ; Elle tourbillonnait
sur elle-même, indécise, avec un large balancement de houle. – & l'on
sentait dans ses profondeurs une force incalculable & comme
l'énergie d'un élément. Puis tous se mirent à chanter « des lampions !
des lampions ! » Plusieurs fenêtres ne s'éclairaient pas. Alors des cailloux
furent lancés dans leurs fenêtres carreaux. Mr Dambreuse jugea prudent
de s'en aller ; & les deux jeunes gens le reconduisirent.
Il prévoyait de grands désastres. Le Peuple encore une fois pouvait
envahir la Chambre. – & à ce propos, il raconta comment il
serait mort le 15 mai, sans le dévouement d'un garde national
— « mais c'est votre ami, j'oubliais ! votre ami, le fabricant de
faïences, Jacques Arnoux ! » Les gens de l'émeute l'étouffaient

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 370.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f751.item

 























Le matin

370.

ce brave citoyen l'avait pris dans ses bras & déposé à l'écart. – aussi, depuis
lors une sorte de liaison s'était faite. — « il faudra un de ces jours, dîner
ensemble, & puisque vous le voyez souvent, assurez-le que je l'aime beaucoup
C'est un excellent homme, calomnié selon moi, & il a de l'esprit, le mâtin !
Mes compliments encore une fois ! bien le bonsoir ! »
Frédéric, après avoir quitté Mr Dambreuse, retourna chez la Maréchale
et, d'un ton très sombre, dit qu'elle devait opter entre lui & Arnoux
Elle répondit avec douceur qu'elle ne comprenait goutte à des « ragots
pareils » n'aimait pas Arnoux, n'y tenait aucunement.
Mais Frédéric avait soif d'abandonner Paris. Elle ne repoussa pas cette
fantaisie. & ils partirent pr Fontainebleau, dès le lendemain –
                     logèrent, se distinguait des autres par     [illis.]
L'hôtel où ils descendirent avait au milieu de sa cour un jet d'eau
clapotant au milieu de sa cour
Les portes des chambres s'ouvraient sur un corridor, comme dans les monastères
Celle qu'on leur donna était grande, fournie de bons meubles, tendue
d'indienne, & silencieuse, vu la rareté des voyageurs. Le long des maisons
des bourgeois inoccupés passaient ; puis sous leurs fenêtres, quand le jour
tomba, des enfants dans la rue firent une partie de barres – & cette
tranquillité succédant pr eux au tumulte de Paris, leur causait une
surprise, un apaisement.
       bras dessus bras dessous*   de bonne heure
& le lendemain dès neuf heures*, ils allèrent visiter le château.
Comme ils entraient par la grille, ils aperçurent sa façade tout entière
avec les cinq pavillons à toits aigus & son escalier en fer à cheval
se déployant au fond de la cour – que bordent de droite & de gauche
deux corps de bâtiments, plus bas. Des lichens sur les pavés se mêlent
de loin au ton fauve des briques – & l'ensemble du Palais, couleur de
rouille comme une vieille armure, avait qque chose de royalement
impassible, une sorte de grandeur militaire & triste.
Enfin, un domestique, portant un trousseau de clefs, parut.
Il leur montra d'abord les appartemens des reines, l'oratoire
du Pape, la galerie de François 1er, la petite table d'acajou sur laquelle
l'Empereur signa son abdication, & dans une des pièces qui divisaient
l'ancienne galerie des Cerfs, l'endroit où la reine Christine fit assassiner
Monaldeschi. – Rosanette écoutant cette histoire attentivement
puis se tournant vers Frédéric.
— « C'était par jalousie, sans doute, prends garde à toi ! »

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 371.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f753.item

 

371.

Ensuite, ils traversèrent la Salle du Conseil, la salle des Gardes, la salle du
Trône, le salon de Louis XIII. Les hautes croisées, sans rideaux, épanchaient
une lumière blanche ; De la poussière ternissait légèrement les poignées des
espagnolettes, le pied de cuivre des consoles ; des nappes de grosses
toiles cachaient partout les fauteuils ; on voyait au-dessus des portes
                                                                                                          dieux
des chasses Louis XV, & çà et là des tapisseries représentant les Muses
Psyché ou les batailles d'Alexandre
Quand elle passait devant les glaces, Rosanette s'arrêtait une minute
pour lisser ses bandeaux
Après la cour du donjon et la chapelle St Saturnin, ils arrivèrent dans
la salle des Fêtes.
Alors ils furent éblouis par la splendeur du plafond, divisé en compartimens
                              d’or &          plus qu’
octogones, rehaussé d'argent, ciselé comme un bijou, & par l'abondance
des peintures qui couvrent les murailles depuis la gigantesque cheminée
où des croissants & des carquois entourent les armes de France
jusqu'à la tribune pr les musiciens, construite à l'autre bout, dans
la largeur de la salle. Les dix fenêtres en arcades étaient grandes
ouvertes, le soleil faisait briller les peintures, le ciel bleu
continuait indéfiniment l'outremer des cintres ; – & du fond des bois,
dont les cimes vaporeuses emplissaient l'horizon, il semblait venir
un écho des hallalis poussés dans les trompes d'ivoire & des
ballets mythologiques, assemblant sous le feuillage des princesses
                                              nymphes
et des seigneurs travestis en faunes & en sylvains — époque
de science ingénue, de passions violentes & d'art somptueux,
quand l'idéal était d'emporter le monde dans un rêve des
Hespérides & que les maîtresses des rois se confondaient avec les
astres. La plus belle de ces fameuses s'était fait peindre, à droite,
sous la figure de Diane Chasseresse, & même en Diane Infernale,
sans doute pr marquer sa puissance jusque par-delà le tombeau
En effet, tous ces symboles confirment sa gloire, & il reste là
quelque chose d'elle, une voix indistincte, un rayonnement
qui se prolonge.
Frédéric fut pris par une concupiscence rétrospective
                                   Afin de
& inexprimable. Pour distraire son distraire son désir
il se mit à considérer tendrement Rosanette, en lui
demandant si elle n'aurait pas voulu être cette femme

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 372.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f755.item

 

372.

— « Quelle femme ?
— Diane de Poitiers ! » & il répéta « Diane de Poitiers, la maîtresse d'Henri II.
Elle fit un petit « ah ». ce fut tout.
Son mutisme prouvait clairement qu'elle ne savait rien, ne comprenait
pas, si bien que par complaisance il lui dit
— « tu t'ennuies, peut-être ?
— « non ! non ! au contraire ! »
Et le menton levé, tout en promenant à l'entour un regard
des plus vagues, Rosanette lâcha ce mot
— « Ça rappelle des souvenirs ! »
Cependant on apercevait sur sa mine, un effort, une intention de respect
et comme cet air sérieux, tout drôle qu’il fût, la rendait plus jolie, Frédéric
l'excusa.
Mais l'étang des carpes la divertit davantage. Pendant un quart-
d'heure, elle jeta des morceaux de pain dans l'eau pr voir les poissons bondir.
Frédéric s'était assis près d'elle, sous les tilleuls. Il songeait à tous
les personnages qui avaient hanté ces murs, St Louis, charles quint, les Valois
Henri IV, Pierre le Grand, Jean-Jacques Rousseau & « les belles pleureuses des
premières loges », Voltaire, Napoléon, Pie VII, Louis Philippe ; il se
sentait environné, coudoyé par ces morts tumultueux, & une telle confusion
d'images l'étourdissait, bien qu'il y trouvât du charme, pourtant.
Enfin ils descendirent dans le parterre.
C'est un vaste rectangle, laissant voir d'un seul coup-d'œil ses larges allées
jaunes, ses carrés de gazon, ses rubans de buis, ses ifs en pyramide, ses
verdures basses & ses étroites plate-bandes où des fleurs clairsemées font
des taches sur la terre grise. Au bout du jardin, un parc se déploie
traversé dans toute son étendue par un long canal
                                 du reste
Les résidences royales ont en elles une mélancolie particulière qui tient
sans doute à leurs dimensions trop considérables pr le petit nombre
de leurs hôtes, au silence qu'on est surpris d'y trouver après tant de
                              immobile
fanfares, à leur luxe même prouvant par sa vieillesse la fugacité
des dynasties, l'éternelle misère de tout – & cette exhalaison
des siècles, engourdissante & funèbre comme un parfum de momie
se fait sentir même aux têtes les plus naïves. Rosanette
bâillait démesurément. Ils s'en retournèrent à l'hôtel.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 373.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f757.item

 

373.

Après leur déjeuner on leur amena une voiture découverte.
Ils sortirent de Fontainebleau par un large rond-point, puis montèrent
au pas, une route sablonneuse dans un bois de petits pins.
Les arbres devinrent plus grands et le cocher disait de temps à autre,
disait – « voici les frères-Siamois, le Pharamond, le bouquet du roi », n'oubliant
                                                                                          admirer
aucun des célèbres, parfois même s'arrêtant pr les faire [illis.]
Puis Ils entrèrent dans la haute futaie de Franchard. La voiture glissait
comme un traîneau, sur le gazon ; des pigeons qu'on ne voyait pas roucou-
-laient ; tout à coup, un garçon de café parut, & ils descendirent devant la
barrière d'un jardin, où il y avait des tables rondes. Puis laissant à gauche
les murailles d'une abbaye en ruines, ils marchèrent sur de grosses roches, & attei-
-gnirent bientôt le fond de la gorge.
Elle est couverte, d'un côté, par un entremêlement de grès & de genévriers
                                                                    s'incline
tandis que de l'autre, le terrain presque nu descend vers le creux du vallon
où dans la couleur des bruyères un sentier fait une ligne pâle, & on aperçoit
                                       en cône aplati
tout au loin un sommet en forme de piton avec la tour d'un télégraphe
par derrière.
Une demi-heure après, ils mirent pied à terre encore une fois pr gravir
les hauteurs d'Aspremont.
Le chemin fait des zig-zags entre des pins trapus, sous des rochers à
profils anguleux, & tout ce coin de la forêt a quelque chose d'étouffé,
d'un peu sauvage & de recueilli. On pense aux ermites, compagnons
                                                  d’étoiles
des gds cerfs portant une croix de feu entre leurs cornes & qui recevaient
avec de paternels sourires les bons rois de France agenouillés devant leur
grotte
porte. Une odeur résineuse emplissait l'air chaud. Des racines, à ras du
      s'entrecroisaient comme
ras faisaient des veines saillantes. Rosanette trébuchait dessus, était
désespérée, avait envie de pleurer.
        tout au haut                                                                 branchages
Mais en haut, la joie lui revint, en trouvant sous un toit de fougères
                                                                     aussi        des
sèches une manière de cabaret, où l'on vend des objets en bois sculpté.
Elle but une bouteille de limonade, s'acheta un bâton de houx, & sans
donner un coup d'œil au paysage que l'on découvre du plateau, elle
entra dans la Caverne des Brigands, précédée d'un gamin portant
une torche.
Leur voiture les attendait dans le Bas-Préau.
Un peintre en blouse bleue travaillait au pied d'un chêne, avec
sa boîte à couleurs sur les genoux. Il leva la tête & les regarda
passer.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 374.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f759.item

 

374.

Au milieu de la côte de Chailly, un nuage se crevant tout à coup leur fit
rabattre la capotte. Presqu’aussitôt la pluie s'arrêta ; & les pavés des rues
brillaient sous le soleil quand ils rentrèrent dans la ville.
                                      nouvellement
Des voyageurs, arrivés par le dernier train, leur apprirent qu'une bataille
épouvantable ensanglantait Paris. Rosanette & son amant n'en furent
pas très émus. Puis tout le monde s'en alla, l'hôtel redevint paisible, le
gaz s'éteignit, et ils s'endormirent au murmure du jet d'eau, dans la cour
Le lendemain, ils allèrent voir la gorge au Loup la Mare aux Fées
                           la Marlotte
le Long-Rocher, [illis.], – & le surlendemain, ils recommencèrent, au
hazard, comme leur cocher voulait, sans demander où ils étaient, & souvent
même négligeant les sites fameux.
                                                              landeau bas comme
Ils se trouvaient si bien dans leur vieux sopha bas comme un un sopha
et couvert d'une toile à raies déteintes. Les fossés pleins de broussailles
          sous leurs yeux,                                                                     cour
filaient avec un mouvement doux & continu. Des rayons blancs passaient
traversaient
couraient
comme des flèches parmi les hautes fougères ; qqfois, un chemin qui ne
servait plus se présentait devant eux, en ligne droite, & des longues herbes
s'y dressaient çà & là, mollement. Au centre des carrefours une croix
              quatre                                                                               comme des
étendait ses bras de pierre ; ailleurs, des poteaux se penchaient comme des
arbres morts                    sentiers
arbres morts, & de petits chemins courbes, en se perdant sous les feuilles,
donnaient envie de les suivre ; au même moment, le cheval tournait,
ils y entraient, on enfonçait dans la boue ; plus loin, de la mousse avait
poussé au bord des ornières profondes.
          sous leurs yeux,                                                                         un
Ils se croyaient loin des autres, bien seuls. Mais tout à coup passait une
                                                          bande
garde-chasse avec son fusil, ou une bonne de femmes, en haillons, traînant
                                                          bande
sur leur dos de longues bourrées
Quand la voiture s'arrêtait, il se faisait de suite, un silence universel
et extraordinaire. Seulement, on entendait le souffle du cheval dans les
brancards, avec un cri d'oiseau très faible, répété.
                                                                    le bord
La lumière à de certaines places éclairant la lisière du bois, laissait
les fonds dans l'ombre ; ou bien, atténuée sur les premiers plans par une
sorte de crépuscule elle étalait dans les lointains, des vapeurs violettes
une clarté blanche. Au milieu du jour, le soleil tombant d'aplomb sur les
larges verdures les éclaboussait, suspendait des gouttes argentines à
la pointe des branches, rayait le gazon de traînées d'émeraudes, jetait
      plaques
des taches d'or sur les couches de feuilles mortes. – & en se renversant
la tête, on apercevait le ciel entre les cimes des arbres. Quelques-uns,
d'une altitude démesurée, avaient des airs de patriarches & d'empereurs,
ou se touchant par le bout, formaient avec leurs longs fûts comme
des arcs de triomphe. D'autres, poussés dès le bas obliquement, semblaient
des colonnes prêtes à tomber.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 375.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f761.item



375.

                                                                                            alors
Mais cette foule de grosses lignes verticales s'entrouvrait – & d'énormes flots
         se déroulaient
verts s’abaissaient en bosselages inégaux jusqu'à la surface des vallées où
s'avançait la croupe d'autres collines, dominant des plaines blondes qui finissaient
par se perdre dans une pâleur indécise.
Debout, l'un près de l'autre, sur qqu’éminence du terrain, ils sentaient, tout en
humant le vent, leur entrer dans l'âme comme l'orgueil d'une vie plus libre,
avec une surabondance de forces, une joie sans cause.
La diversité des arbres faisait un spectacle changeant. Les hêtres à l'écorce
                                                                                                courbaient mollement
blanche & lisse, entremêlaient leurs couronnes. Des frênes élégants comme des acacias
[illis.]                 [illis.]           leurs glauques
infléchissaient par le milieu leurs longues ramures ; Dans les cépées de charmes, des
                de
buissons de houx pareils à du bronze, se hérissaient ; Puis venait une file de
minces bouleaux penchés inclinés dans des attitudes élégiaques – & les pins, symétriques
                                                                    continuellement
comme des tuyaux d'orgue en se balançant toujours semblaient chanter
                                                                              se tordaient
Il y avait de vieux chênes, rugueux, énormes, qui se convulsaient, s'étiraient
du sol avec effort, s'étreignaient les uns les autres – & fermes sur leurs troncs
                                                                                               nus
courbes pareils à des torses, se lançaient avec leurs bras noueux, des appels
                                                                            un groupe de
                                                                                    [illis.]
de désespoir, des menaces furibondes – comme des Titans immobilisés tout à
                         colère                                                      qqchose de plus lourd
coup dans leur bataille & qui vont la reprendre. Mais une langueur
une langueur fiévreuse planait au-dessus des mares, découpant la nappe de
leurs eaux entre des buissons d'épines ; Les lichens de leur berge, où les loups
viennent boire, sont couleur de soufre, brûlés comme par le pas des sorcières
et le coassement ininterrompu des grenouilles répond au cri des corneilles
      tournoient
qui tournaient Ensuite, ils traversaient des clairières monotones, plantées
                                                                                                       répétés
seulement d'un baliveau, çà et là. Mais un bruit de fer, des coups drus
et nombreux sonnaient. C'était au flanc d'une colline, une compagnie
de carriers, battant les roches. Elles se multipliaient de plus en plus, &
finissaient par emplir tout le paysage, cubiques comme des maisons
plates comme des dalles, s'étayant, se surplombant, se confondant telles
telles que les ruines méconnaissables & monstrueuses de qque cité disparue.
Mais la furie même de leur cahos fait plutôt rêver à des volcans, à des
                  aux
déluges, à de gds cataclysmes ignorés. Frédéric lui disait qu'ils
étaient là depuis le commencement du monde & resteraient ainsi
jusqu'à la fin. Rosanette détournait la tête, en affirmant
que « ça la rendrait folle » & s'en allait cueillir des bruyères

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 376.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f763.item

 

376.

Leurs petites fleurs violettes, tassées les unes près des autres formaient des
plaques inégales – & la terre qui s'écoulait de dessous mettait comme des
franges noires au bord des sables pailletés de mica.
Ils arrivèrent un jour à mi hauteur d'une colline, tout en sable. Sa surface
vierge de pas était rayée en ondulations symétriques ; – & çà & là, tels que
des promontoires sur le lit desséché d'un océan, se levaient des roches
ayant de vagues formes d'animaux, tortues avançant la tête, phoques
qui rampent, hippopotames & ours. Personne ! Aucun bruit ! Les sables
frappés par le soleil, éblouissaient ; – & tout à coup, dans cette vibration
de la lumière, les bêtes parurent remuer. Ils s'en retournèrent vite,
fuyant le vertige, presqu’effrayés.
Le sérieux de la forêt les gagnait. & ils avaient des heures de silence où se
laissant aller au bercement des ressorts, ils demeuraient comme engourdis
dans une ivresse tranquille. Puis, le bras sous sa taille, il l'écoutait parler
pendant que les oiseaux gazouillaient, observait presque du même coup d'œil
les raisins noirs de sa capotte &les baies des genévriers, les draperies de son voile
                                                                                                                &
les volutes des nuages, – & quand il se penchait vers elle la fraîcheur de sa
peau se mêlait au gd parfum des bois. Ils s'amusaient de tout ; ils se
montraient, comme une curiosité, des fils de la Vierge suspendus aux
buissons, des trous pleins d'eau au milieu des pierres, un écureuil sur les
branches, le vol de deux papillons qui les suivaient. – ou bien, à vingt
pas d'eux, sous les arbres, une biche marchait, tranquillement, d'un air
noble & doux, avec son faon côte à côte. Rosanette aurait voulu courir
après, pr l'embrasser.
Elle eut bien peur une fois, quand un homme, se présentant tout à coup,
lui montra dans une boîte trois vipères. Elle se jeta vivement contre
Frédéric - & il fut heureux de ce qu'elle était si faible &de se sentir
assez fort pr la défendre.
Ce soir-là, ils dînèrent dans une auberge au bord de la Seine. La table
était près de la fenêtre, Rosanette en face de lui ; & il contemplait son
petit nez fin & blanc, ses lèvres retroussées, ses yeux clairs, ses bandeaux
châtains qui bouffaient, sa jolie figure ovale. Sa robe de foulard
écru collait à ses épaules un peu tombantes, & sortant de leurs
manchettes tout unies ses deux mains découpaient, versaient à boire
                                                                      s'avançaient sur la nappe

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 377.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f765.item

 

377.

On leur servit un poulet avec les quatre membres étendus, une matelotte
d'anguilles dans un compottier en terre de pipe, du vin râpeux, du pain
                                                   [illis.]
trop dur, des couteaux ébréchés. Tout cela augmentait le plaisir, l'illusion
il se croyait presque au milieu d'un voyage, en Italie, dans leur lune de
miel.
Avant de repartir, ils allèrent se promener le long de la berge.
Le ciel d'un bleu tendre, arrondi comme un dôme, s'appuyait à l'horizon
sur la dentelure des bois. En face, au bout de la prairie, il y avait un
clocher dans un village, & plus loin, à gauche, le toit d'une maison
faisait une tache rouge sur la rivière qui semblait immobile dans
toute la longueur de sa sinuosité. Des joncs se penchaient pourtant –
& même l'eau secouait légèrement des perches plantées au bord pr tenir
des filets ; une nasse d'osier, deux ou trois vieilles chaloupes étaient là.
Près de l'auberge, une fille en chapeau de paille tirait des sceaux d'un
puits, & chaque fois qu'ils remontaient, Frédéric écoutait avec une jouissance
inexprimable le grincement de la chaîne.
Il ne doutait pas qu'il ne fût heureux pr jusqu'à la fin de ses jours, tant
son bonheur lui paraissait naturel, inhérent à sa vie & à la personne
de cette femme ! un besoin le le poussait à lui dire des tendresses. Elle y
répondait par de gentilles paroles, de petites tapes sur l'épaule, des douceurs
dont la surprise le charmait. Il lui découvrait enfin, une beauté
toute nouvelle, qui n'était peut-être que le reflet des choses ambiantes
à moins que leurs virtualités secrètes la pénétrant ne l'eussent fait
s'épanouir.
Quand ils se reposaient au milieu de la campagne, il s'étendait la
tête sur ses genoux, à l'abri de son ombrelle ; – ou bien couchés sur le
ventre au milieu de l'herbe, ils restaient l'un en face de l'autre, à se
regarder, plongeant dans leurs prunelles, altérés d'eux-mêmes, s'en
assouvissant toujours ; puis les paupières entrefermées, ne parlant plus.
Qqfois, ils entendaient tout au loin, des roulements de tambour. C'était
la générale que l'on battait dans les villages pr aller défendre
Paris. —« Ah ! tiens l'émeute ! », disait Frédéric avec une pitié dédaigneuse
toute cette agitation lui apparaissant misérable à côté de leur
amour & de la nature éternelle.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 378.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f767.item

 

378.

Et ils causaient de n'importe quoi, de choses qu'ils savaient parfaitement
de personnes qui ne les intéressaient pas, de mille niaiseries. Elle
l'entretenait de sa femme & de son coiffeur. un jour, elle s'oublia à dire
son âge : vingt neuf ans ; elle devenait vieille.
                                                                                 circonstances
En plusieurs fois, sans le vouloir, elle lui apprit des détails sur elle-même
elle avait été « demoiselle » dans un magasin » avait fait un voyage en
Angleterre, commencé des études pr être actrice. Mais tout cela sans
transition & il ne pouvait reconstruire un ensemble.
                                                                     tous les deux       [illis.]
Elle en conta plus long, un jour qu'ils étaient assis sous p un platane
au revers d'un pré. En bas, sur le bord de la route, une petite fille
nu-pieds dans la poussière faisait paître une vache. Dès qu'elle les aperçut
elle vint leur demander l'aumône & tenant d'une main son jupon
en lambeaux
elle grattait de l'autre ses cheveux noirs qui entouraient comme une
perruque à la Louis XIV, toute sa tête brune, illuminée par des
yeux splendides.
— Elle sera bien jolie plutard ! » dit Frédéric
— quelle chance pr elle, si elle n'a pas de mère ! » reprit Rosanette
— hein ? comment ?
— Mais oui, moi sans la mienne !... » alors elle soupira & se mit
à parler de son enfance.
Ses parents étaient des Canuts de la Croix-Rousse. Elle servait
son père comme apprentie. Mais le pauvre bonhomme avait beau
s'exténuer, sa femme l'invectivait & vendait tout pr aller
boire. Rosanette voyait encore leur chambre que remplissaient
avec les métiers rangés en longueur contre les fenêtres avec leurs petits
                   rangés en longueur        le lit peint en
carreaux, la pot-bouille sur le poêle, [      illis.      ] acajou, une
armoire en face, & la soupente obscure où elle avait couché jusqu'à
qinze ans. Enfin un monsieur était venu, un homme gras
un peu chauve, la figure couleur de buis, des façons de dévot
habillé de noir. Sa mère & lui eurent ensemble une longue
conversation. si bien que trois jours après… Rosanette
s'arrêta & avec un regard, plein à la fois d'impudeur &
d'amertume – « c'était fait » puis répondant au geste de
Frédéric :

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 379.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f769.item

 

379.

— « Comme il était marié, il aurait craint de se compromettre en
              dans sa
m’attirant chez lui maison – & on m'emmena dans un cabinet de
restaurateur, & on m'avait dit que je serais heureuse, que je recevrais
un beau cadeau.
Dès la porte, la première chose qui m'a frappé, c'était un candélabre
de vermeil sur une table où il y avait deux couverts. une glace, au plafond,
les reflétait & les tentures des murailles en soie bleue faisaient ressembler
tout l'appartement à un alcôve. Alors une surprise m'a saisie (tu
comprends, un pauvre être qui n'a jamais rien vu) malgré mon
                          j’avais [illis.]
éblouissement j’éprouvais une espèce de peur. Je désirais m'en aller
je suis restée prtant.
                                                                                      Il a cédé
Le seul siège qu'il y eût était un divan contre la table. Il a cédé
sous moi, avec mollesse ; la bouche du calorifère dans le tapis,
m'envoyait une haleine chaude ; – & je restais là sans rien prendre.
Le garçon qui se tenait debout m'a engagé à manger. il m'a
versé tout de suite un gd verre de vin ; la tête me tournait.
J'ai voulu ouvrir la fenêtre ; il m'a dit « non, mademoiselle, c'est
défendu. » & il m'a quitté.
                                                                                                      j’y ai gouté
La table était couverte d'un tas de choses que je ne connaissais pas. rien
ne m'a semblé bon. alors je me suis rabattue sur un pot de
confitures. & j'attendais toujours – (je ne sais quoi l'empêchait de
venir. –) il était très tard, minuit au moins – je n'en pouvais
plus de fatigue ; en repoussant un des oreillers pr mieux m'étendre
je rencontre sous ma main une sorte d'album, un cahier. c'était
des images obscènes. je dormais dessus quand il est entré. »
Elle baissa la tête & demeura pensive.
Les feuilles autour d'eux susurraient. dans un fouillis d'herbes
                                                                           com un onde
une gde digitale se balançait. la lumière coulait en nappe
sur le gazon. &le silence était coupé, par à intervalles
rapides, par le broutement de la vache qu'on ne voyait plus
                                                                   dev*
Rosanette considérait un point par terre, à trois pas
d'elle, fixement, les narrines battantes, les lèvres entr’ouvertes
absorbée dans une vision.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 380.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f771.item

 

380.

Frédéric lui prit la main & d’une voix douce
— « Comme tu as souffert, pauvre chérie !
Mais « oui » dit-elle « plus que tu ne crois !... jusqu'à vouloir en finir
on m'a repêchée
— Comment ?
— Ah ! n'y pensons plus ! je t'aime, je suis heureuse ! embrasse-moi » & elle
ôta une à une, vivement les brindilles de chardon, accrochées dans le bas
de sa robe.
Frédéric songeait surtout à ce qu'elle n'avait pas dit. Par quels degrés avait-
-elle pu sortir de sa misère ? à quel amant devait-elle son éducation ?
                   enfin
Que s'était-il passé dans sa vie jusqu'au jour où il était venu
chez elle, pr la première fois ? mais son dernier aveu interdisait
les questions. il lui demanda, seulement, comment elle avait fait la
connaissance d'Arnoux.
— Par la Vatnas. »
— n'était-ce pas toi que j'ai vu, une fois au Palais-Royal avec eux
    deux ? »
deux ? & il cita la date précise.
Rosanette fit un effort. – oui, c'est vrai ! je n'étais pas gaie dans
ce temps-là ! » mais Arnoux [illis.] s'était montré excellent.
Frédéric n'en doutait pas. cependant leur ami était un drôle
d'homme, plein de défauts. Il eut soin de les rappeler.
Elle en convenait. – « n'importe ! on l'aime tout de même, ce chameau-là ! »
— « Encore, maintenant ? » dit Frédéric.
Elle se mit à rougir, & moitié riante, moitié fâchée
— Eh ! non ! c'est de l'histoire ancienne. Je ne te cache rien ! laisse-moi
tranquille ! Quand même cela serait, lui c'est, différent ! D'ailleurs je ne te
trouve pas gentil pr ta victime.
— ma victime ?
Rosanette lui prit le menton – « Sans doute ! » & zézayant à la manière
des nourrices – « avons pas toujours été bien sage ! avons couché avec sa
femme ! »
— moi ! jamais de la vie !
Rosanette sourit.
Il fut blessé de son sourire – preuve d'indifférence, crut-il. mais elle
                             &
reprit doucement ; avec un de ces regards qui implorent le mensonge
– Bien sûr ?

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 381.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f773.item

 

381.

— « Certainement ! » et même Frédéric jura sa parole d'honneur qu'il n'avait
jamais pensé à Me Arnoux, étant trop amoureux d'une autre
— de qui donc ?
— mais de vous, ma toute belle !
— Ah ! ne te moque pas de moi ! Tu m'agaces ! »
Alors il jugea prudent d'inventer une histoire, une passion. Il trouva des détails
circonstanciés. cette personne, du reste, l'avait rendu fort malheureux.
— Décidément, tu n'as pas de chance ! » dit Rosanette
— oh ! oh ! Peut-être ! » voulant faire entendre par là plusieurs bonnes fortunes, afin
de donner de lui meilleure opinion, de même que Rosanette n'avouait pas
tous ses amants pr qu'il l'estimât davantage.
Car, au milieu des confidences les plus intimes, il y a toujours des restrictions par
fausse honte, délicatesse, pitié. On découvre chez l'autre ou dans soi-même
des précipices ou bien des fanges qui empêchent de poursuivre. On sent
d'ailleurs que l'on ne serait pas compris ; il est difficile d'exprimer
exactement quoique ce soit ; aussi les unions complètes sont rares.
La pauvre Maréchale n'en avait jamais connu de meilleure. Souvent
quand elle considérait Frédéric des larmes lui arrivaient aux paupières ; Puis
                                                          à
elle levait les yeux, ou les projetait vers l'horizon comme si elle avait
aperçu qque grande aurore, des perspectives de félicité sans bornes. Enfin un
           avoua
jour elle [illis.] qu'elle souhaitait faire dire une messe « pour que ça
porte bonheur à notre amour »
D'où venait donc qu'elle lui avait résisté pendant si longtemps ? Elle n'en
savait rien, elle-même. Il renouvela plusieurs fois sa question ; & elle lui
répondait en le serrant dans ses bras
— « c'est que j'avais peur de t'aimer trop, mon chéri ! »
Le dimanche matin, Frédéric lut dans un journal sur une liste
de blessés le nom de Dussardier. Il jeta un cri, & montrant le papier à
Rosanette déclara qu'il allait partir immédiatement.
— Pourquoi faire ?
— Mais pr le voir, le soigner !

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 382.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f775.item

 

382.

— Tu ne vas pas me laisser seule, j'imagine ?
— Viens avec moi.
— Ah ! que j'aille me fourrer dans une bagarre pareille ! merci bien !
— Cependant, je ne peux pas
— ta ! ta ! ta ! comme si on manquait d'infirmiers dans les hôpitaux ! et puis
qu'est-ce que ça le regardait encore, celui-là ! chacun pour soi ! »
Il fut indigné de cet égoïsme – & il se reprocha de n'être pas là-bas avec
les autres ! Tant d'indifférence aux malheurs de la patrie avait qque chose de mesquin
et de bourgeois ! Son amour lui pesa tout à coup comme un crime. Ils se boudèrent
pendant une heure.
Puis elle le supplia d'attendre, de ne pas s'exposer. – « si par hasard, on te tue »
— Eh ! je n'aurai fait que mon devoir !
Rosanette bondit. D'abord son devoir était de l'aimer. C'est qu'il ne voulait plus
d'elle, sans doute ? Ça n'avait pas le sens commun ! quelle idée, mon Dieu !
Frédéric sonna pr avoir la note.
Mais il n'était pas facile de s'en retourner à Paris !
La voiture des messageries Leloir venait de partir, les berlines Lecomte ne partiraient
pas, la diligence du Bourbonnais ne passerait que tard dans la nuit, & serait
peut-être pleine ; on n'en savait rien.
Quand il eut perdu beaucoup de temps à ces informations, l'idée lui vint
de prendre la poste. Le maître de poste refusa de fournir des chevaux, Frédéric
n'ayant point de passeport. Enfin, il loua une calèche (la même qui les avait
promenés) & ils arrivèrent devant l'hôtel du Commerce, à Melun, vers cinq
heures.
La place du Marché était couverte de faisceaux d'armes. Le Préfet avait défendu
aux gardes nationaux de se porter sur Paris. Ceux qui n'étaient pas de son département
voulaient continuer leur route. On criait. L'auberge était pleine de tumulte.
Rosanette prise de peur déclara qu'elle n'irait pas plus loin, & le supplia
encore de rester. L'aubergiste & sa femme se joignirent à elle. Mais un
brave homme qui dînait s'en mêla, affirmant que la bataille serait terminée
d'ici à peu, d'ailleurs il fallait faire son devoir. Alors la maréchale
redoubla de sanglots. Frédéric était exaspéré. Il lui donna sa bourse, l'embrassa
vivement & disparut.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 383.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f777.item

 

383.

Arrivé à Corbeil, dans la gare, on lui apprit que les insurgés avaient de distance en
distance coupé les rails & le cocher refusa de le conduire plus loin ; ses chevaux, disait-il
étaient rendus.
Par sa protection cependant Frédéric obtint un mauvais cabriolet qui pr la somme de
soixante francs sans compter le pourboire consentità le mener jusqu' à la barrière
d'ltalie.
Mais à cent pas de la barrière, il le fit descendre & s'en retourna.
Frédéric marchait sur la route, quand tout à coup une sentinelle croisa la bayonette
quatre hommes l'empoignèrent en vociférant – « c'en est un ! Prenez garde ! fouillez-le ! Brigand ! Canaille ! » & sa stupéfaction fut si profonde qu'il se laissa entraîner au
poste de la Barrière, dans le rond-point même où convergent les boulevards des
Gobelins &de l'Hôpital & les rues Godefroy & Mouffetard.
Quatre barricades formaient au bout des quatre voies d’énormes talus de pavés. Des
torches, çà & là, grésillaient & malgré la poussière qui s'élevait, il distingua
des fantassins de la ligne & des garde-nationaux, tous le visage noir, débraillés,
hagards. Ils venaient de prendre la place, avaient fusillé plusieurs hommes, leur colère
durait encore. Frédéric dit qu'il arrivait de Fontainebleau au secours d'un camarade
blessé logeant rue Belfond ; personne d'abord ne voulut le croire, on examina ses mains
on flaira même son oreille pr s'assurer qu'elle ne sentait pas la poudre.
Cependant, à force de répéter la même chose, il finit par convaincre un Capitaine
qui ordonna à deux fusillersde le conduire au Poste du Jardin des Plantes.
Ils descendirent le boulevard de l'Hôpital. une forte brise soufflait. Elle le
ranima.
Ils tournèrent ensuite par la rue du Marché aux Chevaux. Le jardin des Plantes,
à droite, faisait une grande masse noire, tandis qu' à gauche la façade entière
de la Pitié, éclairée à toutes ses fenêtres, flambait comme un incendie, & des
ombres passaient rapidement sur les carreaux.
Les deux hommes de Frédéric s'en allèrent. Un autre l'accompagna jusqu’à l'École
Polytechnique
La rue St-victor était toute sombre, – sans un bec de gaz ni une lumière aux maisons
De dix minutes en dix minutes, on entendait « Sentinelle ! prenez garde à vous ! »
et ce cri jeté au milieu du silence se prolongeait comme la répercussion d'une
pierre tombant dans un abîme. Qqfois un battement de pas lourds s'approchait.
C'était une patrouille en marche, de cent hommes au moins ; des chuchottements
de vagues cliquetis de fer s'échappaient de cette masse confuse, & s’éloignant
avec un balancement rythmique, elle se fondait dans l’obscurité.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 384.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f779.item

 

384.

Il y avait au centre des carrefours, un dragon à cheval, immobile. De temps
en temps une estafette passait au grand galop, puis le silence recommençait.
Des canons en marche faisaient au loin sur le pavé, un roulement sourd &
formidable; & le cœur se serrait à ces bruits différant de tous les bruits ordinaires
                                  élargir                                                  absolu
Ils semblaient même renforcer le silence qui était profond opaque* un silence
                                                        blanche
noir. Des hommes [illis.] en blouse que l’on rencontrait abordaient les soldats
leur disaient un mot, et s'évanouissaient comme des fantômes.
Le poste de l'École Polytechnique regorgeait de monde. Des femmes encombraient
le seuil, demandant à voir leur fils ou leur mari. On les renvoyait au Panthéon
                                                                                                           s’obstina
transformé en dépôt de cadavres. – & on n'écoutait pas Frédéric ; il s’entêta, jurant
même que ami Dussardier l'attendait, allait mourir. On lui donna enfin un
Caporal pr le mener au haut de la rue St Jacques, à la mairie du Xlle arrondis-
-sement.
La place du Panthéon était pleine de soldats couchés sur de la paille – Le jour se levait.
les feux de bivouac s'éteignaient.
                                                                                           épouvantables
L'insurrection avait laissé dans ce quartier-là, des traces formidables. Le sol des
rues rues se trouvait, d'un bout à l'autre, inégalement bosselé. Sur les barricades
en ruines, il restait des omnibus, des tuyaux de gaz, des roues de charrettes ; de
petites flaques noires, en de certains endroits, devaient être du sang ; des mares
                                                                          Les maisons
fangeuses mouillaient le pied des maisons. Aux angles surtout, elles étaient
criblées de projectiles ; & leur charpente se montrait sous les écaillures du plâtre.
Des jalousies, tenant par un clou, pendaient comme des haillons. Les escaliers ayant
croulé, des portes s'ouvraient sur le vide. On apercevait l'intérieur des chambres
avec leurs papiers en lambeaux. Des choses délicates s' y étaient conservées qqfois.
Frédéric observa une pendule, un bâton de perroquet, des gravures.
Quand il entra dans la mairie, les garde-nationaux bavardaient intarissablement
sur les morts de Bréa & de Négrier, du représentant Charbonnel & de l'archevêque
de Paris. On disait que le duc d'Aumale était débarqué à Boulogne, Barbès enfui
                                                                                                              [illis.]
de Vincennes, cependant que l'artillerie arrivait de Bourges & que les secours de la
Province affluaient. Vers trois heures, qqu'un apporta de bonnes nouvelles.
                                de l’Émeute
Des parlementaires de l’insurrection étaient chez le Président de
l'Assemblée.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 385.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f781.item

 

385.

Alors on se réjouit – & comme il avait encore douze francs Frédéric fit venir
                                                                     hâter
douze bouteilles de vin, espérant par là accélérer sa délivrance.Tout à coup, on
crut entendre une fusillade. les libations s'arrêtèrent – & on regarda l'inconnu
avec des yeux méfiants. ce pouvait être Henri V.
Pour n'avoir aucune responsabilité ils le transportèrent à la mairie du XIe –
arrondissement, d’où on ne lui permit pas de sortir avant neuf heures du
matin.
Il alla en courant, jusqu'au quai Voltaire
À une fenêtre ouverte, un vieillard en manches de chemise pleurait, les yeux levés.
La Seine coulait paisiblement. le ciel était tout bleu. Dans les arbres des
               des
Tuileries, les oiseaux chantaient.
Frédéric traversait le Carrousel quand une civière vint à passer. Le Poste, tout de suite
présenta les armes, & l'officier dit en mettant la main à son shako. « Honneur
au courage malheureux ! » cette parole était devenue presqu’obligatoire – & celui
qui la prononçait paraissait toujours, solennellement ému. Un groupe de gens
furieux escortait la civière, en criant « Nous vous vengerons ! nous vous
vengerons ! »
Les voitures circulaient sur le boulevard, on s’abordait & des femmes devant les
portes, faisaient de la charpie.Cependant l’émeute était vaincue, ou à peu près
une proclamation de Cavaignac, affichée tout à l'heure, l'annonçait –
Au haut                 Vivienne
Au bas de la rue Montmartre, un peloton de mobile parut. Alors les bourgeois
                                                                                   chapeaux
poussèrent des cris d'enthousiasme, ils levaient leur chapeau, dansaient applaudissaient,
, dansaient, voulaient les embrasser, leur offrir à boire – & des fleurs jetées
par des dames dames, tombaient des balcons.
Enfin, à dix heures, au moment où le canon grondait pr prendre la
Bastille, Frédéric arriva chez Dussardier.
Il le trouva dans sa mansarde, étendu sur le dos & dormant.
Mais de la pièce voisine, une femme sortit à pas muets, Mlle Vatnas.
Elle amena Frédéric à l'écart, & lui apprit comment Dussardier avait reçu
sa blessure.
Le samedi, au haut d'une barricade, dans la rue Lafayette, un gamin enveloppé
d'un drapeau tricolore criait aux garde-nationaux « allez-vous tirer
                                                                contre vos frères ! »

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 386.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f783.item

 

386.

et, comme ils s'avançaient, Dussardier avait jeté bas son fusil, écarté les
autres, bondi sur la barricade, & d'un coup de savatte abattu l'insurgé
en lui arrachant le drapeau. On l'avait retrouvé sous les décombres, la
cuisse percée d'un lingot de cuivre. Il avait fallu débrider la plaie,
extraire le projectile. Mlle Vatnas était arrivée le soir même, & depuis ce
temps-là ne le quittait plus.
                     les pansements avec
Elle préparait avec intelligence tout ce qu'il fallait pour les pansements
l'aidait à boire, épiait ses moindres désirs, allait & venait plus légère
qu'une mouche & le contemplait avec des yeux tendres.
Frédéric pendant deux semaines ne manqua pas de revenir tous les
matins. & un jour qu'il parlait du dévouement de la Vatnas, Dussardier
haussa les épaules. – « eh non ! c'est par intérêt !
– tu crois ?
Il reprit « J'en suis sûr ! » sans vouloir s'expliquer davantage.
Elle le comblait de prévenances, cependant, jusqu'à lui apporter les
journaux où l'on exaltait sa belle action. Ces hommages paraissaient
l'importuner. Il avoua même à Frédéric l'embarras de sa conscience.
Peut-être qu'il aurait dû se mettre de l'autre bord, avec les blouses ?
Car enfin on leur avait promis un tas de choses qu'on n'avait pas tenues
Leurs vainqueurs détestaient la République ; – & puis on s'était montré
bien dur pr eux ! Ils avaient tort, sans doute ; pas tout-à-fait cependant ;
et le brave garçon était torturé par cette idée qu'il pouvait avoir
combattu la Justice.
Sénécal, enfermé aux Tuileries sous la terrasse du bord de l'eau n'avait
rien de ces angoisses.
Ils étaient là, neuf cents hommes entassés dans l'ordure pêle-mêle, noirs
de poudre & de sang caillé, grelottant la fièvre, criant de rage ; & on ne
retirait pas ceux qui venaient à mourir parmi les autres. Qqfois au bruit
soudain d'une détonation, ils croyaient qu'on allait tous les fusiller ;
alors ils se précipitaient contre les murs, puis retombaient à leur place
tellement hébétés par la douleur qu'il leur semblait vivre dans un
                                                                   lampe
cauchemar, une hallucination funèbre. La voûte suspendue à la voûte
avait l'air d'une tache de sang, & de petites flammes vertes & jaunes
voltigeaient produites par les émanations du caveau. Dans la
crainte des épidémies, une commission fut nommée – Mais, dès les
                                                                  premières marches,

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 387.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f785.item

 

387.

le Président se rejeta en arrière, épouvanté par l'odeur des excréments & des
cadavres. Quand les prisonniers s'approchaient d'un soupirail, les gardes-nationaux
qui étaient de faction, pr les empêcher d'ébranler les grilles, fourraient des coups
de bayonnette, au hazard, dans le tas.
Ils furent généralement impitoyables. Ceux qui ne s'étaient pas battus voulaient
se signaler. C'était un débordement de peur. On se vengeait à la fois des journaux
                                                                                                indign
des clubs, des attroupements, des doctrines, de tout ce qui exaspérait depuis trois
mois ; et en dépit de la victoire, l’Égalité (comme pr le châtiment de ses défenseurs
et la dérision de ses ennemis) se manifestait triomphalement, une égalité
de bêtes brutes, un même niveau de turpitudes sanglantes ; – Car le fanatisme
des intérêts équilibra les délires du besoin, l'aristocratie eut les fureurs de la
crapule & le bonnet de coton ne se montra pas moins hideux que le bonnet
rouge. La raison publique était troublée comme après les grands bouleversements
de la nature. Des gens d'esprit en restèrent idiots pour toute leur vie.
Le père Roque était devenu très brave, presque téméraire. Arrivé le 26, à
Paris, avec les Nogentais, au lieu de s'en retourner en même temps il avait été
s'adjoindre à la garde-nationale qui campait aux Tuileries ; – & il fut très
content d'être placé en sentinelle, devant la terrasse du bord de l'eau. Au moins
là, il les avait sous lui, ces brigands ! Il jouissait de leur défaite, de leur
abjection & ne pouvait se retenir de les invectiver.
Un d’eux, un adolescent à longs cheveux blonds mit sa face aux barreaux
en demandant du pain
Mr Roque lui ordonna de se taire.
Mais le jeune homme répétait d'une voix lamentable « – du pain ! »
– « est-ce que j'en ai, moi ! »
Et d'autres prisonniers apparurent dans le soupirail, avec leurs barbes
hérissées, leurs prunelles flamboyantes, tous se poussant & hurlant – « du pain »
Le père Roque fut indigné de voir son autorité méconnue. Pour leur faire
peur il les mit en joue ; – &, porté jusqu'à la voûte par le flot qui l’étouffait
le jeune homme, la tête en arrière, cria encore une fois « du pain »
– Tiens ! en voilà ! » dit le père Roque, en lâchant son coup de fusil.
Il y eut un énorme hurlement ; puis rien. Au bord du baquet
qque chose de blanc était resté.

Définitif autographe, troisième partie, chapitre 1, page 388.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105370062/f787.item

 

388.

Après quoi, Mr Roque s'en retourna chez lui car il possédait rue St Martin
une maison, où il s’était réservé un pied à terre ; & les dommages causés par
l'émeute à la devanture de son immeuble n'avaient pas contribué médiocrement
à le rendre furieux. Mais Il lui sembla, en la revoyant, qu'il s'était [illis.].
exagéré le mal. Son action de tout à l'heure l'apaisait comme une indemnité.
                                                                      &
Ce fut sa fille, elle-même, qui lui ouvrit la porte ; & elle dit tout de suite
                                                 emplie d’inquiétude. Elle s’était
que son absence trop longue l'avait inquiétée. Elle avait craint un malheur, une
blessure.
Cette preuve d'amour filial attendrit le père Roque. Il s'étonnait qu'elle se fût
mise en route, toute seule, sans Catherine
– Je l'ai envoyée faire une Commission ! » répondit Louise ; et elle s'informa de sa santé, de
choses & d'autres ; puis d'un air indifférent lui demanda si par hasard, il n'avait pas
rencontré Frédéric.
– non ! pas le moins du monde ! »
C'était pr lui seul qu'elle avait fait le voyage !
Mais qqu'un marcha dans le corridor.
– Ah ! pardon » et elle disparut.
Catherine n'avait point trouvé Frédéric. Il était absent depuis plusieurs jours – & son
ami intime Mr Deslauriers habitait maintenant la province.
Louise reparut toute tremblante, sans pouvoir parler. Elle s'appuyait contre les meubles.
– Qu'as-tu ? qu'as-tu, donc ? » s'écria son père.
Elle fit signe que ce n'était rien – & par un gd effort de volonté, se remit.
Le traiteur d'en face apporta la Soupe.
Mais le père Roque avait subi une trop violente émotion. « ça ne pouvait pas
passer » & il eut, au dessert, une espèce de défaillance.
On envoya chercher vivement un médecin qui prescrivit une potion.
Puis, quand il fut dans son lit Mr Roque exigea le plus de couvertures possible
pr se faire suer. Il soupirait, geignait. « merci, ma bonne Catherine ! baise
ton pauvre père, ma poulette ! Ah ! ces révolutions » & comme sa fille le
grondait de s'être rendu malade, en se tourmentant pr elle, il répliqua :
– « Oui ! tu tu as raison ! mais, c'est plus fort que moi ! Je suis trop sensible !

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