421.

IV.

Mr Dambreuse, quand Deslauriers se présenta chez lui, songeait à raviver sa
grande affaire des houilles.
Mais cette fusion de toutes les compagnies en une seule était mal vue ; on criait
au monopole, comme s'il ne fallait pas pr de telles exploitations d'immenses
capitaux !
Deslauriers, qui venait de lire exprès l'ouvrage de Gobet & les articles de Mr Chappe
dans le Journal des Mines, connaissait la question, parfaitement. Il démontra
que la loi de 1810 établissait au profit du concessionnaire un droit incommutable.
Du reste on pouvait donner à l'entreprise une couleur démocratique ; empêcher
les réunions houillères était un attentat contre le principe même d'association
Mr Dambreuse lui confia des notes pr rédiger un mémoire. Quant à
la manière dont il paierait son travail, il fit des promesses d'autant meilleures
qu'elles n'étaient pas précises.
Deslauriers s'en revint chez Frédéric & lui rapporta la conférence. De plus, il
avait vu Me Dambreuse au bas de l'escalier, comme il sortait. « Je t'en
fais mes compliments, saprelotte ! » puis, ils causèrent de l'élection. Il y avait
quelque chose à inventer.
Trois jours après, Deslauriers reparut – avec une feuille d'écriture
destinée aux journaux – & qui était une lettre familière, où Mr Dambreuse
approuvait la candidature de leur ami. Soutenue par un conservateur & prônée
par un rouge, elle devait réussir.
Comment le capitaliste signait-il une pareille élucubration ?
L'avocat, sans le moindre embarras, de lui-même avait été la montrer à
Me Dambreuse qui la trouvant fort bien s'était chargée du reste.
                                                                                         &
Cette démarche surprit Frédéric. Il l'approuva cependant. puis
comme Deslauriers s'aboucherait avec Mr Roque, il lui conta
sa position vis-à-vis de Louise.

422.

— « Dis-leur tout ce que tu voudras, que mes affaires sont troubles, — je les arrangerai
elle est assez jeune pr attendre ! » Deslauriers partit, & Frédéric se considéra
comme un homme très fort.
Il éprouvait d'ailleurs un assouvissement, une satisfaction profonde.
Sa joie de posséder une femme riche n'était gâtée par aucun contraste. Le sentiment
s'harmoniait avec le milieu ; Sa vie, maintenant avait des douceurs partout.
La plus exquise, peut-être, était de contempler Me Dambreuse, entre plusieurs
personnes, dans son salon. La convenance de ses manières le faisait rêver à
d'autres attitudes ; pendant qu'elle causait d'un ton froid, il se rappelait ses
mots d'amour balbutiés ; tous les respects pr sa vertu le délectaient comme un
hommage retournant vers lui ; – & il avait parfois des envies de s'écrier « mais
je la connais mieux que vous ! elle est à moi ! »
Cependant, leur liaison ne tarda pas à être une chose convenue, acceptée.
             Me Dambreuse durant
[on les invitait ensemble] [illis.] tout l'hiver, traîna Frédéric dans le monde.
Il arrivait presque toujours avant elle ; & il la voyait entrer, les bras nus
l'éventail à la main, des perles dans les cheveux. Elle s'arrêtait sur le seuil –
(le linteau de la porte l'entourait comme un cadre –) & elle avait un léger
mouvement d'indécision, en clignant les paupières, pr découvrir s'il était là.
Puis elle le ramenait dans sa voiture ; la pluie fouettait les vasistas, les
passants, tels que des ombres, s'agitaient dans la boue ; & serrés l'un contre
l'autre, ils apercevaient tout cela, confusément, avec un dédain tranquille.
Sous des prétextes différents, il restait encore une bonne heure dans
sa chambre.
C'était par ennui, surtout, que Me Dambreuse avait cédé ! mais cette
                                                                                       avoir*
dernière épreuve ne devait pas être perdue ! Elle voulait un grand amour
et elle se mit à le combler d'adulations & de caresses. Elle lui envoyait
des fleurs, elle lui fit une chaise en tapisserie, elle lui donna un
porte-cigarres, un écritoire, mille petites choses d'un usage quotidien
pour qu'il n'eût pas une action indépendante de son souvenir. Ces prévenances
le charmèrent d'abord, & bientôt lui parurent toutes simples.
Elle montait dans un fiacre, le renvoyait à l'entrée d'un passage
                                           se
sortait par l'autre bout ; puis glissant le long des murs, avec
un double voile sur le visage, elle atteignait la rue, où Frédéric
en sentinelle lui prenait le bras, vivement, pr la conduire dans
                                                                                 sa maison.

423.

                                                                                                                      elle jetait
Ses deux domestiques se promenaient, le concierge faisait des courses ; Me Dambreuse*
les yeux tout à l'entour ; rien à craindre ! & elle poussait comme un soupir d'exilé
qui revoit sa patrie. La chance les enhardit. Leurs rendez-vous se multiplièrent.
un soir même, elle se présenta tout-à-coup, en gde toilette de bal. ces surprises
     étaient
pouvaient être dangereuses ; il la blâma de son imprudence ; Elle lui déplut, du
reste. Son corsage ouvert découvrait trop sa poitrine maigre. Il reconnut
alors ce qu'il s'était caché, la désillusion de ses sens. Il n'en feignait pas
moins de grandes ardeurs. mais pr les ressentir, il lui fallait évoquer
l'image de Rosanette ou de Me Arnoux.
Cette atrophie sentimentale lui laissait la tête entièrement libre, & plus que
jamais il ambitionnait une haute position dans le monde. Puisqu'il avait
un marche-pied pareil, c'était bien le moins qu'il s'en servît.
vers le milieu de janvier, un matin, Sénécal entra dans son cabinet ; – & à son
exclamation d'étonnement répondit qu'il était le secrétaire de Deslauriers. Il lui
apportait même une lettre. Elle contenait de bonnes nouvelles, & le blâmait
cependant de sa négligence ; il fallait venir là-bas.
Le futur député dit qu'il se se mettrait en route, le surlendemain.
Sénécal n'exprima pas d'opinion sur cette candidature. Il parla de sa personne
  et
puis des affaires du pays.
Si lamentables qu'elles fussent, elles le réjouissaient, car on marchait au
communisme. D'abord, l'Administration y menait d'elle-même, puisque
chaque jour, il y avait plus de choses régies par le Gouvernement. Quant à la
Propriété, la Constitution de 48, malgré ses faiblesses, ne l'avait pas ménagée ;
au nom de l'utilité publique, l'État pouvait prendre désormais ce qu'il
            lui convenir.
jugeait à sa convenance Sénécal se déclara pour l'Autorité ; & Frédéric aperçut
dans ses discours l'exagération de ses propres paroles à Deslauriers. Le républicain
tonna même contre l'insuffisance des masses. Robespierre en défendant le
droit du petit nombre amena Louis XVI devant la Convention & sauva le
peuple. La fin des choses les rend légitimes. La Dictature est quelquefois
indispensable. Vive la tyrannie, prvu que le tyran fasse le bien !
Leur discussion dura longtemps, & comme il s'en allait, Sénécal avoua
(c'était le but de sa visite, peut-être) que Deslauriers s'impatientait beaucoup
du silence de Mr Dambreuse.
Mais Mr Dambreuse était malade.

424.

Frédéric le voyait tous les jours, sa qualité d'intime le faisant admettre près de lui.
La révocation du général Changarnier avait ému extrêmement le capitaliste
& le soir même, il fut pris d'une gde chaleur dans la poitrine, avec une oppression
à ne pouvoir se tenir couché.
Des sangsues amenèrent un soulagement immédiat. La toux sèche disparut, la
respiration devint plus calme, & huit jours après, il dit, en avalant un bouillon
— « ah ! ça va mieux ! mais j'ai manqué faire le grand voyage ! »
— « Pas sans moi ! » s'écria Me Dambreuse, notifiant par ce mot qu'elle n'aurait
pu lui survivre.
Au lieu de répondre, il étala sur elle & sur son amant un singulier sourire
où il y avait à la fois, de la résignation, de l'indulgence, de l'ironie, & même
comme une pointe, un sous-entendu presque gai.
Frédéric voulut partir alors pr Nogent. Me Dambreuse s'y opposa. & il
défaisait & refaisait tour à tour ses paquets, selon les alternatives de la
maladie.
Tout à coup, Mr Dambreuse cracha le sang, abondamment. Les princes de la
Science, consultés, n'avisèrent à rien de nouveau. Ses jambes enflaient &
la faiblesse augmentait.
Il avait témoigné plusieurs fois le désir de voir Cécile, qui était à l'autre
                                                                receveur
bout de la France, avec son mari, nommé depuis un mois receveur-général
Il ordonna expressément qu'on la fît venir. Me Dambreuse écrivit
trois lettres & les lui montra.
Sans se fier même à la religieuse, elle ne le quittait pas d'une seconde,
ne se couchait plus. Les personnes qui se faisaient inscrire chez le concierge
s'informaient d'elle avec admiration ; – & les passants étaient saisis
de respect devant la quantité de paille qu'il y avait dans la rue,
sous les fenêtres.
Le 12 février, à cinq heures, une hémoptysie effrayante se déclara
Le médecin de garde dit le danger. On courut vite chez un prêtre.
Pendant la confession de Mr Dambreuse, Madame le regardait
de loin, curieusement.

425.

Après quoi, le jeune docteur posa un vésicatoire & attendit.
La lumière des lampes, masquée par des meubles éclairait la chambre, inégalement
Frédéric & Me Dambreuse, au pied de la couche, observaient le moribond. Dans l'embrasure
d'une croisée le prêtre & le médecin causaient à demi voix, la bonne-sœur, à genoux
marmottait des prières.
Enfin un râle s'éleva. Les mains se refroidissaient, la face commençait à pâlir.
Qqfois il tirait, tout à coup, une aspiration énorme ; Elles devinrent de plus en plus
rares ; Deux ou trois paroles confuses lui échappèrent ; Il exhala un petit
souffle, – en même temps qu'il tournait ses yeux, & la tête retomba de côté sur
l'oreiller.
Tous, pendant une minute restèrent immobiles.
Me Dambreuse s'approcha ; & sans effort, avec la simplicité du devoir, elle lui
ferma les paupières.
Puis elle écarta les deux bras, en se tordant la taille comme dans le spasme
d'un désespoir contenu ; – & sortit de l'appartement, appuyée sur le médecin &
la religieuse.
Un quart d'heure, Frédéric monta dans sa chambre.
On y sentait une odeur indéfinissable, émanation des choses délicates
qui l'emplissaient. Au milieu du lit, une robe noire s'étalait, tranchant sur
le couvre-pied rose.
Me Dambreuse était au coin de la cheminée, debout. Sans lui supposer de
violents regrets, il la croyait un peu triste. – & d'une voix dolente.
— « tu souffres ?
— « moi ? non, pas du tout ! comme elle se retournait, elle aperçut la
robe, l'examina – puis elle lui dit de ne pas se gêner « fume, si tu
veux ! tu es chez moi. » & avec un grand soupir. – « Ah ! ste Vierge !
quel débarras ! »
Frédéric fut étonné de l'exclamation. Il reprit en lui baisant la main
— « on était libre, pourtant ! »
Cette allusion à l'aisance de leurs amours parut blesser Me Dambreuse
— « Eh ! tu ne sais pas les services que je lui rendais, ni dans quelles
angoisses j'ai vécu !

426.

— « Comment ?
— « mais oui ! était-ce une sécurité que d'avoir toujours près de soi, cette bâtarde,
un enfant introduit dans la maison, au bout de cinq ans de ménage. & qui sans
moi, bien sûr, l'aurait amené à qque sottise ? »
                                                                                               sous le régime de la séparation
                                                                                                            [illis.]           
Alors elle expliqua ses affaires. Ils s'étaient mariés, sous la séparation de biens
                                                                                          monsieur Dambreuse, par leur
son patrimoine était de trois cent mille francs par leur contrat de mariage, Mr
  contrat
Dambreuse, lui avait assuré, en cas de survivance, quinze mille livres de rentes
avec la propriété de l'hôtel. mais peu de temps après, il avait fait un testament
où il lui donnait toute sa fortune. – & elle l'évaluait, autant qu'il était
possible de le savoir maintenant, à plus de trois millions.
Frédéric ouvrit de grands yeux
— « Ça en valait la peine, n'est-ce pas ? J'ai y ai contribué, du reste. C'était mon
bien que je défendais. Cécile m'aurait dépouillée, injustement. »
— « Pourquoi n'est-elle pas venue voir son père ? » dit Frédéric.
À cette question, Me Dambreuse le considéra, puis d'un ton sec.
— « Je n'en sais rien ! Faute de cœur, sans doute ? Oh ! je la connais ! Aussi elle
n'aura pas de moi, une obole ! »
Elle n'était guères gênante. – du moins – depuis son mariage.
— « Ah ! son mariage ! » fit en ricanant Me Dambreuse. – & elle s'en voulait d'avoir
traité trop bien cette pécore-là, qui était jalouse, intéressée, hypocrite
— « tous les défauts de son père ! » elle le dénigrait de plus en plus. Personne
d'une fausseté aussi profonde – impitoyable d'ailleurs, dur comme un caillou
« un mauvais homme, un mauvais homme ! »
Il échappe des fautes, même aux plus sages. Me Dambreuse venait
d'en faire une, par ce débordement de haine. Frédéric, en face d'elle, dans
une bergère, réfléchissait scandalisé.
Elle se leva, se mit doucement sur ses genoux.
— « toi seul est bon ! Il n'y a que toi que j'aime ! »
En le regardant, son cœur s'amollit, une réaction nerveuse lui amena
des larmes aux paupières. & elle murmura – « veux-tu m'épouser ? »

427.

Il crut d'abord n'avoir pas compris. cette richesse l'étourdissait. elle répéta
plus haut – « Veux-tu m'épouser ? »
Enfin, il dit, en souriant : — « tu en doutes ? »
Puis une pudeur le prit, – & pr faire au défunt une sorte de réparation, il
             le veiller
s'offrit à lui-même. Mais comme il avait honte de ce pieux sentiment
il ajouta d'un ton dégagé :
— « ce serait peut-être plus convenable ? »
— « oui, peut-être bien, » dit-elle, « à cause des domestiques ? »
On avait tiré le lit complètement hors de l'alcôve ; la religieuse était
au pied ; & au chevet, se tenait un prêtre, un autre, un grand homme
maigre, l'air espagnol & fanatique. Sur la table de nuit, couverte d'une
serviette blanche, trois flambeaux brûlaient.
Frédéric prit une chaise & regarda le mort.
Son visage était jaune comme de la paille ; un peu d'écume sanguinolente
marquait les coins de la bouche. Il avait un foulard autour du crâne, un
gilet de tricot, & un crucifix d'argent sur la poitrine, entre ses bras
croisés.
Elle était finie cette existence pleine d'agitations ! Combien n'avait-il
pas fait de courses dans les bureaux, aligné de chiffres, tripotté d'affaires
entendu de rapports ! – & que de boniments, de sourires, de courbettes ! car
il avait acclamé Napoléon, les Cosaques, Louis XVIII, 1830, les ouvriers
tous les régimes, chérissant le Pouvoir d'un tel amour qu'il aurait
payé pr se vendre.
Mais il laissait le domaine de la Fortelle, trois manufactures en Picardie
                                                        gde
le bois de Crancé dans l'Yonne, une ferme près d'Orléans, des valeurs
mobilières considérables. Frédéric fit ainsi la récapitulation de sa fortune —
et elle allait, pourtant, lui appartenir !

428.

Il songea d'abord à « ce qu'on dirait », à un cadeau pr sa mère, à ses
futurs attelages, à un vieux cocher de sa famille dont il voulait faire
le concierge. La livrée ne serait plus la même, naturellement. Il prendrait
le grand salon comme cabinet de travail. Rien n'empêchait, en abattant trois
murs d'avoir au second étage une galerie de tableaux. Il y avait moyen,
peut-être d'organiser en bas, une salle de bains turcs ? Quant au bureau de
Mr Dambreuse, pièce déplaisante, à quoi pouvait-elle servir ?
Le prêtre qui venait à se moucher, ou la bonne-sœur arrangeant le feu
interrompait brutalement ces imaginations. Mais la réalité les confirmait ;
le cadavre était toujours là.
Ses paupières s'étaient r’ouvertes ; – & les pupilles, bien que noyées dans des
                                                                                                            Frédéric
ténèbres visqueuses, avaient une expression énigmatique intolérable. Il
croyait y voir comme un jugement porté sur lui. – & il sentait presqu’un
remords. Car jamais il n'avait jamais eu à se plaindre de cet homme, qui
                                                                                       & il le
au contraire... « allons donc ! un vieux misérable ! » & Frédéric le considérait
de plus près, pour se raffermir, en lui criant mentalement :
— « eh bien ? quoi, est-ce que je t'ai tué ? »
Cependant le prêtre lisait son bréviaire. la religieuse immobile, som-
        les mèches des
-meillait, les trois flambeaux s'allongeaient.
On entendit, pendant deux heures, le roulement sourd des charrettes défilant vers
les Halles. les carreaux blanchirent, un fiacre passa, puis une compagnie
d'ânesses qui trottinaient sur le pavé ; – & des coups de marteau, des cris
de vendeurs-ambulants, des éclats de trompette, tout déjà se confondait dans
la grande voix de Paris qui s'éveille.
Frédéric se mit en courses.
Il se transporta premièrement à la mairie pr faire la déclaration,
puis quand le médecin des morts eut donné un certificat, il revint
à la Mairie, dire quelle cimetière la famille choisissait & pour
s'entendre avec le bureau des Pompes-funèbres.
L'employé exhiba un dessin & un programme, l'un indiquant les
diverses classes d'enterrement, l'autre le détail complet de tout le décor.

429.

Voulait-on un char avec galerie, ou un char avec panaches, des tresses aux chevaux, des
aiguillettes aux aux valets des initiales, ou un blason, des lampes funéraires, un
homme pr porter les honneurs, & combien de voitures ? Frédéric fut large ; Me ambreuse
tenant à ne rien ménager.
Puis il se rendit à l'église.
Le vicaire des convois commença par blâmer l'exploitation des Pompes-funèbres ; ainsi
l'officier pr les pièces d'honneur était vraiment inutile ; Beaucoup de cierges valait
mieux. on convint d'une messe basse relevée de musique. Frédéric signa ce qui
était convenu, avec obligation solidaire de payer tous les frais.
Il alla ensuite à l'hôtel-de ville, pr l'achat du terrain.
une concession de deux mètres en longueur sur une de largeur coûtait cinq cents
francs. Était-ce une concession mi-séculaire, ou perpétuelle ?
— « Oh, perpétuelle ! » dit Frédéric. Il prenait la chose au sérieux, se donnait du
mal.
Dans la cour de l'hôtel, un marbrier l'attendait pr lui montrer des devis & plans
de tombeaux, grecs, égyptiens, moresques ; mais l'architecte de la maison en
avait déjà conféré avec Madame ; – & sur la table, dans le vestibule, il y avait
toutes sortes de prospectus, relatifs au nettoyage des matelas, à la désinfection
des chambres, à divers procédés d'embaumement.
Après son dîner, il retourna chez le tailleur pr le deuil des domestiques
& il dut faire une dernière course, car il avait commandé des gants de
castor – & c'étaient des gants [illis.] filoselle qui convenaient !
Quand il arriva le lendemain, à dix heures, le grand salon s'emplis
-sait de monde ; & presque tous, en s'abordant d'un air mélancolique, disaient
— « moi qui l'ai encore vu, il y a un mois ! – mon Dieu, c'est notre sort à tous ! –
— oui, mais tâchons que ce soit le plus tard possible ! » Alors on poussait un petit
rire de satisfaction, & même on engageait des dialogues, parfaitement étrangers
à la circonstance. Enfin, le Maître des cérémonies, en habit noir à la française
et culotte courte, avec manteau, pleureuses, brette au côté & tricorne
sous le bras, articula, en saluant, les mots d'usage – « Messieurs, quand il
        plaira
vous fera plaisir » & l’on partit.

430.

C'était jour de marché aux fleurs sur la place de la Madeleine. Il faisait un
temps clair & doux – & la brise qui secouait un peu les baraques de toile, gonflait
 par les
un peu bords, l'immense drap noir, accroché sur le portail. L'écusson de
Mr Dambreuse, occupant un carré de velours, s'y répétait trois fois. Il était
« de sable, au senestrochère d'or, au poing fermé, ganté d'argent » avec la
couronne de comte, & cette devise « Par toutes voies »
Les porteurs montèrent jusqu'au haut de l'escalier le lourd cercueil, & on
entra.
Les six chapelles, l'hémicycle & les chaises étaient tendus de noir. Le catafalque
au bas du Chœur, formait avec ses grands cierges un seul foyer de lumières
jaunes. Aux deux angles, sur des candélabres, des flammes d'esprit de vin
brûlaient.
Les plus considérables prirent leur place dans le sanctuaire, les autres dans la
nef, & l'office commença.
                                  l'ignorance religieuse de tous
À part quelques uns, leur ignorance religieuse à tous était si profonde
que le Maître des cérémonies, de temps à autres, leur faisait signe de se lever, de
s'agenouiller, de se rasseoir. L'orgue & deux contrebasses alternaient avec les
voix ; Dans les intervalles de silence, on entendait le marmottement du
prêtre à l'autel ; puis la musique & les chants reprenaient.
Un jour mat tombait des trois coupoles. Mais la porte ouverte envoyait
horizontalement comme un fleuve de clarté blanche qui frappait toutes
les têtes-nues ; – & dans l'air, à mi-hauteur du vaisseau, flottait une
ombre, pénétrée par le reflet des ors, décorant les nervures des pendentifs
et le feuillage des chapiteaux.
Frédéric, pr se distraire, écouta le Dies irae ; Il considérait les assistants,
tâchait de voir les peintures trop élevées qui représentaient la vie de
Madeleine. Heureusement Pellerin vint se mettre près de lui, & commença
tout de suite, à propos des fresques, une longue dissertation. La cloche
tinta. On sortit de l'église.
Le corbillard, orné de draperies pendantes & de hauts plumets,
s'achemina vers le Père-Lachaise, tiré par quatre chevaux noirs
ayant des tresses dans la crinière, des panaches sur la tête, & qu'enve-
-loppaient jusqu'aux sabots, de larges caparaçons brodés d'argent –

431.

Leur cocher en bottes à l'écuyère portait un chapeau à trois cornes avec un long crêpe
retombant. Les cordons étaient tenus par quatre personnages : un questeur de la chambre
des Députés, un membre du Conseil-général de l'Aube, un délégué des houilles, & Fumichon
comme ami. La calèche du défunt & douze voitures de deuil suivaient. Les conviés
par derrière, emplissaient le milieu du boulevard.
Pour voir tout cela, les passants s'arrêtaient ; des femmes, leur marmot entre les
bras, montaient sur des chaises ; & des gens qui prenaient des chopes dans les cafés
                                                     une queue
apparaissaient aux fenêtres, avec des queues de billard à la main.
                                                      dans
La route était longue, & comme les repas de cérémonie où l'on est réservé
                                                                                 peu à peu
d'abord puis expansif, la tenue générale se relâcha bientôt. On ne causait que
du refus d'allocation fait par la Chambre au Président. Mr Piscatory s'était
montré trop acerbe, Montalembert magnifique comme d'habitude, & messieurs
Chambolle, Pidoux, Creton, enfin toute la Commission aurait dû suivre, peut-être
l'avis de messieurs Quentin-Bauchard & Dufour.
ces entretiens continuèrent dans la rue de la Roquette, bordée par des boutiques, où l'on
ne voit que des chaînes en verre de couleur & des rondelles noires couvertes de
dessins & de lettres d'or, ce qui les fait ressembler à des grottes pleines de stalactites
et à des magasins de faïence. – Mais devant la grille du cimetière, tout le monde,
instantanément, se tut.
Les tombes se levaient au milieu des arbres, colonnes brisées, pyramides, temples
dolmens, obélisques, caveaux étrusques à porte de bronze. On apercevait dans qq uns
des espèces de boudoirs funèbres, avec des fauteuils rustiques & des pliants. mais des
toiles d'araignée pendaient comme des haillons aux chaînettes des urnes, & de la
poussière couvrait les bouquets à rubans de satin & les crucifix. Partout, entre les
balustres, sur les tombeaux, des couronnes d'immortelles, & des chandeliers, des
vases, des fleurs, des disques noirs rehaussés de lettres d'or, des statuettes de plâtre
petits garçons & petites demoiselles ou petits anges tenus en l'air par un fil
de laiton ; plusieurs même ont un toit de zinc sur la tête. D'énormes
câbles en verre filé, noirs, blancs & azurs descendent du haut des stèles
jusqu'au pied des dalles, avec de longs replis comme des serpents boas.
Le soleil, frappant dessus, les faisait scintiller entre les croix de bois noir ;
& le corbillard s'avançait dans les gds chemins, qui sont pavés, comme
les rues d'une ville. De temps à autre, des essieux claquaient. Des femmes
à genoux, la robe traînant dans l'herbe, parlaient doucement aux morts

432.

Des fumignons bleuâtres sortaient de la verdure des ifs. c'était des offrandes aban-
-données, des débris que l'on brûlait.
La fosse de Mr Dambreuse était dans le voisinage de Manuel & de Benjamin
Constant. Le terrain dévale, en cet endroit, par une pente abrupte. on a sous les
pieds des sommets d'arbres verts, plus loin des cheminées de pompe à feu, puis
toute la grande ville.
Frédéric put admirer le paysage pendant qu'on prononçait les discours.
Le premier fut au nom de la Chambre des Députés, le deuxième au nom du
Conseil-général de l'Aube, le troisième au nom de la société houillière de Saône & Loire
                                                                                                      en
le quatrième au nom de la Société d'agriculture de l'Yonne. & il y eut un autre
– encore – au nom de la Société philanthropique universelle. Enfin, on s'en allait
lorsqu'un inconnu se mit à lire un sixième discours, au nom de la Société des
antiquaires d'Amiens.
Et tous profitèrent de l'occasion pr tonner contre le socialisme, dont Mr
Dambreuse était mort victime. C'était le spectacle de l'anarchie & son dévouement
                                 abrégé
à l'ordre qui avaient accéléré ses jours. on exalta ses lumières, sa
probité, sa générosité, ses vertus, & même son mutisme comme représentant
du Peuple ; car s'il n'était pas orateur, il possédait, en revanche, ces
qualités solides, mille fois préférables, etc., avec tous les mots qu'il faut
                                                                                                     ou
dire « fin prématurée, regrets éternels – l'autre patrie – adieu, mon
plutôt non, au revoir ! »
La terre, mêlée de cailloux retomba – & il ne devait plus en
être question dans le monde.
On en parla encore un peu, en descendant le cimetière, & on ne
se gênait pas pour l'apprécier. Hussonnet qui devait rendre
compte de l'enterrement dans les journaux reprit même en blague
tous les discours. – Car enfin le bonhomme Dambreuse avait été un
des potdevinistes les plus distingués du dernier règne. Puis les voitures
de deuil reconduisirent les bourgeois à leurs affaires. Il n’était que
deux heures. la cérémonie n'avait pas duré trop longtemps
on s'en félicitait.

433.

434.

Elle n'avait plus que trente mille livres de rente, sans compter l'hôtel qui en valait de
dix-huit à vingt, peut-être ?
Bien que ce fût de l'opulence pr Frédéric, il n'en ressentait pas moins une déception. Adieu
ses rêves, & toute la grande vie qu'il aurait menée !
Mais l'honneur le forçait à épouser Me Dambreuse. Il réfléchit une minute, puis, d'un
air tendre
— « J'aurai toujours ta personne ! »
Elle se jeta dans ses bras ; – & il la serra contre sa poitrine, avec un attendrissement
où il y avait un peu d'admiration pr lui-même.
Me Dambreuse, dont les larmes ne coulaient plus, releva sa figure, toute
rayonnante de bonheur, & lui prenant la main
— « Ah ! je n'ai jamais douté de toi, j'y comptais ! »
cette certitude anticipée de ce ce qu'il regardait comme une belle action déplut
au jeune homme.
Puis elle l'emmena dans sa chambre, & ils firent des projets.
Frédéric devait songer maintenant, à se pousser. Elle lui donna même sur sa candidature
d'admirables conseils.
Le premier point était de savoir deux ou trois phrases d'économie politique. Il
fallait prendre une spécialité, comme les haras par exemple, écrire plusieurs mémoires
sur une question d'intérêt local, avoir toujours à sa disposition des bureaux
                                             une foule
de poste ou de tabac, rendre quantité de petits services. Mr Dambreuse s'était montré
là-dessus un vrai modèle. Ainsi, une fois à la campagne, il avait fait arrêter
                                                                                                              pris
son char à bancs, plein d'amis devant l'échoppe d'un savetier, avait acheté pr ses
hôtes douze paires de chaussures & pr lui des bottes épouvantables qu'il eut
même l'héroïsme de porter durant qinze jours. cette anecdote les rendit gais.
Elle en conta d'autres – & avec un revif de grâce, de jeunesse & d'esprit.
Elle approuva son idée d'un voyage immédiat à Nogent. Leurs adieux furent tendres
puis sur le seuil, elle murmura encore une fois
— « tu m'aimes, n'est-ce pas ?
— « éternellement ! » répondit-il.
Mais un commissionnaire l'attendait chez son concierge
avec un mot au crayon, le prévenant que Rosanette allait
accoucher.

435.

Il avait eu tant d'occupation depuis qques jours qu'il n'y pensait plus. Elle s'était
mise dans un établissement, à Chaillot. Frédéric prit un fiacre & partit.
Au coin de la rue de Marbœuf, il lut sur une planche, en grosses lettres
« Maison de santé & d'accouchement tenue par Me Alessandri, sage-femme de
première classe, ex-élève de la maternité, auteur de divers ouvrages etc » puis
au milieu de la rue, sur la porte, – une petite porte bâtarde, l'enseigne répétait
sans le mot accouchement, « maison de santé de Me Alessandri » avec tous ses
titres.
Frédéric donna un coup de marteau ; une femme de chambre à tournure de
soubrette, l'introduisit dans le salon, orné d'une table en acajou avec des
                   en
de fauteuils de velours grenat & d'une pendule de bronze, sous globe.
Presqu’aussitôt « Madame » parut. C'était une grande brune, de quarante ans
avec
la taille mince, de beaux yeux, l'usage du monde. Elle apprit à Frédéric l'heureuse
délivrance de la mère, & le fit monter dans sa chambre.
                                                                 &
Rosanette se mit à sourire ineffablement, comme submergée sous les flots
d'amour qui l'étouffaient, elle dit d'une voix basse :
— « un garçon, là ! là ! » en désignant près de son lit, une barcelonnette.
Il écarta les rideaux, & aperçut, au milieu des linges, quelque chose d'un
rouge jaunâtre, extrêmement ridé qui sentait mauvais, & vagissait.
— « embrasse-le ! »
Il répondit pr cacher sa répugnance
— « mais j'ai peur de lui faire mal. »
— « Non ! non ! »
Alors il baisa, du bout des lèvres, son enfant
— « Comme il te ressemble ! » & de ses deux bras faibles, elle se suspendit à
son cou avec un effusion de sentiment qu'il n'avait jamais vue
Le souvenir de Me Dambreuse lui revint – puis la promesse de son mariage
et il se se reprocha comme une monstruosité de trahir ce pauvre être
qui aimait & souffrait dans toute la franchise de la Nature.
Pendant plusieurs jours, il lui tint compagnie jusqu'au soir.
Elle se trouvait heureuse dans cette maison discrète ; les volets de la façade
restaient même constamment fermés ; sa chambre tendue en perse claire,
donnait sur un gd jardin ; Me Alessandri (dont le seul défaut était de
citer comme ses intimes les médecins illustres) l'entourait d'attentions ;

437.

Ses compagnes, presque toutes des demoiselles de la province s'ennuyaient beaucoup n'ayant
personne qui vînt les voir. Rosanette s'aperçut qu'on l'enviait & le dit à Frédéric
                                                                                                                 jooiukjkjk&
avec fierté. – Il fallait parler bas, cependant. les cloisons étaient minces, & tout
se monde se tenait aux écoutes, malgré le bruit continuel des pianos.
Il allait enfin partir pr Nogent, quand il reçut une lettre de Deslauriers.
Deux candidats nouveaux se présentaient, l'un conservateur & l'autre rouge, si bien
qu’un troisième, quel qu'il fût, n'avait pas de chances. C'était la faute de Frédéric.
                                                                                                                  « On
il avait laissé passer le bon moment. il aurait dû venir plutôt, se remuer ! « on
ne t'a même pas vu aux Comices Agricoles ?! » L'avocat
…………………………………[illis.]…………………… le blâmait de n'avoir aucune
attache dans les journaux « Ah ! si tu avais suivi autrefois mes conseils ! Si nous avions
une feuille publique à nous ! Il insistait là-dessus. Du reste, beaucoup de personnes
qui auraient voté en sa faveur, par considération pr Mr Dambreuse,
l'abandonneraient maintenant.
Deslauriers était de ceux-là. N'ayant plus rien à attendre du capitaliste, il
lâchait son protégé.
Frédéric porta sa lettre à Me Dambreuse.
— « tu n'as donc pas été à Nogent ? » lui dit-elle
— « Pourquoi ?
— « c'est que j'ai vu Deslauriers, il y a trois jours ! » sachant de son mari, il était
venu rapporter des notes sur les houilles, & lui offrir ses services, comme
homme d'affaires.
cela parut étrange à Frédéric ; & que faisait son ami, là-bas ?
                                  savoir
Me Dambreuse voulut l'emploi de son temps, depuis leur séparation.
— « J'ai été un peu malade » répondit-il
— « Tu aurais dû me prévenir, au moins. »
                                                               d'ailleurs, il avait eu une foule
— « Oh ! cela n'en valait pas la peine » Il ajouta qu’il avait eu une foule
de petits dérangements, & puis qu’il avait travaillé beaucoup
                                        des rendez-vous, des visites.
                                                            double
Il mena dès lors une double existence, couchant régulièrement
chez la Maréchale & passant l'après-midi chez Me Dambreuse où il revenait
Si bien qu'il lui restait à peine, au milieu de la journée, une heure de liberté.
L'enfant était à la campagne, à Andilly. on allait le voir
toutes les semaines.

437.

La maison de la nourrice se trouvait sur la hauteur du village, au fond d'une
petite cour, sombre comme un puits, avec de la paille par terre, des poules çà et là, une
charrette à légumes sous le hangar. Rosanette commençait par baiser frénétiquement
son poupon, & prise bientôt d'une sorte de délire, allait & venait, essayait de traire
la chèvre, mangeait du gros pain, aspirait l'odeur du fumier, voulait en mettre
un peu dans son mouchoir.
Puis ils faisaient de grandes promenades – & elle entrait chez les pépiniéristes, arrachait
les branches des lilas qui pendaient en dehors des murs, criait « hue, bourriquet » aux ânes traînant
une carriole, s'arrêtait à contempler, par la grille, l'intérieur des beaux jardins ; – ou bien
la nourrice prenait l'enfant ; on le posait à l'ombre sous un noyer – & alors les deux
femmes débitaient, pendant des heures, d'assommantes niaiseries.
Frédéric, près d'elles, contemplait les carrés de vigne sur les pentes du terrain, avec la
touffe d'un arbre de place en place, les petits sentiers poudreux, pareils à des rubans
grisâtres, les maisons étalant dans la verdure des taches blanches & rouges ; – & qqfois,
la fumée d'une locomotive allongeait horizontalement, au pied des collines couvertes
                                             [illlis.]                                 dont le bout léger s’envolait
de feuillages, comme une gigantesque plume d'autruche, …………[illis.]………………..
Puis, ses yeux retombaient sur son fils. Il se le figurait jeune homme, il en ferait
son compagnon ; mais ce serait peut-être, un sot, un malheureux, à coup sûr !
L'illégalité de sa naissance l'opprimerait toujours. mieux aurait valu pr lui ne
                                 murmurait «pauvre enfant » le cœur gonflé d’une
pas naître ! & Frédéric sentait son coeur s’emplir d’une incompréhensible
tristesse.
Souvent, ils manquaient le dernier départ. Alors Me Dambreuse le grondait de son
inexactitude ; Il lui faisait une histoire.
Il fallait en inventer aussi pr Rosanette. Elle ne comprenait pas à quoi il employait
toutes ses soirées – & quand on envoyait chez lui, il n'y était jamais ! un jour, comme
il s'y trouvait, elles apparurent presqu’à la fois. Il fit sortir la Maréchale &
cacha Me Dambreuse, en leur disant que sa mère allait arriver.
Bientôt ces mensonges le divertirent. Souvent, il répétait à l'une le serment
qu'il venait de faire à l'autre, leur envoyait deux bouquets semblables, leur écrivait
en même temps, puis établissait, entr’elles des comparaisons. – & il y en avait une
troisième, toujours présente à sa pensée. L'impossibilité de l'avoir le justifiait de ses
perfidies. D’ailleurs, elles avivaient le plaisir, en y mettant de l'alternance – & plus
il avait trompé n'importe laquelle des deux, plus elle l'aimait, comme si leurs
amours se fussent échauffées réciproquement, – & que dans une sorte d'émulation
chacune ait voulu lui faire oublier l'autre.

438.

— « admire ma confiance ! » lui dit un jour Me Dambreuse, en dépliant un papier où
on la prévenait que Mr Moreau vivait conjugalement avec une certaine Rose
Bron « est-ce la demoiselle des courses, par hasard ? »
— « quelle absurdité » reprit-il, « laisse-moi voir ! »
La lettre, écrite en caractères romains, n'était pas signée.
                                                  avait toléré
Me Dambreuse, au début n’avait rien dit à son amant de cette maîtresse qui couvrait
leur adultère. Mais sa passion devenant plus forte, elle avait exigé une rupture
chose faite depuis longtemps, selon Frédéric. – & quand il eut fini ses protestations
elle répliqua, tout en clignant ses paupières, où brillait un regard, pareil à la
pointe d'un stylet sous de la mousseline :
— « eh bien, et l'autre ? »
— « quelle autre ? »
— « la femme du faïencier ! »
Il leva les épaules dédaigneusement. Elle n'insista pas.
Mais un mois plus tard, comme ils parlaient d'honneur, de loyauté, – & qu'il vantait
la sienne (d'une manière incidente, par précaution) elle lui dit.
          en effet
— « C'est vrai. tu es honnête. tu n'y retournes plus »
Où Frédéric, qui pensait à la Maréchale, balbutia
— « Où donc ?
— « chez Me Arnoux. »
Il la supplia de lui avouer d'où elle tenait ce renseignement. C'était par
sa couturière en second, Me Regimbart.
                                                    il
Ainsi, elle connaissait sa vie, & lui ne savait rien de la sienne ! où avait-elle
acquis, cependant, cette habileté pr les bêtises & les rendez-vous, cet aplomb devant le
                                                     Cependant
monde, son expérience de l’amour ? Il avait découvert dans son cabinet de toilette
                                                                                 était-ce le même sur
la miniature d'un monsieur à longues moustaches, le même, sans doute que lequel on
lui avait conté autrefois, une vague histoire de suicide, qui aurait eu lieu dans
les premiers temps de son mariage ? Mais il n'existait aucun moyen d'en
                                                                                             ressemblent à
savoir plus ! à quoi bon, du reste ? Les cœurs de femmes sont comme ces petits
          secrétaires
meubles à secrets, pleins de tiroirs emboîtés les uns dans les autres. on se donne
du mal, on se casse les ongles ; & on trouve, au fond, quelque fleur desséchée
des brins de poussière, ou le vide ! – Et puis, il craignait peut-être d'en
trop apprendre.

439.

Elle lui faisait refuser les invitations où elle ne pouvait se rendre avec lui, le
tenait à ses côtés, avait peur de le perdre. – & malgré cette union chaque jour
                                                                                                                     de [illis.]
plus grande, tout à coup, des abîmes se découvraient entr’eux, à propos de choses insi-
-gnifiantes, l'appréciation d'une personne, d’un livre, d'une œuvre d'art.
Elle avait une façon de jouer du piano, correcte & dure. son spiritualisme
(Me Dambrse croyait à la transmigration des âmes dans les étoiles) ne l'empêchait
                          Elle était hautaine envers ses gens
pas de tenir sa caisse admirablement. Ses yeux restaient secs devant les haillons des
pauvres. un égoïsme ingénu éclatait dans ses locutions ordinaires « qu'est-ce que cela
                                                                                                                    choses
me fait ? je serais bien bonne ! – est-ce que j'ai besoin ! » & mille petites actions
inalysables & [illis.] odieuses
          &
d’une indélicatesse blessante. Elle aurait écouté derrière les portes ; Elle devait mentir
                            Par esprit de domination
à son confesseur. Elle voulut que Frédéric l'accompagnât le dimanche, il obéit &
                                                                                                               à l’église
porta le livre.
La perte de son héritage l'avait considérablement changée. Ces marques d'un chagrin
qu'on attribuait à la mort de Mr Dambreuse la rendaient intéressante ; & comme
autrefois, elle recevait beaucoup de monde. Depuis l'insuccès électoral de Frédéric, elle
ambitionnait pr eux deux une légation en Allemagne ; Aussi la première chose à faire
        de se soumettre
était d’obéir scrupuleusement aux idées régnantes.
             désiraient
Les uns voulaient l'Empire, d'autres les d’Orléans, d'autres le duc de Chambord – mais tous
s'accordaient sur l'urgence de la Décentralisation – & plusieurs moyens étaient proposés
                                           [illis.]     une
tels que ceux-ci : [illis.] couper Paris en foule de morceaux grandes rues afin
d'y établir des villages, transférer à Versailles le siège du gouvernement, mettre à
Bourges les Écoles, supprimer les bibliothèques, confier tout aux généraux de Division
[illis.] — & on exaltait les Campagnes, l'homme illettré ayant naturellement plus de
                                                         foisonnaient        contre les
bon sens que les autres ! Les haines pullulaient : haine des instituteurs-primaires &
contre les marchands-de vin, contre les classes de philosophie, contre les cours d'histoire
contre les romans, les gilets rouges, les barbes longues, toute indépendance, toute
manifestation individuelle, car il fallait « relever le Principe d'autorité » qu'elle
s'exerçât au nom de n'importe qui, qu'elle vînt de n'importe où, pourvu
que ce fût la Force, l'Autorité. Les Conservateurs parlaient, maintenant,
comme Sénécal. Frédéric ne comprenait plus. & il retrouvait chez son autre
maîtresse les mêmes propos, débités par les mêmes hommes !
Les salons des filles (c'est de ce temps-là que date leur importance) étaient
un terrain neutre, où les réactionnaires de bords différents se rencontraient. Hussonnet
qui se livrait au dénigrement des gloires contemporaines (– bonne chose
pr la restauration de l'Ordre –) inspira l'envie à Rosanette d'avoir
                          comme un autre, ses soirées. il en ferait des comptes rendus
                                                                                             ça la poserait.

440.

et il amena d'abord un homme sérieux Fumichon – puis parurent Nonancourt,
Mr de grémonville, le sieur de Larsillois ex-préfet, & Cisy qui était maintenant
agronome, bas-breton, & plus que jamais chrétien.
Il venait, en outre, d'anciens amis ou amants de la Maréchale, tels que le baron de
                                            &
Comaing, le Cte de Jumillac, qques autres ; la liberté de leurs allures blessait Frédéric.
Afin de se poser comme le maître, il augmenta le train de la maison. Alors on
prit un groom, on changea de logement, & on eut un mobilier nouveau. D’ailleurs
ces dépenses étaient utiles pr faire paraître son mariage moins disproportionné
à sa fortune. Aussi diminuait-elle effroyablement – & Rosanette ne voyait ne
comprenait rien à tout cela !
Bourgeoise déclassée elle adorait la vie de ménage, un petit intérieur paisible ; cependant
elle était contente d'avoir « un jour » disait « ces femmes-là ! » en parlant de ses pareilles
               être
voulait devenir « une dame du monde », s'en croyait une ! Elle le pria de ne plus
                                                                       maigre
fumer dans le salon, essaya de lui faire faire [illis.] par bon genre. Elle mentait
à son rôle, enfin, car elle devenait sérieuse – & même, avant de se coucher, montrait
toujours un peu de mélancolie, comme il y a des cyprès à la porte d'un cabaret –
Il en découvrit la cause ; elle rêvait le mariage ; – Elle aussi ! Frédéric en fut
                    2                     1
exaspéré. D'ailleurs il se rappelait son apparition chez Me Arnoux – & puis il lui
gardait rancune pr sa longue résistance.
Il n'en cherchait pas moins quels avaient été ses amants. Elle les niait
tous. alors une sorte de jalousie l'envahit. Il s'irrita des cadeaux qu'elle avait
reçus, qu'elle recevait ; – & à mesure que le fond même de sa personne l'agaçait
davantage, un goût des sens âpre & bestial l'entraînait vers elle, illusions d'une
                                                       ses gestes
minute qui se résolvaient en haine. Ses paroles, sa voix, son sourire tout
vint à lui déplaire, ses regards surtout, cet œil de femme éternellement
limpide & inepte. Il s'en trouvait tellement excédé qqfois, qu'il l'aurait
                                                 quel reproche lui faire ?
vue mourir sans émotion. Mais comment se fâcher ? elle était d'une douceur
désespérante.
Deslauriers reparut, & expliqua son séjour à Nogent, en disant qu'il y marchandait
une étude d'avoué. Frédéric fut heureux de le revoir ; c'était qqu'un ; il le mit en
tiers dans leur compagnie.
L'avocat dînait chez eux, de temps à autre. – &, quand il s'élevait de petites
contestations, se déclarait toujours pr Rosanette, si bien qu'un fois, Frédéric lui dit
— « Eh ! couche avec elle, si ça t'amuse ! » tant il souhaitait un hasard qui l'en
débarrassât !

441.

Vers le milieu du mois de juin
Peu de jours après, elle reçut un commandement, où Mtre Athanase Gautherot, huissier
lui enjoignait. de solder quatre mille francs, dus à la demoiselle Clémence Vatnas, sinon
qu'il viendrait le lendemain, la saisir.
En effet, des quatre billets autrefois souscrits un seul était payé, [illis.] l'argent qu'elle
avait pu avoir depuis lors, ayant passé à d'autres besoins.
                                                                                             &
Elle courut chez Arnoux. Il habitait le faubourg St Germain ; le concierge ignorait sa
rue. Alors elle se transporta chez plusieurs amis, ne trouva personne, & rentra désespérée
                                            à Frédéric,
Car elle ne voulait rien à dire tremblant que cette nouvelle histoire ne fît du tort
à son mariage.
Le lendemain matin, Mtre Athanase Gautherot se présenta, flanqué de deux acolytes
l'un blême, à figure chafouine, l'air dévoré d'envie, l'autre portant un faux-col & des
                                                                                                                deux
sous-pieds très tendus, avec un délot de taffetas noir à l'index, – & tous ignoblement
sales, des colets gras, des manches de redingottes trop courtes.
M Leur patron, un fort bel homme, au contraire, commença par s'excuser de sa
mission pénible, tout en regardant l'appartement, « plein de jolies choses, ma parole
                                                                                                           geste
                                                                                                sur un signe
d'honneur ! » il ajouta «outre celles qu'on ne peut saisir » & sur un clin d’œil
                                                                                                         geste
les deux recors disparurent.
Alors ses compliments redoublèrent. Pouvait-on croire qu'une personne aussi charmante
n'eût pas d'ami sérieux ! une vente par autorité de justice était un véritable malheur,
on ne s'en relève jamais ; Il tâcha de l'effrayer ; puis la voyant émue, prit subitement
un ton paterne. Il connaissait le monde ! il avait eu affaire à toutes ces dames ; & en
les nommant, il examinait les cadres sur les murs. C'étaient d'anciens cadeaux du
brave Arnoux, des esquisses de Sombas, des aquarelles de Burieu, trois paysages
de Dittmer. Rosanette n'en savait pas le prix, évidemment. Mtre Gautherot
se tourna vers elle :
                    vous
— « Tenez ! pr vous montrer que je suis un bon garçon. faisons une chose : cédez-moi
ces Dittmer-là ! & je paye tout ! – Est-ce convenu ? »
À ce moment, Frédéric, que Delphine avait instruit dans l'antichambre
et qui venait de voir les deux praticiens, entra le chapeau sur la tête, d'un air
brutal. Mtre Gautherot reprit sa dignité, – & comme la porte était restée ouverte
— « allons messieurs, écrivez. Dans la seconde pièce nous disons : une table de chêne avec ses
rallonges, deux buffets... »
Frédéric l'arrêta, demandant s'il n'y avait pas qque moyen d'empêcher la saisie
— « Oh ! parfaitement ! qui a payé les meubles ?
— Moi ! »

442.

— « Eh bien, formez une revendication. c'est toujours du temps que vous aurez devant vous »
Mtre Gautherot acheva vivement ses écritures – & dans le même procès-verbal assigna
en référé Mlle Bron, puis se retira.
Frédéric ne fit pas un reproche. Il contemplait, sur le tapis, les traces de boue laissées par
les chaussures des praticiens, & se parlant à lui-même
— « Il va falloir chercher de l'argent ! »
— Ah ! mon Dieu que je suis bête ! » dit la Maréchale.
Elle fouilla dans un tiroir, prit une lettre & s'en alla vivement à la Société
d'éclairage du Languedoc, afin d'obtenir le transfert de ses actions.
Elle revint une heure après. Les titres étaient vendus à un autre ! & le commis lui
avait répondu en examinant son papier, la promesse écrite par Arnoux : « Cet acte
ne vous constitue nullement propriétaire. Il n’y a de transfert régulier que celui qui se
trouvait inscrit sur nos registres. La compagnie ne connaît pas cela » bref, il l'avait congédiée
                                          à l’instant
elle en suffoquait, et Frédéric devait se rendre à l'instant chez Arnoux pour éclaircir
                                                                                      même
la chose.
Mais Arnoux croirait, peut-être, qu'il venait pr recouvrer indirectement les qinze
                                                                                                         [………illlis……….]
mille francs de son hypothèque perdue ? & puis, cette réclamation adressée à l’ancien
                                                                                                      à un homme qui avait
                                                                                                                                 été
amant de sa maîtresse lui semblait une turpitude.
Enfin choisissant un moyen terme, il alla prendre à l'hôtel Dambreuse l'adresse de
Me Regimbart, envoya chez elle un commissionnaire, & connut ainsi le café que
hantait maintenant le Citoyen.
C'était un petit café sur la Place de la Bastille – où il se tenait toute la journée, dans
le coin de droite, au fond, taciturne ne bougeant plus que s'il avait [illis.] fait partie
de l'immeuble. Après avoir passé, successivement, par la demi-tasse, le grog, le bischop
le vin-chaud & même l'eau rougie il était revenu à la bière – & de demi-heure en demi-
heure laissait tomber de ses lèvres ce mot « boch ! » ayant réduit son langage
à l'indispensable.
Frédéric lui demanda s'il voyait qqfois Arnoux
— « non !
— « tiens, prquoi ? »
— « un imbécille ! »
La politique, peut-être les séparait, & Frédéric crut bien faire
que de s'informer de Compain
— « quelle brute ! » dit Regimbart
— « à cause ?
— « Sa tête de veau ! »

443.

— « Ah ! apprenez-moi ce que c'est que la tête de veau ! »
Regimbart eut un sourire de pitié.
— « Des bêtises !
Frédéric, après un long silence, reprit
— « Il a donc changé de logement ? »
— « qui cela? »
— « Arnoux ! »
— « Oui ! rue de Fleurus ! »
— « quel numéro ? »
— « est-ce que je fréquente les Jésuites ? »
— « Comment, jésuites ? »
Le citoyen répondit furieux
— Avec l'argent d'un patriote que je lui ai fait connaître, ce cochon-là s'est établi marchand
de chapelets !
— Pas possible
— allez-y voir !
                                                             une
Rien de plus vrai. Arnoux, affaibli par deux attaques avait tourné à la
Religion – (d'ailleurs il avait toujours eu un fond de religion) & avec l'alliage de
  mercantilisme & d’ingénuité
charlatanisme & de bonne foi, qui lui était qui lui était naturel pr faire tout
                                                                                                                          religieux
ensemble son salut & sa fortune, il s'était mis dans le commerce des objets de piété
Frédéric n'eut pas de mal à découvrir son établissement, dont l'enseigne portait
« Aux arts-gothiques. – restauration du culte – ornements d'église – sculpture polychrome –
Encens des rois mages – etc »
Aux deux coins de la vitrine, s'élevaient deux statues en bois, bariolées d'or, de cinabre &
d'azur : un St jean-Baptiste avec sa peau de mouton, & une Ste geneviève, des roses dans
son tablier & une quenouille sous son bras ; puis des groupes en plâtre, une Bonne
-Sœur instruisant une petite fille, une mère à genoux près d'une couchette, trois
collégiens devant la Sainte-table. Le plus joli était une manière de chalet, figurant
l'intérieur de la crèche avec l'âne le bœuf & l'enfant Jésus étalé sur de la paille,
                                                                                                   médailles à la
de la vraie paille. Du haut en bas des étagères, on voyait des médailles par
douzaine
centaines des chapelets de toute espèce, des bénitiers en forme de coquille
et les portraits des gloires ecclésiastiques, parmi lesquelles brillaient Monseigneur
Affre & Notre Saint-Père, tous deux souriant.

444.

Arnoux, à son comptoir, sommeillait la tête basse. – Il était prodigieusement vieilli, avait
même autour des tempes une couronne de boutons – & le reflet des croix d'or frappées par
                                                                              roses
le soleil tombait dessus.
Frédéric, devant cette décadence, fut pris de tristesse. Par dévouement pr la Mle cependant, il se
          cependant              mais
résigna & il s'avançait ; quand au fond de la boutique, Me Arnoux parut. Alors il tourna
les talons.
— « Je ne l'ai pas trouvé » dit-il en rentrant. & il eut beau reprendre qu'il allait écrire tout de
suite à son notaire du Havre pr avoir de l'argent, Rosanette s'emporta. Il aurait dû, quand
même découvrir Arnoux. Sa conduite n’avait pas d’excuse. On n'avait jamais vu un homme
si faible, si mollasse ! Pendant qu'elle endurait mille privations, les autres se gobergeaient
Frédéric songeait à la pauvre Me Arnoux, se figurant la médiocrité navrante de son
intérieur. | Il s'était mis au secrétaire, & comme m la voix aigre de Rosanette continuait
— « Ah ! au nom du ciel, tais-toi ! »
— « Vas-tu les défendre, par hasard ? »
— « Eh bien, oui ! » s'écria-t-il. « car d'où vient cet acharnement ? »
— « Mais toi, pourquoi ne veux-tu pas qu'ils payent ? c'est dans la peur d'affliger ton ancienne,
« avoue-le ! »
Il eut envie de l'assommer avec la pendule – Les paroles lui manquèrent. Il se tut.
Rosanette, tout en marchant dans la chambre, ajouta
                                                                                                           & en pinçant les lèvres
— « Mais, je vais lui flanquer un procès, à ton Arnoux. Oh ! je n'ai pas besoin de toi ! Je
consulterai »
Trois jours après, Delphine entra brusquement
— « Madame, Madame, il y a là, un homme avec un pot de colle qui me fait peur
                                                                                                    couturée
Rosanette passa dans la cuisine ; – & vit un chenapan, la face criblée de petite vérole
paralytique d'un bras, aux trois quarts ivre & bredouillant
                                                     car
C'était l'afficheur de Mtre Gautherot ; l'opposition à la saisie ayant été repoussée
               de soi même
la vente, naturellement, s'ensuivait.
Pour sa peine d'avoir monté l'escalier, il réclama d'abord un petit-verre – puis
il implora une autre faveur, à savoir des billets de spectacle, croyant que Madame
était une actrice. Il fut ensuite plusieurs minutes à faire des torsions de la bouche
                                                                                                                      quarante
et des clignements d'yeux incompréhensibles, enfin il déclara que moyennant [illis.]
sols, il déchirerait les coins de l'affiche déjà posée en bas, contre la porte. Rosanette
s'y trouvait désignée par son nom, – rigueur exceptionnelle qui marquait
toute la haine de la Vatnas.

445.

Cependant, Elle avait été sensible autrefois, & même dans une peine de cœur avait écrit à
                                                                                            endurcie par toutes les    de son
Béranger pour en obtenir un conseil. Mais elle s'était aigrie sous les bourrasques de
l'existence, ayant, tour à tour, donné des leçons de piano, présidé une table d'hôte,
collaboré à des journaux de modes, sous-loué des appartements, fait le trafic des dentelles
dans le monde des femmes légères – où ses relations lui permirent d'obliger beaucoup de
personnes, Arnoux entr’autres. Elle avait travaillé auparavant, dans une maison de
commerce.
Comme Elle y soldait les ouvrières, & il y avait pr chacune d'elles deux livres, dont l'un
restait toujours entre ses mains. Dussardier, qui tenait par obligeance, celui d'une
nommée Hortense Baslin, se présenta, un jour à la caisse, au moment où Mlle Vatnas
                                                                           que lui paya
y apportait le compte de cette fille 1682 francs, que le caissier lui paya – or
la veille même, Dussardier n'en avait inscrit que 1082 sur le livre de la Baslin.
     lui
Il le redemanda sous un [illis.] prétexte, puis voulant ensevelir cette histoire de vol
lui conta qu'il l'avait perdu. L'ouvrière redit naïvement son mensonge à Mlle Vatnas
                         d’un air indifférent    en parler
celle-ci, pr en avoir le cœur net, vint au brave commis d’un air indifférent. Il se
contenta de répondre. « Je l'ai brûlé, Mademoiselle » ce fut tout. Elle quitta la maison
peu de temps après, sans croire à l'anéantissement du livre & s'imaginant que
Dussardier le gardait.
À la nouvelle de sa blessure, elle était accourue chez lui dans l'intention de le reprendre ;
puis n'ayant rien découvert, malgré les perquisitions les plus fines, elle avait été
saisie de respect, & bientôt [illis.] d'amour, pr ce garçon si loyal, si doux, si
héroïque & si fort ! une pareille bonne fortune, à son âge était, inespérée. Elle
     se jeta dessus
s’y cramponna avec un appétit d'ogresse – & elle en avait abandonné la
littérature, le socialisme, « les doctrines consolantes & les utopies généreuses, » le cours
qu'elle professait aux Batignolles sur la Désubalternisation de la Femme
                                                      offrit
tout, Delmar lui-même ; enfin, elle proposa à Dussardier de s'unir par
un mariage.
Bien qu'elle fût sa maîtresse, il n'en était nullement amoureux. La laideur de
cette femme ne pouvait plaire qu’à des hommes dépravés. D'ailleurs
il n'avait pas oublié son vol. Puis elle était trop riche. Il la refusa.
Alors elle lui dit, en pleurant, les rêves qu'elle avait faits. C'était
 d’avoir
d'établir à eux deux, un magasin de confection. Elle possédait les
                capitaux
premiers fonds, indispensables qui s'augmenterait de quatre mille francs
la semaine prochaine ; & elle narra ses poursuites contre la Maréchale

446.

Dussardier en fut chagrin, à cause de son ami. Il se rappelait le porte-cigarres
offert au corps de garde, les soirs du quai Napoléon, tant de bonnes causeries
de livres prêtés, les mille complaisances de Frédéric. Il pria la Vatnas de
se désister.
                                                                                                  une exécration
Elle le railla de sa bonhommie, en manifestant contre Rosanette une haine
incompréhensible ; elle ne souhaitait même la fortune que pr l'écraser,
plutard avec son carrosse. Ces abîmes de noirceur effrayèrent Dussardier
et quand il sut positivement le jour de la vente, il sortit.
Dès le lendemain matin, il entrait chez Frédéric avec une contenance
embarrassée.
— « J'ai des excuses à vous faire !
— « de quoi donc ? »
— « Vous devez me prendre pr un ingrat, moi dont elle est... » il balbutiait
« mais je ne la verrai plus, je ne serai pas son complice » & l'autre
le regardant tout surpris – « est-ce qu'on va pas, dans trois jours
vendre les meubles de votre maîtresse ? »
— « qui vous a dit cela ?
— « elle-même, la Vatnas ! mais j'ai peur de vous offenser ! »
— « impossible ! cher ami ! »
— « Ah ! c'est vrai, vous êtes si bon » & il lui tendit d'une manière discrète
un petit portefeuille en basane. C'était quatre mille francs, toutes ses
économies
— « Comment ! Ah ! non ! non !...
— « Je savais bien que je vous blesserais » répliqua Dussardier, avec une
larme au bord des yeux.
Frédéric lui serra la main ; & le brave garçon reprit d'une voix
dolente.
— « Acceptez-les ! faites-moi ce plaisir-là ! Je suis tellement désespéré !
est-ce que tout n'est pas fini, d'ailleurs ? — J'avais cru, quand la
Révolution est arrivée qu'on serait heureux. Vous rappelez-vous

447.

Comme c'était beau ! comme on respirait bien ! Mais nous voilà retombés
pire que jamais ! » & fixant ses yeux par terre « maintenant, ils tuent
notre République, comme ils ont tué l'autre, la Romaine ! & la pauvre
Venise, la pauvre Pologne, la pauvre Hongrie ! quelles abominations !
D'abord on a abattu les arbres de la Liberté, puis restreint le droit de
suffrage, fermé les clubs, rétabli la censure & livré l'enseignement aux prêtres
en attendant l'Inquisition ! Pourquoi pas ? Des conservateurs nous souhaitent
bien les Cosaques ! on condamne les journaux quand ils parlent contre la peine
de mort, Paris regorge de bayonnettes, seize départements sont en état de
siège. & l'amnistie qui est encore une fois repoussée ! » Il se prit le front
à deux mains, puis écartant les bras, comme dans une grande détresse
« Si on tâchait cependant, si on était de bonne foi, on pourrait s'entendre !
Mais non ! les ouvriers ne valent pas mieux que les bourgeois, voyez-vous !
à Elbeuf, dernièrement, ils ont refusé leur secours dans un incendie. Des
misérables traitent Barbès d'aristocrate ! Pour qu'on se moque du Peuple, ils
veulent nommer à la Présidence, Nadaud, un maçon, je vous demande
un peu ! & il n'y a pas de moyen ! pas de remède ! Tout le monde
                            moi
est contre nous ! – [illis.] je n'ai jamais fait de mal, je vous assure
et pourtant, c'est comme un poids qui me pèse sur l'estomac. J'en
deviendrai fou, si ça continue ! j'ai envie de me faire tuer ! Je vous dis
que je n'ai pas besoin de mon argent ! Vous me le pr rendrez
parbleu ! je vous le prête ! »
Frédéric, que la nécessité contraignait, finit par prendre ses quatre mille
francs. Ainsi du côté de la Vatnas, ils n'avaient plus d'inquiétude.
Mais Rosanette perdit bientôt son procès contre Arnoux – &, par entête-
-ment, voulait en appeler.
Deslauriers s'exténuait à lui faire comprendre que la promesse d'Arnoux ne
constituait ni une donation, ni une cession régulière ; elle n'écoutait même
pas, trouvait la loi injuste ; c'est parce qu'elle était une femme, Les
hommes se soutenaient entr’eux ; À la fin, cependant, elle suivit ses
conseils.
Il se gênait si peu dans la maison, que, plusieurs fois, il amena Sénécal
y dîner. Ce sans-façon déplut à Frédéric qui lui avançait de l'argent
le faisait même habiller par son tailleur – & l'avocat donnait ses
vieilles redingottes au socialiste, dont les moyens d'existence
étaient inconnus.

448.

                                                                           un jour qu’elle lui montrait
Il aurait voulu servir Rosanette, cependant. – & comme elle lui montrait, douze actions
                                                                               un jour
de la Compagnie du Caolin – cette entreprise qui avait fait condamner Arnoux
à trente mille francs, il lui dit :
— « Mais c'est véreux ! c'est superbe ! » Elle avait le droit de l'assigner pour le
remboursement de ses créances. Elle prouverait, d'abord, qu'il était tenu solidairement
à payer tout le passif de la Compagnie, puis qu'il avait déclaré comme dettes
collectives des dettes personnelles, enfin qu'il avait diverti plusieurs effets
appartenant à la Société. « Tout cela le rend coupable de banqueroute frauduleuse
article 586 & 587 du Code de Commerce. – & nous l'emballerons, soyez-en sûre
ma mignonne. »
Rosanette lui sauta au cou.
Il la recommanda, le lendemain, à son ancien patron – ne pouvant s'occuper
lui-même, du procès ; car il avait besoin à Nogent. Sénécal lui écrirait, en
cas d'urgence.
Ses négociations pr l'achat d'une étude étaient un prétexte. Il passait son
temps chez Mr Roque, où il avait commencé non seulement par faire
                                                            ..[illis.].
l'éloge de leur ami, mais par l'imiter d'allures & de langage autant que
possible, ce qui lui avait obtenu la confiance de Louise, tandis qu'il gagnait
celle de son père, en se déchaînant contre Ledru-Rollin.
Si Frédéric ne revenait pas, c'est qu'il fréquentait le grand monde ;
et peu à peu, Deslauriers leur apprit qu'il aimait qqu'un, qu'il
avait un enfant, qu'il entretenait une créature.
                                                       &
Le désespoir de Louise fut immense, l'indignation de Me Moreau non moins
grande. Elle voyait son fils tourbillonnant vers le fond d'un gouffre
vague, – était blessée dans sa religion des convenances, & même en
éprouvait comme un déshonneur personnel ; – quand, tout à coup, sa
  physionomie                                                           Frédéric
figure changea. – Aux questions qu'on lui faisait sur [illis.]
elle répondait, d'un air narquois, – [illis.] « Il va bien, très bien »
Elle savait son mariage avec Me Dambreuse.
L'époque en était fixée – & même il cherchait comment faire
                                                          passer la chose à Rosanette.

449.

                     de l’automne                                                  actions
Vers le milieu d’octobre, elle gagna son procès relatif aux mines de caolin
Frédéric l'apprit, en rencontrant à sa porte Sénécal qui sortait de
l'audience.
On avait reconnu Mr Arnoux complice de toutes les fraudes ; & l'ex-répétiteur
avait un tel air de s'en réjouir que ..[illis.].. Frédéric l'empêcha d'aller plus
          assurant
loin, en lui disant qu'il se chargeait de sa commission près de Rosanette
                     physionomie
Il entra chez elle, figure irritée
                         la figure
— « Eh bien, te voilà contente ! »
                                                                                                lui
Mais sans remarquer ces paroles – « regarde-donc ! » & elle montra son
                                                                feu
enfant couché dans un berceau, près du [illis.].
Elle l'avait trouvé si mal, le matin, chez sa nourrice, qu'elle l'avait ramené
à Paris.
Tous ses membres étaient amaigris extraordinairement. & ses lèvres couvertes de
points blancs, qui faisaient dans l'intérieur de sa bouche comme des caillots
de lait.
— « qu'a dit le médecin ? »
— « ah ! le médecin ! il prétend que le voyage a augmenté son... je ne sais plus
un nom en ite... enfin qu'il a le muguet, – connais-tu cela ? »
Frédéric n'hésita pas à répondre « certainement » ajoutant que
ce n'était rien.
Mais dans la soirée, il fut effrayé par l'aspect débile de l'enfant
et le progrès de ces taches blanchâtres, pareilles à de la moisissure,
– comme si la vie abandonnant déjà ce pauvre petit corps, n'eût
laissé qu'une matière où la végétation poussait. Ses mains
étaient froides ; Il ne pouvait plus boire, maintenant ; & la nourrice
un autre, que le concierge avait été prendre au hasard dans
un bureau, répétait « il me paraît bien bas ! bien bas ! »
                  fut
Rosanette resta debout toute la nuit.
au petit jour
   vers
Le matin, elle alla trouver Frédéric
— « viens donc voir ! Il ne remue plus. »
En effet, il était mort.

450.

Elle le prit, le secoua, l'étreignait en l'appelant les noms les plus doux, le
couvrait de baisers & de sanglots, tournait sur elle-même toute éperdue,
s'arrachait les cheveux poussait des cris – & elle se laissa tomber au bord
du divan, où elle restait la tête basse & la bouche ouverte, avec un
flot de larmes, coulant de ses yeux fixes. – Puis une torpeur la gagna –
et tout redevint tranquille dans l'appartement – Des meubles étaient
               Deux ou trois
                                serviettes                                                  veilleuse
renversés. Les langes six traînaient. six heures sonnèrent. la pendule s'éteignit.
Frédéric en regardant tout cela, croyait presque rêver. son cœur
se serrait d'angoisse. Il lui semblait que cette mort n'était qu'un commen-
-cement, & qu'il y avait par derrière, un malheur plus considérable, prêt à
survenir.
Tout à coup, Rosanette dit d'une voix tendre
— « nous le conserverons, n'est-ce pas ? »
Elle désirait le faire embaumer.
Mais bien des raisons s'y opposaient. La meilleure, selon
Frédéric, c'est que la chose était impraticable sur des enfants si jeunes
Un bon portrait valait mieux.
Elle adopta cette idée. Il écrivit un mot à Pellerin & Delphine
courut le porter.
Pellerin arriva promptement, – voulant effacer par ce zèle, tout souvenir
de sa conduite.
Il dit d'abord « Pauvre petit ange ! Ah ! mon dieu quel
                 Mais
malheur ! » & peu à peu, l'artiste en lui l'emportant, il déclara
qu'on ne pouvait rien faire avec ces yeux bistrés, ces lèvres
             cette       …………...[illis.]………….....
noires, cette face livide, que c'était une véritable
nature morte, qu'il faudrait beaucoup de talent, enfin en
                                                 [illis.]
termes d’atelier, il débine ce modèle & il murmurait
                                                  Il
— « Oh ! pas commode, pas commode ! »

451.

— « Pourvu que ce soit ressemblant » objecta Rosanette.
— « Eh ! je me moque de la ressemblance, ! à bas le réalisme ! c'est l'esprit qu'on
                                                                                    que ça
peint. laissez-moi ! Je me vais tâcher de me figurer ce qu’il devait être ! »
Il réfléchit le front dans la main gauche, le coude dans la droite, puis
tout à coup – « ah ! une idée ! un pastel ! avec des demi-teintes colorées
passées presque à plat, on peut faire un beau modelé, sur les bords
seulement »
Il envoya la femme de chambre chercher sa boîte – puis ayant une
chaise sous les pieds & une autre près de lui, il commença à jeter
de gds traits, aussi calme que s'il eût travaillé d'après la bosse –
Il vantait les petits Sts Jean de Corrège, l'infante rose de Velasquez
les chairs lactées de Reynolds, la distinction de Lawrence, & surtout
l'enfant aux longs cheveux qui est sur les genoux de lady Glower. — « D'ailleurs
peut-on trouver rien de plus charmant que ces crapauds-là ! Le type du
sublime (Raphaël l'a prouvé par ses madones) c'est peut-être une
mère avec son enfant ».
Rosanette qui suffoquait sortit, & Pellerin dit aussitôt.
— « Eh bien, Arnoux ? vous savez ce qui arrive ? »
— « non ! quoi ?
— « ça devait finir comme ça, du reste ! »
— « qu'est-ce donc ? »
— « il est peut-être maintenant... pardon ! » L'artiste se leva pr
exhausser la tête du petit cadavre.
— « vous disiez ? » reprit Frédéric
et Pellerin, tout en clignant pr mieux prendre ses mesures
— « Je disais que notre ami Arnoux est peut-être, maintenant, coffré ?
puis d'un ton satisfait. « regardez un peu ! est-ce ça ? »
— « Oui ! très bien ! mais Arnoux ? »
Pellerin déposa son crayon.
— « D'après ce que j'ai pu comprendre, il se trouve poursuivi par un
certain Mignot, un intime de Regimbart – une bonne tête, celui-là,
hein ? quel idiot ! figurez-vous qu'un jour »

452.

— « Eh ! il ne s'agit pas de Regimbart ! »
— « c'est vrai. Eh bien, Arnoux hier au soir, devait trouver douze mille francs, sinon
il était perdu. »
— « Oh c'est peut-être exagéré » dit Frédéric.
— « Pas le moins du monde ! ça m'avait l'air grave ! très grave ! »
Rosanette, à ce moment, reparut, – avec des rougeurs sous les paupières,
ardentes comme des plaques de fard. – Elle se mit près du carton & regarda.
Pellerin fit signe qu'il se taisait à cause d'elle
Mais Frédéric, sans y prendre garde
— « Cependant je ne peux pas croire...
— « Je vous répète que je l'ai rencontré hie » dit l'artiste « à sept heures du soir
rue Jacob. Il avait même son passe-port, par précaution – & il parlait
de s'embarquer au Hâvre, lui & toute sa smala. »
— « Comment ! avec sa femme ! »
— « Sans doute ! Il est trop bon père de famille pr vivre tout seul. »
— « et vous en êtes sûr ?... »
— « Parbleu ! où voulez-vous qu'il ait trouvé douze mille francs ? »
Frédéric fit deux ou trois tours dans la chambre. Il haletait
se mordait les lèvres, puis saisit son chapeau
— « où vas-tu donc ? » dit Rosanette.
Il ne répondit pas & disparut

__________________