Accueil Extraits Analyses Texte intégral
L'Éducation sentimentale
Jacques Arnoux et Frédéric

L'initiateur – Le conseiller
La manière dont il utilise Frédéric pour ses intérêts personnels
 

     
Extraits de l’œuvre Édition Chapitre
La présence de Frédéric ne le dérangea pas. Il se tourna vers lui plusieurs fois, en l’interpellant par des clins d’œil ; ensuite il offrit des cigares à tous ceux qui l’entouraient. 38 I, 1
Frédéric le suivit.
La conversation roula d’abord sur les différentes espèces de tabacs, puis, tout naturellement, sur les femmes. Le monsieur en bottes rouges donna des conseils au jeune homme ; il exposait des théories, narrait des anecdotes, se citait lui-même en exemple, débitant tout cela d’un ton paterne, avec une ingénuité de corruption divertissante.
38-39 I, 1
Il était républicain ; il avait voyagé, il connaissait l’intérieur des théâtres, des restaurants, des journaux, et tous les artistes célèbres, qu’il appelait familièrement par leurs prénoms ; Frédéric lui confia bientôt ses projets ; il les encouragea. 39 I, 1
Frédéric éprouvait un certain respect pour lui, et ne résista pas à l’envie de savoir son nom. L’inconnu répondit tout d’une haleine :
    — Jacques Arnoux propriétaire de l’Art industriel, boulevard Montmartre.
39 I, 1
Arnoux se plaignait de la cuisine ; il se récria considérablement devant l’addition, et il la fit réduire. Puis il emmena le jeune homme à l’avant du bateau pour boire des grogs. 42 I, 1
Enfin ils arrivèrent boulevard Montmartre. Frédéric traversa la boutique, monta l’escalier. Arnoux le reconnut dans la glace placée devant son bureau ; et, tout en continuant à écrire, lui tendit la main par-dessus l’épaule. 68 I, 4
— Cela va toujours bien ? fit-il en se tournant vers Frédéric.
    Et, sans attendre sa réponse, il demanda bas à Hussonnet :
    — Comment l’appelez-vous, votre ami ?
    Puis tout haut :
    — Prenez donc un cigare, sur le cartonnier, dans la boîte.
69 I, 4
Une fois, pour vexer un confrère qui inaugurait un autre journal de peinture par un grand festin, il pria Frédéric d’écrire sous ses yeux, un peu avant l’heure du rendez-vous, des billets où l’on désinvitait les convives.
    — Cela n’attaque pas l’honneur, vous comprenez ?
    Et le jeune homme n’osa lui refuser ce service.
75 I, 4
Le lendemain, en entrant avec Hussonnet dans son bureau, Frédéric vit par la porte (celle qui s’ouvrait sur l’escalier) le bas d’une robe disparaître.
    — Mille excuses ! dit Hussonnet. Si j’avais cru qu’il y eût des femmes…
    — Oh ! pour celle-là c’est la mienne, reprit Arnoux. Elle montait me faire une petite visite en passant.
    — Comment ? dit Frédéric.
    — Mais oui ! elle s’en retourne chez elle, à la maison.
    Le charme des choses ambiantes se retira tout à coup. Ce qu’il y sentait confusément épandu venait de s’évanouir, ou plutôt n’y avait jamais été. Il éprouvait une surprise infinie et comme la douleur d’une trahison.
    Arnoux, en fouillant dans son tiroir, souriait. Se moquait-il de lui ?
75 I, 4
Il maniait les spécimens étalés, en discutait la forme, la couleur, la bordure ; et Frédéric se sentait de plus en plus irrité par son air de méditation, et surtout par ses mains qui se promenaient sur les affiches, de grosses mains, un peu molles, à ongles plats. Enfin Arnoux se leva, et, en disant : « C’est fait ! » il lui passa la main sous le menton, familièrement. Cette privauté déplut à Frédéric, il se recula ; puis il franchit le seuil du bureau, pour la dernière fois de son existence, croyait-il. Mme Arnoux, elle-même, se trouvait comme diminuée par la vulgarité de son mari. 77 I, 4
et, le jeudi matin, il s’habillait pour aller au-devant de Deslauriers quand un coup de sonnette retentit à sa porte. Arnoux entra.
    « Un mot, seulement ! Hier, on m’a envoyé de Genève une belle truite ; nous comptons sur vous, tantôt, à sept heures juste… C’est rue de Choiseul, 24 bis. N’oubliez pas !
   Frédéric fut obligé de s’asseoir. Ses genoux chancelaient. Il se répétait : « Enfin ! enfin ! »
77-78 I, 4
Frédéric s’arrêta plusieurs fois dans l’escalier, tant son cœur battait fort. Un de ses gants trop juste éclata ; et, tandis qu’il enfonçait la déchirure sous la manchette de sa chemise, Arnoux, qui montait par derrière, le saisit au bras et le fit entrer. 79 I, 4
Mais il ne manquait pas, pour qu’on l’invitât aux dîners du jeudi, de se présenter à l’Art industriel, chaque mercredi, régulièrement ; et il y restait après tous les autres, plus longtemps que Regimbart, jusqu’à la dernière minute, en feignant de regarder une gravure, de parcourir un journal. Enfin Arnoux lui disait : « Êtes-vous libre, demain soir ? » Il acceptait avant que la phrase fût achevée. Arnoux semblait le prendre en affection. Il lui montra l’art de reconnaître les vins, à brûler le punch, à faire des salmis de bécasses ; Frédéric suivait docilement ses conseils, aimant tout ce qui dépendait de Mme Arnoux, ses meubles, ses domestiques, sa maison, sa rue. 89 I, 5
Enfin, il tournait les talons quand il se ravisa. Cette fois, il donna un petit coup léger. La porte s’ouvrit ; et, sur le seuil, les cheveux ébouriffés, la face cramoisie et l’air maussade, Arnoux lui-même parut.
    — Tiens ! Qui diable vous amène ? Entrez !
    Il l’introduisit, non dans le boudoir ou dans sa chambre, mais dans la salle à manger, où l’on voyait sur la table une bouteille de vin de Champagne avec deux verres ; et, d’un ton brusque :
    — Vous avez quelque chose à me demander, cher ami ?
    — Non ! rien ! rien ! balbutia le jeune homme, cherchant un prétexte à sa visite.
    Enfin, il dit qu’il était venu savoir de ses nouvelles, car il le croyait en Allemagne, sur le rapport d’Hussonnet.
    — Nullement ! reprit Arnoux. Quelle linotte que ce garçon-là, pour entendre tout de travers !
97 I, 5
 Afin de dissimuler son trouble, Frédéric marchait de droite et de gauche, dans la salle. En heurtant le pied d’une chaise, il fit tomber une ombrelle posée dessus ; le manche d’ivoire se brisa.
   — Mon Dieu ! s’écria-t-il, comme je suis chagrin d’avoir brisé l’ombrelle de Mme Arnoux.
    À ce mot, le marchand releva la tête, et eut un singulier sourire.
97 I, 5
Il allait tous les jours à l’Art industriel ; et pour savoir quand reviendrait Mme Arnoux, il s’informait de sa mère très longuement. La réponse d’Arnoux ne variait pas : « le mieux se continuait », sa femme, avec la petite, serait de retour la semaine prochaine. Plus elle tardait à revenir, plus Frédéric témoignait d’inquiétude, si bien qu’Arnoux, attendri par tant d’affection, l’emmena cinq ou six fois dîner au restaurant.
Frédéric, dans ces longs tête-à-tête, reconnut que le marchand de peinture n’était pas fort spirituel.
99 I, 5
Quand donc la reverrait-il ? Frédéric se désespérait. Mais, un soir, vers la fin de novembre, Arnoux lui dit :
    — Ma femme est revenue hier, vous savez !
    Le lendemain, à cinq heures, il entrait chez elle.
    Il débuta par des félicitations, à propos de sa mère, dont la maladie avait été si grave.
    — Mais non ! Qui vous l’a dit ?
    — Arnoux !
    Elle fit un « ah » léger, puis ajouta qu’elle avait eu d’abord, des craintes sérieuses, maintenant disparues.
100 I, 5
    Elle pria Dussardier de la reconduire jusqu’à sa porte.
    Arnoux les regarda s’éloigner, puis, se tournant vers Frédéric :
    — Vous plairait-elle, la Vatnaz ? Au reste, vous n’êtes pas franc là-dessus ? Je crois que vous cachez vos amours ?
    Frédéric, devenu blême, jura qu’il ne cachait rien.
    — C’est qu’on ne vous connaît pas de maîtresse, reprit Arnoux.
    Frédéric eut envie de citer un nom, au hasard. Mais l’histoire pouvait lui être racontée. Il répondit qu’effectivement, il n’avait pas de maîtresse.
    Le marchand l’en blâma.
    — Ce soir, l’occasion était bonne ! Pourquoi n’avez-vous pas fait comme les autres, qui s’en vont tous avec une femme ?
    — Eh bien, et vous ? dit Frédéric, impatienté d’une telle persistance.
    — Ah ! moi ! mon petit c’est différent ! Je m’en retourne auprès de la mienne !
    Il appela un cabriolet, et disparut.
107-108 I, 5
Frédéric attendit après les autres, pour offrir le sien.
    Elle l’en remercia beaucoup. Alors, il dit :
    — Mais… c’est presque une dette ! J’ai été si fâché.
    — De quoi donc ? reprit-elle. Je ne comprends pas !
    — À table ! fit Arnoux, en le saisissant par le bras.
    Puis, dans l’oreille :
    — Vous n’êtes guère malin, vous !
113-114 I, 5
Puis, la conversation ayant repris sur la peinture, on parla d’un Ruysdaël, dont Arnoux espérait des sommes considérables, et Pellerin lui demanda s’il était vrai que le fameux Saül Mathias, de Londres, fût venu, le mois passé, lui en offrir vingt-trois mille francs.
    — Rien de plus vrai !
    Et, se tournant vers Frédéric :
    — C’est même le monsieur que je promenais l’autre jour à l’Alhambra, bien malgré moi, je vous assure, car ces Anglais ne sont pas drôles !
Frédéric, soupçonnant dans la lettre de Mlle Vatnaz quelque histoire de femme, avait admiré l’aisance du sieur Arnoux à trouver un moyen honnête de déguerpir ; mais son nouveau mensonge, absolument inutile, lui fit écarquiller les yeux.
114 I, 5
 Frédéric alla de l’estaminet chez Arnoux, comme soulevé par un vent tiède et avec l’aisance extraordinaire que l’on éprouve dans les songes.
    Il se trouva bientôt à un second étage, devant une porte dont la sonnette retentissait ; une servante parut ; une seconde porte s’ouvrit ; Mme Arnoux était assise près du feu. Arnoux fit un bond et l’embrassa. Elle avait sur ses genoux un petit garçon de trois ans, à peu près ; sa fille, grande comme elle maintenant, se tenait debout, de l’autre côté de la cheminée.
    — Permettez-moi de vous présenter ce monsieur-là, dit Arnoux, en prenant son fils par les aisselles.
    Et il s’amusa quelques minutes à le faire sauter en l’air, très haut, pour le recevoir au bout de ses bras.
    — Tu vas le tuer ! ah ! mon Dieu ! finis donc ! s’écriait Mme Arnoux.
    Mais Arnoux, jurant qu’il n’y avait pas de danger, continuait, et même zézéyait des caresses en patois marseillais, son langage natal.
    — Ah ! brave pichoûn, mon poulit rossignolet !!
139-140 II, 1
 Puis il demanda à Frédéric pourquoi il avait été si longtemps sans leur écrire, ce qu’il avait pu faire là-bas, ce qui le ramenait.
    — Moi, à présent, cher ami, je suis marchand de faïences. Mais causons de vous !
140 II, 1
Mais Arnoux, poursuivant ses cordialités, lui reprocha de n’être pas venu dîner avec eux, à l’improviste ; et il expliqua pourquoi il avait changé d’industrie.
    — Que voulez-vous faire dans une époque de décadence comme la nôtre ? La grande peinture est passée de mode ! D’ailleurs, on peut mettre de l’art partout. Vous savez, moi, j’aime le Beau ! il faudra, un de ces jours, que je vous mène à ma fabrique.
    Et il voulut lui montrer, immédiatement, quelques-uns de ses produits dans son magasin, à l’entresol.
    Les plats, les soupières, les assiettes et les cuvettes encombraient le plancher. Contre les murs étaient dressés de larges carreaux de pavage pour salles de bain et cabinets de toilette, avec sujets mythologiques dans le style de la Renaissance, tandis qu’au milieu une double étagère, montant jusqu’au plafond, supportait des vases à contenir la glace, des pots à fleurs, des candélabres, de petites jardinières et de grandes statuettes polychromes figurant un nègre ou une bergère pompadour. Les démonstrations d’Arnoux ennuyaient Frédéric, qui avait froid et faim.
140-141 II, 1
Arnoux héla un fiacre.
    — Palais-Royal ! galerie Montpensier, 7.
    Et, se laissant tomber sur les coussins :
    — Ah ! comme je suis las, mon cher ! j’en crèverai. Du reste, je peux bien vous le dire, à vous.
    Il se pencha vers son oreille, mystérieusement :
    — Je cherche à retrouver le rouge de cuivre des Chinois.
    Et il expliqua ce qu’étaient la couverte et le petit feu.
145 II, 1
 Ils allèrent ensuite chez un costumier ; c’était d’un bal qu’il s’agissait. Arnoux prit une culotte de velours bleu, une veste pareille, une perruque rouge ; Frédéric un domino ; et ils descendirent rue de Laval, devant une maison illuminée au second étage par des lanternes de couleur.
 Dès le bas de l’escalier, on entendait le bruit des violons.
    — Où diable me menez-vous ? dit Frédéric.
    — Chez une bonne fille ! n’ayez pas peur !
145 II, 1
Une jeune femme, en costume de dragon Louis XV, la traversait en ce moment-là. C’était Mlle Rose-Annette Bron, la maîtresse du lieu.
    — Eh bien ? dit Arnoux.
    — C’est fait ! répondit-elle.
    — Ah ! merci, mon ange !
    Et il voulut l’embrasser.
    — Prends donc garde, imbécile ! tu vas gâter mon maquillage !
    Arnoux présenta Frédéric.
    — Tapez là dedans, monsieur, soyez le bienvenu !
    Elle écarta une portière derrière elle, et se mit à crier emphatiquement :
    — Le sieur Arnoux, marmiton, et un prince de ses amis !
145 II, 1
Arnoux parut.
    — Ah ! comme c’est gentil, de venir me prendre pour dîner !
    Frédéric en resta muet.
    Arnoux parla de choses indifférentes, puis avertit sa femme qu’il rentrerait fort tard, ayant un rendez-vous avec M. Oudry.
    — Chez lui ?
    — Mais certainement, chez lui.
    Il avoua, tout en descendant l’escalier, que, la Maréchale se trouvant libre, ils allaient faire ensemble une partie fine au Moulin-Rouge ; et, comme il lui fallait toujours quelqu’un pour recevoir ses épanchements, il se fit conduire par Frédéric jusqu’à la porte.
173 II, 2
    À partir de ce jour-là, Arnoux fut encore plus cordial qu’auparavant ; il l’invitait à dîner chez sa maîtresse, et bientôt Frédéric hanta tout à la fois les deux maisons. 173 II, 2
Dès que Frédéric entrait, elle montait debout sur un coussin, pour qu’il l’embrassât mieux, l’appelait un mignon, un chéri, mettait une fleur à sa boutonnière, arrangeait sa cravate ; ces gentillesses redoublaient toujours lorsque Delmar se trouvait là.
   Étaient-ce des avances ? Frédéric le crut. Quant à tromper un ami, Arnoux, à sa place, ne s’en gênerait guère ! et il avait bien le droit de n’être pas vertueux avec sa maîtresse, l’ayant toujours été avec sa femme ; car il croyait l’avoir été, ou plutôt il aurait voulu se le faire accroire, pour la justification de sa prodigieuse couardise. 
177 II, 2
Arnoux marchait de long en large, et Madame était assise sur la petite chaise près du feu, extrêmement pâle, l’œil fixe. Frédéric fit un mouvement pour se retirer. Arnoux lui saisit la main, heureux du secours qui lui arrivait.
    — Mais je crains…, dit Frédéric.
    — Restez donc ! souffla Arnoux dans son oreille.
    Madame reprit :
    — Il faut être indulgent, monsieur Moreau ! Ce sont de ces choses que l’on rencontre parfois dans les ménages.
    — C’est qu’on les y met, dit gaillardement Arnoux. Les femmes vous ont des lubies ! Ainsi, celle-là, par exemple, n’est pas mauvaise. Non, au contraire ! Eh bien, elle s’amuse depuis une heure à me taquiner avec un tas d’histoires.
194 II, 2
    Arnoux gardait la note entre ses mains, et la retournait, n’en détachant pas les yeux comme s’il avait dû y découvrir la solution d’un grand problème.
 — Oh ! oui, oui, je me rappelle, dit-il enfin. C’est une commission. — Vous devez savoir cela, vous. Frédéric ?
    Frédéric se taisait.
    — Une commission dont j’étais chargé… par… par le père Oudry.
    — Et pour qui ?
    — Pour sa maîtresse.
    — Pour la vôtre ! s’écria Mme Arnoux, se levant toute droite.
    — Je te jure…
    — Ne recommencez pas ! Je sais tout !
    — Ah ! très bien ! Ainsi, on m’espionne !
    Elle répliqua froidement :
    — Cela blesse, peut-être, votre délicatesse ?
    — Du moment qu’on s’emporte, reprit Arnoux, en cherchant son chapeau, et qu’il n’y a pas moyen de raisonner !
    Puis, avec un grand soupir :
    — Ne vous mariez pas, mon pauvre ami, non, croyez-moi !
195 II, 2
Arnoux, près de se coucher, défaisait sa redingote.
    — Eh bien, comment va-t-elle ?
    — Oh ! mieux ! dit Frédéric, cela se passera !
    Mais Arnoux était peiné.
    — Vous ne la connaissez pas ! Elle a maintenant des nerfs… ! Imbécile de commis ! Voilà ce que c’est que d’être trop bon ! Si je n’avais pas donné ce maudit châle à Rosanette !
    — Ne regrettez rien ! Elle vous est on ne peut plus reconnaissante !
    — Vous croyez ?
    Frédéric n’en doutait pas. La preuve, c’est qu’elle venait de congédier le père Oudry.
    — Ah ! pauvre biche !
    Et, dans l’excès de son émotion, Arnoux voulait courir chez elle.
— Ce n’est pas la peine ! j’en viens. Elle est malade !
    — Raison de plus !
    Il repassa vivement sa redingote et avait pris son bougeoir. Frédéric se maudit pour sa sottise, et lui représenta qu’il devait, par décence, rester ce soir auprès de sa femme. Il ne pouvait l’abandonner, ce serait très mal.
    — Franchement, vous auriez tort ! Rien ne presse, là-bas ! Vous irez demain ! Voyons ! faites cela pour moi.
    Arnoux déposa son bougeoir, et lui dit, en l’embrassant :
    — Vous êtes bon, vous !
197 II, 2
Et, dès qu’Arnoux avait tiré la grande porte, Frédéric montait vivement les deux étages et demandait à la bonne d’un air ingénu : « Monsieur est là ? »
    Puis faisait l’homme surpris de ne pas le trouver.
    Arnoux, souvent, rentrait à l’improviste. Alors, il fallait le suivre dans un petit café de la rue Sainte-Anne, que fréquentait maintenant Regimbart.
200 II, 3
Arnoux, d’une voix monotone et avec un regard un peu ivre, contait d’incroyables anecdotes où il avait toujours brillé, grâce à son aplomb ; et Frédéric (cela tenait sans doute à des ressemblances profondes) éprouvait un certain entraînement pour sa personne. Il se reprochait cette faiblesse, trouvant qu’il aurait dû le haïr, au contraire. 200-201 II, 3
 Arnoux se lamentait devant lui sur l’humeur de sa femme, son entêtement, ses préventions injustes. Elle n’était pas comme cela autrefois.
    — À votre place, disait Frédéric, je lui ferais une pension, et je vivrais seul.
    Arnoux ne répondait rien ; et, un moment après, entamait son éloge. Elle était bonne, dévouée, intelligente, vertueuse ; et, passant à ses qualités corporelles, il prodiguait les révélations, avec l’étourderie de ces gens qui étalent leurs trésors dans les auberges.
201 II, 3
Or, la compagnie avait croulé, et Arnoux, civilement responsable, venait d’être condamné, avec les autres, à la garantie des dommages-intérêts, ce qui lui faisait une perte d’environ trente mille francs, aggravée par les motifs du jugement.
    Frédéric apprit cela dans un journal, et se précipita vers la rue Paradis.
    On le reçut dans la chambre de Madame. C’était l’heure du premier déjeuner. Des bols de café au lait encombraient un guéridon auprès du feu. Des savates traînaient sur le tapis, des vêtements sur les fauteuils. Arnoux, en caleçon et en veste de tricot, avait les yeux rouges et la chevelure ébouriffée ; le petit Eugène, à cause de ses oreillons, pleurait, tout en grignotant sa tartine ; sa sœur mangeait tranquillement ; Mme Arnoux, un peu plus pâle que d’habitude, les servait tous les trois.
    — Eh bien, dit Arnoux, en poussant un gros soupir, vous savez !
    Et Frédéric ayant fait un geste de compassion :
    — Voilà ! J’ai été victime de ma confiance !
Puis il se tut ; et son abattement était si fort, qu’il repoussa le déjeuner. Mme Arnoux leva les yeux, avec un haussement d’épaules. Il se passa les mains sur le front.
    — Après tout, je ne suis pas coupable. Je n’ai rien à me reprocher. C’est un malheur ! On s’en tirera ! Ah ! ma foi, tant pis !
Et il entama une brioche, obéissant, du reste, aux sollicitations de sa femme.
201 II, 3
Quand les chalands furent dehors, il conta qu’il avait eu, le matin, avec sa femme, une petite altercation. Pour prévenir les observations sur la dépense, il avait affirmé que la Maréchale n’était plus sa maîtresse.
    — Je lui ai même dit que c’était la vôtre.
    Frédéric fut indigné ; mais des reproches pouvaient le trahir, il balbutia :
    — Ah ! vous avez eu tort, grand tort !
    — Qu’est-ce que ça fait ? dit Arnoux. Où est le déshonneur de passer pour son amant ? Je le suis bien, moi ! Ne seriez-vous pas flatté de l’être ?
    Avait-elle parlé ? Était-ce une allusion ? Frédéric se hâta de répondre :
    — Non ! pas du tout ! au contraire !
    — Eh bien, alors ?
    — Oui, c’est vrai ! cela n’y fait rien.
    Arnoux reprit :
    — Pourquoi ne venez-vous plus là-bas ?
Frédéric promit d’y retourner.
    — Ah j’oubliais ! vous devriez…, en causant de Rosanette…, lâcher à ma femme quelque chose… je ne sais quoi, mais vous trouverez… quelque chose qui la persuade que vous êtes son amant. Je vous demande cela comme un service, hein ?
    Le jeune homme, pour toute réponse, fit une grimace ambiguë. Cette calomnie le perdait. Il alla le soir même chez elle, et jura que l’allégation d’Arnoux était fausse.
    — Bien vrai ?
203-204 II, 3
Arnoux survint, et, cinq minutes après, voulut l’entraîner chez Rosanette.
    La situation devenait intolérable.
204 II, 3
 Frédéric s’abandonnait à ces regrets quand il fut tout surpris de voir entrer Arnoux, lequel s’assit sur le bord de sa couche, pesamment, comme un homme accablé.
    — Qu’y a-t-il donc ?
    — Je suis perdu !
    Il avait à verser, le jour même, en l’étude de Me Beauminet, notaire rue Sainte-Anne, dix-huit mille francs, prêtés par un certain Vanneroy.
    — C’est un désastre inexplicable ! je lui ai donné une hypothèque qui devait le tranquilliser, pourtant ! Mais il me menace d’un commandement, s’il n’est pas payé cette après-midi, tantôt !
    — Et alors ?
    — Alors, c’est bien simple ! Il va faire exproprier mon immeuble. La première affiche me ruine, voilà tout !
208 II, 3
Ah ! si je trouvais quelqu’un pour m’avancer cette maudite somme-là, il prendrait la place de Vanneroy et je serais sauvé ! Vous ne l’auriez pas, par hasard ?
Le mandat était resté sur la table de nuit, près d’un livre. Frédéric souleva le volume et le posa par-dessus, en répondant :
    — Mon Dieu, non, cher ami !
    Mais il lui coûtait de refuser à Arnoux.
    — Comment, vous ne trouvez personne qui veuille… ?
    — Personne ! et songer que, d’ici à huit jours, j’aurai des rentrées ! On me doit peut-être… cinquante mille francs pour la fin du mois !
    — Est-ce que vous ne pourriez pas prier les individus qui vous doivent d’avancer… ?
    — Ah, bien, oui !
    — Mais vous avez des valeurs quelconques, des billets ?
    — Rien !
    — Que faire ? dit Frédéric.
    — C’est ce que je me demande, reprit Arnoux.
    Il se tut, et il marchait dans la chambre de long en large.
    — Ce n’est pas pour moi, mon Dieu ! mais pour mes enfants, pour ma pauvre femme !
    Puis, en détachant chaque mot :
    — Enfin… je serai fort… j’emballerai tout cela… et j’irai chercher fortune… je ne sais où !
    — Impossible ! s’écria Frédéric.
    Arnoux répliqua d’un air calme :
    — Comment voulez-vous que je vive à Paris, maintenant ?
209 II, 3
Il y eut un long silence.
    Frédéric se mit à dire :
    — Quand le rendriez-vous, cet argent ?
    Non pas qu’il l’eût ; au contraire ! Mais rien ne l’empêchait de voir des amis, de faire des démarches. Et il sonna son domestique pour s’habiller. Arnoux le remerciait.
    — C’est dix-huit mille francs qu’il vous faut, n’est-ce pas ?
    — Oh ! je me contenterais de seize mille ! Car j’en ferai bien deux mille cinq cents, trois mille avec mon argenterie, si Vanneroy, toutefois, m’accorde jusqu’à demain ; et, je vous le répète, vous pouvez affirmer, jurer au prêteur que, dans huit jours, peut-être même dans cinq ou six, l’argent sera remboursé. D’ailleurs, l’hypothèque en répond. Ainsi, pas de danger, vous comprenez ?
    Frédéric assura qu’il comprenait et qu’il allait sortir immédiatement.
    Il resta chez lui, maudissant Deslauriers, car il voulait tenir sa parole, et cependant obliger Arnoux.
209-210 II, 3
Il se promena sur les boulevards, et dîna seul au restaurant. Puis il entendit un acte au Vaudeville, pour se distraire. Mais ses billets de banque le gênaient, comme s’il les eût volés. Il n’aurait pas été chagrin de les perdre.
    En rentrant chez lui, il trouva une lettre contenant ces mots :
    « Quoi de neuf ?
    « Ma femme se joint à moi, cher ami, dans l’espérance, etc.
    « À vous, »
    Et un parafe.
    « Sa femme ! elle me prie ! »
    Au même moment, parut Arnoux, pour savoir s’il avait trouvé la somme urgente.
    — Tenez, la voilà ! dit Frédéric.
210 II, 3
 La semaine finie, Frédéric demanda timidement au sieur Arnoux ses quinze mille francs.
    Arnoux le remit au lendemain, puis au surlendemain. Frédéric se risquait dehors à la nuit close, craignant d’être surpris par Deslauriers.
    Un soir, quelqu’un le heurta au coin de la Madeleine. C’était lui.
    — Je vais les chercher, dit-il.
    Et Deslauriers l’accompagna jusqu’à la porte d’une maison, dans le faubourg Poissonnière.
    — Attends-moi.
    Il attendit. Enfin, après quarante-trois minutes, Frédéric sortit avec Arnoux, et lui fit signe de patienter encore un peu. Le marchand de faïences et son compagnon montèrent, bras dessus, bras dessous, la rue Hauteville, prirent ensuite la rue de Chabrol.
    La nuit était sombre, avec des rafales de vent tiède. Arnoux marchait doucement, tout en parlant des Galeries du Commerce : une suite de passages couverts qui auraient mené du boulevard Saint-Denis au Châtelet, spéculation merveilleuse, où il avait grande envie d’entrer ; et il s’arrêtait de temps à autre, pour voir aux carreaux des boutiques la figure des grisettes, puis reprenait son discours.
    Frédéric entendait les pas de Deslauriers derrière lui, comme des reproches, comme des coups frappant sur sa conscience. Mais il n’osait faire sa réclamation, par mauvaise honte, et dans la crainte qu’elle ne fût inutile. L’autre se rapprochait. Il se décida.
    Arnoux, d’un ton fort dégagé, dit que, ses recouvrements n’ayant pas eu lieu, il ne pouvait rendre actuellement les quinze mille francs.
    — Vous n’en avez pas besoin, j’imagine ?
211 II, 3
Puis, trois minutes après, devant la porte de Rosanette :
    — Montez donc, dit Arnoux, elle sera contente de vous voir. Quel sauvage vous êtes maintenant !
    Un réverbère, en face, l’éclairait ; et avec son cigare entre ses dents blanches et son air heureux, il avait quelque chose d’intolérable.
212 II, 3
— Ah ! à propos, mon notaire a été ce matin chez le vôtre, pour cette inscription d’hypothèque. C’est ma femme qui me l’a rappelé.
    — Une femme de tête ! reprit machinalement Frédéric.
    — Je crois bien !
    Et Arnoux recommença son éloge. Elle n’avait pas sa pareille pour l’esprit, le cœur, l’économie ; il ajouta d’une voix basse, en roulant des yeux :
    — Et comme corps de femme !
    — Adieu ! dit Frédéric.
    Arnoux fit un mouvement.
    — Tiens ! pourquoi ?
    Et, la main à demi tendue vers lui, il l’examinait, tout décontenancé par la colère de son visage.
    Frédéric répliqua sèchement :
    — Adieu !
    Il descendit la rue de Bréda comme une pierre qui déroule, furieux contre Arnoux, se faisant le serment de ne jamais plus le revoir, ni elle non plus, navré, désolé. Au lieu de la rupture qu’il attendait, voilà que l’autre, au contraire, se mettait à la chérir et complètement, depuis le bout des cheveux jusqu’au fond de l’âme.
212 II, 3
  — Ainsi, je puis dire à Jacques Arnoux… ?
    — Tout ce que vous voudrez ! le pauvre garçon ! Tout ce que vous voudrez !
    Frédéric écrivit aux Arnoux de se tranquilliser, et il fit porter la lettre par son domestique auquel on répondit : « Très bien ! »
Sa démarche, cependant, méritait mieux. Il s’attendait à une visite, à une lettre tout au moins. Il ne reçut pas de visite. Aucune lettre n’arriva.
218 II, 3
Frédéric, le matin de ce jour-là, reçut une notification d’huissier, où M. Charles-Jean-Baptiste Oudry lui apprenait qu’aux termes d’un jugement du tribunal, il s’était rendu acquéreur d’une propriété sise à Belleville appartenant au sieur Jacques Arnoux, et qu’il était prêt à payer les deux cent vingt-trois mille francs montant du prix de la vente. Mais il résultait du même acte que, la somme des hypothèques dont l’immeuble était grevé dépassant le prix de l’acquisition, la créance de Frédéric se trouvait complètement perdue.
    Tout le mal venait de n’avoir pas renouvelé en temps utile une inscription hypothécaire. Arnoux s’était chargé de cette démarche, et l’avait ensuite oubliée. 
244 II, 4
 Arnoux avait sauté du cabriolet.
    — J’arrive trop tard ! Non ! Dieu soit loué !
    Il tenait Frédéric à pleins bras, le palpait, lui couvrait le visage de baisers.
    — Je sais le motif ; vous avez voulu défendre votre vieil ami ! C’est bien, cela, c’est bien ! Jamais je ne l’oublierai ! Comme vous êtes bon ! Ah ! cher enfant !
    Il le contemplait et versait des larmes, tout en ricanant de bonheur. 
256 II, 4
Comme le restaurant de Madrid n’était pas loin, Arnoux proposa de s’y rendre pour boire un verre de bière.
    — On pourrait même déjeuner, dit Regimbart.
    Mais, Dussardier n’en ayant pas le loisir, ils se bornèrent à un rafraîchissement, dans le jardin. Tous éprouvaient cette béatitude qui suit les dénouements heureux. Le Citoyen, cependant, était fâché qu’on eût interrompu le duel au bon moment.
    Arnoux en avait eu connaissance par un nommé Compain, ami de Regimbart ; et dans un élan de cœur, il était accouru pour l’empêcher, croyant, du reste, en être la cause. Il pria Frédéric de lui fournir là-dessus quelques détails. Frédéric, ému par les preuves de sa tendresse, se fit scrupule d’augmenter son illusion :
    — De grâce, n’en parlons plus !
    Arnoux trouva cette réserve fort délicate.
256 II, 4
 Son mari, prodiguant les extravagances, entretenait une ouvrière de la manufacture, celle qu’on appelait la Bordelaise. Mme Arnoux l’apprit elle-même à Frédéric. Il voulait tirer de là un argument « puisqu’on la trahissait ».
    — Oh ! je ne m’en trouble guère ! dit-elle.
    Cette déclaration lui parut affermir complètement leur intimité. Arnoux s’en méfiait-il ?
    — Non ! pas maintenant !
    Elle lui conta qu’un soir, il les avait laissés en tête-à-tête, puis était revenu, avait écouté derrière la porte, et, comme tous deux parlaient de choses indifférentes, il vivait, depuis ce temps-là, dans une entière sécurité :
297-298 II, 6
 Un matin, comme il sortait de l’antichambre, il aperçut au troisième étage, dans l’escalier, le shako d’un garde national qui montait. Où allait-il donc ? Frédéric attendit. L’homme montait toujours, la tête un peu baissée : il leva les yeux. C’était le sieur Arnoux. La situation était claire. Ils rougirent en même temps, saisis par le même embarras.
    Arnoux, le premier, trouva moyen d’en sortir.
    — Elle va mieux, n’est-il pas vrai ? comme si, Rosanette étant malade, il se fût présenté pour avoir de ses nouvelles.
    Frédéric profita de cette ouverture.
    — Oui, certainement ! Sa bonne me l’a dit, du moins, voulant faire entendre qu’on ne l’avait pas reçu.
Puis ils restèrent face à face, irrésolus l’un et l’autre, et s’observant. C’était à qui des deux ne s’en irait pas. Arnoux, encore une fois, trancha la question.
    — Ah ! bah ! je reviendrai plus tard ! Où vouliez-vous aller ? Je vous accompagne !
    Et, quand ils furent dans la rue, il causa aussi naturellement que d’habitude. Sans doute, il n’avait point le caractère jaloux, ou bien il était trop bonhomme pour se fâcher.
335 III, 1
Cependant, ses affaires prenaient une tournure mauvaise. Il s’en inquiétait médiocrement.
    Les relations de Frédéric et de la Maréchale ne l’avaient point attristé ; car cette découverte l’autorisa (dans sa conscience) à supprimer la pension qu’il lui refaisait depuis le départ du Prince. Il allégua l’embarras des circonstances, gémit beaucoup, et Rosanette fut généreuse. Alors M. Arnoux se considéra comme l’amant de cœur, ce qui le rehaussait dans son estime, et le rajeunit. Ne doutant pas que Frédéric ne payât la Maréchale, il s’imaginait « faire une bonne farce », arriva même à s’en cacher, et lui laissait le champ libre quand ils se rencontraient.
336 III, 1
Ce partage blessait Frédéric ; et les politesses de son rival lui semblaient une gouaillerie trop prolongée. Mais, en se fâchant, il se fût ôté toute chance d’un retour vers l’autre, et puis c’était le seul moyen d’en entendre parler. Le marchand de faïences, suivant son usage, ou, par malice peut-être, la rappelait volontiers dans sa conversation, et lui demandait même pourquoi il ne venait plus la voir.
    Frédéric, ayant épuisé tous les prétextes, assura qu’il avait été chez madame Arnoux plusieurs fois, inutilement. Arnoux en demeura convaincu, car souvent il s’extasiait devant elle sur l’absence de leur ami ; et toujours elle répondait avoir manqué sa visite ; de sorte que ces deux mensonges, au lieu de se couper, se corroboraient.
336 III, 1
La douceur du jeune homme et la joie de l’avoir pour dupe faisaient qu’Arnoux le chérissait davantage. Il poussait la familiarité jusqu’aux dernières bornes, non par dédain, mais par confiance. Un jour, il lui écrivit qu’une affaire urgente l’attirait pour vingt-quatre heures en province ; il le priait de monter la garde à sa place. Frédéric n’osa le refuser, et se rendit au poste du Carrousel. 336 III, 1
La surprise fut grande, quand, à 11 heures, il vit paraître Arnoux, lequel, tout de suite, dit qu’il accourait pour le libérer, son affaire étant finie.
    Il n’avait pas eu d’affaire. C’était une invention pour passer vingt-quatre heures, seul, avec Rosanette. Mais le brave Arnoux avait trop présumé de lui-même, si bien que, dans sa lassitude, un remords l’avait pris. Il venait faire des remerciements à Frédéric et lui offrir à souper.
    — Mille grâces ! je n’ai pas faim ! je ne demande que mon lit !
    — Raison de plus pour déjeuner ensemble, tantôt ! Quel mollasse vous êtes ! On ne rentre pas chez soi maintenant ! Il est trop tard ! Ce serait dangereux !
    Frédéric, encore une fois, céda.
337 III, 1
Arnoux, qu’on ne s’attendait pas à voir, fut choyé de ses frères d’armes, principalement de l’épurateur. Tous l’aimaient ; et il était si bon garçon, qu’il regretta la présence d’Hussonnet. Mais il avait besoin de fermer l’œil une minute, pas davantage.
    — Mettez-vous près de moi, dit-il à Frédéric, tout en s’allongeant sur le lit de camp, sans ôter ses buffleteries.
    Par peur d’une alerte, en dépit du règlement, il garda même son fusil ; puis balbutia quelques mots : « Ma chérie ! mon petit ange ! », et ne tarda pas à s’endormir.
337 III, 1
— Prenons-nous le vin blanc ? dit l’épurateur qui s’éveillait.
    Arnoux sauta par terre ; et le vin blanc étant pris, voulut monter la faction de Frédéric.
    Puis il l’emmena déjeuner rue de Chartres, chez Parly et, comme il avait besoin de se refaire, il se commanda deux plats de viande, un homard, une omelette au rhum, une salade, etc., le tout arrosé d’un sauterne 1819, avec un romanée 42, sans compter le champagne au dessert, et les liqueurs.
    Frédéric ne le contraria nullement. Il était gêné, comme si l’autre avait pu découvrir, sur son visage, les traces de sa pensée.
338 III, 1
 Les deux coudes au bord de la table, et penché très bas, Arnoux, en le fatiguant de son regard, lui confiait ses imaginations.
    Il avait envie de prendre à ferme tous les remblais de la ligne du Nord pour y semer des pommes de terre, ou bien d’organiser sur les boulevards une cavalcade monstre, où les « célébrités de l’époque » figureraient. Il louerait toutes les fenêtres, ce qui, à raison de trois francs en moyenne, produirait un joli bénéfice. Bref, il rêvait un grand coup de fortune par un accaparement. Il était moral, cependant, blâmait les excès, l’inconduite, parlait de son « pauvre père », et, tous les soirs, disait-il, faisait son examen de conscience, avant d’offrir son âme à Dieu.
    — Un peu de curaçao, hein ?
    — Comme vous voudrez.
338 III, 1
    Quant à la République, les choses s’arrangeraient ; enfin, il se trouvait l’homme le plus heureux de la terre ; et, s’oubliant, il vanta les qualités de Rosanette, la compara même à sa femme. C’était bien autre chose ! On n’imaginait pas d’aussi belles cuisses. 339 III, 1
M. et Mme Arnoux quittèrent le père Roque et sa fille, à l’entrée de la rue Saint-Denis. Ils s’en retournèrent sans rien dire ; lui, n’en pouvant plus d’avoir bavardé, et elle, éprouvant une grande lassitude ; elle s’appuyait même sur son épaule. C’était le seul homme qui eût montré pendant la soirée des sentiments honnêtes. Elle se sentit pour lui pleine d’indulgence. Cependant, il gardait un peu de rancune contre Frédéric.
    — As-tu vu sa mine, lorsqu’il a été question du portrait ? Quand je te disais qu’il est son amant ? Tu ne voulais pas me croire !
    — Oh ! oui, j’avais tort !
    Arnoux, content de son triomphe, insista.
    — Je parie même qu’il nous a lâchés, tout à l’heure, pour aller la rejoindre ! Il est maintenant chez elle, va ! Il passe la nuit.
    Mme Arnoux avait rabattu sa capeline très bas.
    — Mais tu trembles !
    — C’est que j’ai froid, reprit-elle.
371-372 III, 2
Il n’était pas plus heureux dans son intérieur domestique. Mme Arnoux se montrait moins douce pour lui, parfois même un peu rude. Marthe se rangeait toujours du côté de son père. Cela augmentait le désaccord, et la maison devenait intolérable. Souvent, il en partait dès le matin, passait sa journée à faire de longues courses, pour s’étourdir, puis dînait dans un cabaret de campagne, en s’abandonnant à ses réflexions.
    L’absence prolongée de Frédéric troublait ses habitudes. Donc, il parut, une après-midi, le supplia de venir le voir comme autrefois, et en obtint la promesse.
375 III, 3
     

Nicole Sibireff