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L'Éducation sentimentale
Charles Deslauriers
     
Extraits de l'œuvre Édition Chapitre
     
Ils montaient dans leurs chambres quand un garçon du Cygne de la Croix apporta un billet.
    — Qu’est-ce donc ?
    — C’est Deslauriers qui a besoin de moi, dit-il.
    — Ah ! ton camarade ! fit Mme Moreau avec un ricanement de mépris. L’heure est bien choisie, vraiment !
    Frédéric hésitait. Mais l’amitié fut plus forte. Il prit son chapeau.
    — Au moins, ne sois pas longtemps ! lui dit sa mère.
46 I, 1
Le père de Charles Deslauriers, ancien capitaine de ligne, démissionnaire en 1818, était revenu se marier à Nogent, et, avec l’argent de la dot, avait acheté une charge d’huissier, suffisant à peine pour le faire vivre. Aigri par de longues injustices, souffrant de ses vieilles blessures, et toujours regrettant l’Empereur, il dégorgeait sur son entourage les colères qui l’étouffaient. Peu d’enfants furent plus battus que son fils. Le gamin ne cédait pas, malgré les coups. Sa mère, quand elle tâchait de s’interposer, était rudoyée comme lui. Enfin, le Capitaine le plaça dans son étude, et tout le long du jour, il le tenait courbé sur son pupitre à copier des actes, ce qui lui rendit l’épaule droite visiblement plus forte que l’autre. 47 I, 2
En 1833, d’après l’invitation de M. le président, le Capitaine vendit son étude. Sa femme mourut d’un cancer. Il alla vivre à Dijon ; ensuite il s’établit marchand d’hommes à Troyes ; et, ayant obtenu pour Charles une demi-bourse, le mit au collège de Sens, où Frédéric le reconnut. Mais l’un avait 12 ans, l’autre 15 ; d’ailleurs, mille différences de caractère et d’origine les séparaient. 47 I, 2
Il travaillait si bien, qu’au bout de la seconde année, il passa dans la classe de troisième. Cependant, à cause de sa pauvreté, ou de son humeur querelleuse, une sourde malveillance l’entourait. Mais un domestique, une fois, l’ayant appelé enfant de gueux, en pleine cour des moyens, il lui sauta à la gorge et l’aurait tué, sans trois maîtres d’études qui intervinrent. Frédéric, emporté d’admiration, le serra dans ses bras. À partir de ce jour, l’intimité fut complète. L’affection d’un grand, sans doute, flatta la vanité du petit, et l’autre accepta comme un bonheur ce dévouement qui s’offrait. 47-48 I, 2
Son père, pendant les vacances, le laissait au collège. Une traduction de Platon ouverte par hasard l’enthousiasma. Alors il s’éprit d’études métaphysiques ; et ses progrès furent rapides, car il les abordait avec des forces jeunes et dans l’orgueil d’une intelligence qui s’affranchit ; Jouffroy, Cousin, Laromiguière, Mallebranche, les Écossais, tout ce que la bibliothèque contenait, y passa. Il avait eu besoin d’en voler la clef, pour se procurer des livres. 48 I, 2
 Les images que ces lectures amenaient à son esprit l’obsédaient si fort, qu’il éprouvait le besoin de les reproduire. Il ambitionnait d’être un jour le Walter Scott de la France. Deslauriers méditait un vaste système de philosophie, qui aurait les applications les plus lointaines. 48 I, 2
  Ils causaient de tout cela, pendant les récréations, dans la cour, en face de l’inscription morale peinte sous l’horloge ; ils en chuchotaient dans la chapelle, à la barbe de saint Louis ; ils en rêvaient dans le dortoir, d’où l’on domine un cimetière. Les jours de promenade, ils se rangeaient derrière les autres, et ils parlaient interminablement.
 Ils parlaient de ce qu’ils feraient plus tard, quand ils seraient sortis du collège. D’abord, ils entreprendraient un grand voyage avec l’argent que Frédéric prélèverait sur sa fortune, à sa majorité. Puis ils reviendraient à Paris, ils travailleraient ensemble, ne se quitteraient pas ; et, comme délassement à leurs travaux, ils auraient des amours de princesses dans des boudoirs de satin, ou de fulgurantes orgies avec des courtisanes illustres. Des doutes succédaient à leurs emportements d’espoir. Après des crises de gaieté verbeuse, ils tombaient dans des silences profonds.
Les soirs d’été, quand ils avaient marché longtemps par les chemins pierreux au bord des vignes, ou sur la grande route en pleine campagne, et que les blés ondulaient au soleil tandis que des senteurs d’angélique passaient dans l’air, une sorte d’étouffement les prenait, et ils s’étendaient sur le dos, étourdis, enivrés. Les autres, en manche de chemise, jouaient aux barres ou faisaient partir des cerfs-volants. Le pion les appelait. On s’en revenait, en suivant les jardins que traversaient de petits ruisseaux, puis les boulevards ombragés par les vieux murs ; les rues désertes sonnaient sous leurs pas ; la grille s’ouvrait, on remontait l’escalier ; et ils étaient tristes
comme après de grandes débauches.
48-49 I, 2
M. le censeur prétendait qu’ils s’exaltaient mutuellement. Cependant, si Frédéric travailla dans les hautes classes, ce fut par les exhortations de son ami ; et, aux vacances de 1837, il l’emmena chez sa mère.
  Le jeune homme déplut à Mme Moreau. Il mangea extraordinairement, il refusa d’assister le dimanche aux offices, il tenait des discours républicains ; enfin, elle crut savoir qu’il avait conduit son fils dans des lieux déshonnêtes. On surveilla leurs relations. Ils ne s’en aimèrent que davantage ; et les adieux furent pénibles, quand Deslauriers, l’année suivante, partit du collège pour étudier le droit à Paris.
49 I, 2
   Frédéric comptait bien l’y rejoindre. Ils ne s’étaient pas vus depuis deux ans ; et, leurs embrassades étant finies, ils allèrent sur les ponts afin de causer plus à l’aise. 49 I, 2
Mais comme il voulait concourir plus tard pour une chaire de professeur à l’École et qu’il n’avait pas d’argent, Deslauriers acceptait à Troyes une place de maître clerc chez un avoué. À force de privations, il économiserait quatre mille francs ; et, s’il ne devait rien toucher de la succession maternelle, il aurait toujours de quoi travailler librement, pendant trois années, en attendant une position. Il fallait donc abandonner leur vieux projet de vivre ensemble dans la capitale, pour le présent du moins.
 Frédéric baissa la tête. C’était le premier de ses rêves qui s’écroulait.
    — Console-toi, dit le fils du Capitaine, la vie est longue ; nous sommes jeunes. Je te rejoindrai ! N’y pense plus !
    Il le secouait par les mains, et, pour le distraire, lui fit des questions sur son voyage.
49 I, 2
Frédéric n’eut pas grand’chose à narrer. Mais, au souvenir de Mme Arnoux, son chagrin s’évanouit. Il ne parla pas d’elle, retenu par une pudeur. Il s’étendit en revanche sur Arnoux, rapportant ses discours, ses manières, ses relations ; et Deslauriers l’engagea fortement à cultiver cette connaissance. 50 I, 2
 Il avait composé des vers, pourtant ; Deslauriers les trouva fort beaux, mais sans demander une autre pièce.
Quant à lui, il ne donnait plus dans la métaphysique. L’économie sociale et la Révolution française le préoccupaient. C’était, à présent, un grand diable de 22 ans, maigre, avec une large bouche, l’air résolu. Il portait, ce soir-là, un mauvais paletot de lasting ; et ses souliers étaient blancs de poussière, car il avait fait la route de Villenauxe à pied, exprès pour voir Frédéric.
    Isidore les aborda. Madame priait Monsieur de revenir, et, craignant qu’il n’eût froid, elle lui envoyait son manteau.
    — Reste donc ! dit Deslauriers.
    Et ils continuèrent à se promener d’un bout à l’autre des deux ponts qui s’appuient sur l’île étroite, formée par le canal et la rivière.
50 I, 2
  Deslauriers s’arrêta, et il dit :
    — Ces bonnes gens qui dorment tranquilles, c’est drôle ! Patience ! un nouveau 89 se prépare ! On est las de constitutions, de chartes, de subtilités, de mensonges ! Ah ! si j’avais un journal ou une tribune, comme je vous secouerais tout cela ! Mais, pour entreprendre n’importe quoi, il faut de l’argent ! Quelle malédiction que d’être le fils d’un cabaretier et de perdre sa jeunesse à la quête de son pain ! »
51 I, 2
 Il baissa la tête, se mordit les lèvres, et il grelottait sous son vêtement mince.
    Frédéric lui jeta la moitié de son manteau sur les épaules. Ils s’en enveloppèrent tous deux ; et, se tenant par la taille, ils marchaient dessous, côte à côte.
— Comment veux-tu que je vive là-bas, sans toi ? disait Frédéric.
51 I, 2
 le père Roque vivait en concubinage avec sa bonne, et on le considérait fort peu, bien qu’il fût le croupier d’élections, le régisseur de M. Dambreuse.
    — Le banquier qui demeure rue d’Anjou ? reprit Deslauriers. Sais-tu ce que tu devrais faire, mon brave ?
 Isidore les interrompit encore une fois. Il avait ordre de ramener Frédéric, définitivement. Madame s’inquiétait de son absence.
    — Bien, bien ! on y va, dit Deslauriers ; il ne découchera pas.
— Tu devrais prier ce vieux de t’introduire chez les Dambreuse ; rien n’est utile comme de fréquenter une maison riche ! Puisque tu as un habit noir et des gants blancs, profites-en ! Il faut que tu ailles dans ce monde là ! Tu m’y mèneras plus tard. Un homme à millions, pense donc ! Arrange-toi pour lui plaire, et à sa femme aussi. Deviens son amant !
52 I, 2
    Frédéric se récriait.
    — Mais je te dis là des choses classiques, il me semble ? Rappelle-toi Rastignac dans la Comédie humaine ! Tu réussiras, j’en suis sûr !
    Frédéric avait tant de confiance en Deslauriers, qu’il se sentit ébranlé, et oubliant Mme Arnoux, ou la comprenant dans la prédiction faite sur l’autre, il ne put s’empêcher de sourire.
52 I, 2
Le clerc ajouta :
    — Dernier conseil : passe tes examens ! Un titre est toujours bon ; et lâche-moi franchement tes poètes catholiques et sataniques, aussi avancés en philosophie qu’on l’était au XIIe siècle. Ton désespoir est bête. De très grands particuliers ont eu des commencements plus difficiles, à commencer par Mirabeau. D’ailleurs, notre séparation ne sera pas si longue. Je ferai rendre gorge à mon filou de père. Il est temps que je m’en retourne, adieu ! As-tu cent sous pour que je paye mon dîner ?
    Frédéric lui donna dix francs, le reste de la somme prise le matin à Isidore.
52 I, 2
 Cependant à vingt toises des ponts, sur la rive gauche, une lumière brillait dans la lucarne d’une maison basse.
  Deslauriers l’aperçut. Alors, il dit emphatiquement, tout en retirant son chapeau :
    — Vénus, reine des cieux, serviteur ! Mais la Pénurie est la mère de la Sagesse. Nous a-t-on assez calomniés pour ça, miséricorde !
    Cette allusion à une aventure commune les mit en joie. Ils riaient très haut, dans les rues.
Puis, ayant soldé sa dépense à l’auberge, Deslauriers reconduisit Frédéric jusqu’au carrefour de l’Hôtel-Dieu ; et, après une longue étreinte, les deux amis se séparèrent.
52-53 I, 2
Un peu plus haut que la rue Montmartre, un embarras de voitures lui fit tourner la tête ; et, de l’autre côté, en face, il lut sur une plaque de marbre :
             JACQUES ARNOUX.
Comment n’avait-il pas songé à elle, plus tôt ? La faute venait de Deslauriers, et il s’avança vers la boutique ; il n’entra pas, cependant, il attendit qu’elle parût.
56 I, 3
 Alors, il supplia Deslauriers de venir partager sa chambre. Ils s’arrangeraient pour vivre avec ses deux mille francs de pension ; tout valait mieux que cette existence intolérable. Deslauriers ne pouvait encore quitter Troyes. Il l’engageait à se distraire, et à fréquenter Sénécal. 59 I, 3
Toutes les semaines, il écrivait longuement à Deslauriers, dînait de temps en temps avec Martinon, voyait quelquefois M. de Cisy. 60 I, 3
  Il reçut, dans la même semaine, une lettre où Deslauriers annonçait qu’il arriverait à Paris, jeudi prochain. Alors, il se rejeta violemment sur cette affection plus solide et plus haute. Un pareil homme valait toutes les femmes. Un pareil homme valait toutes les femmes. Il n’aurait plus besoin de Regimbart, de Pellerin, d’Hussonnet, de personne ! Afin de mieux loger son ami, il acheta une couchette de fer, un second fauteuil, dédoubla sa literie ; et, le jeudi matin, il s’habillait pour aller au-devant de Deslauriers quand un coup de sonnette retentit à sa porte. Arnoux entra. 77 I, 4
 Frédéric, en apercevant Deslauriers, se mit à trembler comme une femme adultère sous le regard de son époux.
  — Qu’est-ce donc qui te prend ? dit Deslauriers, tu dois cependant avoir reçu de moi une lettre ?
    Frédéric n’eut pas la force de mentir.
    Il ouvrit les bras et se jeta sur sa poitrine.
78 I, 4
Ensuite, le clerc conta son histoire. Son père n’avait pas voulu rendre ses comptes de tutelle, s’imaginant que ces comptes-là se prescrivaient par dix ans. Mais, fort en procédure, Deslauriers avait enfin arraché tout l’héritage de sa mère, sept mille francs nets, qu’il tenait là, sur lui, dans un vieux portefeuille.
— C’est une réserve, en cas de malheur. Il faut que j’avise à les placer et à me caser moi-même, dès demain matin. Pour aujourd’hui, vacance complète, et tout à toi, mon vieux !
78 I, 4
    — Allons donc ! Je serais un fier misérable…
Cette épithète, lancée au hasard, toucha Frédéric en plein cœur, comme une allusion outrageante.
Le concierge avait disposé sur la table, auprès du feu, des côtelettes, de la galantine, une langouste, un dessert, et deux bouteilles de vin de Bordeaux. Une réception si bonne émut Deslauriers.
    — Tu me traites comme un roi, ma parole !
Ils causèrent de leur passé, de l’avenir ; et, de temps à autre, ils se prenaient les mains par-dessus la table, en se regardant une minute avec attendrissement.
78 I, 4
 Mais un commissionnaire apporta un chapeau neuf. Deslauriers remarqua, tout haut, combien la coiffe était brillante.
    Puis le tailleur, lui-même, vint remettre l’habit auquel il avait donné un coup de fer.
    — On croirait que tu vas te marier, dit Deslauriers.
    Une heure après, un troisième individu survint et retira d’un grand sac noir une paire de bottes vernies, splendides. Pendant que Frédéric les essayait, le bottier observait narquoisement la chaussure du provincial.
    — Monsieur n’a besoin de rien ?
    — Merci, répliqua le Clerc, en rentrant sous sa chaise ses vieux souliers à cordons.
78-79 I, 4
  Ce n’était pas chez les Dambreuse, mais chez les Arnoux.
    — Tu aurais dû m’avertir ! dit Deslauriers. Je serais venu un jour plus tard.
    — Impossible ! répliqua brusquement Frédéric. On ne m’a invité que ce matin, tout à l’heure.
79 I, 4
  — Tu as bien le temps ! dit l’autre.
    Enfin, il s’habilla, il partit.
    « Voilà les riches ! » pensa Deslauriers.
    Et il alla dîner rue Saint-Jacques, chez un petit restaurateur qu’il connaissait.
79 I, 4
   Deslauriers était rentré. Un jeune homme occupait le second fauteuil. Le clerc dit en le montrant :
    — C’est lui ! le voilà ! Sénécal !
85 I, 5
  La conversation eut peine à reprendre. Le peintre se rappela bientôt son rendez-vous, le répétiteur ses élèves ; et, quand ils furent sortis, après un long silence, Deslauriers fit différentes questions sur Arnoux.
    — Tu m’y présenteras plus tard, n’est-ce pas, mon vieux ?
    — Certainement, dit Frédéric.
87 I, 5
  Puis ils avisèrent à leur installation. Deslauriers avait obtenu, sans peine, une place de second clerc chez un avoué, pris à l’École de droit son inscription, acheté les livres indispensables ; et la vie qu’ils avaient tant rêvée commença. 87 I, 5
 Elle fut charmante, grâce à la beauté de leur jeunesse. Deslauriers n’ayant parlé d’aucune convention pécuniaire, Frédéric n’en parla pas. Il subvenait à toutes les dépenses, rangeait l’armoire, s’occupait du ménage ; mais, s’il fallait donner une mercuriale au concierge, le clerc s’en chargeait, continuant, comme au collège, son rôle de protecteur et d’aîné. 87 I, 5
 Quand il ne pleuvait pas, le dimanche, ils sortaient ensemble ; et, bras dessus bras dessous, ils s’en allaient par les rues. Presque toujours la même réflexion leur survenait à la fois, ou bien ils causaient, sans rien voir autour d’eux. Deslauriers ambitionnait la richesse, comme moyen de puissance sur les hommes. 88 I, 5
 — À quoi bon causer de tout cela, disait-il, puisque jamais nous ne l’aurons !
    — Qui sait ? reprenait Deslauriers.
    Malgré ses opinions démocratiques, il l’engageait à s’introduire chez les Dambreuse. L’autre objectait ses tentatives.
88 I, 5
  Ils reçurent, vers le milieu du mois de mars, parmi des notes assez lourdes, celles du restaurateur qui leur apportait à dîner. Frédéric, n’ayant point la somme suffisante, emprunta cent écus à Deslauriers ; quinze jours plus tard, il réitéra la même demande, et le clerc le gronda pour les dépenses auxquelles il se livrait chez Arnoux. 88 I, 5
   Il n’avait pas eu la force de la cacher à Deslauriers. Quand il revenait de chez Mme Arnoux, il le réveillait comme par mégarde, afin de pouvoir causer d’elle. 90 I, 5
 Deslauriers, qui couchait dans le cabinet au bois, près de la fontaine, poussait un long bâillement. Frédéric s’asseyait au pied de son lit. D’abord il parlait du dîner, puis il racontait mille détails insignifiants, où il voyait des marques de mépris ou d’affection. 90 I, 5
 Deslauriers se retournait vers la ruelle et s’endormait. Il ne comprenait rien à cet amour, qu’il regardait comme une dernière faiblesse d’adolescence ; et, son intimité ne lui suffisant plus, sans doute, il imagina de réunir leurs amis communs une fois la semaine. 90 I, 5
   — Y avait-il beaucoup de truffes, demanda Deslauriers, et as-tu pris la taille à son épouse, entre deux portes, sicut decet ? 91 I, 5
 Sénécal posa sur le chambranle sa chope de bière, et déclara dogmatiquement que, la prostitution étant une tyrannie et le mariage une immoralité, il valait mieux s’abstenir. Deslauriers prenait les femmes comme une distraction, rien de plus. M. de Cisy avait à leur endroit toute espèce de crainte. 91 I, 5
 Enfin, Regimbart assommait tout le monde et particulièrement Deslauriers, car le Citoyen était un familier d’Arnoux. Or, le clerc ambitionnait de fréquenter cette maison, espérant y faire des connaissances profitables. « Quand donc m’y mèneras-tu ? » disait-il. Arnoux se trouvait surchargé de besogne, ou bien il partait en voyage ; puis, ce n’était pas la peine, les dîners allaient finir.
  S’il avait fallu risquer sa vie pour son ami, Frédéric l’eût fait. Mais comme il tenait à se montrer le plus avantageusement possible, comme il surveillait son langage, ses manières et son costume jusqu’à venir au bureau de l’Art industriel toujours irréprochablement ganté, il avait peur que Deslauriers, avec son vieil habit noir, sa tournure de procureur et ses discours outrecuidants, ne déplût à Mme Arnoux, ce qui pouvait le compromettre, le rabaisser lui-même auprès d’elle. Il admettait bien les autres, mais celui-là, précisément, l’aurait gêné mille fois plus. Le clerc s’apercevait qu’il ne voulait pas tenir sa promesse, et le silence de Frédéric lui semblait une aggravation d’injure.
92-93 I, 5
  Il aurait voulu le conduire absolument, le voir se développer d’après l’idéal de leur jeunesse ; et sa fainéantise le révoltait, comme une désobéissance et comme une trahison. 93 I, 5
D’ailleurs Frédéric, plein de l’idée de Mme Arnoux, parlait de son mari souvent ; et Deslauriers commença une intolérable scie, consistant à répéter son nom cent fois par jour, à la fin de chaque phrase, comme un tic d’idiot. Quand on frappait à sa porte, il répondait : « Entrez, Arnoux ! » Au restaurant, il demandait un fromage de Brie « à l’instar d’Arnoux » ; et, la nuit, feignant d’avoir un cauchemar, il réveillait son compagnon en hurlant : « Arnoux ! Arnoux ! » Enfin, un jour, Frédéric, excédé, lui dit d’une voix lamentable :
    — Mais laisse-moi tranquille avec Arnoux !
    — Jamais ! répondit le clerc.
    Toujours lui ! lui partout ! ou brûlante ou glacée !
    L’image de l’Arnoux…

    — Tais-toi donc ! s’écria Frédéric en levant le poing.
    Il reprit doucement :
    — C’est un sujet qui m’est pénible, tu sais bien.
    — Oh ! pardon, mon bonhomme, répliqua Deslauriers en s’inclinant très bas, on respectera désormais les nerfs de Mademoiselle ! Pardon encore une fois. Mille excuses !
    Ainsi fut terminée la plaisanterie.
93 I, 5
 Mais, trois semaines après, un soir, il lui dit :
    — Eh bien, je l’ai vue tantôt, Mme Arnoux ! Frédéric fit un signe d’assentiment. Il attendait que Deslauriers parlât. Au moindre mot d’admiration, il se serait épanché largement, était tout prêt à le chérir ; l’autre se taisait toujours ; enfin, n’y tenant plus, il lui demanda d’un air indifférent ce qu’il pensait d’elle.
Deslauriers la trouvait « pas mal, sans avoir pourtant rien d’extraordinaire ».
    — Ah ! tu trouves, dit Frédéric.
94 I, 5
 La veille, Deslauriers lui fit faire une récapitulation qui se prolongea jusqu’au matin ; et, pour mettre à profit le dernier quart d’heure, il continua à l’interroger sur le trottoir, tout en marchant. 94 I, 5
et le professeur, un brave homme, lui dit :
    — Ne vous troublez pas, monsieur, remettez-vous !
    Puis, ayant fait deux demandes faciles, suivies de réponses obscures, il passa enfin au quatrième. Frédéric fut démoralisé par ce piètre commencement. Deslauriers, en face, dans le public, lui faisait signe que tout n’était pas encore perdu ; et à la deuxième interrogation sur le droit criminel, il se montra passable. Mais, après la troisième, relative au testament mystique, l’examinateur étant resté impassible tout le temps, son angoisse redoubla ; car Hussonnet joignait les mains comme pour applaudir, tandis que Deslauriers prodiguait les haussements d’épaules.
94 I, 5
 Devant la loge du concierge, ils rencontrèrent Martinon, rouge, ému, avec un sourire dans les yeux et l’auréole du triomphe sur le front. Il venait de subir sans encombre son dernier examen. Restait seulement la thèse. Avant quinze jours, il serait licencié. Sa famille connaissait un ministre, « une belle carrière » s’ouvrait devant lui.
    — Celui-là t’enfonce tout de même, dit Deslauriers.
    Rien n’est humiliant comme de voir les sots réussir dans les entreprises où l’on échoue. Frédéric, vexé, répondit qu’il s’en moquait.
95 I, 5
 Le soir, en rentrant, le clerc trouva son ami singulièrement changé : il pirouettait, sifflait ; et, l’autre s’étonnant de cette humeur, Frédéric déclara qu’il n’irait pas chez sa mère ; il emploierait ses vacances à travailler. 96 I, 5
Il restait pendant des heures immobile, ou bien il éclatait en larmes ; et, un jour qu’il n’avait pas eu la force de se contenir, Deslauriers lui dit :
   — Mais, saprelotte ! qu’est-ce que tu as ?
Frédéric souffrait des nerfs. Deslauriers n’en crut rien. Devant une pareille douleur, il avait senti se réveiller sa tendresse, et il le réconforta. Un homme comme lui se laisser abattre, quelle sottise ! Passe encore dans la jeunesse, mais plus tard, c’est perdre son temps.
— Tu me gâtes mon Frédéric ! Je redemande l’ancien. Garçon, toujours du même ! Il me plaisait ! Voyons, fume une pipe, animal ! Secoue-toi un peu, tu me désoles !
    — C’est vrai, dit Frédéric, je suis fou !
Le Clerc reprit :
    — Ah ! vieux troubadour, je sais bien ce qui t’afflige ! Le petit cœur ? Avoue-le ! Bah ! une de perdue, quatre de trouvées ! On se console des femmes vertueuses avec les autres. Veux-tu que je t’en fasse connaître, des femmes ? Tu n’as qu’à venir à l’Alhambra.
102-103 I, 5
 Frédéric n’invita pas le Citoyen. Deslauriers se priva de Sénécal. Ils emmenèrent seulement Hussonnet et Cisy avec Dussardier ; et le même fiacre les descendit tous les cinq à la porte de l’Alhambra. 103 I, 5
Hussonnet, par ses relations avec les journaux de modes et les petits théâtres, connaissait beaucoup de femmes ; il leur envoyait des baisers par le bout des doigts, et, de temps à autre, quittant ses amis, allait causer avec elles.
    Deslauriers fut jaloux de ces allures. Il aborda cyniquement une grande blonde, vêtue de nankin. Après l’avoir considéré d’un air maussade, elle dit : « Non ! pas de confiance, mon bonhomme ! » et tourna les talons.
    Il recommença près d’une grosse brune, qui était folle sans doute, car elle bondit dès le premier mot, en le menaçant, s’il continuait, d’appeler les sergents de ville. Deslauriers s’efforça de rire ; puis, découvrant une petite femme assise à l’écart sous un réverbère, il lui proposa une contredanse.
104 I, 5
 On était tassé, on s’amusait ; les brides dénouées des chapeaux effleuraient les cravates, les bottes s’enfonçaient sous les jupons ; tout cela sautait en cadence ; Deslauriers pressait contre lui la petite femme, et, gagné par le délire du cancan, se démenait au milieu des quadrilles comme une grande marionnette. Cisy et Dussardier continuaient leur promenade ; le jeune aristocrate lorgnait les filles, et, malgré les exhortations du commis, n’osait leur parler, s’imaginant qu’il y avait toujours chez ces femmes-là « un homme caché dans l’armoire avec un pistolet, et qui en sort pour vous faire souscrire des lettres de change ».
    Ils revinrent près de Frédéric. Deslauriers ne dansait plus ; et tous se demandaient comment finir la soirée, quand Hussonnet s’écria :
    — Tiens ! la marquise d’Amaëgui !
104 I, 5
À la dernière fusée, la multitude exhala un grand soupir.
    Elle s’écoula lentement. Un nuage de poudre à canon flottait dans l’air. Frédéric et Deslauriers marchaient au milieu de la foule pas à pas, quand un spectacle les arrêta : Martinon se faisait rendre de la monnaie au dépôt des parapluies ; et il accompagnait une femme d’une cinquantaine d’années, laide, magnifiquement vêtue, et d’un rang social problématique.
    — Ce gaillard-là, dit Deslauriers, est moins simple qu’on ne suppose.
107 I, 5
 Les deux amis s’en allèrent à pied. Un vent d’est soufflait. Ils ne parlaient ni l’un ni l’autre. Deslauriers regrettait de n’avoir pas brillé devant le directeur d’un journal, et Frédéric s’enfonçait dans sa tristesse. Enfin, il dit que le bastringue lui avait paru stupide. 108 I, 5
Mais le Clerc avait des théories. Il suffisait pour obtenir les choses, de les désirer fortement.
    — Cependant, toi-même, tout à l’heure…
    — Je m’en moquais bien ! fit Deslauriers, arrêtant net l’allusion. Est-ce que je vais m’empêtrer de femmes !
    Et il déclama contre leurs mièvreries, leurs sottises ; bref, elles lui déplaisaient.
    — Ne pose donc pas ! dit Frédéric.
    Deslauriers se tut. Puis, tout à coup :
    — Veux-tu parier cent francs que je fais la première qui passe ?
    — Oui ! accepté !
    La première qui passa était une mendiante hideuse ; et ils désespéraient du hasard, lorsqu’au milieu de la rue de Rivoli, ils aperçurent une grande fille, portant à la main un petit carton.
    Deslauriers l’accosta sous les arcades. Elle inclina brusquement du côté des Tuileries, et elle prit bientôt par la Place du Carrousel ; elle jetait des regards de droite et de gauche. Elle courut après un fiacre ; Deslauriers la rattrapa. Il marchait près d’elle, en lui parlant avec des gestes expressifs. Enfin elle accepta son bras, et ils continuèrent le long des quais. Puis, à la hauteur du Châtelet, pendant vingt minutes au moins, ils se promenèrent sur le trottoir, comme deux marins faisant leur quart. Mais, tout à coup, ils traversèrent le pont au Change, le marché aux Fleurs, le quai Napoléon. Frédéric entra derrière eux. Deslauriers lui fit comprendre qu’il les gênerait, et n’avait qu’à suivre son exemple.
— Combien as-tu encore ?
    — Deux pièces de cent sous.
    — C’est assez ! bonsoir !
    Frédéric fut saisi par l’étonnement que l’on éprouve à voir une farce réussir : « Il se moque de moi, pensa-t-il. Si je remontais ? » Deslauriers croirait, peut-être, qu’il lui enviait cet amour ? Comme si je n’en avais pas un, et cent fois plus rare, plus noble, plus fort ! » Une espèce de colère le poussait. Il arriva devant la porte de Mme Arnoux.
108 I, 5
 Le conseil de Deslauriers vint à sa mémoire ; il en eut horreur. Alors, il vagabonda dans les rues. 109 I, 5
 Deslauriers avait depuis longtemps congédié sa donzelle ; et il écrivait sur la table, au milieu de la chambre. Vers quatre heures, M. de Cisy entra. 110 I, 5
Il conta l’histoire à Deslauriers, sans dire la vérité sur ce qui le concernait personnellement.
    Le Clerc trouva qu’« il allait maintenant très bien. » Cette déférence à ses conseils augmenta sa bonne humeur.
    C’était par elle qu’il avait séduit, dès le premier jour, Mlle Clémence Daviou, brodeuse en or pour équipements militaires, la plus douce personne qui fût, et svelte comme un roseau, avec de grands yeux bleus, continuellement ébahis. Le clerc abusait de sa candeur, jusqu’à lui faire croire qu’il était décoré ; il ornait sa redingote d’un ruban rouge, dans leurs tête-à-tête, mais s’en privait en public, pour ne point humilier son patron, disait-il. Du reste, il la tenait à distance, se laissait caresser comme un pacha, et l’appelait « fille du peuple » par manière de rire. Elle lui apportait chaque fois de petits bouquets de violettes. Frédéric n’aurait pas voulu d’un tel amour.
110 I, 5
Cependant, lorsqu’ils sortaient, bras dessus bras dessous, pour se rendre dans un cabinet chez Pinson ou chez Barillot, il éprouvait une singulière tristesse. Frédéric ne savait pas combien, depuis un an, chaque jeudi, il avait fait souffrir Deslauriers, quand il se brossait les ongles, avant d’aller dîner rue de Choiseul ! 111 I, 5
  Frédéric n’avait pas tourné les talons que son portier lui remit une lettre :
    « Monsieur et Madame Dambreuse prient Monsieur F. Moreau de leur faire l’honneur de venir dîner chez eux samedi 24 courant. — R. S. V. P. »
    — Trop tard, pensa-t-il.
Néanmoins, il montra la lettre à Deslauriers, lequel s’écria :
    — Ah ! enfin ! Mais tu n’as pas l’air content. Pourquoi ?
    Frédéric, ayant hésité quelque peu, dit qu’il avait le même jour une autre invitation.
    — Fais-moi le plaisir d’envoyer bouler la rue de Choiseul. Pas de bêtises ! Je vais répondre pour toi, si ça te gêne.
    Et le clerc écrivit une acceptation, à la troisième personne.
111 I, 5
 N’ayant jamais vu le monde qu’à travers la fièvre de ses convoitises, il se l’imaginait comme une création artificielle, fonctionnant en vertu de lois mathématiques. Un dîner en ville, la rencontre d’un homme en place, le sourire d’une jolie femme pouvaient, par une série d’actions se déduisant les unes des autres, avoir de gigantesques résultats. Certains salons parisiens étaient comme ces machines qui prennent la matière à l’état brut et la rendent centuplée de valeur. Il croyait aux courtisanes conseillant les diplomates, aux riches mariages obtenus par les intrigues, au génie des galériens, aux docilités du hasard sous la main des forts. Enfin il estimait la fréquentation des Dambreuse tellement utile, et il parla si bien, que Frédéric ne savait plus à quoi se résoudre. 111 I, 5
Or il découvrit une marquise en soie gorge-pigeon, à petit manche d’ivoire ciselé, et qui arrivait de la Chine. Mais cela coûtait cent soixante-quinze francs et il n’avait pas un sou, vivant même à crédit sur le trimestre prochain. Cependant, il la voulait, il y tenait, et, malgré sa répugnance, il eut recours à Deslauriers.
Deslauriers lui répondit qu’il n’avait pas d’argent.
    — J’en ai besoin, dit Frédéric, grand besoin !
    Et, l’autre ayant répété la même excuse, il s’emporta.
    — Tu pourrais bien, quelquefois…
    — Quoi donc ?
    — Rien !
    Le clerc avait compris. Il leva sur sa réserve la somme en question, et, quand il l’eut versée pièce à pièce :
    — Je ne te réclame pas de quittance, puisque je vis à tes crochets !
Frédéric lui sauta au cou, avec mille protestations affectueuses. Deslauriers resta froid. Puis, le lendemain, apercevant l’ombrelle sur le piano :
    — Ah ! c’était pour cela !
    — Je l’enverrai peut-être, dit lâchement Frédéric.
112 I, 5
   Le marchand ajouta, d’un air simple :
    — Comment l’appelez-vous donc, ce grand jeune homme, votre ami ?
    — Deslauriers, dit vivement Frédéric.
    Et, pour réparer les torts qu’ils se sentait à son endroit, il le vanta comme une intelligence supérieure.
114 I, 5
  Deslauriers, qui avait eu tant de mal à lui seriner encore une fois le deuxième à la fin de décembre et le troisième en février, s’étonnait de son ardeur. Alors, les vieux espoirs revinrent. Dans dix ans, il fallait que Frédéric fût député ; dans quinze, ministre ; pourquoi pas ? Avec son patrimoine qu’il allait toucher bientôt, il pouvait, d’abord, fonder un journal ; ce serait le début ; ensuite, on verrait. Quant à lui, il ambitionnait toujours une chaire à l’École de droit ; et il soutint sa thèse pour le doctorat d’une façon si remarquable, qu’elle lui valut les compliments des professeurs. 118-119 I, 5
 Deslauriers, admis le jour même à la parlotte d’Orsay, avait fait un discours fort applaudi. Quoiqu’il fût sobre, il se grisa, et dit au dessert à Dussardier :
    — Tu es honnête, toi ! Quand je serai riche, je t’instituerai mon régisseur.
119 I, 5
On comptait sur lui, dès son retour ; M. Dambreuse le chargea de ses souvenirs pour le père Roque.  Frédéric ne manqua pas, en rentrant, de conter cet accueil à Deslauriers.
    — Fameux ! reprit le clerc, et ne te laisse pas entortiller par ta maman ! Reviens tout de suite !
121 I, 5
 Beaucoup vivaient bien qui n’avaient pas de fortune, Deslauriers entre autres ; et il se trouva lâche d’attacher une pareille importance à des choses médiocres. 123 I, 6
il exhalait sa mélancolie dans de longues lettres à Deslauriers.
    Celui-là se démenait pour percer. La conduite lâche de son ami et ses éternelles jérémiades lui semblaient stupides. Bientôt, leur correspondance devint presque nulle. Frédéric avait donné tous ses meubles à Deslauriers, qui gardait son logement. Sa mère lui en parlait de temps à autre ; un jour enfin, il déclara son cadeau, et elle le grondait, quand il reçut une lettre.
    — Qu’est-ce donc ? dit-elle, tu trembles ?
    — Je n’ai rien ! répliqua Frédéric.
    Deslauriers lui apprenait qu’il avait recueilli Sénécal ; et, depuis quinze jours, ils vivaient ensemble. Donc, Sénécal s’étalait, maintenant, au milieu des choses qui provenaient de chez Arnoux !
125 I, 6
 Dix minutes après, la nouvelle circulait jusqu’aux faubourgs. Alors, Me Benoist, M. Gamblin, M. Chambion, tous les amis accoururent. Frédéric s’échappa une minute pour écrire à Deslauriers. D’autres visites survinrent. L’après-midi se passa en félicitations. On en oubliait la femme Roque, qui était cependant « très bas ». 130 I, 6
Et, dans un brusque épanouissement de santé, il se fit des résolutions d’égoïsme. Il se sentait le cœur dur comme la table où ses coudes posaient. Donc, il pouvait, maintenant, se jeter au milieu du monde, sans peur. L’idée des Dambreuse lui vint ; il les utiliserait ; puis il se rappela Deslauriers. « Ah ! ma foi, tant pis ! » Cependant, il lui envoya, par un commissionnaire, un billet lui donnant rendez-vous le lendemain au Palais-Royal, afin de déjeuner ensemble. 141 II, 1
 La fortune n’était pas si douce pour celui-là.
    Il s’était présenté au concours d’agrégation avec une thèse sur le droit de tester, où il soutenait qu’on devait le restreindre autant que possible ; et, son adversaire l’excitant à lui faire dire des sottises, il en avait dit beaucoup, sans que les examinateurs bronchassent.
Puis le hasard avait voulu qu’il tirât au sort, pour sujet de leçon, la Prescription. Alors, Deslauriers s’était livré à des théories déplorables ; les vieilles contestations devaient se produire comme les nouvelles ; pourquoi le propriétaire serait-il privé de son bien parce qu’il n’en peut fournir les titres qu’après trente et un an révolus ? C’était donner la sécurité de l’honnête homme à l’héritier du voleur enrichi. Toutes les injustices étaient consacrées par une extension de ce droit, qui était la tyrannie, l’abus de la force ! Il s’était même écrié :
    — Abolissons-le ; et les Franks ne pèseront plus sur les Gaulois, les Anglais sur les Irlandais, les Yankees sur les Peaux-Rouges, les Turcs sur les Arabes, les blancs sur les nègres, la Pologne…
    Le président l’avait interrompu :
    — Bien ! bien ! monsieur ! nous n’avons que faire de vos opinions politiques, vous vous représenterez plus tard !
    Deslauriers n’avait pas voulu se représenter.
141 II, 1
  Deslauriers n’avait pas voulu se représenter. Mais ce malheureux titre XX du IIIe livre du Code civil était devenu pour lui une montagne d’achoppement. Il élaborait un grand ouvrage sur la Prescription, considérée comme base du droit civil et du droit naturel des peuples ; et il était perdu dans Dunod, Rogerius, Balbus, Merlin, Vazeille, Savigny, Troplong et autres lectures considérables. Afin de s’y livrer plus à l’aise, il s’était démis de sa place de maître-clerc. Il vivait en donnant des répétitions, en fabriquant des thèses ; et, aux séances de la Parlotte, il effrayait par sa virulence le parti conservateur, tous les jeunes doctrinaires issus de M. Guizot, si bien qu’il avait, dans un certain monde, une espèce de célébrité, quelque peu mêlée de défiance pour sa personne 142 II, 1
 Il arriva au rendez-vous, portant un gros paletot doublé de flanelle rouge, comme celui de Sénécal autrefois.
    Le respect humain, à cause du public qui passait, les empêcha de s’étreindre longuement, et ils allèrent jusque chez Véfour, bras dessus bras dessous, en ricanant de plaisir, avec une larme au fond des yeux. Puis, dès qu’ils furent seuls, Deslauriers s’écria :
    — Ah ! saprelotte, nous allons nous la repasser douce, maintenant !
Frédéric n’aima point cette manière de s’associer, tout de suite, à sa fortune. Son ami témoignait trop de joie pour eux deux, et pas assez pour lui seul.
142 II, 1
 Ensuite, Deslauriers conta son échec, et peu à peu ses travaux, son existence, parlant de lui-même stoïquement et des autres avec aigreur. Tout lui déplaisait. Pas un homme en place qui ne fût un crétin ou une canaille. Pour un verre mal rincé, il s’emporta contre le garçon, et, sur le reproche anodin de Frédéric :
    — Comme si j’allais me gêner pour de pareils cocos, qui vous gagnent jusqu’à des six et huit mille francs par an, qui sont électeurs, éligibles peut-être ! Ah non, non !
    Puis, d’un air enjoué :
    — Mais j’oublie que je parle à un capitaliste, à un Mondor, car tu es un Mondor, maintenant !
142 II, 1
Et, revenant sur l’héritage, il exprima cette idée : que les successions collatérales (chose injuste en soi, bien qu’il se réjouît de celle-là) seraient abolies, un de ces jours, à la prochaine révolution.
    — Tu crois ? dit Frédéric.
    — Compte dessus ! répondit-il. Ça ne peut pas durer ! on souffre trop ! Quand je vois dans la misère des gens comme Sénécal…
    « Toujours le Sénécal ! » pensa Frédéric.
142 II, 1
 À propos d’Arnoux, Deslauriers lui apprit que son journal appartenait maintenant à Hussonnet, lequel l’avait transformé. 143 II, 1
  — Qu’en penses-tu, voyons ! veux-tu t’y mettre ?
    Frédéric ne repoussa pas la proposition. Mais il fallait attendre le règlement de ses affaires.
    — Alors, si tu as besoin de quelque chose…
    — Merci, mon petit ! dit Deslauriers.
143 II, 1
 Frédéric s’était senti troublé par l’amertume de Deslauriers ; mais, sous l’influence du vin qui circulait dans ses veines, à moitié endormi, engourdi, et recevant la lumière en plein visage, il n’éprouvait plus qu’un immense bien-être, voluptueusement stupide, comme une plante saturée de chaleur et d’humidité. 143 II, 1
 Deslauriers, les paupières entre-closes, regardait au loin, vaguement. Sa poitrine se gonflait, et il se mit à dire :
    — Ah ! c’était plus beau, quand Camille Desmoulins, debout là-bas sur une table, poussait le peuple à la Bastille ! On vivait dans ce temps-là, on pouvait s’affirmer, prouver sa force ! De simples avocats commandaient à des généraux, des va-nu-pieds battaient les rois, tandis qu’à présent…
Il se tut, puis tout à coup :
    — Bah ! l’avenir est gros !
    Et, tambourinant la charge sur les vitres, il déclama ces vers de Barthélémy :
     Elle reparaîtra, la terrible Assemblée 
    Dont, après quarante ans, votre tête est troublée,
    Colosse qui sans peur marche d’un pas puissant.

    — Je ne sais plus le reste ! Mais il est tard, si nous partions ?
    Et il continua, dans la rue, à exposer ses théories.
143-144 II, 1
  — Moi, à ta place, dit Deslauriers, je m’achèterais plutôt de l’argenterie, décelant, par cet amour du cossu, l’homme de mince origine. 144 II, 1
   Frédéric trouva, au coin de la rue Rumfort, un petit hôtel et il s’acheta, tout à la fois, le coupé, le cheval, les meubles et deux jardinières prises chez Arnoux, pour mettre aux deux coins de la porte dans son salon. Derrière cet appartement, étaient une chambre et un cabinet. L’idée lui vint d’y loger Deslauriers. Mais, comment la recevrait-il, elle, sa maîtresse future ? La présence d’un ami serait une gêne. 159 II, 2
Il écrivit donc à tous les quatre de venir pendre la crémaillère le dimanche suivant, à onze heures juste, et il chargea Deslauriers d’amener Sénécal. 166 II, 2
  Le répétiteur avait été congédié de son troisième pensionnat pour n’avoir point voulu de distribution de prix, usage qu’il regardait comme funeste à l’égalité. Il était maintenant chez un constructeur de machines, et n’habitait plus avec Deslauriers depuis six mois. 166 II, 2
  Sénécal se rembrunit, comme les cagots amenés dans les réunions de plaisir. Deslauriers embrassa tout d’un seul coup d’œil ; puis, le saluant très bas :
    — Monseigneur ! je vous présente mes respects
    Dussardier lui sauta au cou.
167 II, 2
 — Allons donc ! dit Deslauriers. Une vieille bête ! qui voit dans les bouleversements d’empires des effets de la vengeance divine ! C’est comme le sieur Saint-Simon et son église, avec sa haine de la Révolution française : un tas de farceurs qui voudraient nous refaire le catholicisme ! 168 II, 2
  — Est-ce que les journaux sont libres ? est-ce que nous le sommes ? dit Deslauriers avec emportement. Quand on pense qu’il peut y avoir jusqu’à vingt-huit formalités pour établir un batelet sur une rivière, ça me donne envie d’aller vivre chez les anthropophages ! Le Gouvernement nous dévore ! Tout est à lui, la philosophie, le droit, les arts, l’air du ciel ; et la France râle, énervée, sous la botte du gendarme et la soutane du calotin ! 169 II, 2
 Le futur Mirabeau épanchait ainsi sa bile, largement. Enfin, il prit son verre, se leva, et, le poing sur la hanche, l’œil allumé :
    — Je bois à la destruction complète de l’ordre actuel, c’est-à-dire de tout ce qu’on nomme Privilège, Monopole, Direction, Hiérarchie, Autorité, État ! — et d’une voix plus haute : — que je voudrais briser comme ceci ! en lançant sur la table le beau verre à patte, qui se fracassa en mille morceaux.
    Tous applaudirent, et Dussardier principalement.
169 II, 2
 Pellerin blâma Frédéric de n’avoir pas choisi, plutôt, le style néo-grec ; Sénécal frotta des allumettes contre les tentures ; Deslauriers ne fit aucune observation. Il en fit dans la bibliothèque, qu’il appela une bibliothèque de petite fille. La plupart des littérateurs contemporains s’y trouvaient.  171 II, 2
  Ensuite, Frédéric emmena Deslauriers dans sa chambre, et, tirant de son secrétaire deux mille francs :
    — Tiens, mon brave, empoche ! C’est le reliquat de mes vieilles dettes.
    — Mais… et le Journal ? dit l’avocat. J’en ai parlé à Hussonnet, tu sais bien.
171 II, 2
  — Moi, je trouve, dit Pellerin, qu’il aurait bien pu me commander un tableau.
    Deslauriers se taisait, en tenant dans la poche de son pantalon ses billets de banque.
172 II, 2
    Il voulut écrire une histoire de l’esthétique, résultat de ses conversations avec Pellerin, puis mettre en drames différentes époques de la Révolution française et composer une grande comédie, par l’influence indirecte de Deslauriers et d’Hussonnet. 176 II, 2
 Un matin qu’il ruminait sa mélancolie au coin de son feu, Deslauriers entra. Les discours incendiaires de Sénécal avaient inquiété son patron, et, une fois de plus, il se trouvait sans ressources.
    — Que veux-tu que j’y fasse ? dit Frédéric.
176 II, 2
  — Rien ! tu n’as pas d’argent, je le sais. Mais ça ne te gênerait guère de lui découvrir une place, soit par M. Dambreuse ou bien Arnoux ? 176 II, 2
 Il était sombre en arrivant chez lui.
    Hussonnet et Deslauriers l’attendaient.
    Le bohème, assis devant sa table, dessinait des têtes de Turcs, et l’avocat, en bottes crottées, sommeillait sur le divan.
182 II, 2
  — Je n’ai pas de fonds, dit Frédéric.
    — Et nous donc ! fit Deslauriers en croisant ses deux bras.
    Frédéric, blessé du geste, répliqua :
    — Est-ce ma faute ?…
    — Ah ! très bien ! Ils ont du bois dans leur cheminée, des truffes sur leur table, un bon lit, une bibliothèque, une voiture, toutes les douceurs ! Mais qu’un autre grelotte sous les ardoises, dîne à vingt sous, travaille comme un forçat et patauge dans la misère ! est-ce leur faute ?
    Et il répétait « Est-ce leur faute ? » avec une ironie cicéronienne qui sentait le Palais. Frédéric voulait parler.
183 II, 2
 — Du reste je comprends, on a des besoins… aristocratiques ; car sans doute… quelque femme…
    — Eh bien, quand cela serait ? Ne suis-je pas libre ?
    — Oh ! très libre !
    Et, après une minute de silence :
    — C’est si commode, les promesses !
    — Mon Dieu ! je ne les nie pas ! dit Frédéric.
    L’avocat continuait :
    — Au collège, on fait des serments, on constituera une phalange, on imitera les Treize de Balzac. Puis, quand on se retrouve : Bonsoir, mon vieux, va te promener ! Car celui qui pourrait servir l’autre retient précieusement tout, pour lui seul.
    — Comment ?
    — Oui, tu ne nous as pas même présentés chez les Dambreuse !
183 II, 2
 Frédéric le regarda ; avec sa pauvre redingote, ses lunettes dépolies et sa figure blême, l’avocat lui parut un tel cuistre, qu’il ne put empêcher sur ses lèvres un sourire dédaigneux. Deslauriers l’aperçut, et rougit. 183 II, 2
 Frédéric, dans un brusque mouvement de résignation, prit une feuille de papier, et, ayant griffonné dessus quelques lignes, la lui tendit. Le visage du bohème s’illumina. Puis, repassant la lettre à Deslauriers :
    — Faites des excuses, seigneur !
184 II, 2
  Leur ami conjurait son notaire de lui envoyer au plus vite, quinze mille francs.
    — Ah ! je te reconnais là ! dit Deslauriers.
    — Foi de gentilhomme ! ajouta le bohème, vous êtes un brave, on vous mettra dans la galerie des hommes utiles !
184 II, 2
 L’avocat reprit :
    — Tu n’y perdras rien, la spéculation est excellente.
    — Parbleu ! s’écria Hussonnet, j’en fourrerais ma tête sur l’échafaud.
    Et il débita tant de sottises et promit tant de merveilles (auxquelles il croyait peut-être), que Frédéric ne savait pas si c’était pour se moquer des autres ou de lui-même.
184 II, 2
 Le financier lui avait offert une vingtaine d’actions dans son entreprise de houilles ; Frédéric n’y était pas retourné. Deslauriers lui écrivait des lettres ; il les laissait sans réponse.  202 II, 3
 Il en fut distrait par une lettre du notaire qui devait lui envoyer le lendemain quinze mille francs ; et, pour réparer sa négligence envers Deslauriers, il alla lui apprendre tout de suite cette bonne nouvelle. 204 II, 3
  L’avocat logeait rue des Trois-Maries, au cinquième étage, sur une cour. Son cabinet, petite pièce carrelée, froide, et tendue d’un papier grisâtre, avait pour principale décoration une médaille en or, son prix de doctorat, insérée dans un cadre d’ébène contre la glace. 204 II, 3
   L’annonce des quinze mille francs (il n’y comptait plus, sans doute) lui causa un ricanement de plaisir.
    — C’est bien, mon brave, c’est bien, c’est très bien !
    Il jeta du bois dans le feu, se rassit, et parla immédiatement du Journal. La première chose à faire était de se débarrasser d’Hussonnet.
    — Ce crétin-là me fatigue ! Quant à desservir une opinion, le plus équitable, selon moi, et le plus fort, c’est de n’en avoir aucune.
    Frédéric parut étonné.
204 II, 3
— Mais sans doute ! il serait temps de traiter la Politique scientifiquement. Les vieux du XVIIIe siècle commençaient, quand Rousseau, les littérateurs, y ont introduit la philanthropie, la poésie et autres blagues, pour la plus grande joie des catholiques ; alliance naturelle, du reste, puisque les réformateurs modernes (je peux le prouver) croient tous à la Révélation. Mais si vous chantez des messes pour la Pologne, si à la place du Dieu des dominicains, qui était un bourreau, vous prenez le Dieu des romantiques, qui est un tapissier ; si, enfin, vous n’avez pas de l’Absolu une conception plus large que vos aïeux, la monarchie percera sous vos formes républicaines, et votre bonnet rouge ne sera jamais qu’une calotte sacerdotale ! Seulement, le régime cellulaire aura remplacé la torture, l’outrage à la Religion le sacrilège, le concert européen la Sainte-Alliance ; et dans ce bel ordre qu’on admire, fait de débris louis-quatorziens, de ruines voltairiennes, avec du badigeon impérial par-dessus et des fragments de constitution anglaise, on verra les conseils municipaux tâchant de vexer le maire, les conseils généraux leur préfet, les chambres le roi, la presse le pouvoir, l’administration tout le monde ! Mais les bonnes âmes s’extasient sur le Code civil, œuvre fabriquée, quoi qu’on dise, dans un esprit mesquin, tyrannique ; car le législateur, au lieu de faire son état, qui est de régulariser la coutume, a prétendu modeler la société comme un Lycurgue ! Pourquoi la loi gêne-t-elle le père de famille en matière de testament ? Pourquoi entrave-t-elle la vente forcée des immeubles ? Pourquoi punit-elle comme délit le vagabondage, lequel ne devrait pas être même une contravention ! Et il y en a d’autres ! Je les connais ! aussi je vais écrire un petit roman intitulé Histoire de l’idée de justice, qui sera drôle ! Mais j’ai une soif abominable ! et toi ? 205 II, 3
   Il se pencha par la fenêtre, et cria au portier d’aller chercher des grogs au cabaret.
    — En résumé, je vois trois partis…, non ! trois groupes, et dont aucun ne m’intéresse : ceux qui ont, ceux qui n’ont plus, et ceux qui tâchent d’avoir. Mais tous s’accordent dans l’idolâtrie imbécile de l’Autorité ! Exemples : Mably recommande qu’on empêche les philosophes de publier leurs doctrines ; M. Wronski géomètre, appelle en son langage la censure « répression critique de la spontanéité spéculative » ; le père Enfantin bénit les Habsbourg « d’avoir passé par-dessus les Alpes une main pesante pour comprimer l’Italie » ; Pierre Leroux veut qu’on vous force à entendre un orateur, et Louis Blanc incline à une religion d’État, tant ce peuple de vassaux a la rage du gouvernement ! Pas un cependant n’est légitime, malgré leurs sempiternels principes. Mais, principe signifiant origine, il faut se reporter toujours à une révolution, à un acte de violence, à un fait transitoire. Ainsi, le principe du nôtre est la souveraineté nationale, comprise dans la forme parlementaire, quoique le parlement n’en convienne pas ! Mais en quoi la souveraineté du peuple serait-elle plus sacrée que le droit divin ? L’un et l’autre sont deux fictions ! Assez de métaphysique, plus de fantômes ! Pas n’est besoin de dogmes pour faire balayer les rues ! On dira que je renverse la société ? Eh bien, après ? où serait le mal ? Elle est propre, en effet, la société.
205-206 II, 3
  Frédéric aurait eu beaucoup de choses à lui répondre. Mais, le voyant loin des théories de Sénécal, il était plein d’indulgence. Il se contenta d’objecter qu’un pareil système les ferait haïr généralement.
    — Au contraire, comme nous aurons donné à chaque parti un gage de haine contre son voisin, tous compteront sur nous. Tu vas t’y mettre aussi, toi, et nous faire de la critique transcendante !
    Il fallait attaquer les idées reçues, l’Académie ; l’École normale, le Conservatoire, la Comédie-Française, tout ce qui ressemblait à une institution. C’est par là qu’ils donneraient un ensemble de doctrine à leur Revue. Puis, quand elle serait bien posée, le journal tout à coup deviendrait quotidien ; alors, ils s’en prendraient aux personnes.
    — Et on nous respectera, sois-en sûr !
206 II, 3
  Deslauriers touchait à son vieux rêve : une rédaction en chef, c’est-à-dire au bonheur inexprimable de diriger les autres, de tailler en plein dans leurs articles, d’en commander, d’en refuser. Ses yeux pétillaient sous ses lunettes, il s’exaltait et buvait des petits verres, coup sur coup, machinalement.
    — Il faudra que tu donnes un dîner une fois la semaine. C’est indispensable, quand même la moitié de ton revenu y passerait ! On voudra y venir, ce sera un centre pour les autres, un levier pour toi ; et, maniant l’opinion par les deux bouts, littérature et politique, avant six mois, tu verras, nous tiendrons le haut du pavé dans Paris.
206 II, 3
  — Oui, j’ai été un paresseux, un imbécile, tu as raison !
    — À la bonne heure ! s’écria Deslauriers ; je retrouve mon Frédéric !
    Et, lui mettant le poing sous la mâchoire :
    — Ah ! tu m’as fait souffrir. N’importe ! je t’aime tout de même
207 II, 3
  Un bonnet de femme parut au seuil de l’antichambre.
    — Qui t’amène ? dit Deslauriers.
    C’était Mlle Clémence, sa maîtresse.
207 II, 3
Ce mot, si dur, arrêta les larmes de Clémence. Elle se planta devant la fenêtre, et y restait immobile, le front posé contre le carreau.
    Son attitude et son mutisme agaçaient Deslauriers.
    — Quand tu auras fini, tu commanderas ton carrosse, n’est-ce pas ?
    Elle se retourna en sursaut.
207 II, 3
 Et, comme il avait besoin de sortir, Deslauriers passa dans sa cuisine, qui était son cabinet de toilette. Il y avait sur la dalle, près d’une paire de bottes, les débris d’un maigre déjeuner, et un matelas avec une couverture était roulé par terre dans un coin. 208 II, 3
 — Ceci te démontre, dit-il, que je reçois peu de marquises ! On s’en passe aisément, va ! et des autres aussi. Celles qui ne coûtent rien prennent votre temps ; c’est de l’argent sous une autre forme ; or je ne suis pas riche ! Et puis elles sont toutes si bêtes ! si bêtes ! Est-ce que tu peux causer avec une femme, toi ?
    Ils se séparèrent à l’angle du pont Neuf.
    — Ainsi, c’est convenu ! tu m’apporteras la chose demain, dès que tu l’auras.
    — Convenu ! dit Frédéric.
208 II, 3
Deslauriers lui semblait présomptueux, son insensibilité de la veille le refroidissant à son endroit, et Frédéric s’abandonnait à ces regrets quand il fut tout surpris de voir entrer Arnoux, lequel s’assit sur le bord de sa couche, pesamment, comme un homme accablé. 208 II, 3
Frédéric assura qu’il comprenait et qu’il allait sortir immédiatement.
    Il resta chez lui, maudissant Deslauriers, car il voulait tenir sa parole, et cependant obliger Arnoux.
210 II, 3
   « — Eh bien, se dit-il ensuite, puisque je fais une perte de ce côté-là car je pourrais, avec quinze mille francs, en gagner cent mille ! À la Bourse, ça se voit quelquefois… Donc, puisque je manque à l’un, ne suis-je libre ?… D’ailleurs, quand Deslauriers attendrait ! — Non, non, c’est mal, allons-y ! »
    Il regarda sa pendule.
210 II, 3
 Au même moment, parut Arnoux, pour savoir s’il avait trouvé la somme urgente.
— Tenez, la voilà ! dit Frédéric.
    Et, vingt-quatre heures après, il répondit à Deslauriers :
    — Je n’ai rien reçu.
210 II, 3
 Arnoux le remit au lendemain, puis au surlendemain. Frédéric se risquait dehors à la nuit close, craignant d’être surpris par Deslauriers.
    Un soir, quelqu’un le heurta au coin de la Madeleine. C’était lui.
211 II, 3
 — Je vais les chercher, dit-il.
    Et Deslauriers l’accompagna jusqu’à la porte d’une maison, dans le faubourg Poissonnière.
    — Attends-moi.
211 II, 3
  Il attendit. Enfin, après quarante-trois minutes, Frédéric sortit avec Arnoux, et lui fit signe de patienter encore un peu. Le marchand de faïences et son compagnon montèrent, bras dessus, bras dessous, la rue Hauteville, prirent ensuite la rue de Chabrol. 211 II, 3
  Frédéric entendait les pas de Deslauriers derrière lui, comme des reproches, comme des coups frappant sur sa conscience. Mais il n’osait faire sa réclamation, par mauvaise honte, et dans la crainte qu’elle ne fût inutile. L’autre se rapprochait. Il se décida. 211 II, 3
  Arnoux, d’un ton fort dégagé, dit que, ses recouvrements n’ayant pas eu lieu, il ne pouvait rendre actuellement les quinze mille francs.
    — Vous n’en avez pas besoin, j’imagine ?
    À ce moment, Deslauriers accosta Frédéric, et, le tirant à l’écart :
    — Sois franc, les as-tu, oui ou non ?
    — Eh bien, non ! dit Frédéric, je les ai perdus !
    — Ah ! et à quoi ?
    — Au jeu !
211 II, 3
Deslauriers ne répondit pas un mot, salua très bas, et partit. Arnoux avait profité de l’occasion pour allumer un cigare dans un débit de tabac. Il revint en demandant quel était ce jeune homme.
    — Rien ! un ami !
211 II, 3
 Deslauriers dévalait la rue des Martyrs, en jurant tout haut d’indignation ; car son projet, tel qu’un obélisque abattu, lui paraissait maintenant d’une hauteur extraordinaire. Il s’estimait volé, comme s’il avait subi un grand dommage. Son amitié pour Frédéric était morte, et il en éprouvait de la joie ; c’était une compensation ! Une haine l’envahit contre les riches. Il pencha vers les opinions de Sénécal et se promettait de les servir. 212 II, 3
 À la hauteur des Bains-Chinois, comme il y avait des trous dans le pavé, la berline se ralentit. Un homme en paletot noisette marchait au bord du trottoir. Une éclaboussure, jaillissant de dessous les ressorts, s’étala dans son dos. L’homme se retourna, furieux. Frédéric devint pâle ; il avait reconnu Deslauriers. 236 II, 4
Son journal, qui ne s’appelait plus l’Art, mais le Flambard, avec cette épigraphe : « Canonniers, à vos pièces ! » ne prospérant nullement, il avait envie de le transformer en une revue hebdomadaire, seul, sans le secours de Deslauriers. Il reparla de l’ancien projet, et exposa son plan nouveau. 240 II, 4
 — Cela vous est facile. Vous connaissez tant de monde, M. Dambreuse entre autres, à ce que m’a dit Deslauriers. 243 II, 4
  Ce rappel de Deslauriers fut désagréable à son ami. Il ne se souciait guère de retourner chez les Dambreuse depuis la rencontre du Champ de Mars. 243 II, 4
  Frédéric invoqua le droit de résistance ; et, se rappelant quelques phrases que lui avait dites Deslauriers, il cita Desolmes, Blackstone, le bill des droits en Angleterre, et l’article 2 de la Constitution de 91. 265 II, 4
  Dussardier, venu ce soir-là comme d’habitude, l’attendait. Frédéric avait le cœur gonflé ; il le dégorgea, et ses griefs, bien que vagues et difficiles à comprendre, attristèrent le brave commis ; il se plaignait même de son isolement. Dussardier, en hésitant un peu, proposa de se rendre chez Deslauriers. 266 II, 4
 Deslauriers, également, sentait depuis leur brouille une privation dans sa vie. Il céda sans peine à des avances cordiales. 266 II, 4
 La réserve de Deslauriers attendrit Frédéric ; et, pour lui faire une sorte de réparation, il lui conta le lendemain sa perte de quinze mille francs, sans dire que ces quinze mille francs lui étaient primitivement destinés.  266 II, 4
 Et, cédant aux questions de l’ancien clerc, il avoua la vérité. Deslauriers fut convaincu qu’il ne la disait pas complètement, par délicatesse sans doute. Ce défaut de confiance le blessa. 266 II, 4
 Mme Moreau s’accusait d’avoir mal jugé M. Roque, lequel avait donné de sa conduite des explications satisfaisantes. Puis elle parlait de sa fortune, et de la possibilité, pour plus tard, d’un mariage avec Louise.
    — Ce ne serait peut-être pas bête ! dit Deslauriers.
267 II, 4
 Alors, Deslauriers lui parla de Mlle Roque. Rien ne l’empêchait d’aller voir un peu les choses par lui-même. Frédéric était un peu fatigué ; la province et la maison maternelle le délasseraient. Il partit. 267 II, 4
   Deslauriers avait emporté de chez Frédéric la copie de l’acte de subrogation, avec une procuration en bonne forme lui conférant de pleins pouvoirs ; mais, quand il eut remonté ses cinq étages, et qu’il fut seul, au milieu de son triste cabinet, dans son fauteuil de basane, la vue du papier timbré l’écœura. 269 II, 5
 Pourquoi les avait-il prêtés ? Pour les beaux yeux de Mme Arnoux. Elle était sa maîtresse ! Deslauriers n’en doutait pas. « Voilà une chose de plus à quoi sert l’argent ! » Des pensées haineuses l’envahirent. 269 II, 5
 Puis, il songea à la personne même de Frédéric. Elle avait toujours exercé sur lui un charme presque féminin ; et il arriva bientôt à l’admirer pour un succès dont il se reconnaissait incapable.
    Cependant, est-ce que la volonté n’était pas l’élément capital des entreprises ? et, puisque avec elle on triomphe de tout…
    « Ah ! ce serait drôle ! »
    Mais il eut honte de cette perfidie, et, une minute après :
    « Bah ! est-ce que j’ai peur ? »
269-270 II, 5
 Mme Arnoux (à force d’en entendre parler) avait fini par se peindre dans son imagination extraordinairement. La persistance de cet amour l’irritait comme un problème. Son austérité un peu théâtrale l’ennuyait maintenant. D’ailleurs, la femme du monde (ou ce qu’il jugeait telle) éblouissait l’avocat comme le symbole et le résumé de mille plaisirs inconnus. Pauvre, il convoitait le luxe sous sa forme la plus claire.
    « Après tout, quand il se fâcherait, tant pis ! Il s’est trop mal comporté envers moi, pour que je me gêne ! Rien ne m’assure qu’elle est sa maîtresse. Il me l’a nié. Donc, je suis libre ! »
270 II, 5
 Le désir de cette démarche ne le quitta plus. C’était une épreuve de ses forces qu’il voulait faire ; si bien qu’un jour, tout à coup, il vernit lui-même ses bottes, acheta des gants blancs, et se mit en route, se substituant à Frédéric et s’imaginant presque être lui, par une singulière évolution intellectuelle où il y avait à la fois de la vengeance et de la sympathie, de l’imitation et de l’audace.
    Il fit annoncer « le docteur Deslauriers ».
    Mme Arnoux fut surprise, n’ayant réclamé aucun médecin.
    — Ah ! mille excuses ! c’est docteur en droit. Je viens pour les intérêts de M. Moreau.
    Ce nom parut la troubler.
270 II, 5
« Tant mieux ! pensa l’ancien clerc ; puisqu’elle a bien voulu de lui, elle voudra de moi ! » s’encourageant par l’idée reçue qu’il est plus facile de supplanter un amant qu’un mari.
    Il avait eu le plaisir de la rencontrer, une fois, au Palais ; il cita même la date. Tant de mémoire étonna Mme Arnoux. Il reprit d’un ton doucereux :
    — Vous aviez déjà… quelques embarras… dans vos affaires !
    Elle ne répondit rien ; donc, c’était vrai.
    Il se mit à causer de choses et d’autres, de son logement, de la fabrique ; puis, apercevant, aux bords de la glace, des médaillons :
    — Ah ! des portraits de famille, sans doute ?
    Il remarqua celui d’une vieille femme, la mère de Mme Arnoux.
    — Elle a l’air d’une excellente personne, un type méridional.
270 II, 5
  Et, sur l’objection qu’elle était de Chartres :
    — Chartres ! jolie ville.
    Il en vanta la cathédrale et les pâtés ; puis, revenant au portrait ; y trouva des ressemblances avec Mme Arnoux, et lui lançait des flatteries indirectement. Elle n’en fut pas choquée. Il prit confiance et dit qu’il connaissait Arnoux depuis longtemps.
    — C’est un brave garçon ! mais qui se compromet ! Pour cette hypothèque, par exemple, on n’imagine pas une étourderie…
    — Oui ! je sais, dit-elle, en haussant les épaules.
    Ce témoignage involontaire de mépris engagea Deslauriers à poursuivre.
    — Son histoire de kaolin, vous l’ignorez peut-être, a failli tourner très mal, et même sa réputation…
    Un froncement de sourcils l’arrêta.
271 II, 5
 Alors se rabattant sur les généralités, il plaignit les pauvres femmes dont les époux gaspillent la fortune…
    — Mais elle est à lui, monsieur ; moi, je n’ai rien !
    N’importe ! On ne savait pas… Une personne d’expérience pouvait servir. Il fit des offres de dévouement, exalta ses propres mérites ; et il la regardait en face, à travers ses lunettes qui miroitaient.
    Une torpeur vague la prenait ; mais, tout à coup :
    — Voyons l’affaire, je vous prie !
    Il exhiba le dossier.
    — Ceci est la procuration de Frédéric. Avec un titre pareil aux mains d’un huissier qui fera un commandement, rien n’est plus simple : dans les vingt-quatre heures… (Elle restait impassible, il changea de manœuvre.) Moi, du reste, je ne comprends pas ce qui le pousse à réclamer cette somme ; car enfin il n’en a aucun besoin !
    — Comment ! M. Moreau s’est montré assez bon…
    — Oh ! d’accord !
    Et Deslauriers entama son éloge, puis vint à le dénigrer, tout doucement, le donnant pour oublieux, personnel, avare.
    — Je le croyais votre ami, monsieur ?
271 II, 5
  — Cela ne m’empêche pas de voir ses défauts. Ainsi, il reconnaît bien peu… comment dirais-je ? la sympathie…
    Mme Arnoux tournait les feuilles du gros cahier. Elle l’interrompit, pour avoir l’explication d’un mot.
    Il se pencha sur son épaule, et si près d’elle, qu’il effleura sa joue. Elle rougit ; cette rougeur enflamma Deslauriers ; il lui baisa la main voracement.
    — Que faites-vous, monsieur !
    Et, debout contre la muraille, elle le maintenait immobile, sous ses grands yeux noirs irrités.
    — Écoutez-moi ! Je vous aime !
    Elle partit d’un éclat de rire, un rire aigu, désespérant, atroce. Deslauriers sentit une colère à l’étrangler. Il se contint ; et, avec la mine d’un vaincu demandant grâce :
    — Ah ! vous avez tort ! Moi, je n’irais pas comme lui…
    — De qui donc parlez-vous ?
    — De Frédéric !
    — Eh ! M. Moreau m’inquiète peu, je vous l’ai dit !
    — Oh ! pardon !… pardon !
    Puis, d’une voix mordante, et faisant traîner ses phrases :
    — Je croyais même que vous vous intéressiez suffisamment à sa personne pour apprendre avec plaisir…
    Elle devint toute pâle. L’ancien clerc ajouta :
    — Il va se marier.
    — Lui !
    — Dans un mois, au plus tard, avec Mlle Roque, la fille du régisseur de M. Dambreuse. Il est même parti à Nogent, rien que pour cela.
Elle porta la main sur son cœur, comme au choc d’un grand coup ; mais tout de suite elle tira la sonnette. Deslauriers n’attendit pas qu’on le mît dehors. Quand elle se retourna, il avait disparu.
272 II, 5
  La troisième lettre, venant de Deslauriers, parlait de la subrogation et était longue, obscure. L’avocat n’avait pris encore aucun parti. Il l’engageait à ne pas se déranger : « C’est inutile que tu reviennes ! », appuyant même là-dessus avec une insistance bizarre. 278 II, 5
 Le lendemain, comme il se rendait chez Deslauriers, au détour de la rue Vivienne et du boulevard, Mme Arnoux se montra devant lui, face à face. 284 II, 6
  Deslauriers, surpris de le voir, dissimula son dépit, car il conservait par obstination quelque espérance encore du côté de Mme Arnoux ; et il avait écrit à Frédéric de rester là-bas, pour être plus libre dans ses manœuvres. 285 II, 6
 Il dit cependant qu’il s’était présenté chez elle, afin de savoir si leur contrat stipulait la communauté ; alors, on aurait pu recourir contre la femme.
    — Et elle a fait une drôle de mine quand je lui ai appris ton mariage.
    — Tiens ! quelle invention !
    — Il le fallait, pour montrer que tu avais besoin de tes capitaux ! Une personne indifférente n’aurait pas eu l’espèce de syncope qui l’a prise.
    — Vraiment ? s’écria Frédéric.
    — Ah ! mon gaillard, tu te trahis ! Sois franc, voyons !
    Une lâcheté immense envahit l’amoureux de Mme Arnoux.
    — Mais non !… je t’assure !… ma parole d’honneur !
285 II, 6
  Ces molles dénégations achevèrent de convaincre Deslauriers. Il lui fit des compliments. Il lui demanda « des détails ». Frédéric n’en donna pas, et même résista à l’envie d’en inventer. 285 II, 6
Quant à l’hypothèque, il lui dit de ne rien faire, d’attendre. Deslauriers trouva qu’il avait tort, et même fut brutal dans ses remontrances. 285 II, 6
   — Te voilà comme Sénécal.
    Deslauriers, à ce propos, lui apprit qu’il était sorti de Sainte-Pélagie, l’instruction n’ayant point fourni assez de preuves, sans doute, pour le mettre en jugement.
286 II, 6
 Les convives étaient (outre Deslauriers et Sénécal) un pharmacien nouvellement reçu, mais qui n’avait pas les fonds nécessaires pour s’établir ; un jeune homme de sa maison, un placeur de vins, un architecte et un monsieur employé dans les assurances. Regimbart n’avait pu venir. On le regretta. 286 II, 6
 — C’est vrai, dit Deslauriers, lui coupant net la parole, ça ne peut pas durer plus longtemps !
 Et il se mit à faire un tableau de la situation.
    Nous avions sacrifié la Hollande pour obtenir de l’Angleterre la reconnaissance de Louis-Philippe ; et cette fameuse alliance anglaise, elle était perdue, grâce aux mariages espagnols. En Suisse, M. Guizot, à la remorque de l’Autrichien, soutenait les traités de 1815. La Prusse avec son Zollverein nous préparait des embarras. La question d’Orient restait pendante.
    — Ce n’est pas une raison parce que le grand-duc Constantin envoie des présents à M. d’Aumale pour se fier à la Russie. Quant à l’intérieur, jamais on n’a vu tant d’aveuglement, de bêtise ! Leur majorité même ne se tient plus ! Partout, enfin, c’est, selon le mot connu, rien ! rien ! rien ! Et, devant tant de hontes, poursuivit l’avocat en mettant ses poings sur ses hanches, ils se déclarent satisfaits.
287 II, 6
 Le pharmacien gémit sur l’état pitoyable de notre flotte. Le courtier d’assurances ne tolérait pas les deux sentinelles du maréchal Soult. Deslauriers dénonça les jésuites, qui venaient de s’installer à Lille, publiquement. Sénécal exécrait bien plus M. Cousin, car l’éclectisme, enseignant à tirer la certitude de la raison, développait l’égoïsme, détruisait la solidarité ; le placeur de vins, comprenant peu ces matières, remarqua tout haut qu’il oubliait bien des infamies :
    — Le wagon royal de la ligne du Nord doit coûter quatre-vingt mille francs ! Qui le payera ?
287 II, 6
  — Et d’autres que vous ! répliqua Deslauriers. Elle a fait saisir rien que cinq journaux ! Écoutez-moi cette note. 288 II, 6
 — Mais qu’est-ce qui n’est pas défendu ? s’écria Deslauriers. Il est défendu de fumer dans le Luxembourg, défendu de chanter l’hymne à Pie IX ! 289 II, 6
 — On peut s’en passer, reprit Frédéric.
    Et Deslauriers s’informa de Martinon.
    — Que devient-il, cet intéressant monsieur ?
290 II, 6
  L’heure de s’en aller était venue. Tous se séparèrent avec de grandes poignées de main ; Dussardier, par tendresse, reconduisit Frédéric et Deslauriers. Dès qu’ils furent dans la rue, l’avocat eut l’air de réfléchir, et, après un moment de silence :
    — Tu lui en veux donc beaucoup, à Pellerin ?
290 II, 6
   Et, Deslauriers remonté chez lui, le commis ne lâcha point Frédéric ; il l’engagea même à acheter le portrait. En effet, Pellerin, désespérant de l’intimider, les avait circonvenus pour que, grâce à eux, il prît la chose. 290 II, 6
 Deslauriers en reparla, insista. Les prétentions de l’artiste étaient raisonnables.
    — Je suis sûr que, moyennant, peut-être, cinq cents francs…
    — Ah ! donne-les ! tiens, les voici, dit Frédéric.
290 II, 6
  Frédéric se vengea de l’avoir payé, en le dénigrant amèrement. Deslauriers le crut sur parole et approuva sa conduite, car il ambitionnait toujours de constituer une phalange dont il serait le chef ; certains hommes se réjouissent de faire faire à leurs amis des choses qui leur sont désagréables. 291 II, 6
 Rien n’était sûr, maintenant, l’affaire des houilles pas plus qu’une autre ; il fallait abandonner un pareil monde ; enfin, Deslauriers le détourna de l’entreprise. À force de haine il devenait vertueux ; et puis il aimait mieux Frédéric dans la médiocrité. De cette manière, il restait son égal, et en communion plus intime avec lui. 291 II, 6
 Frédéric se soulageait en déblatérant contre le Pouvoir ; car il souhaitait, comme Deslauriers, un bouleversement universel, tant il était maintenant aigri. Mme Arnoux, de son côté, devenait sombre. 297 II, 6
  Frédéric rejeta la lettre sans la finir, et en ouvrit une autre, un billet de Deslauriers.
    « Mon vieux,
    « La poire est mûre. Selon ta promesse, nous comptons sur toi. On se réunit demain au petit jour, place du Panthéon. Entre au café Soufflot. Il faut que je te parle avant la manifestation. »
    — « Oh ! je les connais, leurs manifestations. Mille grâces ! j’ai un rendez-vous plus agréable. »
300 II, 6
  Le lendemain, à son réveil, Frédéric pensa à Deslauriers. Il courut chez lui. L’avocat venait de partir, étant nommé commissaire en province. Dans la soirée de la veille, il était parvenu jusqu’à Ledru-Rollin, et l’obsédant au nom des Écoles, en avait arraché une place, une mission. Du reste, disait le portier, il devait écrire la semaine prochaine, pour donner son adresse. 317 III, 1
Frédéric, néanmoins, consulta Deslauriers. L’opposition idiote qui entravait le commissaire dans sa province avait augmenté son libéralisme. Il lui envoya immédiatement des exhortations violentes. 321 III, 1
 Catherine n’avait point trouvé Frédéric. Il était absent depuis plusieurs jours, et son ami intime, M. Deslauriers, habitait maintenant la province. 359 III, 1
Puis, il s’informa de Regimbart et de quelques autres, aussi fameux, tels que Masselin, Sanson, Lecornu, Maréchal, et un certain Deslauriers, compromis dans l’affaire des carabines interceptées dernièrement à Troyes. 376 III, 3
Dix minutes après, Frédéric ne songeait plus à Deslauriers. Il était sur le trottoir de la rue Paradis, devant une maison ; et il regardait au second étage, derrière des rideaux, la lueur d’une lampe. 376 III, 3
  Sur le trottoir, devant lui, un homme couvert d’un vieux paletot marchait la tête basse, et avec un tel air d’accablement, que Frédéric se retourna, pour le voir. L’autre releva sa figure. C’était Deslauriers. Il hésitait. Frédéric lui sauta au cou.
    — Ah ! mon pauvre vieux ! Comment ! c’est toi !
    Et il l’entraîna vers sa maison, en lui faisant beaucoup de questions à la fois.
387 III, 3
   Frédéric, qui arrangeait alors sa cravate, n’eut pas l’air très ému par cette nouvelle.
    — Ah ! il est déporté, ce bon Sénécal ?
    Deslauriers répliqua, en parcourant les murailles d’un air envieux :
    — Tout le monde n’a pas ta chance !
388 III, 3
  Devant une cordialité si complète, l’amertume de Deslauriers disparut.
    — Ton lit ? Mais… ça te gênerait !
388 III, 3
Le peuple est mineur, quoi qu’on prétende !
    — C’est peut-être vrai, dit Deslauriers.
389 III, 3
 Il n’acheva pas. Deslauriers comprit, se passa les deux mains sur le front ; puis, tout à coup :
    — Mais toi ? Rien ne t’empêche ? Pourquoi ne serais-tu pas député ?
389 III, 3
   Frédéric sentait se rallumer son ambition.
    Deslauriers ajouta :
    — Tu devrais bien me trouver une place à Paris.
    — Oh ! ce ne sera pas difficile, par M. Dambreuse.
390 III, 3
   La Maréchale poussa un cri de joie en le revoyant. Elle l’attendait depuis cinq heures. Il donna pour excuse une démarche indispensable dans l’intérêt de Deslauriers. Sa figure avait un air de triomphe, une auréole, dont Rosanette fut éblouie. 390 III, 3
   Monsieur Dambreuse, quand Deslauriers se présenta chez lui, songeait à raviver sa grande affaire de houilles. Mais cette fusion de toutes les compagnies en une seule était mal vue ; on criait au monopole, comme s’il ne fallait pas, pour de telles exploitations, d’immenses capitaux ! 392 III, 4
  Deslauriers, qui venait de lire exprès l’ouvrage de Gobet et les articles de M. Chappe dans le Journal des Mines, connaissait la question parfaitement. 392 III, 4
 Deslauriers s’en revint chez Frédéric et lui rapporta la conférence. De plus, il avait vu Mme Dambreuse au bas de l’escalier, comme il sortait.
    — Je t’en fais mes compliments, saprelotte !
392 III, 4
Trois jours après, Deslauriers reparut avec une feuille d’écriture destinée aux journaux et qui était une lettre familière, où M. Dambreuse approuvait la candidature de leur ami. Soutenue par un conservateur et prônée par un rouge, elle devait réussir. Comment le capitaliste signait-il une pareille élucubration ? L’avocat, sans le moindre embarras, de lui-même, avait été la montrer à Mme Dambreuse, qui, la trouvant fort bien, s’était chargée du reste. 392 III, 4
    Cette démarche surprit Frédéric. Il l’approuva cependant ; puis, comme Deslauriers s’aboucherait avec M. Roque, il lui conta sa position vis-à-vis de Louise. 393 III, 4
 — Dis-leur tout ce que tu voudras, que mes affaires sont troubles ; je les arrangerai ; elle est assez jeune pour attendre !
    Deslauriers partit ; et Frédéric se considéra comme un homme très fort.
393 III, 4
Vers le milieu de janvier, un matin, Sénécal entra dans son cabinet ; et à son exclamation d’étonnement, répondit qu’il était secrétaire de Deslauriers. Il lui apportait même une lettre. Elle contenait de bonnes nouvelles, et le blâmait cependant de sa négligence ; il fallait venir là-bas 394 III, 4
 Sénécal se déclara pour l’Autorité ; et Frédéric aperçut dans ses discours l’exagération de ses propres paroles à Deslauriers. Le républicain tonna même contre l’insuffisance des masses. 394 III, 4
 Leur discussion dura longtemps, et, comme il s’en allait, Sénécal avoua (c’était le but de sa visite, peut-être) que Deslauriers s’impatientait beaucoup du silence de M. Dambreuse. 395 III, 4
 Il allait enfin partir pour Nogent, quand il reçut une lettre de Deslauriers. 406 III, 4
 Du reste, beaucoup de personnes qui auraient voté en sa faveur, par considération pour M. Dambreuse, l’abandonneraient maintenant. Deslauriers était de ceux-là. N’ayant plus rien à attendre du capitaliste, il lâchait son protégé. 406 III, 4
 Frédéric porta sa lettre à Mme Dambreuse.
    — Tu n’as donc pas été à Nogent ? dit-elle.
    — Pourquoi ?
    — C’est que j’ai vu Deslauriers il y a trois jours.
406 III, 4
 Deslauriers reparut, et expliqua son séjour à Nogent en disant qu’il y marchandait une étude d’avoué. Frédéric fut heureux de le revoir ; c’était quelqu’un ! Il le mit en tiers dans la compagnie. 411 III, 4
   Deslauriers s’exténuait à lui faire comprendre que la promesse d’Arnoux ne constituait ni une donation ni une cession régulière ; elle n’écoutait même pas, trouvant la loi injuste ; c’est parce qu’elle était une femme, les hommes se soutenaient entre eux ! À la fin, cependant, elle suivit ses conseils. 418 III, 4
 Si Frédéric ne revenait pas, c’est qu’il fréquentait le grand monde ; et peu à peu Deslauriers leur apprit qu’il aimait quelqu’un, qu’il avait un enfant, qu’il entretenait une créature. 419 III, 4
 Elle y mit de l’entêtement, cependant ; car, le surlendemain, elle s’informa encore de son petit camarade, puis d’un autre, de Deslauriers.
    — Est-ce un homme sûr et intelligent ?
    Frédéric le vanta.
427 III, 5
  Deslauriers comprit qu’il y avait là-dessous un mystère ; il rêvait en considérant les billets. Le nom de Mme Arnoux, tracé par elle-même, lui remit devant les yeux toute sa personne et l’outrage qu’il en avait reçu. Puisque la vengeance s’offrait, pourquoi ne pas la saisir ? 428 III, 5
  Rosanette écrivit à Deslauriers qu’elle avait besoin de lui tout de suite.
    Il arriva cinq jours après, un soir ; et, quand elle eut conté sa rupture :
    — Ce n’est que ça ? Beau malheur !
430 III, 5
 Deslauriers lui fit de la morale, se montra même singulièrement gai, farceur ; et, comme il était fort tard, demanda la permission de passer la nuit sur un fauteuil. Puis, le lendemain matin, il repartit pour Nogent, en la prévenant qu’il ne savait pas quand ils se reverraient ; d’ici à peu, il y aurait peut-être un grand changement dans sa vie. 430 III, 5
  Il se crut halluciné. Mais non ! C’était bien elle, Louise ! couverte d’un voile blanc qui tombait de ses cheveux rouges à ses talons ; et c’était bien lui, Deslauriers ! portant un habit bleu brodé d’argent, un costume de préfet. Pourquoi donc ? 436 III, 5
   Vers le commencement de cet hiver, Frédéric et Deslauriers causaient au coin du feu, réconciliés encore une fois, par la fatalité de leur nature qui les faisait toujours se rejoindre et s’aimer.
    L’un expliqua sommairement sa brouille avec Mme Dambreuse, laquelle s’était remariée à un Anglais.
    L’autre, sans dire comment il avait épousé Mlle Roque, conta que sa femme, un beau jour, s’était enfuie avec un chanteur. Pour se laver un peu du ridicule, il s’était compromis dans sa préfecture par des excès de zèle gouvernemental. On l’avait destitué. Il avait été, ensuite, chef de colonisation en Algérie, secrétaire d’un pacha, gérant d’un journal, courtier d’annonces, pour être finalement employé au contentieux dans une compagnie industrielle.
    Quant à Frédéric, ayant mangé les deux tiers de sa fortune, il vivait en petit bourgeois.
    Puis, ils s’informèrent mutuellement de leurs amis.
442 III, 7
  Deslauriers ne cacha pas qu’il avait profité de son désespoir pour s’en assurer par lui-même.
    — Comme tu me l’avais permis, du reste.
    Cet aveu était une compensation au silence qu’il gardait touchant sa tentative près de Mme Arnoux. Frédéric l’eût pardonnée, puisqu’elle n’avait pas réussi.
    Bien que vexé un peu de la découverte, il fit semblant d’en rire ; et l’idée de la Maréchale lui amena celle de la Vatnaz.
443 III, 7
 Deslauriers ne l’avait jamais vue, non plus que bien d’autres qui venaient chez Arnoux ; mais il se souvenait parfaitement de Regimbart.
    — Vit-il encore ?
    — À peine ! Tous les soirs, régulièrement, depuis la rue de Grammont jusqu’à la rue Montmartre, il se traîne devant les cafés, affaibli, courbé en deux, vidé, un spectre !
    — Eh bien, et Compain ?
443 III, 7
   — Tu me parais bien calmé sur la politique ?
    — Effet de l’âge, dit l’avocat.
    Et ils résumèrent leur vie.
    Ils l’avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé l’amour, celui qui avait rêvé le pouvoir. Quelle en était la raison ?
    — C’est peut-être le défaut de ligne droite, dit Frédéric.
    — Pour toi, cela se peut. Moi, au contraire, j’ai péché par excès de rectitude, sans tenir compte de mille choses secondaires, plus fortes que tout. J’avais trop de logique, et toi de sentiment.
    Puis, ils accusèrent le hasard, les circonstances, l’époque où ils étaient nés.
    Frédéric reprit :
    — Ce n’est pas là ce que nous croyions devenir autrefois, à Sens, quand tu voulais faire une histoire critique de la Philosophie, et moi, un grand roman moyen âge sur Nogent, dont j’avais trouvé le sujet dans Froissart : Comment messire Brokars de Fénestranges et l’évêque de Troyes assaillirent messire Eustache d’Ambrecicourt. Te rappelles-tu ?
443-444 III, 7
  Et, exhumant leur jeunesse, à chaque phrase, ils se disaient :
    — Te rappelles-tu ?
    Ils revoyaient la cour du collège, la chapelle, le parloir, la salle d’armes au bas de l’escalier, des figures de pions et d’élèves, un nommé Angelmarre, de Versailles, qui se taillait des sous-pieds dans de vieilles bottes ; M. Mirbal et ses favoris rouges ; les deux professeurs de dessin linéaire et de grand dessin, Varaud et Suriret, toujours en dispute, et le Polonais, le compatriote de Copernic, avec son système planétaire en carton, astronome ambulant dont on avait payé la séance par un repas au réfectoire ; puis une terrible ribote en promenade, leurs premières pipes fumées, les distributions des prix, la joie des vacances.
    C’était pendant celles de 1837 qu’ils avaient été chez la Turque.
    On appelait ainsi une femme qui se nommait de son vrai nom Zoraïde Turc ; et beaucoup de personnes la croyaient une musulmane, une Turque, ce qui ajoutait à la poésie de son établissement, situé au bord de l’eau, derrière le rempart ; même en plein été, il y avait de l’ombre autour de sa maison, reconnaissable à un bocal de poissons rouges près d’un pot de réséda sur une fenêtre. Des demoiselles, en camisole blanche, avec du fard aux pommettes et de longues boucles d’oreilles, frappaient aux carreaux quand on passait, et, le soir, sur le pas de la porte, chantonnaient doucement d’une voix rauque.
    Ce lieu de perdition projetait dans tout l’arrondissement un éclat fantastique. On le désignait par des périphrases : « L’endroit que vous savez, — une certaine rue, — au bas des Ponts ». Les fermières des alentours en tremblaient pour leurs maris, les bourgeoises le redoutaient pour leurs bonnes, parce que la cuisinière de M. le Sous-Préfet y avait été surprise ; et c’était, bien entendu, l’obsession secrète de tous les adolescents.
    Or, un dimanche, pendant qu’on était aux vêpres, Frédéric et Deslauriers, s’étant fait préalablement friser, cueillirent des fleurs dans le jardin de Mme Moreau, puis sortirent par la porte des champs, et, après un grand détour dans les vignes, revinrent par la Pêcherie et se glissèrent chez la Turque, en tenant toujours leurs gros bouquets.
    Frédéric présenta le sien, comme un amoureux à sa fiancée. Mais la chaleur qu’il faisait, l’appréhension de l’inconnu, une espèce de remords, et jusqu’au plaisir de voir, d’un seul coup d’œil, tant de femmes à sa disposition, l’émurent tellement, qu’il devint très pâle et restait sans avancer, sans rien dire. Toutes riaient, joyeuses de son embarras ; croyant qu’on s’en moquait, il s’enfuit ; et, comme Frédéric avait l’argent, Deslauriers fut bien obligé de le suivre.
    On les vit sortir. Cela fit une histoire qui n’était pas oubliée trois ans après.
    Ils se la contèrent prolixement, chacun complétant les souvenirs de l’autre ; et, quand ils eurent fini :
    — C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Frédéric.
    — Oui, peut-être bien ? c’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Deslauriers.
444-445 III, 7
     
Oleg Hirschmann