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L'Éducation sentimentale
Frédéric et Deslauriers
     

Extraits de l’œuvre

Édition

Chapitre

  — Ah ! ton camarade ! fit Mme Moreau avec un ricanement de mépris. L’heure est bien choisie, vraiment !
    Frédéric hésitait. Mais l’amitié fut plus forte. Il prit son chapeau.
    — Au moins, ne sois pas longtemps ! lui dit sa mère.

46

I, 1

    En 1833, d’après l’invitation de M. le président, le Capitaine vendit son étude. Sa femme mourut d’un cancer. Il alla vivre à Dijon ; ensuite il s’établit marchand d’hommes à Troyes ; et, ayant obtenu pour Charles une demi-bourse, le mit au collège de Sens, où Frédéric le reconnut. Mais l’un avait 12 ans, l’autre 15 ; d’ailleurs, mille différences de caractère et d’origine les séparaient.

47

I, 2

    Mais un domestique, une fois, l’ayant appelé enfant de gueux, en pleine cour des moyens, il lui sauta à la gorge et l’aurait tué, sans trois maîtres d’études qui intervinrent. Frédéric, emporté d’admiration, le serra dans ses bras. À partir de ce jour, l’intimité fut complète. L’affection d’un grand, sans doute, flatta la vanité du petit, et l’autre accepta comme un bonheur ce dévouement qui s’offrait.

48

I, 2

  Les images que ces lectures amenaient à son esprit l’obsédaient si fort, qu’il éprouvait le besoin de les reproduire. Il ambitionnait d’être un jour le Walter Scott de la France. Deslauriers méditait un vaste système de philosophie, qui aurait les applications les plus lointaines.
    Ils causaient de tout cela, pendant les récréations, dans la cour, en face de l’inscription morale peinte sous l’horloge ; ils en chuchotaient dans la chapelle, à la barbe de saint Louis ; ils en rêvaient dans le dortoir, d’où l’on domine un cimetière. Les jours de promenade, ils se rangeaient derrière les autres, et ils parlaient interminablement.

48

I, 2

 Ils parlaient de ce qu’ils feraient plus tard, quand ils seraient sortis du collège. D’abord, ils entreprendraient un grand voyage avec l’argent que Frédéric prélèverait sur sa fortune, à sa majorité. Puis ils reviendraient à Paris, ils travailleraient ensemble, ne se quitteraient pas ; et, comme délassement à leurs travaux, ils auraient des amours de princesses dans des boudoirs de satin, ou de fulgurantes orgies avec des courtisanes illustres. Des doutes succédaient à leurs emportements d’espoir. Après des crises de gaieté verbeuse, ils tombaient dans des silences profonds.
Les soirs d’été, quand ils avaient marché longtemps par les chemins pierreux au bord des vignes, ou sur la grande route en pleine campagne, et que les blés ondulaient au soleil tandis que des senteurs d’angélique passaient dans l’air, une sorte d’étouffement les prenait, et ils s’étendaient sur le dos, étourdis, enivrés.

48

I, 2

 M. le censeur prétendait qu’ils s’exaltaient mutuellement. Cependant, si Frédéric travailla dans les hautes classes, ce fut par les exhortations de son ami ; et, aux vacances de 1837, il l’emmena chez sa mère.

49

I, 2

 On surveilla leurs relations. Ils ne s’en aimèrent que davantage ; et les adieux furent pénibles, quand Deslauriers, l’année suivante, partit du collège pour étudier le droit à Paris.
   Frédéric comptait bien l’y rejoindre. Ils ne s’étaient pas vus depuis deux ans ; et, leurs embrassades étant finies, ils allèrent sur les ponts afin de causer plus à l’aise.

49

I, 2

 Il fallait donc abandonner leur vieux projet de vivre ensemble dans la capitale, pour le présent du moins.
Frédéric baissa la tête. C’était le premier de ses rêves qui s’écroulait.
    — Console-toi, dit le fils du Capitaine, la vie est longue ; nous sommes jeunes. Je te rejoindrai ! N’y pense plus !
    Il le secouait par les mains, et, pour le distraire, lui fit des questions sur son voyage.

49-50

I, 2

 Frédéric n’eut pas grand’chose à narrer. Mais, au souvenir de Mme Arnoux, son chagrin s’évanouit. Il ne parla pas d’elle, retenu par une pudeur. Il s’étendit en revanche sur Arnoux, rapportant ses discours, ses manières, ses relations ; et Deslauriers l’engagea fortement à cultiver cette connaissance.

50

I, 2

 Frédéric, dans ces derniers temps, n’avait rien écrit ; ses opinions littéraires étaient changées : il estimait par-dessus tout la passion ; Werther, René, Franck, Lara, Lélia et d’autres plus médiocres l’enthousiasmaient presque également. Quelquefois la musique lui semblait seule capable d’exprimer ses troubles intérieurs ; alors, il rêvait des symphonies ; ou bien la surface des choses l’appréhendait, et il voulait peindre. Il avait composé des vers, pourtant ; Deslauriers les trouva fort beaux, mais sans demander une autre pièce.

50

I, 2

Isidore les aborda. Madame priait Monsieur de revenir, et, craignant qu’il n’eût froid, elle lui envoyait son manteau.
    — Reste donc ! dit Deslauriers.
    Et ils continuèrent à se promener d’un bout à l’autre des deux ponts qui s’appuient sur l’île étroite, formée par le canal et la rivière.

50

I, 2

Mais, pour entreprendre n’importe quoi, il faut de l’argent ! Quelle malédiction que d’être le fils d’un cabaretier et de perdre sa jeunesse à la quête de son pain ! »
  Il baissa la tête, se mordit les lèvres, et il grelottait sous son vêtement mince.
    Frédéric lui jeta la moitié de son manteau sur les épaules. Ils s’en enveloppèrent tous deux ; et, se tenant par la taille, ils marchaient dessous, côte à côte.
— Comment veux-tu que je vive là-bas, sans toi ? disait Frédéric. (L’amertume de son ami avait ramené sa tristesse.)

51

I, 2

    — Le banquier qui demeure rue d’Anjou ? reprit Deslauriers. Sais-tu ce que tu devrais faire, mon brave ?
 Isidore les interrompit encore une fois. Il avait ordre de ramener Frédéric, définitivement. Madame s’inquiétait de son absence.
    — Bien, bien ! on y va, dit Deslauriers ; il ne découchera pas.

52

I, 2

  — Tu devrais prier ce vieux de t’introduire chez les Dambreuse ; rien n’est utile comme de fréquenter une maison riche ! Puisque tu as un habit noir et des gants blancs, profites-en ! Il faut que tu ailles dans ce monde là ! Tu m’y mèneras plus tard. Un homme à millions, pense donc ! Arrange-toi pour lui plaire, et à sa femme aussi. Deviens son amant !
    Frédéric se récriait.
    — Mais je te dis là des choses classiques, il me semble ? Rappelle-toi Rastignac dans la Comédie humaine ! Tu réussiras, j’en suis sûr !
   Frédéric avait tant de confiance en Deslauriers, qu’il se sentit ébranlé, et oubliant Mme Arnoux, ou la comprenant dans la prédiction faite sur l’autre, il ne put s’empêcher de sourire.

52

I, 2

Le clerc ajouta :
    — Dernier conseil : passe tes examens ! Un titre est toujours bon ; et lâche-moi franchement tes poètes catholiques et sataniques, aussi avancés en philosophie qu’on l’était au XIIe siècle. Ton désespoir est bête. De très grands particuliers ont eu des commencements plus difficiles, à commencer par Mirabeau. D’ailleurs, notre séparation ne sera pas si longue. Je ferai rendre gorge à mon filou de père.

52

I, 2

Il est temps que je m’en retourne, adieu ! As-tu cent sous pour que je paye mon dîner ?
   Frédéric lui donna dix francs, le reste de la somme prise le matin à Isidore.

52

I, 2

 Cependant à vingt toises des ponts, sur la rive gauche, une lumière brillait dans la lucarne d’une maison basse.
    Deslauriers l’aperçut. Alors, il dit emphatiquement, tout en retirant son chapeau :
    — Vénus, reine des cieux, serviteur ! Mais la Pénurie est la mère de la Sagesse. Nous a-t-on assez calomniés pour ça, miséricorde !
    Cette allusion à une aventure commune les mit en joie. Ils riaient très haut, dans les rues.

52

I, 2

 Puis, ayant soldé sa dépense à l’auberge, Deslauriers reconduisit Frédéric jusqu’au carrefour de l’Hôtel-Dieu ; et, après une longue étreinte, les deux amis se séparèrent.

53

I, 2

Alors, il supplia Deslauriers de venir partager sa chambre. Ils s’arrangeraient pour vivre avec ses deux mille francs de pension ; tout valait mieux que cette existence intolérable. Deslauriers ne pouvait encore quitter Troyes. Il l’engageait à se distraire, et à fréquenter Sénécal

59

I, 3

 Ainsi les jours s’écoulaient, dans la répétition des mêmes ennuis et des habitudes contractées. Il feuilletait des brochures sous les arcades de l’Odéon, allait lire la Revue des Deux Mondes au café, entrait dans une salle du Collège de France, écoutait pendant une heure une leçon de chinois ou d’économie politique. Toutes les semaines, il écrivait longuement à Deslauriers, dînait de temps en temps avec Martinon, voyait quelquefois M. de Cisy.
    Il loua un piano, et composa des valses allemandes.

60

I, 3

L’hiver se termina. Il fut moins triste au printemps, se mit à préparer son examen, et, l’ayant subi d’une façon médiocre, partit ensuite pour Nogent.
    Il n’alla point à Troyes voir son ami, afin d’éviter les observations de sa mère.

61

I, 3

Il reçut, dans la même semaine, une lettre où Deslauriers annonçait qu’il arriverait à Paris, jeudi prochain. Alors, il se rejeta violemment sur cette affection plus solide et plus haute. Un pareil homme valait toutes les femmes. Il n’aurait plus besoin de Regimbart, de Pellerin, d’Hussonnet, de personne ! Afin de mieux loger son ami, il acheta une couchette de fer, un second fauteuil, dédoubla sa literie ;  et, le jeudi matin, il s’habillait pour aller au-devant de Deslauriers quand un coup de sonnette retentit à sa porte. Arnoux entra.

77

I, 4

Frédéric, en apercevant Deslauriers, se mit à trembler comme une femme adultère sous le regard de son époux.
    — Qu’est-ce donc qui te prend ? dit Deslauriers, tu dois cependant avoir reçu de moi une lettre ?
    Frédéric n’eut pas la force de mentir.
    Il ouvrit les bras et se jeta sur sa poitrine.

78

I, 4

Pour aujourd’hui, vacance complète, et tout à toi, mon vieux !
    — Oh ! ne te gêne pas ! dit Frédéric. Si tu avais ce soir quelque chose d’important…
    — Allons donc ! Je serais un fier misérable…
    Cette épithète, lancée au hasard, toucha Frédéric en plein cœur, comme une allusion outrageante.

78

I, 4

Le concierge avait disposé sur la table, auprès du feu, des côtelettes, de la galantine, une langouste, un dessert, et deux bouteilles de vin de Bordeaux. Une réception si bonne émut Deslauriers.
    — Tu me traites comme un roi, ma parole !
    Ils causèrent de leur passé, de l’avenir ; et, de temps à autre, ils se prenaient les mains par-dessus la table, en se regardant une minute avec attendrissement. 

78

I, 4

Il reculait à faire son aveu. Enfin, il s’écria, comme saisi par une idée :
    — Ah ! saprelotte, j’oubliais !
    — Quoi donc ?
    — Ce soir, je dîne en ville !
    — Chez les Dambreuse ? Pourquoi ne m’en parles-tu jamais dans tes lettres ?
    Ce n’était pas chez les Dambreuse, mais chez les Arnoux.
    — Tu aurais dû m’avertir ! dit Deslauriers. Je serais venu un jour plus tard.
    — Impossible ! répliqua brusquement Frédéric.

79

I, 4

Et, pour racheter sa faute et en distraire son ami, il dénoua les cordes emmêlées de sa malle, il arrangea dans la commode toutes ses affaires, il voulait lui donner son propre lit, coucher dans le cabinet au bois.

79

I, 4

Quand il eut refermé sa porte, il entendit quelqu’un qui ronflait, dans le cabinet noir, près de la chambre. C’était l’autre. Il n’y pensait plus.
    Son visage s’offrait à lui dans la glace. Il se trouva beau, et resta une minute à se regarder.

84

I, 4

Deslauriers était rentré. Un jeune homme occupait le second fauteuil. Le clerc dit en le montrant :
    — C’est lui ! le voilà ! Sénécal !
    Ce garçon déplut à Frédéric

85

I, 5

Deslauriers fit différentes questions sur Arnoux.
    — Tu m’y présenteras plus tard, n’est-ce pas, mon vieux ?
    — Certainement, dit Frédéric.
Puis ils avisèrent à leur installation.

87

I, 5

Deslauriers avait obtenu, sans peine, une place de second clerc chez un avoué, pris à l’École de droit son inscription, acheté les livres indispensables ; et la vie qu’ils avaient tant rêvée commença.
    Elle fut charmante, grâce à la beauté de leur jeunesse. Deslauriers n’ayant parlé d’aucune convention pécuniaire, Frédéric n’en parla pas. Il subvenait à toutes les dépenses, rangeait l’armoire, s’occupait du ménage ; mais, s’il fallait donner une mercuriale au concierge, le clerc s’en chargeait, continuant, comme au collège, son rôle de protecteur et d’aîné.
Séparés tout le long du jour, ils se retrouvaient le soir. Chacun prenait sa place au coin du feu et se mettait à la besogne. Ils ne tardaient pas à l’interrompre. C’étaient des épanchements sans fin, des gaietés sans cause, et des disputes quelquefois, à propos de la lampe qui filait ou d’un livre égaré, colères d’une minute, que des rires apaisaient.
    La porte du cabinet au bois restant ouverte, ils bavardaient de loin, dans leur lit.
    Le matin, ils se promenaient en manches de chemise sur leur terrasse ; le soleil se levait, des brumes légères passaient sur le fleuve, on entendait un glapissement dans le marché aux fleurs à côté ; et les fumées de leurs pipes tourbillonnaient dans l’air pur, qui rafraîchissait leurs yeux encore bouffis ; ils sentaient, en l’aspirant, un vaste espoir épandu.
    Quand il ne pleuvait pas, le dimanche, ils sortaient ensemble ; et, bras dessus bras dessous, ils s’en allaient par les rues. Presque toujours la même réflexion leur survenait à la fois, ou bien ils causaient, sans rien voir autour d’eux. 

87-88

I, 5

Frédéric se meublait un palais à la moresque, pour vivre couché sur des divans de cachemire, au murmure d’un jet d’eau, servi par des pages nègres ; et ces choses rêvées devenaient à la fin tellement précises, qu’elles le désolaient comme s’il les avait perdues.
    — À quoi bon causer de tout cela, disait-il, puisque jamais nous ne l’aurons !
    — Qui sait ? reprenait Deslauriers.

88

I, 5

 Malgré ses opinions démocratiques, il l’engageait à s’introduire chez les Dambreuse. L’autre objectait ses tentatives.
    — Bah ! retournes-y ! On t’invitera !

88

I, 5

 Ils reçurent, vers le milieu du mois de mars, parmi des notes assez lourdes, celles du restaurateur qui leur apportait à dîner. Frédéric, n’ayant point la somme suffisante, emprunta cent écus à Deslauriers ; quinze jours plus tard, il réitéra la même demande, et le clerc le gronda pour les dépenses auxquelles il se livrait chez Arnoux.
    Effectivement, il n’y mettait point de modération.

88

I, 5

Il n’avait pas eu la force de la cacher à Deslauriers. Quand il revenait de chez Mme Arnoux, il le réveillait comme par mégarde, afin de pouvoir causer d’elle.
    Deslauriers, qui couchait dans le cabinet au bois, près de la fontaine, poussait un long bâillement. Frédéric s’asseyait au pied de son lit. D’abord il parlait du dîner, puis il racontait mille détails insignifiants, où il voyait des marques de mépris ou d’affection. Une fois, par exemple, elle avait refusé son bras, pour prendre celui de Dittmer, et Frédéric se désolait.
    — Ah ! quelle bêtise !
    Ou bien elle l’avait appelé son « ami ».
    — Vas-y gaiement, alors !
   — Mais je n’ose pas, disait Frédéric.
    — Eh bien, n’y pense plus ! Bonsoir.
    Deslauriers se retournait vers la ruelle et s’endormait. Il ne comprenait rien à cet amour, qu’il regardait comme une dernière faiblesse d’adolescence 

90

I, 5

 S’il avait fallu risquer sa vie pour son ami, Frédéric l’eût fait. Mais comme il tenait à se montrer le plus avantageusement possible, comme il surveillait son langage, ses manières et son costume jusqu’à venir au bureau de l’Art industriel toujours irréprochablement ganté, il avait peur que Deslauriers, avec son vieil habit noir, sa tournure de procureur et ses discours outrecuidants, ne déplût à Mme Arnoux, ce qui pouvait le compromettre, le rabaisser lui-même auprès d’elle. Il admettait bien les autres, mais celui-là, précisément, l’aurait gêné mille fois plus. Le clerc s’apercevait qu’il ne voulait pas tenir sa promesse, et le silence de Frédéric lui semblait une aggravation d’injure.

93

I, 5

Enfin, un jour, Frédéric, excédé, lui dit d’une voix lamentable :
    — Mais laisse-moi tranquille avec Arnoux !
    — Jamais ! répondit le clerc
    Toujours lui ! lui partout ! ou brûlante ou glacée !
    L’image de l’Arnoux…

    — Tais-toi donc ! s’écria Frédéric en levant le poing.
    Il reprit doucement :
    — C’est un sujet qui m’est pénible, tu sais bien.
    — Oh ! pardon, mon bonhomme, répliqua Deslauriers en s’inclinant très bas, on respectera désormais les nerfs de Mademoiselle ! Pardon encore une fois. Mille excuses !

93

I, 5

Mais, trois semaines après, un soir, il lui dit :
    — Eh bien, je l’ai vue tantôt, Mme Arnoux !
    — Où donc ?
    — Au Palais, avec Balandard, avoué ; une femme brune, n’est-ce pas, de taille moyenne ?
    Frédéric fit un signe d’assentiment. Il attendait que Deslauriers parlât. Au moindre mot d’admiration, il se serait épanché largement, était tout prêt à le chérir ; l’autre se taisait toujours ; enfin, n’y tenant plus, il lui demanda d’un air indifférent ce qu’il pensait d’elle.
    Deslauriers la trouvait « pas mal, sans avoir pourtant rien d’extraordinaire ».
    — Ah ! tu trouves, dit Frédéric.

93-94

I, 5

 Arriva le mois d’août, époque de son deuxième examen. D’après l’opinion courante, quinze jours devaient suffire pour en préparer les matières. Frédéric, ne doutant pas de ses forces, avala d’emblée les quatre premiers livres du Code de procédure, les trois premiers du Code pénal, plusieurs morceaux d’instruction criminelle et une partie du Code civil, avec les annotations de M. Poncelet. La veille, Deslauriers lui fit faire une récapitulation qui se prolongea jusqu’au matin ; et, pour mettre à profit le dernier quart d’heure, il continua à l’interroger sur le trottoir, tout en marchant.

94

I, 5

    Puis, ayant fait deux demandes faciles, suivies de réponses obscures, il passa enfin au quatrième. Frédéric fut démoralisé par ce piètre commencement. Deslauriers, en face, dans le public, lui faisait signe que tout n’était pas encore perdu ; et à la deuxième interrogation sur le droit criminel, il se montra passable. Mais, après la troisième, relative au testament mystique, l’examinateur étant resté impassible tout le temps, son angoisse redoubla ; car Hussonnet joignait les mains comme pour applaudir, tandis que Deslauriers prodiguait les haussements d’épaules.

94-95

I, 5

Celui-là t’enfonce tout de même, dit Deslauriers.
    Rien n’est humiliant comme de voir les sots réussir dans les entreprises où l’on échoue. Frédéric, vexé, répondit qu’il s’en moquait. Ses prétentions étaient plus hautes ; et, comme Hussonnet faisait mine de s’en aller, il le prit à l’écart pour lui dire :
    — Pas un mot de tout cela, chez eux, bien entendu !
    Le secret était facile, puisque Arnoux, le lendemain, partait en voyage pour l’Allemagne.

95

I, 5

 Frédéric souffrait des nerfs. Deslauriers n’en crut rien. Devant une pareille douleur, il avait senti se réveiller sa tendresse, et il le réconforta. Un homme comme lui se laisser abattre, quelle sottise ! Passe encore dans la jeunesse, mais plus tard, c’est perdre son temps.
    — Tu me gâtes mon Frédéric ! Je redemande l’ancien. Garçon, toujours du même ! Il me plaisait ! Voyons, fume une pipe, animal ! Secoue-toi un peu, tu me désoles !
    — C’est vrai, dit Frédéric, je suis fou !
    Le Clerc reprit :
    — Ah ! vieux troubadour, je sais bien ce qui t’afflige ! Le petit cœur ? Avoue-le ! Bah ! une de perdue, quatre de trouvées ! On se console des femmes vertueuses avec les autres. Veux-tu que je t’en fasse connaître, des femmes ? Tu n’as qu’à venir à l’Alhambra.

102

I, 5

Mais, tout à coup, ils traversèrent le pont au Change, le marché aux Fleurs, le quai Napoléon. Frédéric entra derrière eux. Deslauriers lui fit comprendre qu’il les gênerait, et n’avait qu’à suivre son exemple.
    — Combien as-tu encore ?
    — Deux pièces de cent sous.
    — C’est assez ! bonsoir !
    Frédéric fut saisi par l’étonnement que l’on éprouve à voir une farce réussir : « Il se moque de moi, pensa-t-il. Si je remontais ? » Deslauriers croirait, peut-être, qu’il lui enviait cet amour ? Comme si je n’en avais pas un, et cent fois plus rare, plus noble, plus fort ! » Une espèce de colère le poussait. Il arriva devant la porte de Mme Arnoux.

109

I, 5

    Alors le gentilhomme battit la campagne ; il parla de Mlle Vatnaz, de l’Andalouse, et de toutes les autres. Enfin, avec beaucoup de périphrases, il exposa le but de sa visite : se fiant à la discrétion de son ami, il venait pour qu’il l’assistât dans une démarche, après laquelle il se regarderait définitivement comme un homme ; et Frédéric ne le refusa pas. Il conta l’histoire à Deslauriers, sans dire la vérité sur ce qui le concernait personnellement.

110

I, 5

    Frédéric n’avait pas tourné les talons que son portier lui remit une lettre :
    « Monsieur et Madame Dambreuse prient Monsieur F. Moreau de leur faire l’honneur de venir dîner chez eux samedi 24 courant. — R. S. V. P. »
    — Trop tard, pensa-t-il.
    Néanmoins, il montra la lettre à Deslauriers, lequel s’écria :
    — Ah ! enfin ! Mais tu n’as pas l’air content. Pourquoi ?
    Frédéric, ayant hésité quelque peu, dit qu’il avait le même jour une autre invitation.
    — Fais-moi le plaisir d’envoyer bouler la rue de Choiseul. Pas de bêtises ! Je vais répondre pour toi, si ça te gêne.

111

I, 5

  Il n’en devait pas moins, puisque c’était la fête de Mme Arnoux, lui offrir un cadeau ; il songea, naturellement, à une ombrelle, afin de réparer sa maladresse. Or il découvrit une marquise en soie gorge-pigeon, à petit manche d’ivoire ciselé, et qui arrivait de la Chine. Mais cela coûtait cent soixante-quinze francs et il n’avait pas un sou, vivant même à crédit sur le trimestre prochain. Cependant, il la voulait, il y tenait, et, malgré sa répugnance, il eut recours à Deslauriers.
    Deslauriers lui répondit qu’il n’avait pas d’argent.
— J’en ai besoin, dit Frédéric, grand besoin !
    Et, l’autre ayant répété la même excuse, il s’emporta.
    — Tu pourrais bien, quelquefois…
    — Quoi donc ?
    — Rien !
    Le clerc avait compris. Il leva sur sa réserve la somme en question, et, quand il l’eut versée pièce à pièce :
    — Je ne te réclame pas de quittance, puisque je vis à tes crochets !
    Frédéric lui sauta au cou, avec mille protestations affectueuses. Deslauriers resta froid. Puis, le lendemain, apercevant l’ombrelle sur le piano :
    — Ah ! c’était pour cela !
    — Je l’enverrai peut-être, dit lâchement Frédéric.

112

I, 5

    Ces images fulguraient, comme des phares, à l’horizon de sa vie. Son esprit, excité, devint plus leste et plus fort. Jusqu’au mois d’août, il s’enferma, et fut reçu à son dernier examen.
Deslauriers, qui avait eu tant de mal à lui seriner encore une fois le deuxième à la fin de décembre et le troisième en février, s’étonnait de son ardeur. Alors, les vieux espoirs revinrent. Dans dix ans, il fallait que Frédéric fût député ; dans quinze, ministre ; pourquoi pas ? Avec son patrimoine qu’il allait toucher bientôt, il pouvait, d’abord, fonder un journal ; ce serait le début ; ensuite, on verrait. Quant à lui, il ambitionnait toujours une chaire à l’École de droit ; et il soutint sa thèse pour le doctorat d’une façon si remarquable, qu’elle lui valut les compliments des professeurs.
    Frédéric passa la sienne trois jours après. Avant de partir en vacances, il eut l’idée d’un pique-nique, pour clore les réunions du samedi.
    Il s’y montra gai. 

118

I, 5

    On comptait sur lui, dès son retour ; M. Dambreuse le chargea de ses souvenirs pour le père Roque.
    Frédéric ne manqua pas, en rentrant, de conter cet accueil à Deslauriers.
    — Fameux ! reprit le clerc, et ne te laisse pas entortiller par ta maman ! Reviens tout de suite !

121

I, 5

  En de certains jours, pourtant, une indignation le prenait contre lui-même. Alors, il sortait. Il s’en allait dans les prairies, à moitié couvertes durant l’hiver par les débordements de la Seine. Des lignes de peupliers les divisent. Çà et là, un petit pont s’élève. Il vagabondait jusqu’au soir, roulant les feuilles jaunes sous ses pas, aspirant la brume, sautant les fossés ; à mesure que ses artères battaient plus fort, des désirs d’action furieuse l’emportaient ; il voulait se faire trappeur en Amérique, servir un pacha en Orient, s’embarquer comme matelot ; et il exhalait sa mélancolie dans de longues lettres à Deslauriers.

125

I, 6

Frédéric avait donné tous ses meubles à Deslauriers, qui gardait son logement. Sa mère lui en parlait de temps à autre ; un jour enfin, il déclara son cadeau, et elle le grondait, quand il reçut une lettre.
    — Qu’est-ce donc ? dit-elle, tu trembles ?
    — Je n’ai rien ! répliqua Frédéric.
    Deslauriers lui apprenait qu’il avait recueilli Sénécal ; et, depuis quinze jours, ils vivaient ensemble. Donc, Sénécal s’étalait, maintenant, au milieu des choses qui provenaient de chez Arnoux ! Il pouvait les vendre, faire des remarques dessus, des plaisanteries. Frédéric se sentit blessé, jusqu’au fond de l’âme. Il monta dans sa chambre. Il avait envie de mourir.

125

I, 6

Et, dans un brusque épanouissement de santé, il se fit des résolutions d’égoïsme. Il se sentait le cœur dur comme la table où ses coudes posaient. Donc, il pouvait, maintenant, se jeter au milieu du monde, sans peur. L’idée des Dambreuse lui vint ; il les utiliserait ; puis il se rappela Deslauriers. « Ah ! ma foi, tant pis ! » Cependant, il lui envoya, par un commissionnaire, un billet lui donnant rendez-vous le lendemain au Palais-Royal, afin de déjeuner ensemble.

141

II, 1

Il arriva au rendez-vous, portant un gros paletot doublé de flanelle rouge, comme celui de Sénécal autrefois.
    Le respect humain, à cause du public qui passait, les empêcha de s’étreindre longuement, et ils allèrent jusque chez Véfour, bras dessus bras dessous, en ricanant de plaisir, avec une larme au fond des yeux.

142

II, 1

— Ah ! saprelotte, nous allons nous la repasser douce, maintenant !
    Frédéric n’aima point cette manière de s’associer, tout de suite, à sa fortune. Son ami témoignait trop de joie pour eux deux, et pas assez pour lui seul.

142

II, 1

— Tu crois ? dit Frédéric.
    — Compte dessus ! répondit-il. Ça ne peut pas durer ! on souffre trop ! Quand je vois dans la misère des gens comme Sénécal…
    « Toujours le Sénécal ! » pensa Frédéric.
    — Quoi de neuf, du reste ? Es-tu encore amoureux de Mme Arnoux ? C’est passé, hein ?
    Frédéric, ne sachant que répondre, ferma les yeux en baissant la tête.

143

II, 1

    Il y avait cependant quelque chose à faire, c’était de hausser le ton de ladite feuille, puis tout à coup, gardant les mêmes rédacteurs et promettant la suite du feuilleton, de servir aux abonnés un journal politique ; les avances ne seraient pas énormes.
    — Qu’en penses-tu, voyons ! veux-tu t’y mettre ?
Frédéric ne repoussa pas la proposition. Mais il fallait attendre le règlement de ses affaires.
    — Alors, si tu as besoin de quelque chose…
    — Merci, mon petit ! dit Deslauriers.
    Ensuite, ils fumèrent des puros, accoudés sur la planche de velours, au bord de la fenêtre.

143

II, 1

Frédéric, sans l’écouter, observait à la devanture des marchands les étoffes et les meubles convenables pour son installation ; et ce fut peut-être la pensée de Mme Arnoux qui le fit s’arrêter à l’étalage d’un brocanteur, devant trois assiettes de faïence. Elles étaient décorées d’arabesques jaunes, à reflets métalliques, et valaient cent écus la pièce. Il les fit mettre de côté.
 — Moi, à ta place, dit Deslauriers, je m’achèterais plutôt de l’argenterie, décelant, par cet amour du cossu, l’homme de mince origine.

144

II, 1

    Frédéric trouva, au coin de la rue Rumfort, un petit hôtel et il s’acheta, tout à la fois, le coupé, le cheval, les meubles et deux jardinières prises chez Arnoux, pour mettre aux deux coins de la porte dans son salon. Derrière cet appartement, étaient une chambre et un cabinet. L’idée lui vint d’y loger Deslauriers. Mais, comment la recevrait-il, elle, sa maîtresse future ? La présence d’un ami serait une gêne. Il abattit le refend pour agrandir le salon, et fit du cabinet un fumoir.

159

II, 2

Ils arrivèrent à l’agacer tellement, qu’il eut envie de les pousser dehors par les épaules. « Mais je deviens bête ! » Et, prenant Dussardier à l’écart, il lui demanda s’il pouvait le servir en quelque chose.
    Le brave garçon fut attendri. Avec sa place de caissier, il n’avait besoin de rien.
    Ensuite, Frédéric emmena Deslauriers dans sa chambre, et, tirant de son secrétaire deux mille francs :
    — Tiens, mon brave, empoche ! C’est le reliquat de mes vieilles dettes.
    — Mais… et le Journal ? dit l’avocat. J’en ai parlé à Hussonnet, tu sais bien.
    Et, Frédéric ayant répondu qu’il se trouvait « un peu gêné, maintenant », l’autre eut un mauvais sourire.

171

II, 2

Cependant, Frédéric conservait ses projets littéraires, par une sorte de point d’honneur vis-à-vis de lui-même. Il voulut écrire une histoire de l’esthétique, résultat de ses conversations avec Pellerin, puis mettre en drames différentes époques de la Révolution française et composer une grande comédie, par l’influence indirecte de Deslauriers et d’Hussonnet.

175

II, 2

Un matin qu’il ruminait sa mélancolie au coin de son feu, Deslauriers entra. Les discours incendiaires de Sénécal avaient inquiété son patron, et, une fois de plus, il se trouvait sans ressources.
    — Que veux-tu que j’y fasse ? dit Frédéric.
    — Rien ! tu n’as pas d’argent, je le sais. Mais ça ne te gênerait guère de lui découvrir une place, soit par M. Dambreuse ou bien Arnoux ?
    Celui-ci devait avoir besoin d’ingénieurs dans son établissement. Frédéric eut une inspiration : Sénécal pourrait l’avertir des absences du mari, porter des lettres, l’aider dans mille occasions qui se présenteraient. D’homme à homme, on se rend toujours ces services-là.

176

II, 2

   — Nous venons pour le Journal, dit-il.
   — Tiens, tu y penses encore ! répondit Frédéric, d’un ton distrait.
    — Certainement j’y pense !
   Et il exposa de nouveau son plan. Par des comptes rendus de la Bourse, ils se mettraient en relations avec des financiers, et obtiendraient ainsi les cent mille francs de cautionnement indispensables. Mais, pour que la feuille pût être transformée en journal politique, il fallait auparavant avoir une large clientèle, et, pour cela, se résoudre à quelques dépenses, tant pour les frais de papeterie, d’imprimerie, de bureau, bref une somme de quinze mille francs.
    — Je n’ai pas de fonds, dit Frédéric.
    — Et nous donc ! fit Deslauriers en croisant ses deux bras.
    Frédéric, blessé du geste, répliqua :
    — Est-ce ma faute ?…
    — Ah ! très bien ! Ils ont du bois dans leur cheminée, des truffes sur leur table, un bon lit, une bibliothèque, une voiture, toutes les douceurs ! Mais qu’un autre grelotte sous les ardoises, dîne à vingt sous, travaille comme un forçat et patauge dans la misère ! est-ce leur faute ?
    Et il répétait « Est-ce leur faute ? » avec une ironie cicéronienne qui sentait le Palais. Frédéric voulait parler.
— Du reste je comprends, on a des besoins… aristocratiques ; car sans doute… quelque femme…
    — Eh bien, quand cela serait ? Ne suis-je pas libre ?
    — Oh ! très libre !

183

II, 2

    Et, après une minute de silence :
    — C’est si commode, les promesses !
    — Mon Dieu ! je ne les nie pas ! dit Frédéric.
    L’avocat continuait :
    — Au collège, on fait des serments, on constituera une phalange, on imitera les Treize de Balzac. Puis, quand on se retrouve : Bonsoir, mon vieux, va te promener ! Car celui qui pourrait servir l’autre retient précieusement tout, pour lui seul.

183

II, 2

    — Comment ?
    — Oui, tu ne nous as pas même présentés chez les Dambreuse !
    Frédéric le regarda ; avec sa pauvre redingote, ses lunettes dépolies et sa figure blême, l’avocat lui parut un tel cuistre, qu’il ne put empêcher sur ses lèvres un sourire dédaigneux. Deslauriers l’aperçut, et rougit.

183

II, 2

    Il avait déjà son chapeau pour s’en aller. Hussonnet, plein d’inquiétude, tâchait de l’adoucir par des regards suppliants, et, comme Frédéric lui tournait le dos :
    — Voyons, mon petit ! Soyez mon Mécène ! Protégez les arts !
    Frédéric, dans un brusque mouvement de résignation, prit une feuille de papier, et, ayant griffonné dessus quelques lignes, la lui tendit. Le visage du bohème s’illumina. Puis, repassant la lettre à Deslauriers :
    — Faites des excuses, seigneur !
    Leur ami conjurait son notaire de lui envoyer au plus vite, quinze mille francs.
    — Ah ! je te reconnais là ! dit Deslauriers.
    — Foi de gentilhomme ! ajouta le bohème, vous êtes un brave, on vous mettra dans la galerie des hommes utiles !
    L’avocat reprit :
    — Tu n’y perdras rien, la spéculation est excellente.

183

II, 2

Huit jours après le bal, il avait fait une visite à M. Dambreuse. Le financier lui avait offert une vingtaine d’actions dans son entreprise de houilles ; Frédéric n’y était pas retourné. Deslauriers lui écrivait des lettres ; il les laissait sans réponse. Pellerin l’avait engagé à venir voir le portrait ; il l’éconduisait toujours. 

202

II, 3

La situation devenait intolérable.
    Il en fut distrait par une lettre du notaire qui devait lui envoyer le lendemain quinze mille francs ; et, pour réparer sa négligence envers Deslauriers, il alla lui apprendre tout de suite cette bonne nouvelle.

204

II, 3

On dira que je renverse la société ? Eh bien, après ? où serait le mal ? Elle est propre, en effet, la société.
    Frédéric aurait eu beaucoup de choses à lui répondre. Mais, le voyant loin des théories de Sénécal, il était plein d’indulgence. Il se contenta d’objecter qu’un pareil système les ferait haïr généralement.

206

II, 3

 Deslauriers touchait à son vieux rêve : une rédaction en chef, c’est-à-dire au bonheur inexprimable de diriger les autres, de tailler en plein dans leurs articles, d’en commander, d’en refuser. Ses yeux pétillaient sous ses lunettes, il s’exaltait et buvait des petits verres, coup sur coup, machinalement.
    — Il faudra que tu donnes un dîner une fois la semaine. C’est indispensable, quand même la moitié de ton revenu y passerait ! On voudra y venir, ce sera un centre pour les autres, un levier pour toi ; et, maniant l’opinion par les deux bouts, littérature et politique, avant six mois, tu verras, nous tiendrons le haut du pavé dans Paris.

206-207

II, 3

Frédéric, en l’écoutant, éprouvait une sensation de rajeunissement, comme un homme qui, après un long séjour dans une chambre, est transporté au grand air. Cet enthousiasme le gagnait.
    — Oui, j’ai été un paresseux, un imbécile, tu as raison !
    — À la bonne heure ! s’écria Deslauriers ; je retrouve mon Frédéric !
    Et, lui mettant le poing sous la mâchoire :
    — Ah ! tu m’as fait souffrir. N’importe ! je t’aime tout de même.
Ils étaient debout et se regardaient, attendris l’un et l’autre, et près de s’embrasser.

207

II, 3

Ils se séparèrent à l’angle du pont Neuf.
    — Ainsi, c’est convenu ! tu m’apporteras la chose demain, dès que tu l’auras.
    — Convenu ! dit Frédéric.
    Le lendemain à son réveil, il reçut par la poste un bon de quinze mille francs sur la Banque.
    Ce chiffon de papier lui représenta quinze gros sacs d’argent ; et il se dit qu’avec une somme pareille, il pourrait : d’abord garder sa voiture pendant trois ans, au lieu de la vendre comme il y serait forcé prochainement, ou s’acheter deux belles armures damasquinées qu’il avait vues sur le quai Voltaire, puis quantité de choses encore, des peintures, des livres et combien de bouquets de fleurs, de cadeaux pour Mme Arnoux ! Tout, enfin, aurait mieux valu que de risquer, que de perdre tant d’argent dans ce journal ! Deslauriers lui semblait présomptueux, son insensibilité de la veille le refroidissant à son endroit, et Frédéric s’abandonnait à ces regrets quand il fut tout surpris de voir entrer Arnoux, lequel s’assit sur le bord de sa couche, pesamment, comme un homme accablé.

208

II, 3

 — C’est dix-huit mille francs qu’il vous faut, n’est-ce pas ?
    — Oh ! je me contenterais de seize mille ! Car j’en ferai bien deux mille cinq cents, trois mille avec mon argenterie, si Vanneroy, toutefois, m’accorde jusqu’à demain ; et, je vous le répète, vous pouvez affirmer, jurer au prêteur que, dans huit jours, peut-être même dans cinq ou six, l’argent sera remboursé. D’ailleurs, l’hypothèque en répond. Ainsi, pas de danger, vous comprenez ? Frédéric assura qu’il comprenait et qu’il allait sortir immédiatement.
    Il resta chez lui, maudissant Deslauriers, car il voulait tenir sa parole, et cependant obliger Arnoux.

209-210

II, 3

    En rentrant chez lui, il trouva une lettre contenant ces mots :
    « Quoi de neuf ?
    « Ma femme se joint à moi, cher ami, dans l’espérance, etc.
    « À vous, »
    Et un parafe.
    « Sa femme ! elle me prie ! »
    Au même moment, parut Arnoux, pour savoir s’il avait trouvé la somme urgente.
    — Tenez, la voilà ! dit Frédéric.
    Et, vingt-quatre heures après, il répondit à Deslauriers :
    — Je n’ai rien reçu.

210

II, 3

    L’Avocat revint trois jours de suite. Il le pressait d’écrire au notaire. Il offrit même de faire le voyage du Havre.
    — Non ! c’est inutile ! je vais y aller !
    La semaine finie, Frédéric demanda timidement au sieur Arnoux ses quinze mille francs.
    Arnoux le remit au lendemain, puis au surlendemain. Frédéric se risquait dehors à la nuit close, craignant d’être surpris par Deslauriers.
    Un soir, quelqu’un le heurta au coin de la Madeleine. C’était lui.
    — Je vais les chercher, dit-il.
    Et Deslauriers l’accompagna jusqu’à la porte d’une maison, dans le faubourg Poissonnière.
    — Attends-moi.
    Il attendit. Enfin, après quarante-trois minutes, Frédéric sortit avec Arnoux, et lui fit signe de patienter encore un peu.

211

II, 3

Frédéric entendait les pas de Deslauriers derrière lui, comme des reproches, comme des coups frappant sur sa conscience. Mais il n’osait faire sa réclamation, par mauvaise honte, et dans la crainte qu’elle ne fût inutile. L’autre se rapprochait. Il se décida.
Arnoux, d’un ton fort dégagé, dit que, ses recouvrements n’ayant pas eu lieu, il ne pouvait rendre actuellement les quinze mille francs.
    — Vous n’en avez pas besoin, j’imagine ?
    À ce moment, Deslauriers accosta Frédéric, et, le tirant à l’écart :
    — Sois franc, les as-tu, oui ou non ?
    — Eh bien, non ! dit Frédéric, je les ai perdus !
    — Ah ! et à quoi ?
    — Au jeu !
    Deslauriers ne répondit pas un mot, salua très bas, et partit. Arnoux avait profité de l’occasion pour allumer un cigare dans un débit de tabac. Il revint en demandant quel était ce jeune homme.
    — Rien ! un ami !

211

II, 3

 À la hauteur des Bains-Chinois, comme il y avait des trous dans le pavé, la berline se ralentit. Un homme en paletot noisette marchait au bord du trottoir. Une éclaboussure, jaillissant de dessous les ressorts, s’étala dans son dos. L’homme se retourna, furieux. Frédéric devint pâle ; il avait reconnu Deslauriers.

236

II, 4

    Hussonnet n’insista pas davantage.
 Il avait eu un but en s’invitant à dîner. Son journal, qui ne s’appelait plus l’Art, mais le Flambard, avec cette épigraphe : « Canonniers, à vos pièces ! » ne prospérant nullement, il avait envie de le transformer en une revue hebdomadaire, seul, sans le secours de Deslauriers. Il reparla de l’ancien projet, et exposa son plan nouveau.
    Frédéric, ne comprenant pas sans doute, répondit par des choses vagues. Hussonnet empoigna plusieurs cigares sur la table, dit : « Adieu, mon bon », et disparut.

240

II, 4

  Dussardier, venu ce soir-là comme d’habitude, l’attendait. Frédéric avait le cœur gonflé ; il le dégorgea, et ses griefs, bien que vagues et difficiles à comprendre, attristèrent le brave commis ; il se plaignait même de son isolement. Dussardier, en hésitant un peu, proposa de se rendre chez Deslauriers.
    Frédéric, au nom de l’avocat, fut pris par un besoin extrême de le revoir. Sa solitude intellectuelle était profonde, et la compagnie de Dussardier insuffisante. Il lui répondit d’arranger les choses comme il voudrait.

266

II, 4

Tous deux s’embrassèrent, puis se mirent à causer de choses indifférentes.
    La réserve de Deslauriers attendrit Frédéric ; et, pour lui faire une sorte de réparation, il lui conta le lendemain sa perte de quinze mille francs, sans dire que ces quinze mille francs lui étaient primitivement destinés. L’avocat n’en douta pas, néanmoins. Cette mésaventure, qui lui donnait raison dans ses préjugés contre Arnoux, désarma tout à fait sa rancune, et il ne parla point de l’ancienne promesse.

266

II, 4

    Frédéric, trompé par son silence, crut qu’il l’avait oubliée. Quelques jours après, il lui demanda s’il n’existait pas de moyens de rentrer dans ses fonds.
    On pouvait discuter les hypothèques précédentes, attaquer Arnoux comme stellionataire, faire des poursuites au domicile contre la femme.
    — Non ! non ! pas contre elle ! s’écria Frédéric.
    Et, cédant aux questions de l’ancien clerc, il avoua la vérité. Deslauriers fut convaincu qu’il ne la disait pas complètement, par délicatesse sans doute.

266

II, 4

 Ils étaient, cependant, aussi liés qu’autrefois, et même ils avaient tant de plaisir à se trouver ensemble, que la présence de Dussardier les gênait. Sous prétexte de rendez-vous, ils arrivèrent à s’en débarrasser peu à peu. Il y a des hommes n’ayant pour mission parmi les autres que de servir d’intermédiaires ; on les franchit comme des ponts, et l’on va plus loin.

266

II, 4

    Frédéric ne cachait rien à son ancien ami. Il lui dit l’affaire des houilles, avec la proposition de M. Dambreuse.
    L’avocat devint rêveur.
    — C’est drôle ! il faudrait pour cette place quelqu’un d’assez fort en droit !
    — Mais tu pourras m’aider, reprit Frédéric.
    — Oui… tiens… parbleu ! certainement.

267

II, 4

À la fin de juillet, une baisse inexplicable fit tomber les actions du Nord. Frédéric n’avait pas vendu les siennes ; il perdit d’un seul coup soixante mille francs. Ses revenus se trouvaient sensiblement diminués. Il devait ou restreindre sa dépense, ou prendre un état, ou faire un beau mariage.
    Alors, Deslauriers lui parla de Mlle Roque. Rien ne l’empêchait d’aller voir un peu les choses par lui-même. Frédéric était un peu fatigué ; la province et la maison maternelle le délasseraient. Il partit.

267

II, 4

Alors, il chercha comment s’y prendre pour recouvrer les quinze mille francs. Une pareille somme n’était rien pour Frédéric ! Mais, s’il l’avait eue, lui, quel levier ! Et l’ancien clerc s’indigna que la fortune de l’autre fût grande.
    « Il en fait un usage pitoyable. C’est un égoïste. Eh ! je me moque bien de ses quinze mille francs ! »

269

II, 5

Puis, il songea à la personne même de Frédéric. Elle avait toujours exercé sur lui un charme presque féminin ; et il arriva bientôt à l’admirer pour un succès dont il se reconnaissait incapable.

269

II, 5

— De qui donc parlez-vous ?
    — De Frédéric !
    — Eh ! M. Moreau m’inquiète peu, je vous l’ai dit !
    — Oh ! pardon !… pardon !
    Puis, d’une voix mordante, et faisant traîner ses phrases :
    — Je croyais même que vous vous intéressiez suffisamment à sa personne pour apprendre avec plaisir…
    Elle devint toute pâle. L’ancien clerc ajouta :
    — Il va se marier.
    — Lui !
    — Dans un mois, au plus tard, avec Mlle Roque, la fille du régisseur de M. Dambreuse. Il est même parti à Nogent, rien que pour cela.

272

II, 5

La troisième lettre, venant de Deslauriers, parlait de la subrogation et était longue, obscure. L’avocat n’avait pris encore aucun parti. Il l’engageait à ne pas se déranger : « C’est inutile que tu reviennes ! », appuyant même là-dessus avec une insistance bizarre.
    Frédéric se perdit dans toutes sortes de conjectures, et il eut envie de s’en retourner là-bas ; cette prétention au gouvernement de sa conduite le révoltait.

278

II, 5

Deslauriers, surpris de le voir, dissimula son dépit, car il conservait par obstination quelque espérance encore du côté de Mme Arnoux ; et il avait écrit à Frédéric de rester là-bas, pour être plus libre dans ses manœuvres.
    Il dit cependant qu’il s’était présenté chez elle, afin de savoir si leur contrat stipulait la communauté ; alors, on aurait pu recourir contre la femme.
    — Et elle a fait une drôle de mine quand je lui ai appris ton mariage.
    — Tiens ! quelle invention !
    — Il le fallait, pour montrer que tu avais besoin de tes capitaux ! Une personne indifférente n’aurait pas eu l’espèce de syncope qui l’a prise.
    — Vraiment ? s’écria Frédéric.
    — Ah ! mon gaillard, tu te trahis ! Sois franc, voyons !
    Une lâcheté immense envahit l’amoureux de Mme Arnoux.
    — Mais non !… je t’assure !… ma parole d’honneur !
    Ces molles dénégations achevèrent de convaincre Deslauriers. Il lui fit des compliments. Il lui demanda « des détails ». Frédéric n’en donna pas, et même résista à l’envie d’en inventer.

285

II, 6

 Quant à l’hypothèque, il lui dit de ne rien faire, d’attendre. Deslauriers trouva qu’il avait tort, et même fut brutal dans ses remontrances.
    Il était d’ailleurs plus sombre, malveillant et irascible que jamais. Dans un an, si la fortune ne changeait pas, il s’embarquerait pour l’Amérique ou se ferait sauter la cervelle. Enfin il paraissait si furieux contre tout et d’un radicalisme tellement absolu que Frédéric ne put s’empêcher de lui dire :
    — Te voilà comme Sénécal.

285

II, 6

Dès qu’ils furent dans la rue, l’avocat eut l’air de réfléchir, et, après un moment de silence :
    — Tu lui en veux donc beaucoup, à Pellerin ?
    Frédéric ne cacha pas sa rancune.
    Le peintre, cependant, avait retiré de la montre le fameux tableau. On ne devait pas se brouiller pour des vétilles ! À quoi bon se faire un ennemi ?
    — Il a cédé à un mouvement d’humeur, excusable dans un homme qui n’a pas le sou. Tu ne peux pas comprendre ça, toi !

290

II, 6

    Et, Deslauriers remonté chez lui, le commis ne lâcha point Frédéric ; il l’engagea même à acheter le portrait. En effet, Pellerin, désespérant de l’intimider, les avait circonvenus pour que, grâce à eux, il prît la chose.
    Deslauriers en reparla, insista. Les prétentions de l’artiste étaient raisonnables.
    — Je suis sûr que, moyennant, peut-être, cinq cents francs…
    — Ah ! donne-les ! tiens, les voici, dit Frédéric.

290

II, 6

Cependant, Frédéric n’était pas retourné chez les Dambreuse. Les capitaux lui manquaient. Ce seraient des explications à n’en plus finir ; il balançait à se décider. Peut-être avait-il raison ? Rien n’était sûr, maintenant, l’affaire des houilles pas plus qu’une autre ; il fallait abandonner un pareil monde ; enfin, Deslauriers le détourna de l’entreprise. À force de haine il devenait vertueux ; et puis il aimait mieux Frédéric dans la médiocrité. De cette manière, il restait son égal, et en communion plus intime avec lui.

291

II, 6

Son retour à Paris et les embarras du jour de l’an suspendirent un peu leurs entrevues. Quand il revint, il avait, dans les allures, quelque chose de plus hardi. Elle sortait à chaque minute pour donner des ordres, et recevait, malgré ses prières, tous les bourgeois qui venaient la voir. On se livrait alors à des conversations sur Léotade, M. Guizot, le Pape, l’insurrection de Palerme et le banquet du XIIe arrondissement, lequel inspirait des inquiétudes. Frédéric se soulageait en déblatérant contre le Pouvoir ; car il souhaitait, comme Deslauriers, un bouleversement universel, tant il était maintenant aigri. 

297

II, 6

Frédéric rejeta la lettre sans la finir, et en ouvrit une autre, un billet de Deslauriers.
    « Mon vieux,
    « La poire est mûre. Selon ta promesse, nous comptons sur toi. On se réunit demain au petit jour, place du Panthéon. Entre au café Soufflot. Il faut que je te parle avant la manifestation. »
    — « Oh ! je les connais, leurs manifestations. Mille grâces ! j’ai un rendez-vous plus agréable. »
    Et, le lendemain, dès onze heures, Frédéric était sorti. Il voulait donner un dernier coup d’œil aux préparatifs ; puis, qui sait, elle pouvait, par un hasard quelconque, être en avance ? En débouchant de la rue Tronchet, il entendit derrière la Madeleine une grande clameur ; il s’avança ; et il aperçut au fond de la place, à gauche, des gens en blouse et des bourgeois.

300

II, 6

C’était l’heure de se précipiter dans le mouvement, de l’accélérer peut-être ; et puis il était séduit par le costume que les députés, disait-on, porteraient. Déjà, il se voyait en gilet à revers avec une ceinture tricolore ; et ce prurit, cette hallucination devint si forte, qu’il s’en ouvrit à Dussardier.
    L’enthousiasme du brave garçon ne faiblissait pas.
    — Certainement, bien sûr ! Présentez-vous !
Frédéric, néanmoins, consulta Deslauriers. L’opposition idiote qui entravait le commissaire dans sa province avait augmenté son libéralisme. Il lui envoya immédiatement des exhortations violentes.

321

III, 1

 Sur le trottoir, devant lui, un homme couvert d’un vieux paletot marchait la tête basse, et avec un tel air d’accablement, que Frédéric se retourna, pour le voir. L’autre releva sa figure. C’était Deslauriers. Il hésitait. Frédéric lui sauta au cou.
    — Ah ! mon pauvre vieux ! Comment ! c’est toi !
    Et il l’entraîna vers sa maison, en lui faisant beaucoup de questions à la fois.

387

III, 3

 — Mieux vaudrait crever sur les pontons de Belle-Isle, avec Sénécal !
    Frédéric, qui arrangeait alors sa cravate, n’eut pas l’air très ému par cette nouvelle.
    — Ah ! il est déporté, ce bon Sénécal ?
    Deslauriers répliqua, en parcourant les murailles d’un air envieux :
    — Tout le monde n’a pas ta chance !
  — Excuse-moi, dit Frédéric, sans remarquer l’allusion, mais je dîne en ville. On va te faire à manger ; commande ce que tu voudras ! Prends même mon lit !

388

III, 3

     Devant une cordialité si complète, l’amertume de Deslauriers disparut.
   — Ton lit ? Mais… ça te gênerait !
    — Eh non ! J’en ai d’autres !
    — Ah ! très bien, reprit l’avocat, en riant. Où dînes-tu donc ?
    — Chez Mme Dambreuse.
    — Est-ce que… par hasard… ce serait… ?
    — Tu es trop curieux, dit Frédéric avec un sourire, qui confirmait cette supposition.
    Puis, ayant regardé la pendule, il se rassit.

388

III, 3

 Nous aurions dû mettre le feu aux quatre coins de l’Europe !
Frédéric lui répondit :
    — L’étincelle manquait ! Vous étiez simplement de petits bourgeois, et les meilleurs d’entre vous, des cuistres ! Quant aux ouvriers, ils peuvent se plaindre ; car, si l’on excepte un million soustrait à la liste civile, et que vous leur avez octroyé avec la plus basse flagornerie, vous n’avez rien fait pour eux que des phrases ! Le livret demeure aux mains du patron, et le salarié (même devant la justice) reste l’inférieur de son maître puisque sa parole n’est pas crue. Enfin, la République me paraît vieille. Qui sait ? Le Progrès, peut-être, n’est réalisable que par une aristocratie ou par un homme ? L’initiative vient toujours d’en haut ! Le peuple est mineur, quoi qu’on prétende !
    — C’est peut-être vrai, dit Deslauriers.

389

III, 3

 Selon Frédéric, la grande masse des citoyens n’aspirait qu’au repos (il avait profité à l’hôtel Dambreuse), et toutes les chances étaient pour les conservateurs. Ce parti-là, cependant, manquait d’hommes neufs.
    — Si tu te présentais, je suis sûr…
    Il n’acheva pas. Deslauriers comprit, se passa les deux mains sur le front ; puis, tout à coup :
    — Mais toi ? Rien ne t’empêche ? Pourquoi ne serais-tu pas député ?
    Par suite d’une double élection, il y avait, dans l’Aube, une candidature vacante. M. Dambreuse, réélu à la Législative, appartenait à un autre arrondissement.
    — Veux-tu que je m’en occupe ?
Il connaissait beaucoup de cabaretiers, d’instituteurs, de médecins, de clercs d’étude et leurs patrons.
    — D’ailleurs, on fait accroire aux paysans tout ce qu’on veut !
    Frédéric sentait se rallumer son ambition.

389-390

III, 3

Trois jours après, Deslauriers reparut avec une feuille d’écriture destinée aux journaux et qui était une lettre familière, où M. Dambreuse approuvait la candidature de leur ami. Soutenue par un conservateur et prônée par un rouge, elle devait réussir. Comment le capitaliste signait-il une pareille élucubration ?  L’avocat, sans le moindre embarras, de lui-même, avait été la montrer à Mme Dambreuse, qui, la trouvant fort bien, s’était chargée du reste.
    Cette démarche surprit Frédéric. Il l’approuva cependant ; puis, comme Deslauriers s’aboucherait avec M. Roque, il lui conta sa position vis-à-vis de Louise.
    — Dis-leur tout ce que tu voudras, que mes affaires sont troubles ; je les arrangerai ; elle est assez jeune pour attendre !

392-393

III, 4

Vers le milieu de janvier, un matin, Sénécal entra dans son cabinet ; et à son exclamation d’étonnement, répondit qu’il était secrétaire de Deslauriers. Il lui apportait même une lettre. Elle contenait de bonnes nouvelles, et le blâmait cependant de sa négligence ; il fallait venir là-bas.
    Le futur député dit qu’il se mettrait en route le surlendemain.
    Sénécal n’exprima pas d’opinion sur cette candidature.

394

III, 4

Sénécal se déclara pour l’Autorité ; et Frédéric aperçut dans ses discours l’exagération de ses propres paroles à Deslauriers. Le républicain tonna même contre l’insuffisance des masses.

394

III, 4

    Il allait enfin partir pour Nogent, quand il reçut une lettre de Deslauriers.
    Deux candidats nouveaux se présentaient, l’un conservateur, l’autre rouge ; un troisième, quel qu’il fût, n’avait pas de chances. C’était la faute de Frédéric ; il avait laissé passer le bon moment, il aurait dû venir plus tôt, se remuer. « On ne t’a même pas vu aux comices agricoles ! » L’avocat le blâmait de n’avoir aucune attache dans les journaux. « Ah ! si tu avais suivi autrefois mes conseils ! Si nous avions une feuille publique à nous ! » Il insistait là-dessus. Du reste, beaucoup de personnes qui auraient voté en sa faveur, par considération pour M. Dambreuse, l’abandonneraient maintenant. Deslauriers était de ceux-là. N’ayant plus rien à attendre du capitaliste, il lâchait son protégé.

406

III, 4

Frédéric porta sa lettre à Mme Dambreuse.
    — Tu n’as donc pas été à Nogent ? dit-elle.
    — Pourquoi ?
    — C’est que j’ai vu Deslauriers il y a trois jours.
    Sachant la mort de son mari, l’avocat était venu rapporter des notes sur les houilles et lui offrir ses services comme homme d’affaires. Cela parut étrange à Frédéric ; et que faisait son ami, là-bas ?

406

III, 4

Deslauriers reparut, et expliqua son séjour à Nogent en disant qu’il y marchandait une étude d’avoué. Frédéric fut heureux de le revoir ; c’était quelqu’un ! Il le mit en tiers dans la compagnie.
    L’avocat dînait chez eux de temps à autre, et, quand il s’élevait de petites contestations, se déclarait toujours pour Rosanette, si bien qu’une fois Frédéric lui dit :
    — Eh ! couche avec elle si ça t’amuse ! tant il souhaitait un hasard qui l’en débarrassât.

411

III, 4

Il se gênait si peu dans la maison, que, plusieurs fois, il amena Sénécal y dîner. Ce sans-façon déplut à Frédéric, qui lui avançait de l’argent, le faisait même habiller par son tailleur ; et l’avocat donnait ses vieilles redingotes au socialiste, dont les moyens d’existence étaient inconnus.

418

III, 4

Ses négociations pour l’achat d’une étude étaient un prétexte. Il passait son temps chez M. Roque, où il avait commencé non seulement par faire l’éloge de leur ami, mais par l’imiter d’allures et de langage autant que possible ; ce qui lui avait obtenu la confiance de Louise, tandis qu’il gagnait celle de son père en se déchaînant contre Ledru-Rollin.
    Si Frédéric ne revenait pas, c’est qu’il fréquentait le grand monde ; et peu à peu Deslauriers leur apprit qu’il aimait quelqu’un, qu’il avait un enfant, qu’il entretenait une créature.

418-419

III, 4

    Elle y mit de l’entêtement, cependant ; car, le surlendemain, elle s’informa encore de son petit camarade, puis d’un autre, de Deslauriers.
    — Est-ce un homme sûr et intelligent ?
    Frédéric le vanta.
    — Priez-le de passer à la maison un de ces matins ; je désirerais le consulter pour une affaire.

427

III, 5

Elle avait trouvé un rouleau de paperasses contenant des billets d’Arnoux parfaitement protestés, et sur lesquels Mme Arnoux avait mis sa signature.
    C’était pour ceux-là que Frédéric était venu une fois chez M. Dambreuse pendant son déjeuner ; et, bien que le capitaliste n’eût pas voulu en poursuivre le recouvrement, il avait fait prononcer par le Tribunal de commerce, non seulement la condamnation d’Arnoux, mais celle de sa femme, qui l’ignorait, son mari n’ayant pas jugé convenable de l’en avertir.
    C’était une arme, cela ! Mme Dambreuse n’en doutait pas. Mais son notaire lui conseillerait peut-être l’abstention ; elle eût préféré quelqu’un d’obscur ; et elle s’était rappelé ce grand diable, à mine impudente, qui lui avait offert ses services.
    Frédéric fit naïvement sa commission.

427-428

III, 5

    Puis il s’accouda sur le pont, pour revoir l’île et le jardin où ils s’étaient promenés un jour de soleil ; et l’étourdissement du voyage et du grand air, la faiblesse qu’il gardait de ses émotions récentes, lui causant une sorte d’exaltation, il se dit :
    « Elle est peut-être sortie ; si j’allais la rencontrer ! »
    La cloche de Saint-Laurent tintait ; et il y avait sur la place, devant l’église, un rassemblement de pauvres, avec une calèche, la seule du pays (celle qui servait pour les noces), quand, sous le portail, tout à coup, dans un flot de bourgeois en cravate blanche, deux nouveaux mariés parurent.
    Il se crut halluciné. Mais non ! C’était bien elle, Louise ! couverte d’un voile blanc qui tombait de ses cheveux rouges à ses talons ; et c’était bien lui, Deslauriers ! portant un habit bleu brodé d’argent, un costume de préfet. Pourquoi donc ?
    Frédéric se cacha dans l’angle d’une maison, pour laisser passer le cortège.
    Honteux, vaincu, écrasé, il retourna vers le chemin de fer, et s’en revint à Paris.

435-436

III, 5

Vers le commencement de cet hiver, Frédéric et Deslauriers causaient au coin du feu, réconciliés encore une fois, par la fatalité de leur nature qui les faisait toujours se rejoindre et s’aimer.
    L’un expliqua sommairement sa brouille avec Mme Dambreuse, laquelle s’était remariée à un Anglais.
    L’autre, sans dire comment il avait épousé Mlle Roque, conta que sa femme, un beau jour, s’était enfuie avec un chanteur.

442

III, 7

— À propos, l’autre jour, dans une boutique, j’ai rencontré cette bonne Maréchale, tenant par la main un petit garçon qu’elle a adopté. Elle est veuve d’un certain M. Oudry, et très grosse maintenant, énorme. Quelle décadence ! Elle qui avait autrefois la taille si mince.
    Deslauriers ne cacha pas qu’il avait profité de son désespoir pour s’en assurer par lui-même.
    — Comme tu me l’avais permis, du reste.
    Cet aveu était une compensation au silence qu’il gardait touchant sa tentative près de Mme Arnoux. Frédéric l’eût pardonnée, puisqu’elle n’avait pas réussi.
    Bien que vexé un peu de la découverte, il fit semblant d’en rire ;

443

III, 7

 Et ils résumèrent leur vie.
    Ils l’avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé l’amour, celui qui avait rêvé le pouvoir. Quelle en était la raison ?
    — C’est peut-être le défaut de ligne droite, dit Frédéric.
    — Pour toi, cela se peut. Moi, au contraire, j’ai péché par excès de rectitude, sans tenir compte de mille choses secondaires, plus fortes que tout. J’avais trop de logique, et toi de sentiment.
    Puis, ils accusèrent le hasard, les circonstances, l’époque où ils étaient nés.

443-444

III, 7

 Frédéric reprit :
    — Ce n’est pas là ce que nous croyions devenir autrefois, à Sens, quand tu voulais faire une histoire critique de la Philosophie, et moi, un grand roman moyen âge sur Nogent, dont j’avais trouvé le sujet dans Froissart : Comment messire Brokars de Fénestranges et l’évêque de Troyes assaillirent messire Eustache d’Ambrecicourt. Te rappelles-tu ?
    Et, exhumant leur jeunesse, à chaque phrase, ils se disaient :
    — Te rappelles-tu ?

444

 

Or, un dimanche, pendant qu’on était aux vêpres, Frédéric et Deslauriers, s’étant fait préalablement friser, cueillirent des fleurs dans le jardin de Mme Moreau, puis sortirent par la porte des champs, et, après un grand détour dans les vignes, revinrent par la Pêcherie et se glissèrent chez la Turque, en tenant toujours leurs gros bouquets.
    Frédéric présenta le sien, comme un amoureux à sa fiancée. Mais la chaleur qu’il faisait, l’appréhension de l’inconnu, une espèce de remords, et jusqu’au plaisir de voir, d’un seul coup d’œil, tant de femmes à sa disposition, l’émurent tellement, qu’il devint très pâle et restait sans avancer, sans rien dire. Toutes riaient, joyeuses de son embarras ; croyant qu’on s’en moquait, il s’enfuit ; et, comme Frédéric avait l’argent, Deslauriers fut bien obligé de le suivre.
    On les vit sortir. Cela fit une histoire qui n’était pas oubliée trois ans après.
    Ils se la contèrent prolixement, chacun complétant les souvenirs de l’autre ; et, quand ils eurent fini :
    — C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Frédéric.
    — Oui, peut-être bien ? c’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Deslauriers.

445

III, 7

     

Nicole Sibireff