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L'Éducation sentimentale
Frédéric et Madame Arnoux
     

Extraits de l’œuvre

Édition

Chapitre

Frédéric, pour rejoindre sa place, poussa la grille des Premières, dérangea deux chasseurs avec leurs chiens.
    Ce fut comme une apparition :
    Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu’il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.

40

I, 1

  Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manœuvre ; puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et il affectait d’observer une chaloupe sur la rivière.

40

I, 1

  Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait portées, les gens qu’elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites.

40-41

I, 1

 Une négresse, coiffée d’un foulard, se présenta, en tenant par la main une petite fille, déjà grande. L’enfant, dont les yeux roulaient des larmes, venait de s’éveiller. Elle la prit sur ses genoux : « Mademoiselle n’était pas sage, quoiqu’elle eût sept ans bientôt ; sa mère ne l’aimerait plus ; on lui pardonnait trop ses caprices. » Et Frédéric se réjouissait d’entendre ces choses, comme s’il eût fait une découverte, une acquisition.

41

I, 1

    Il la supposait d’origine andalouse, créole peut-être ; elle avait ramené des îles cette négresse avec elle ?
Cependant, un long châle à bandes violettes était placé derrière son dos, sur le bordage de cuivre. Elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sa taille, s’en couvrir les pieds, dormir dedans ! Mais, entraîné par les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber dans l’eau ; Frédéric fit un bond et le rattrapa. Elle lui dit :
    — Je vous remercie, monsieur.
    Leurs yeux se rencontrèrent.

41

I, 1

     
Le harpiste s’approcha d’eux, humblement. Pendant qu’Arnoux cherchait de la monnaie, Frédéric allongea vers la casquette sa main fermée, et, l’ouvrant avec pudeur, il y déposa un louis d’or. Ce n’était pas la vanité qui le poussait à faire cette aumône devant elle, mais une pensée de bénédiction où il l’associait, un mouvement de cœur presque religieux.

42

I, 1

 Le plafond, bas et tout blanc, rabattait une lumière crue. Frédéric, en face, distinguait l’ombre de ses cils. Elle trempait ses lèvres dans son verre, cassait un peu de croûte entre ses doigts ; le médaillon de lapis-lazuli, attaché par une chaînette d’or à son poignet, de temps à autre sonnait contre son assiette. Ceux qui étaient là, pourtant, n’avaient pas l’air de la remarquer.

42

I, 1

  Mais Frédéric s’en retourna bientôt sous la tente, où Mme Arnoux était revenue. Elle lisait un mince volume à couverture grise. Les deux coins de sa bouche se relevaient par moments, et un éclair de plaisir illuminait son front. Il jalousa celui qui avait inventé ces choses dont elle paraissait occupée. Plus il la contemplait, plus il sentait entre elle et lui se creuser des abîmes. Il songeait qu’il faudrait la quitter tout à l’heure, irrévocablement, sans en avoir arraché une parole, sans lui laisser même un souvenir 

42-43

I, 1

Une plaine s’étendait à droite ; à gauche un herbage allait doucement rejoindre une colline, où l’on apercevait des vignobles, des noyers, un moulin dans la verdure, et des petits chemins au delà, formant des zigzags sur la roche blanche qui touchait au bord du ciel. Quel bonheur de monter côte à côte, le bras autour de sa taille, pendant que sa robe balayerait les feuilles jaunies, en écoutant sa voix, sous le rayonnement de ses yeux ! Le bateau pouvait s’arrêter, ils n’avaient qu’à descendre ; et cette chose bien simple n’était pas plus facile, cependant, que de remuer le soleil !
    Un peu plus loin, on découvrit un château, à toit pointu, avec des tourelles carrées. Un parterre de fleurs s’étalait devant sa façade ; et des avenues s’enfonçaient, comme des voûtes noires, sous les hauts tilleuls. Il se la figura passant au bord des charmilles. À ce moment, une jeune dame et un jeune homme se montrèrent sur le perron, entre les caisses d’orangers. Puis tout disparut.

43

I, 1

     
  La petite fille jouait autour de lui. Frédéric voulut la baiser. Elle se cacha derrière sa bonne ; sa mère la gronda de n’être pas aimable pour le monsieur qui avait sauvé son châle. Était-ce une ouverture indirecte ?
    « Va-t-elle enfin me parler ? » se demandait-il.
 Le temps pressait. Comment obtenir une invitation chez Arnoux ? Et il n’imagina rien de mieux que de lui faire remarquer la couleur de l’automne, en ajoutant :
    — Voilà bientôt l’hiver, la saison des bals et des dîners !

43

I, 1

 Quand il fut sur le quai, Frédéric se retourna. Elle était près du gouvernail, debout. Il lui envoya un regard où il avait tâché de mettre toute son âme ; comme s’il n’eût rien fait, elle demeura immobile.

44

I, 1

 Des champs moissonnés se prolongeaient à n’en plus finir. Deux lignes d’arbres bordaient la route, les tas de cailloux se succédaient ; et peu à peu, Villeneuve-Saint-Georges, Ablon, Châtillon, Corbeil et les autres pays, tout son voyage lui revint à la mémoire, d’une façon si nette qu’il distinguait maintenant des détails nouveaux, des particularités plus intimes ; sous le dernier volant de sa robe, son pied passait dans une mince bottine en soie, de couleur marron ; la tente de coutil formait un large dais sur sa tête, et les petits glands rouges de la bordure tremblaient à la brise, perpétuellement.

44

I, 1

Elle ressemblait aux femmes des livres romantiques. Il n’aurait voulu rien ajouter, rien retrancher à sa personne. L’univers venait tout à coup de s’élargir. Elle était le point lumineux où l’ensemble des choses convergeait ; — et, bercé par le mouvement de la voiture, les paupières à demi closes, le regard dans les nuages, il s’abandonnait à une joie rêveuse et infinie.

44

I, 1

  À Bray, il n’attendit pas qu’on eût donné l’avoine, il alla devant, sur la route, tout seul. Arnoux l’avait appelée « Marie ! ». Il cria très haut « Marie ! ». Sa voix se perdit dans l’air.
    Un chien se mit à aboyer dans une ferme, au loin. Il frissonna, pris d’une inquiétude sans cause.

44

I, 1

    Quand Isidore l’eut rejoint, il se plaça sur le siège pour conduire. Sa défaillance était passée. Il était bien résolu à s’introduire, n’importe comment, chez les Arnoux, et à se lier avec eux. Leur maison devait être amusante, Arnoux lui plaisait d’ailleurs ; puis, qui sait ? Alors un flot de sang lui monta au visage ; ses tempes bourdonnaient ; il fit claquer son fouet, secoua les rênes, et il menait les chevaux tel train, que le vieux cocher répétait :
    — Doucement ! mais doucement ! vous les rendrez poussifs.

45

I, 1

La cuisinière annonça que le potage de Monsieur était servi. On se retira, par discrétion. Puis, dès qu’ils furent seuls, dans la salle, sa mère lui dit, à voix basse :
    — Eh bien ?
    Le vieillard l’avait reçu très cordialement, mais sans montrer ses intentions.
    Mme Moreau soupira.
    « Où est-elle, à présent ? » songeait-il.
La diligence roulait, et, enveloppée dans le châle sans doute, elle appuyait contre le drap du coupé sa belle tête endormie.

   
     
 Frédéric n’eut pas grand’chose à narrer. Mais, au souvenir de Mme Arnoux, son chagrin s’évanouit. Il ne parla pas d’elle, retenu par une pudeur. Il s’étendit en revanche sur Arnoux, rapportant ses discours, ses manières, ses relations ; et Deslauriers l’engagea fortement à cultiver cette connaissance.

50

I, 2

 Un peu plus haut que la rue Montmartre, un embarras de voitures lui fit tourner la tête ; et, de l’autre côté, en face, il lut sur une plaque de marbre :
                                   JACQUES ARNOUX.
Comment n’avait-il pas songé à elle, plus tôt ? La faute venait de Deslauriers, et il s’avança vers la boutique ; il n’entra pas, cependant, il attendit qu’elle parût.

56

I, 3

     Il était retourné à l’Art industriel.
    Il y retourna une troisième fois, et il vit enfin Arnoux qui se disputait au milieu de cinq à six personnes et répondit à peine à son salut ; Frédéric en fut blessé. Il n’en chercha pas moins comment parvenir jusqu’à elle.
    Il eut d’abord l’idée de se présenter souvent, pour marchander des tableaux. Puis il songea à glisser dans la boîte du journal quelques articles « très forts », ce qui amènerait des relations. Peut-être valait-il mieux courir droit au but, déclarer son amour ? Alors, il composa une lettre de douze pages, pleine de mouvements lyriques et d’apostrophes ; mais il la déchira, et ne fit rien, ne tenta rien, immobilisé par la peur de l’insuccès.

58

I, 3

Au-dessus de la boutique d’Arnoux, il y avait au premier étage trois fenêtres, éclairées chaque soir. Des ombres circulaient par derrière, une surtout, c’était la sienne ; et il se dérangeait de très loin pour regarder ces fenêtres et contempler cette ombre.

58

I, 3

Une négresse, qu’il croisa un jour dans les Tuileries tenant une petite fille par la main, lui rappela la négresse de Mme Arnoux. Elle devait y venir comme les autres ; toutes les fois qu’il traversait les Tuileries, son cœur battait, espérant la rencontrer. Les jours de soleil, il continuait sa promenade jusqu’au bout des Champs-Élysées.

58

I, 3

Les crinières étaient près des crinières, les lanternes près des lanternes ; les étriers d’acier, les gourmettes d’argent, les boucles de cuivre, jetaient çà et là des points lumineux entre les culottes courtes, les gants blancs, et les fourrures qui retombaient sur le blason des portières. Il se sentait comme perdu dans un monde lointain. Ses yeux erraient sur les têtes féminines ; et de vagues ressemblances amenaient à sa mémoire Mme Arnoux. Il se la figurait, au milieu des autres, dans un de ces petits coupés, pareils au coupé de Mme Dambreuse.

58

I, 3

 Il se mit à écrire un roman intitulé : Sylvio, le fils du pêcheur. La chose se passait à Venise. Le héros, c’était lui-même ; l’héroïne, Mme Arnoux. Elle s’appelait Antonia ; et, pour l’avoir, il assassinait plusieurs gentilshommes, brûlait une partie de la ville et chantait sous son balcon, où palpitaient à la brise les rideaux en damas rouge du boulevard Montmartre. Les réminiscences trop nombreuses dont il s’aperçut le découragèrent ; il n’alla pas plus loin, et son désœuvrement redoubla.

59

I, 3

Il lui semblait, cependant, qu’on devait l’aimer. Quelquefois, il se réveillait le cœur plein d’espérance, s’habillait soigneusement comme pour un rendez-vous, et il faisait dans Paris des courses interminables. À chaque femme qui marchait devant lui, ou qui s’avançait à sa rencontre, il se disait : « La voilà ! » C’était chaque fois une déception nouvelle.
L’idée de Mme Arnoux fortifiait ces convoitises. Il la trouverait peut-être sur son chemin ; et il imaginait, pour l’aborder, des complications du hasard, des périls extraordinaires dont il la sauverait.

60

I, 3

 Un soir, au théâtre du Palais-Royal, il aperçut, dans une loge d’avant-scène, Arnoux près d’une femme. Était-ce elle ?

60-61

I, 3

  Tout à coup, un bec de gaz l’éclaira. Il avait un crêpe à son chapeau. Elle était morte, peut-être ? Cette idée tourmenta Frédéric si fortement, qu’il courut le lendemain à l’Art industriel, et, payant vite une des gravures étalées devant la montre, il demanda au garçon de boutique comment se portait M. Arnoux.
    Le garçon répondit :
    — Mais très bien !
    Frédéric ajouta en pâlissant :
    — Et Madame ?
    — Madame, aussi !
    Frédéric oublia d’emporter sa gravure.

61

I, 3

    Il n’alla point à Troyes voir son ami, afin d’éviter les observations de sa mère. Puis, à la rentrée, il abandonna son logement et prit, sur le quai Napoléon, deux pièces, qu’il meubla. L’espoir d’une invitation chez les Dambreuse l’avait quitté ; sa grande passion pour Mme Arnoux commençait à s’éteindre.

61

I, 3

 Hussonnet apprit à son compagnon qu’il travaillait dans des journaux de modes et fabriquait des réclames pour l’Art industriel.
    — Chez Jacques Arnoux, dit Frédéric.
    — Vous le connaissez ?
    — Oui ! non !… C’est-à-dire je l’ai vu, je l’ai rencontré.
    Il demanda négligemment à Hussonnet s’il voyait quelquefois sa femme.
    — De temps à autre, reprit le bohème.
    Frédéric n’osa poursuivre ses questions ; cet homme venait de prendre une place démesurée dans sa vie ; il paya la note du déjeuner, sans qu’il y eût de la part de l’autre aucune protestation.

67

I, 4

Pourquoi ne pas hasarder, tout de suite, le mot d’où son bonheur dépendait ? Il demanda au garçon de lettres s’il pouvait le présenter chez Arnoux.
    La chose était facile, et ils convinrent du jour suivant.
    Hussonnet manqua le rendez-vous ; il en manqua trois autres. Un samedi, vers quatre heures, il apparut. 

68

I, 4

Cette parole ramena la pensée de Frédéric sur Mme Arnoux. Sans doute, on pénétrait chez elle par le cabinet près du divan ? Arnoux, pour prendre un mouchoir, venait de l’ouvrir ; Frédéric avait aperçu, dans le fond, un lavabo.

69-70

I, 4

 D’après ses manières avec Arnoux, on pouvait, selon Frédéric, la supposer sa maîtresse.
    — Ah ! bah ! il en a d’autres !
    Alors, le jeune homme, en détournant son visage qui rougissait de honte sous l’infamie de sa pensée, ajouta d’un air crâne :
    — Sa femme le lui rend, sans doute ?
    — Pas du tout ! elle est honnête !
    Frédéric eut un remords, et se montra plus assidu au journal.

73

I, 4

Si j’avais cru qu’il y eût des femmes…
    — Oh ! pour celle-là c’est la mienne, reprit Arnoux. Elle montait me faire une petite visite en passant.
    — Comment ? dit Frédéric.
    — Mais oui ! elle s’en retourne chez elle, à la maison.
    Le charme des choses ambiantes se retira tout à coup. Ce qu’il y sentait confusément épandu venait de s’évanouir, ou plutôt n’y avait jamais été. Il éprouvait une surprise infinie et comme la douleur d’une trahison.
    Arnoux, en fouillant dans son tiroir, souriait. Se moquait-il de lui ? 

75

I, 4

Au coin de la rue Montmartre, il se retourna ; il regarda les fenêtres du premier étage ; et il rit intérieurement de pitié sur lui-même, en se rappelant avec quel amour il les avait si souvent contemplées ! Où donc vivait-elle ? Comment la rencontrer maintenant ? La solitude se rouvrait autour de son désir plus immense que jamais !

75

I, 4

Regimbart lui demanda pourquoi on ne le voyait plus à l’Art industriel.
    — Que je crève si j’y retourne ! C’est une brute, un bourgeois, un misérable, un drôle !
    Ces injures flattaient la colère de Frédéric. Il en était blessé cependant, car il lui semblait qu’elles atteignaient un peu Mme Arnoux.

76

I, 4

et Frédéric se sentait de plus en plus irrité par son air de méditation, et surtout par ses mains qui se promenaient sur les affiches, de grosses mains, un peu molles, à ongles plats. Enfin Arnoux se leva, et, en disant : « C’est fait ! » il lui passa la main sous le menton, familièrement. Cette privauté déplut à Frédéric, il se recula ; puis il franchit le seuil du bureau, pour la dernière fois de son existence, croyait-il. Mme Arnoux, elle-même, se trouvait comme diminuée par la vulgarité de son mari.

77

I, 4

Frédéric s’arrêta plusieurs fois dans l’escalier, tant son cœur battait fort. Un de ses gants trop juste éclata ; et, tandis qu’il enfonçait la déchirure sous la manchette de sa chemise, Arnoux, qui montait par derrière, le saisit au bras et le fit entrer.

79

I, 4

Arnoux présenta Frédéric.
    — Oh ! je reconnais Monsieur parfaitement, répondit-elle.

80

I, 4

Frédéric, en écoutant ces choses, regardait Mme Arnoux. Elles tombaient dans son esprit comme des métaux dans une fournaise, s’ajoutaient à sa passion et faisaient de l’amour.

81-82

I, 4

 Rentré au salon, il prit, par contenance, un des albums traînant sur la table. Les grands artistes de l’époque l’avaient illustré de dessins, y avaient mis de la prose, des vers, ou simplement leurs signatures ; parmi les noms fameux, il s’en trouvait beaucoup d’inconnus, et les pensées curieuses n’apparaissaient que sous un débordement de sottises. Toutes contenaient un hommage plus ou moins direct à Mme Arnoux. Frédéric aurait eu peur d’écrire une ligne à côté.

82

I, 4

Ensuite, tous causèrent çà et là, par groupes ; le bonhomme Meinsius était avec Mme Arnoux, sur une bergère, près du feu ; elle se penchait vers son oreille, leurs têtes se touchaient ; et Frédéric aurait accepté d’être sourd, infirme et laid pour un nom illustre et des cheveux blancs, enfin pour avoir quelque chose qui l’intronisât dans une intimité pareille. Il se rongeait le cœur, furieux contre sa jeunesse.

82

I, 4

Mais elle vint dans l’angle du salon où il se tenait, lui demanda s’il connaissait quelques-uns des convives, s’il aimait la peinture, depuis combien de temps il étudiait à Paris. Chaque mot qui sortait de sa bouche semblait à Frédéric être une chose nouvelle, une dépendance exclusive de sa personne. Il regardait attentivement les effilés de sa coiffure, caressant par le bout son épaule nue ; et il n’en détachait pas ses yeux, il enfonçait son âme dans la blancheur de cette chair féminine ; cependant, il n’osait lever ses paupières, pour la voir plus haut, face à face.

82

I, 4

 Rosenwald les interrompit, en priant Mme Arnoux de chanter quelque chose. Il préluda, elle attendait ; ses lèvres s’entr’ouvrirent, et un son pur, long, filé, monta dans l’air.
    Frédéric ne comprit rien aux paroles italiennes.
    Cela commençait sur un rythme grave, tel qu’un chant d’église, puis, s’animant crescendo, multipliait les éclats sonores, s’apaisait tout à coup ; et la mélodie revenait amoureusement, avec une oscillation large et paresseuse.

83

I, 4

Mme Arnoux s’était avancée dans l’antichambre, Dittmer et Hussonnet la saluaient, elle leur tendit la main ; elle la tendit également à Frédéric ; et il éprouva comme une pénétration à tous les atomes de sa peau.

83

I, 4

Il se demanda, sérieusement, s’il serait un grand peintre ou un grand poète ; et il se décida pour la peinture, car les exigences de ce métier le rapprocheraient de Mme Arnoux. Il avait donc trouvé sa vocation ! Le but de son existence était clair maintenant, et l’avenir infaillible.

84

I, 4

     
   Et, tel qu’un voyageur perdu au milieu d’un bois et que tous les chemins ramènent à la même place, continuellement il retrouvait au fond de chaque idée le souvenir de Mme Arnoux.
    Il se fixait des jours pour aller chez elle ; arrivé au second étage, devant sa porte, il hésitait à sonner. Des pas se rapprochaient ; on ouvrait, et, à ces mots : « Madame est sortie », c’était une délivrance, et comme un fardeau de moins sur son cœur.

89

I, 5

Il la rencontra, pourtant. La première fois, il y avait trois dames avec elle ; une autre après-midi, le maître d’écriture de Mlle Marthe survint. D’ailleurs, les hommes que recevait Mme Arnoux ne lui faisaient point de visites. Il n’y retourna plus, par discrétion.

89

I, 5

Mais il ne manquait pas, pour qu’on l’invitât aux dîners du jeudi, de se présenter à l’Art industriel, chaque mercredi, régulièrement ; et il y restait après tous les autres, plus longtemps que Regimbart, jusqu’à la dernière minute, en feignant de regarder une gravure, de parcourir un journal. Enfin Arnoux lui disait : « Êtes-vous libre, demain soir ? » Il acceptait avant que la phrase fût achevée.

89

I, 5

Arnoux semblait le prendre en affection. Il lui montra l’art de reconnaître les vins, à brûler le punch, à faire des salmis de bécasses ; Frédéric suivait docilement ses conseils, aimant tout ce qui dépendait de Mme Arnoux, ses meubles, ses domestiques, sa maison, sa rue.

89

I, 5

Il ne parlait guère pendant ces dîners ; il la contemplait. Elle avait à droite, contre la tempe, un petit grain de beauté ; ses bandeaux étaient plus noirs que le reste de sa chevelure et toujours comme un peu humides sur les bords ; elle les flattait de temps à autre, avec deux doigts seulement. Il connaissait la forme de chacun de ses ongles ; il se délectait à écouter le sifflement de sa robe de soie quand elle passait auprès des portes, il humait en cachette la senteur de son mouchoir ; son peigne, ses gants, ses bagues étaient pour lui des choses particulières, importantes comme des œuvres d’art, presque animées comme des personnes ; toutes lui prenaient le cœur et augmentaient sa passion.

89

I, 5

Il n’avait pas eu la force de la cacher à Deslauriers. Quand il revenait de chez Mme Arnoux, il le réveillait comme par mégarde, afin de pouvoir causer d’elle.
    Deslauriers, qui couchait dans le cabinet au bois, près de la fontaine, poussait un long bâillement. Frédéric s’asseyait au pied de son lit. D’abord il parlait du dîner, puis il racontait mille détails insignifiants, où il voyait des marques de mépris ou d’affection. Une fois, par exemple, elle avait refusé son bras, pour prendre celui de Dittmer, et Frédéric se désolait.
    — Ah ! quelle bêtise !
    Ou bien elle l’avait appelé son « ami ».
    — Vas-y gaiement, alors !
   — Mais je n’ose pas, disait Frédéric.
    — Eh bien, n’y pense plus ! Bonsoir.
    Deslauriers se retournait vers la ruelle et s’endormait. Il ne comprenait rien à cet amour, qu’il regardait comme une dernière faiblesse d’adolescence 

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I, 5

    — Mais je n’ose pas, disait Frédéric.
    — Eh bien, n’y pense plus ! Bonsoir.
    Deslauriers se retournait vers la ruelle et s’endormait. Il ne comprenait rien à cet amour, qu’il regardait comme une dernière faiblesse d’adolescence 

90

I, 5

 S’il avait fallu risquer sa vie pour son ami, Frédéric l’eût fait. Mais comme il tenait à se montrer le plus avantageusement possible, comme il surveillait son langage, ses manières et son costume jusqu’à venir au bureau de l’Art industriel toujours irréprochablement ganté, il avait peur que Deslauriers, avec son vieil habit noir, sa tournure de procureur et ses discours outrecuidants, ne déplût à Mme Arnoux, ce qui pouvait le compromettre, le rabaisser lui-même auprès d’elle. Il admettait bien les autres, mais celui-là, précisément, l’aurait gêné mille fois plus. Le clerc s’apercevait qu’il ne voulait pas tenir sa promesse, et le silence de Frédéric lui semblait une aggravation d’injure.

93

I, 5

Enfin, un jour, Frédéric, excédé, lui dit d’une voix lamentable :
    — Mais laisse-moi tranquille avec Arnoux !
    — Jamais ! répondit le clerc
    Toujours lui ! lui partout ! ou brûlante ou glacée !
    L’image de l’Arnoux…

    — Tais-toi donc ! s’écria Frédéric en levant le poing.
    Il reprit doucement :
    — C’est un sujet qui m’est pénible, tu sais bien.
    — Oh ! pardon, mon bonhomme, répliqua Deslauriers en s’inclinant très bas, on respectera désormais les nerfs de Mademoiselle ! Pardon encore une fois. Mille excuses !

93

I, 5

Mais, trois semaines après, un soir, il lui dit :
    — Eh bien, je l’ai vue tantôt, Mme Arnoux !
    — Où donc ?
    — Au Palais, avec Balandard, avoué ; une femme brune, n’est-ce pas, de taille moyenne ?
    Frédéric fit un signe d’assentiment. Il attendait que Deslauriers parlât. Au moindre mot d’admiration, il se serait épanché largement, était tout prêt à le chérir ; l’autre se taisait toujours ; enfin, n’y tenant plus, il lui demanda d’un air indifférent ce qu’il pensait d’elle.
    Deslauriers la trouvait « pas mal, sans avoir pourtant rien d’extraordinaire ».
    — Ah ! tu trouves, dit Frédéric.

93-94

I, 5

Celui-là t’enfonce tout de même, dit Deslauriers.
    Rien n’est humiliant comme de voir les sots réussir dans les entreprises où l’on échoue. Frédéric, vexé, répondit qu’il s’en moquait. Ses prétentions étaient plus hautes ; et, comme Hussonnet faisait mine de s’en aller, il le prit à l’écart pour lui dire :
    — Pas un mot de tout cela, chez eux, bien entendu !
    Le secret était facile, puisque Arnoux, le lendemain, partait en voyage pour l’Allemagne.

95

I, 5

Frédéric déclara qu’il n’irait pas chez sa mère ; il emploierait ses vacances à travailler.
    À la nouvelle du départ d’Arnoux, une joie l’avait saisi. Il pouvait se présenter là-bas, tout à son aise, sans crainte d’être interrompu dans ses visites. La conviction d’une sécurité absolue lui donnerait du courage. Enfin il ne serait pas éloigné, ne serait pas séparé d’elle ! Quelque chose de plus fort qu’une chaîne de fer l’attachait à Paris, une voix intérieure lui criait de rester.

96

I, 5

    Et une grande hésitation le prit.
    Pour savoir s’il irait chez Mme Arnoux, il jeta par trois fois dans l’air, des pièces de monnaie. Toutes les fois, le présage fut heureux. Donc, la fatalité l’ordonnait. Il se fit conduire en fiacre rue de Choiseul.

96

I, 5

    — Vous avez quelque chose à me demander, cher ami ?
    — Non ! rien ! rien ! balbutia le jeune homme, cherchant un prétexte à sa visite.
    Enfin, il dit qu’il était venu savoir de ses nouvelles, car il le croyait en Allemagne, sur le rapport d’Hussonnet.
    — Nullement ! reprit Arnoux. Quelle linotte que ce garçon-là, pour entendre tout de travers !

97

I, 5

Afin de dissimuler son trouble, Frédéric marchait de droite et de gauche, dans la salle. En heurtant le pied d’une chaise, il fit tomber une ombrelle posée dessus ; le manche d’ivoire se brisa.
    — Mon Dieu ! s’écria-t-il, comme je suis chagrin d’avoir brisé l’ombrelle de Mme Arnoux.
    À ce mot, le marchand releva la tête, et eut un singulier sourire. Frédéric, prenant l’occasion qui s’offrait de parler d’elle, ajouta timidement :
    — Est-ce que je ne pourrai pas la voir ?
    Elle était dans son pays, près de sa mère malade.

97

I, 5

C’était par derrière, de ce côté-là, que devait être la maison de Mme Arnoux.
    Il rentrait dans sa chambre ; puis, couché sur son divan, s’abandonnait à une méditation désordonnée : plans d’ouvrage, projets de conduite, élancements vers l’avenir. Enfin, pour se débarrasser de lui-même, il sortait.

98

I, 5

Il allait tous les jours à l’Art industriel ; et pour savoir quand reviendrait Mme Arnoux, il s’informait de sa mère très longuement. La réponse d’Arnoux ne variait pas : « le mieux se continuait », sa femme, avec la petite, serait de retour la semaine prochaine. Plus elle tardait à revenir, plus Frédéric témoignait d’inquiétude, si bien qu’Arnoux, attendri par tant d’affection, l’emmena cinq ou six fois dîner au restaurant.

99

I, 5

 Frédéric assista, sur ses jambes, à d’interminables parties de billard, abreuvées d’innombrables chopes ; et il resta là, jusqu’à minuit, sans savoir pourquoi, par lâcheté, par bêtise, dans l’espérance confuse d’un événement quelconque favorable à son amour.

100

I, 5

Quand donc la reverrait-il ? Frédéric se désespérait. Mais, un soir, vers la fin de novembre, Arnoux lui dit :
    — Ma femme est revenue hier, vous savez !
    Le lendemain, à cinq heures, il entrait chez elle.
    Il débuta par des félicitations, à propos de sa mère, dont la maladie avait été si grave.
    — Mais non ! Qui vous l’a dit ?
    — Arnoux !
    Elle fit un « ah » léger, puis ajouta qu’elle avait eu d’abord, des craintes sérieuses, maintenant disparues.

100

I, 5

Elle se tenait près du feu, dans la bergère de tapisserie. Il était sur le canapé, avec son chapeau entre ses genoux ; et l’entretien fut pénible, elle l’abandonnait à chaque minute ; il ne trouvait pas de joint pour y introduire ses sentiments. Mais, comme il se plaignait d’étudier la chicane, elle répliqua : « Oui…, je conçois…, les affaires… ! » en baissant la figure, absorbée tout à coup par des réflexions.
    Il avait soif de les connaître, et même ne songeait pas à autre chose. Le crépuscule amassait de l’ombre autour d’eux.
    Elle se leva, ayant une course à faire, puis reparut avec une capote de velours, et une mante noire, bordée de petit-gris. Il osa offrir de l’accompagner.

100

I, 5

    On n’y voyait plus ; le temps était froid, et un lourd brouillard, estompant la façade des maisons, puait dans l’air. Frédéric le humait avec délices ; car il sentait à travers la ouate du vêtement la forme de son bras ; et sa main, prise dans un gant chamois à deux boutons, sa petite main qu’il aurait voulu couvrir de baisers, s’appuyait sur sa manche. À cause du pavé glissant, ils oscillaient un peu ; il lui semblait qu’ils étaient tous les deux comme bercés par le vent, au milieu d’un nuage.

101

I, 5

    L’éclat des lumières, sur le boulevard, le remit dans la réalité. L’occasion était bonne, le temps pressait. Il se donna jusqu’à la rue de Richelieu pour déclarer son amour. Mais, presque aussitôt, devant un magasin de porcelaines, elle s’arrêta net, en lui disant :
    — Nous y sommes, je vous remercie ! À jeudi, n’est-ce pas, comme d’habitude ?

101

I, 5

    Les dîners recommencèrent ; et plus il fréquentait Mme Arnoux, plus ses langueurs augmentaient.
    La contemplation de cette femme l’énervait, comme l’usage d’un parfum trop fort. Cela descendit dans les profondeurs de son tempérament, et devenait presque une manière générale de sentir, un mode nouveau d’exister.

101

I, 5

Les prostituées qu’il rencontrait aux feux du gaz, les cantatrices poussant leurs roulades, les écuyères sur leurs chevaux au galop, les bourgeoises à pied, les grisettes à leur fenêtre, toutes les femmes lui rappelaient celle-là, par des similitudes ou par des contrastes violents. Il regardait, le long des boutiques, les cachemires, les dentelles et les pendeloques de pierreries, en les imaginant drapés autour de ses reins, cousues à son corsage, faisant des feux dans sa chevelure noire. À l’éventaire des marchandes, les fleurs s’épanouissaient pour qu’elle les choisît en passant ; dans la montre des cordonniers, les petites pantoufles de satin à bordure de cygne semblaient attendre son pied ; toutes les rues conduisaient vers sa maison ; les voitures ne stationnaient sur les places que pour y mener plus vite ; Paris se rapportait à sa personne, et la grande ville, avec toutes ses voix, bruissait, comme un immense orchestre, autour d’elle.

101

I, 5

   Quand il allait au Jardin des Plantes, la vue d’un palmier l’entraînait vers des pays lointains. Ils voyageaient ensemble, au dos des dromadaires, sous le tendelet des éléphants, dans la cabine d’un yacht parmi des archipels bleus, ou côte à côte sur deux mulets à clochettes, qui trébuchent dans les herbes contre des colonnes brisées. Quelquefois, il s’arrêtait au Louvre devant de vieux tableaux ; et son amour l’embrassant jusque dans les siècles disparus, il la substituait aux personnages des peintures. Coiffée d’un hennin, elle priait à deux genoux derrière un vitrage de plomb. Seigneuresse des Castilles ou des Flandres, elle se tenait assise, avec une fraise empesée et un corps de baleines à gros bouillons. Puis elle descendait quelque grand escalier de porphyre, au milieu des sénateurs, sous un dais de plumes d’autruche, dans une robe de brocart. D’autres fois, il la rêvait en pantalon de soie jaune, sur les coussins d’un harem ; et tout ce qui était beau, le scintillement des étoiles, certains airs de musique, l’allure d’une phrase, un contour l’amenaient à sa pensée d’une façon brusque et insensible.

101

I, 5

    D’autres fois, il la rêvait en pantalon de soie jaune, sur les coussins d’un harem ; et tout ce qui était beau, le scintillement des étoiles, certains airs de musique, l’allure d’une phrase, un contour l’amenaient à sa pensée d’une façon brusque et insensible.
    Quant à essayer d’en faire sa maîtresse, il était sûr que toute tentative serait vaine.

102

I, 5

  Un soir, Dittmer, qui arrivait, la baisa sur le front ; Lovarias fit de même, en disant :
    — Vous permettez, n’est-ce pas, selon le privilège des amis ?
    Frédéric balbutia :
    — Il me semble que nous sommes tous des amis ?
    — Pas tous des vieux ! reprit-elle.
    C’était le repousser d’avance, indirectement.
    Que faire, d’ailleurs ? Lui dire qu’il l’aimait ? Elle l’éconduirait sans doute ; ou bien, s’indignant, le chasserait de sa maison ! Or il préférait toutes les douleurs à l’horrible chance de ne plus la voir.
    Il enviait le talent des pianistes, les balafres des soldats. Il souhaitait une maladie dangereuse, espérant de cette façon l’intéresser.  

102

I, 5

    Une chose l’étonnait, c’est qu’il n’était pas jaloux d’Arnoux ; et il ne pouvait se la figurer autrement que vêtue, tant sa pudeur semblait naturelle, et reculait son sexe dans une ombre mystérieuse.
    Cependant, il songeait au bonheur de vivre avec elle, de la tutoyer, de lui passer la main sur les bandeaux longuement, ou de se tenir par terre, à genoux, les deux bras autour de sa taille, à boire son âme dans ses yeux ! Il aurait fallu, pour cela, subvertir la destinée ; et, incapable d’action, maudissant Dieu et s’accusant d’être lâche, il tournait dans son désir, comme un prisonnier dans son cachot.

102

I, 5

    Le Clerc reprit :
    — Ah ! vieux troubadour, je sais bien ce qui t’afflige ! Le petit cœur ? Avoue-le ! Bah ! une de perdue, quatre de trouvées ! On se console des femmes vertueuses avec les autres. Veux-tu que je t’en fasse connaître, des femmes ? Tu n’as qu’à venir à l’Alhambra.

102

I, 5

      Arnoux les regarda s’éloigner, puis, se tournant vers Frédéric :
    — Vous plairait-elle, la Vatnaz ? Au reste, vous n’êtes pas franc là-dessus ? Je crois que vous cachez vos amours ?
    Frédéric, devenu blême, jura qu’il ne cachait rien.
    — C’est qu’on ne vous connaît pas de maîtresse, reprit Arnoux.
    Frédéric eut envie de citer un nom, au hasard. Mais l’histoire pouvait lui être racontée. Il répondit qu’effectivement, il n’avait pas de maîtresse.
Le marchand l’en blâma.
    — Ce soir, l’occasion était bonne ! Pourquoi n’avez-vous pas fait comme les autres, qui s’en vont tous avec une femme ?
    — Eh bien, et vous ? dit Frédéric, impatienté d’une telle persistance.
    — Ah ! moi ! mon petit c’est différent ! Je m’en retourne auprès de la mienne !
    Il appela un cabriolet, et disparut.

107-108

I, 5

Deslauriers croirait, peut-être, qu’il lui enviait cet amour ? Comme si je n’en avais pas un, et cent fois plus rare, plus noble, plus fort ! » Une espèce de colère le poussait. Il arriva devant la porte de Mme Arnoux.
    Aucune des fenêtres extérieures ne dépendait de son logement. Cependant, il restait les yeux collés sur la façade, comme s’il avait cru, par cette contemplation, pouvoir fendre les murs. Maintenant, sans doute, elle reposait, tranquille comme une fleur endormie, avec ses beaux cheveux noirs parmi les dentelles de l’oreiller, les lèvres entre-closes, la tête sur un bras.

109

I, 5

     
  Alors, il se ressouvint de ce soir de l’autre hiver, où, sortant de chez elle, pour la première fois, il lui avait fallu s’arrêter, tant son cœur battait vite sous l’étreinte de ses espérances. Toutes étaient mortes, maintenant !

109

I, 5

Le bohème se mit à l’appeler par des signaux, et, Frédéric ayant descendu ses cinq étages :
    — Voici la chose : C’est samedi prochain, 24, la fête de Mme Arnoux.
    — Comment, puisqu’elle s’appelle Marie ?
    — Angèle aussi, n’importe ! On festoiera dans leur maison de campagne, à Saint-Cloud ; je suis chargé de vous en prévenir. Vous trouverez un véhicule à trois heures, au journal ! Ainsi convenu ! Pardon de vous avoir dérangé. Mais j’ai tant de courses !

111

I, 5

  Il n’en devait pas moins, puisque c’était la fête de Mme Arnoux, lui offrir un cadeau ; il songea, naturellement, à une ombrelle, afin de réparer sa maladresse. Or il découvrit une marquise en soie gorge-pigeon, à petit manche d’ivoire ciselé, et qui arrivait de la Chine. Mais cela coûtait cent soixante-quinze francs et il n’avait pas un sou, vivant même à crédit sur le trimestre prochain. Cependant, il la voulait, il y tenait, et, malgré sa répugnance, il eut recours à Deslauriers.

112

I, 5

 Hussonnet s’était dispensé de tout présent.
    Frédéric attendit après les autres, pour offrir le sien.
    Elle l’en remercia beaucoup. Alors, il dit :
    — Mais… c’est presque une dette ! J’ai été si fâché.
    — De quoi donc ? reprit-elle. Je ne comprends pas !
    — À table ! fit Arnoux, en le saisissant par le bras.
Puis, dans l’oreille :
    — Vous n’êtes guère malin, vous !

113

I, 5

Le marchand ajouta, d’un air simple :
    — Comment l’appelez-vous donc, ce grand jeune homme, votre ami ?
    — Deslauriers, dit vivement Frédéric.
    Et, pour réparer les torts qu’ils se sentait à son endroit, il le vanta comme une intelligence supérieure.
    — Ah ! vraiment ? Mais il n’a pas l’air si brave garçon que l’autre, le commis de roulage.
    Frédéric maudit Dussardier. Elle allait croire qu’il frayait avec les gens du commun.

114-115

I, 5

    Mme Arnoux était seule près de la croisée, Frédéric l’aborda.
    Ils causèrent de ce que l’on disait. Elle admirait les orateurs ; lui, il préférait la gloire des écrivains. Mais on devait sentir, reprit-elle, une plus forte jouissance à remuer les foules directement, soi-même, à voir que l’on fait passer dans leur âme tous les sentiments de la sienne. Ces triomphes ne tentaient guère Frédéric, qui n’avait point d’ambition.
    — Ah ! pourquoi ? dit-elle. Il faut en avoir un peu !
    Ils étaient l’un près de l’autre, debout, dans l’embrasure de la croisée. La nuit, devant eux, s’étendait comme un immense voile sombre, piqué d’argent. C’était la première fois qu’ils ne parlaient pas de choses insignifiantes. Il vint même à savoir ses antipathies et ses goûts : certains parfums lui faisaient mal, les livres d’histoire l’intéressaient, elle croyait aux songes.
    Il entama le chapitre des aventures sentimentales. Elle plaignait les désastres de la passion, mais était révoltée par les turpitudes hypocrites ; et cette droiture d’esprit se rapportait si bien à la beauté régulière de son visage, qu’elle semblait en dépendre.

116

I, 5

Elle souriait quelquefois, arrêtant sur lui ses yeux, une minute. Alors, il sentait ses regards pénétrer son âme, comme ces grands rayons de soleil qui descendent jusqu’au fond de l’eau. Il l’aimait sans arrière-pensée, sans espoir de retour, absolument ; et, dans ces muets transports, pareils à des élans de reconnaissance, il aurait voulu couvrir son front d’une pluie de baisers. Cependant, un souffle intérieur l’enlevait comme hors de lui ; c’était une envie de se sacrifier, un besoin de dévouement immédiat, et d’autant plus fort qu’il ne pouvait l’assouvir.

116

I, 5

     
    — Et ton bouquet ? dit Arnoux.
    — Non ! non ! ce n’est pas la peine !
    Frédéric courait pour l’aller prendre ; elle lui cria :
    — Je n’en veux pas !
    Mais il l’apporta bientôt, disant qu’il venait de le remettre dans l’enveloppe, car il avait trouvé les fleurs à terre. Elle les enfonça dans le tablier de cuir, contre le siège, et l’on partit.
    Frédéric, assis près d’elle, remarqua qu’elle tremblait horriblement. Puis, quand on eut passé le pont, comme Arnoux tournait à gauche :
    — Mais non ! tu te trompes ! par là, à droite !
    Elle semblait irritée ; tout la gênait. Enfin, Marthe ayant fermé les yeux, elle tira le bouquet et le lança par la portière, puis saisit au bras Frédéric, en lui faisant signe, avec l’autre main, de n’en jamais parler.

117

I, 5

Frédéric n’apercevait de Mme Arnoux que ses deux yeux, dans l’ombre ; Marthe s’était allongée sur elle, et il lui soutenait la tête.
    — Elle vous fatigue ! dit sa mère.
    Il répondit :
    — Non ! oh non !
De lents tourbillons de poussière se levaient ; on traversait Auteuil ; toutes les maisons étaient closes ; un réverbère, çà et là, éclairait l’angle d’un mur, puis on rentrait dans les ténèbres ; une fois, il s’aperçut qu’elle pleurait.
    Était-ce un remords ? un désir ? quoi donc ? Ce chagrin, qu’il ne savait pas, l’intéressait comme une chose personnelle ; maintenant, il y avait entre eux un lien nouveau, une espèce de complicité ; et il lui dit, de la voix la plus caressante qu’il put :
    — Vous souffrez ?
    — Oui, un peu, reprit-elle.
 La voiture roulait, et les chèvrefeuilles et les seringas débordaient les clôtures des jardins, envoyaient dans la nuit des bouffées d’odeurs amollissantes. Les plis nombreux de sa robe couvraient ses pieds. Il lui semblait communiquer avec toute sa personne par ce corps d’enfant étendu entre eux. Il se pencha vers la petite fille, et, écartant ses jolis cheveux bruns, la baisa au front, doucement.
    — Vous êtes bon ! dit Mme Arnoux.
    — Pourquoi ?
    — Parce que vous aimez les enfants.
    — Pas tous !
    Il n’ajouta rien, mais il étendit la main gauche de son côté et la laissa toute grande ouverte, s’imaginant qu’elle allait faire comme lui, peut-être, et qu’il rencontrerait la sienne. Puis il eut honte, et la retira.

117-118

I, 5

    Dès le lendemain, il se mit à travailler de toutes ses forces.
    Il se voyait dans une cour d’assises, par un soir d’hiver, à la fin des plaidoiries, quand les jurés sont pâles et que la foule haletante fait craquer les cloisons du prétoire, parlant depuis quatre heures déjà, résumant toutes ses preuves, en découvrant de nouvelles, et sentant à chaque phrase, à chaque mot, à chaque geste, le couperet de la guillotine, suspendu derrière lui, se relever ; puis, à la tribune de la Chambre, orateur qui porte sur ses lèvres le salut de tout un peuple, noyant ses adversaires sous ses prosopopées, les écrasant d’une riposte, avec des foudres et des intonations musicales dans la voix, ironique, pathétique, emporté, sublime. Elle serait là, quelque part, au milieu des autres, cachant sous son voile ses pleurs d’enthousiasme ; ils se retrouveraient ensuite ; et les découragements, les calomnies et les injures ne l’atteindraient pas, si elle disait : « Ah ! cela est beau ! » en lui passant sur le front ses mains légères.
   
     
  Ruiné, dépouillé, perdu ! 
    Il était resté sur le banc, comme étourdi par une commotion. Il maudissait le sort, il aurait voulu battre quelqu’un ; et, pour renforcer son désespoir, il sentait peser sur lui une sorte d’outrage, un déshonneur ; car Frédéric s’était imaginé que sa fortune paternelle monterait un jour à quinze mille livres de rente, et il l’avait fait savoir, d’une façon indirecte, aux Arnoux. Il allait donc passer pour un hâbleur, un drôle, un obscur polisson, qui s’était introduit chez eux dans l’espérance d’un profit quelconque ! Et elle, Mme Arnoux, comment la revoir, maintenant ?
    Cela, d’ailleurs, était complètement impossible, n’ayant que trois mille francs de rente ! Il ne pouvait loger toujours au quatrième, avoir pour domestique le portier, et se présenter avec de pauvres gants noirs bleuis du bout, un chapeau gras, la même redingote pendant un an ! Non, non ! jamais !

123

I, 6

Cependant, l’existence était intolérable sans elle. Beaucoup vivaient bien qui n’avaient pas de fortune, Deslauriers entre autres ; et il se trouva lâche d’attacher une pareille importance à des choses médiocres. La misère, peut-être, centuplerait ses facultés. Il s’exalta, en pensant aux grands hommes qui travaillent dans les mansardes. Une âme comme celle de Mme Arnoux devait s’émouvoir à ce spectacle, et elle s’attendrirait. Ainsi, cette catastrophe était un bonheur, après tout ; comme ces tremblements de terre qui découvrent des trésors, elle lui avait révélé les secrètes opulences de sa nature.

123

I, 6

     
D’abord il s’était dit : « Il faut avertir Mme Arnoux », et, pendant une semaine, il avait médité des lettres dithyrambiques, et de courts billets, en style lapidaire et sublime. La crainte d’avouer sa situation le retenait. Puis il songea qu’il valait mieux écrire au mari. Arnoux connaissait la vie et saurait le comprendre. Enfin, après quinze jours d’hésitation :
    « Bah ! je ne dois plus les revoir ; qu’ils m’oublient ! Au moins, je n’aurai pas déchu dans son souvenir ! Elle me croira mort, et me regrettera… peut-être. »
    Comme les résolutions excessives lui coûtaient peu, il s’était juré ne jamais revenir à Paris, et même de ne point s’informer de Mme Arnoux.
    Cependant, il regrettait jusqu’à la senteur du gaz et au tapage des omnibus. Il rêvait à toutes les paroles qu’on lui avait dites, au timbre de sa voix, à la lumière de ses yeux, et, se considérant comme un homme mort, il ne faisait plus rien, absolument.

124

I, 6

Maintenant, il l’accompagnait à la messe, il faisait le soir sa partie d’impériale, il s’accoutumait à la province, s’y enfonçait ; et même son amour avait pris comme une douceur funèbre, un charme assoupissant. À force d’avoir versé sa douleur dans ses lettres, de l’avoir mêlée à ses lectures, promenée dans la campagne et partout épandue, il l’avait presque tarie, si bien que Mme Arnoux était pour lui comme une morte dont il s’étonnait de ne pas connaître le tombeau, tant cette affection était devenue tranquille et résignée.

129

I, 6

— et une joie frénétique le bouleversa, à l’idée de revoir Mme Arnoux. Avec la netteté d’une hallucination, il s’aperçut auprès d’elle, chez elle, lui apportant quelque cadeau dans du papier de soie, tandis qu’à la porte stationnerait son tilbury, non, un coupé plutôt ! un coupé noir, avec un domestique en livrée brune ; il entendait piaffer son cheval et le bruit de la gourmette se confondant avec le murmure de leurs baisers. Cela se renouvellerait tous les jours, indéfiniment. Il les recevrait chez lui, dans sa maison ; la salle à manger serait en cuir rouge, le boudoir en soie jaune, des divans partout ! et quelles étagères ! quels vases de Chine ! quels tapis ! Ces images arrivaient si tumultueusement, qu’il sentait la tête lui tourner.

130

I, 6

Deuxième partie
   
Des femmes trottinaient sous des parapluies ; il se penchait pour distinguer leur figure, un hasard pouvait avoir fait sortir Mme Arnoux.

135

II, 1

Pour faire durer son plaisir, Frédéric s’habilla le plus lentement possible, et même il se rendit à pied au boulevard Montmartre ; il souriait à l’idée de revoir, tout à l’heure, sur la plaque de marbre, le nom chéri ; il leva les yeux. Plus de vitrines, plus de tableaux, rien !
    Il courut à la rue de Choiseul. M. et Mme Arnoux n’y habitaient pas, et une voisine gardait la loge du portier ; Frédéric l’attendit ; enfin, il parut, ce n’était plus le même. Il ne savait point leur adresse.
    Frédéric entra dans un café, et, tout en déjeunant, consulta l’Almanach du Commerce. Il y avait trois cents Arnoux, mais pas de Jacques Arnoux ! Où donc logeaient-ils ? 

135

II, 1

Frédéric l’interrompit, en lui disant, de l’air le plus naturel qu’il put :
    — Arnoux va bien ?
    La réponse fut longue à venir, Regimbart se gargarisait avec son liquide.
    — Oui, pas mal !
    — Où demeure-t-il donc, maintenant ?
    — Mais… rue Paradis-Poissonnière, répondit le Citoyen étonné.
    — Quel numéro ?
    — Trente-sept, parbleu, vous êtes drôle !
    Frédéric se leva :
    — Comment, vous partez ?
    — Oui, oui, j’ai une course, une affaire que j’oubliais ! Adieu !

139

II, 1

Frédéric alla de l’estaminet chez Arnoux, comme soulevé par un vent tiède et avec l’aisance extraordinaire que l’on éprouve dans les songes.
    Il se trouva bientôt à un second étage, devant une porte dont la sonnette retentissait ; une servante parut ; une seconde porte s’ouvrit ; Mme Arnoux était assise près du feu. Arnoux fit un bond et l’embrassa. Elle avait sur ses genoux un petit garçon de trois ans, à peu près ; sa fille, grande comme elle maintenant, se tenait debout, de l’autre côté de la cheminée.

139

II, 1

    Frédéric allégua un long procès, la santé de sa mère ; il insista beaucoup là-dessus, afin de se rendre intéressant. Bref, il se fixait à Paris, définitivement cette fois ; et il ne dit rien de l’héritage, dans la peur de nuire à son passé.

140

II, 1

Frédéric s’était attendu à des spasmes de joie ; mais les passions s’étiolent quand on les dépayse, et, ne retrouvant plus Mme Arnoux dans le milieu où il l’avait connue, elle lui semblait avoir perdu quelque chose, porter confusément comme une dégradation, enfin n’être pas la même. Le calme de son cœur le stupéfiait.

 

 

Il s’informa des anciens amis, de Pellerin, entre autres.
— Je ne le vois pas souvent, dit Arnoux.
    Elle ajouta :
    — Nous ne recevons plus, comme autrefois !
    Était-ce pour l’avertir qu’on ne lui ferait aucune invitation ?

140

II, 1

Les démonstrations d’Arnoux ennuyaient Frédéric, qui avait froid et faim.
    Il courut au Café Anglais, y soupa splendidement, et, tout en mangeant, il se disait :
    « J’étais bien bon là-bas avec mes douleurs ! À peine si elle m’a reconnu ! quelle bourgeoise ! »

141

II, 1

    — Quoi de neuf, du reste ? Es-tu encore amoureux de Mme Arnoux ? C’est passé, hein ?
    Frédéric, ne sachant que répondre, ferma les yeux en baissant la tête.

143

II, 1

Frédéric, sans l’écouter, observait à la devanture des marchands les étoffes et les meubles convenables pour son installation ; et ce fut peut-être la pensée de Mme Arnoux qui le fit s’arrêter à l’étalage d’un brocanteur, devant trois assiettes de faïence. Elles étaient décorées d’arabesques jaunes, à reflets métalliques, et valaient cent écus la pièce. Il les fit mettre de côté.

144

II, 1

Frédéric, en regardant ces personnes, éprouvait un sentiment d’abandon, un malaise. Il songeait encore à Mme Arnoux et il lui semblait participer à quelque chose d’hostile se tramant contre elle.

147-148

II, 1

— Il faut cependant que j’aille embrasser ma femme.
    « Ah ! sa femme ! » pensa Frédéric.
    Puis il se coucha, avec une douleur intolérable à l’occiput ; et il but une carafe d’eau, pour calmer sa soif.

158

II, 1

    Frédéric trouva, au coin de la rue Rumfort, un petit hôtel et il s’acheta, tout à la fois, le coupé, le cheval, les meubles et deux jardinières prises chez Arnoux, pour mettre aux deux coins de la porte dans son salon. Derrière cet appartement, étaient une chambre et un cabinet. L’idée lui vint d’y loger Deslauriers. Mais, comment la recevrait-il, elle, sa maîtresse future ? La présence d’un ami serait une gêne. Il abattit le refend pour agrandir le salon, et fit du cabinet un fumoir.

159

II, 2

 Il ajourna sa visite au lendemain.
    Elle se tenait dans la même attitude que le premier jour, et cousait une chemise d’enfant. Le petit garçon, à ses pieds, jouait avec une ménagerie de bois ; Marthe, un peu plus loin, écrivait.
    Il commença par la complimenter de ses enfants. Elle répondit sans aucune exagération de bêtise maternelle.
    La chambre avait un aspect tranquille. Un beau soleil passait par les carreaux, les angles des meubles reluisaient, et, comme Mme Arnoux était assise auprès de la fenêtre, un grand rayon, frappant les accroche-cœurs de sa nuque, pénétrait d’un fluide d’or sa peau ambrée.

164

II, 2

Mme Arnoux eut un regard singulièrement triste. Était-ce pour lui défendre toute allusion à leur souvenir commun ?
    Ses beaux yeux noirs, dont la sclérotique brillait, se mouvaient doucement sous leurs paupières un peu lourdes, et il y avait dans la profondeur de ses prunelles une bonté infinie. Il fut ressaisi par un amour plus fort que jamais, immense : c’était une contemplation qui l’engourdissait, il la secoua pourtant.

165

II, 2

 Comment se faire valoir ? par quels moyens ? Et, ayant bien cherché, Frédéric ne trouva rien de mieux que l’argent. Il se mit à parler du temps, lequel était moins froid qu’au Havre.
    — Vous y avez été ?
    — Oui, pour une affaire… de famille… un héritage.
    — Ah ! j’en suis bien contente, reprit-elle avec un air de plaisir tellement vrai, qu’il en fut touché comme d’un grand service.
    Puis elle lui demanda ce qu’il voulait faire, un homme devant s’employer à quelque chose. Il se rappela son mensonge et dit qu’il espérait parvenir au Conseil d’État, grâce à M. Dambreuse, le député.
    — Vous le connaissez peut-être ?
    — De nom, seulement.

165

II, 2

 Puis, d’une voix basse :
    — Il vous a mené au bal, l’autre jour, n’est-ce pas ?
    Frédéric se taisait !
    — C’est ce que je voulais savoir, merci.
    Ensuite, elle lui fit deux ou trois questions discrètes sur sa famille et sa province. C’était bien aimable, d’être resté là-bas si longtemps, sans les oublier.
    — Mais…, le pouvais-je ? reprit-il. En doutiez-vous ?
    Mme Arnoux se leva.
    — Je crois que vous nous portez une bonne et solide affection. Adieu,… au revoir !
   Et elle tendit sa main d’une manière franche et virile. Et elle tendit sa main d’une manière franche et virile. N’était-ce pas un engagement, une promesse ?

165

II, 2

le lendemain, il se présenta chez elle.
 Ne sachant comment s’y prendre pour communiquer ce qu’il savait, il lui demanda en manière de conversation si Arnoux avait toujours ses terrains de Belleville.
    — Oui, toujours.
    — Il est maintenant dans une compagnie pour du kaolin de Bretagne, je crois ?
    — C’est vrai.
    — Sa fabrique marche très bien, n’est-ce pas ?
    — Mais… je le suppose.
    Et, comme il hésitait :
    — Qu’avez-vous donc ? vous me faites peur !
    Il lui apprit l’histoire des renouvellements. Elle baissa la tête, et dit :
    — Je m’en doutais !

172

II, 2

Frédéric tâcha de la rassurer. C’étaient peut-être des embarras momentanés. Du reste, s’il apprenait quelque chose, il lui en ferait part.
   — Oh ! oui, n’est-ce pas ? dit-elle, en joignant ses deux mains, avec un air de supplication charmant.
    Il pouvait donc lui être utile. Le voilà qui entrait dans son existence, dans son cœur !

172-173

II, 2

Presque toujours, il trouvait Mme Arnoux montrant à lire à son bambin, ou derrière la chaise de Marthe qui faisait des gammes sur son piano ; quand elle travaillait à un ouvrage de couture, c’était pour lui un grand bonheur que de ramasser, quelquefois, ses ciseaux. Tous ses mouvements étaient d’une majesté tranquille ; ses petites mains semblaient faites pour épandre des aumônes, pour essuyer des pleurs ; et sa voix, un peu sourde naturellement, avait des intonations caressantes et comme des légèretés de brise.

174

II, 2

Elle ne s’exaltait point pour la littérature, mais son esprit charmait par des mots simples et pénétrants. Elle aimait les voyages, le bruit du vent dans les bois, et à se promener tête nue sous la pluie. Frédéric écoutait ces choses délicieusement, croyant voir un abandon d’elle-même qui commençait.

174

II, 2

La fréquentation de ces deux femmes faisait dans sa vie comme deux musiques : l’une folâtre, emportée, divertissante, l’autre grave et presque religieuse ; et, vibrant à la fois, elles augmentaient toujours, et peu à peu se mêlaient ; car, si Mme Arnoux venait à l’effleurer du doigt seulement, l’image de l’autre, tout de suite, se présentait à son désir, parce qu’il avait, de ce côté-là, une chance moins lointaine ; et, dans la compagnie de Rosanette, quand il lui arrivait d’avoir le cœur ému, il se rappelait immédiatement son grand amour.

174

II, 2

Au milieu de son travail, souvent le visage de l’une ou de l’autre passait devant lui ; il luttait contre l’envie de la voir, ne tardait pas à y céder ; et il était plus triste en revenant de chez Mme Arnoux.

176

II, 2

    Il songea que plus Arnoux serait détaché de sa femme, plus il aurait de chance auprès d’elle. Alors, il se mit à faire l’apologie de Rosanette, continuellement ;  

177

II, 2

Aussi, le lendemain, en dînant chez Mme Arnoux, il dit que sa mère le tourmentait pour qu’il embrassât une profession. — Mais je croyais, reprit-elle, que M. Dambreuse devait vous faire entrer au Conseil d’État ? Cela vous irait très bien.
    Elle le voulait donc. Il obéit.

184

II, 2

Frédéric, en traversant le corridor, entendit deux voix qui se répondaient. Celle de Mme Arnoux disait :
    — Ne mens pas ! ne mens donc pas !
    Il entra. On se tut.
    Arnoux marchait de long en large, et Madame était assise sur la petite chaise près du feu, extrêmement pâle, l’œil fixe. Frédéric fit un mouvement pour se retirer. Arnoux lui saisit la main, heureux du secours qui lui arrivait.
    — Mais je crains…, dit Frédéric.
    — Restez donc ! souffla Arnoux dans son oreille.

194

II, 2

Eh bien, elle s’amuse depuis une heure à me taquiner avec un tas d’histoires.
    — Elles sont vraies ! répliqua Mme Arnoux impatientée. Car, enfin, tu l’as acheté.
    — Moi ?
    — Oui, toi-même ! au Persan !
    « Le cachemire ! » pensa Frédéric.
    Il se sentait coupable et avait peur.

194

II, 2

 Mme Arnoux venait de se rasseoir, à l’autre angle de la cheminée, dans le fauteuil ; elle mordait ses lèvres en grelottant ; ses deux mains se levèrent, un sanglot lui échappa, elle pleurait.
    Il se mit sur la petite chaise ; et, d’une voix caressante, comme on fait une personne malade :
    — Vous ne doutez pas que je ne partage… ?
    Elle ne répondit rien. Mais, continuant tout haut ses réflexions :
    — Je le laisse bien libre ! Il n’avait pas besoin de mentir !
    — Certainement, dit Frédéric.
    C’était la conséquence de ses habitudes sans doute, il n’y avait pas songé, et peut-être que, dans des choses plus graves…
    — Que voyez-vous donc de plus grave ?
    — Oh ! rien !
    Frédéric s’inclina, avec un sourire d’obéissance. Arnoux néanmoins possédait certaines qualités ; il aimait ses enfants.
    — Ah ! et il fait tout pour les ruiner !
    Cela venait de son humeur trop facile ; car, enfin, c’était un bon garçon.

196

II, 2

Elle s’écria :
    — Mais qu’est-ce que cela veut dire, un bon garçon !
    Il le défendait ainsi, de la manière la plus vague qu’il pouvait trouver, et, tout en la plaignant, il se réjouissait, se délectait au fond de l’âme. Par vengeance ou besoin d’affection, elle se réfugierait vers lui. Son espoir, démesurément accru, renforçait son amour.

196

II, 2

Jamais elle ne lui avait paru si captivante, si profondément belle. De temps à autre, une aspiration soulevait sa poitrine ; ses deux yeux fixes semblaient dilatés par une vision intérieure, et sa bouche demeurait entre-close comme pour donner son âme. Quelquefois, elle appuyait dessus fortement son mouchoir ; il aurait voulu être ce petit morceau de batiste tout trempé de larmes. Malgré lui, il regardait la couche, au fond de l’alcôve, en imaginant sa tête sur l’oreiller ; et il voyait cela si bien, qu’il se retenait pour ne pas la saisir dans ses bras. Elle ferma les paupières, apaisée, inerte. Alors, il s’approcha de plus près, et, penché sur elle, il examinait avidement sa figure. 

196

II, 2

Un bruit de bottes résonna dans le couloir, c’était l’autre. Ils l’entendirent fermer la porte de sa chambre. Frédéric demanda, d’un signe, à Mme Arnoux, s’il devait y aller.
    Elle répliqua « oui » de la même façon ; et ce muet échange de leurs pensées était comme un consentement, un début d’adultère.

197

II, 2

    Alors commença pour Frédéric une existence misérable. Il fut le parasite de la maison.
    Si quelqu’un était indisposé, il venait trois fois par jour savoir de ses nouvelles, allait chez l’accordeur de piano, inventait mille prévenances : et il endurait d’un air content les bouderies de Mlle Marthe et les caresses du jeune Eugène, qui lui passait toujours ses mains sales sur la figure. Il assistait aux dîners où Monsieur et Madame, en face l’un de l’autre, n’échangeaient pas un mot : ou bien Arnoux agaçait sa femme par des remarques saugrenues. 

198

II, 3

Il s’en allait enfin ; et elle abordait immédiatement l’éternel sujet de plainte : Arnoux.
    Ce n’était pas son inconduite qui l’indignait. Mais elle paraissait souffrir dans son orgueil, et laissait voir sa répugnance pour cet homme sans délicatesse, sans dignité, sans honneur.
    — Ou plutôt il est fou ! disait-elle.
    Frédéric sollicitait adroitement ses confidences. Bientôt, il connut toute sa vie.

198

II, 3

Aucun changement ne pouvait survenir, et son malheur à elle était irréparable.
Frédéric affirmait que son existence, de même, se trouvait manquée.
    Il était bien jeune cependant. Pourquoi désespérer ? Et elle lui donnait de bons conseils : « Travaillez ! mariez-vous ! ». Il répondait par des sourires amers ; car, au lieu d’exprimer le véritable motif de son chagrin, il en feignait un autre, sublime, faisant un peu l’Antony, le maudit, langage, du reste, qui ne dénaturait pas complètement sa pensée.

199

II, 3

Bien qu’il connût Mme Arnoux davantage (à cause de cela, peut-être), il était encore plus lâche qu’autrefois. Chaque matin, il se jurait d’être hardi. Une invincible pudeur l’en empêchait ; et il ne pouvait se guider d’après aucun exemple, puisque celle-là différait des autres. Par la force de ses rêves, il l’avait posée en dehors des conditions humaines. Il se sentait, à côté d’elle, moins important sur la terre que les brindilles de soie s’échappant de ses ciseaux.

199

II, 3

    Choisissant exprès les jours où elle semblait plus irritée, il lui disait qu’il faudrait sortir de là, imaginer un moyen, et il n’en voyait pas d’autre qu’une séparation. Mais, pour l’amour de ses enfants, jamais elle n’en viendrait à une telle extrémité. Tant de vertu augmenta son respect.

199

II, 3

    Ses après-midi se passaient à se rappeler la visite de la veille, à désirer celle du soir. Quand il ne dînait pas chez eux, vers 9 heures, il se postait au coin de la rue ; et, dès qu’Arnoux avait tiré la grande porte, Frédéric montait vivement les deux étages et demandait à la bonne d’un air ingénu : « Monsieur est là ? »
    Puis faisait l’homme surpris de ne pas le trouver.

200

II, 3

 Arnoux se lamentait devant lui sur l’humeur de sa femme, son entêtement, ses préventions injustes. Elle n’était pas comme cela autrefois.
    — À votre place, disait Frédéric, je lui ferais une pension, et je vivrais seul.

200

II, 3

Frédéric, par point d’honneur, crut devoir les fréquenter plus que jamais. Il loua une baignoire aux Italiens et les y conduisit chaque semaine. Cependant, ils en étaient à cette période où, dans les unions disparates, une invincible lassitude ressort des concessions que l’on s’est faites et rend l’existence intolérable. Mme Arnoux se retenait pour ne pas éclater, Arnoux s’assombrissait ; et le spectacle de ces deux êtres malheureux attristait Frédéric.
Elle l’avait chargé, puisqu’il possédait sa confiance, de s’enquérir de ses affaires. Mais il avait honte, il souffrait de prendre ses dîners en ambitionnant sa femme. Il continuait néanmoins, se donnant pour excuse qu’il devait la défendre, et qu’une occasion pouvait se présenter de lui être utile.

202

II, 3

Arnoux reprit :
    — Pourquoi ne venez-vous plus là-bas ?
    Frédéric promit d’y retourner.
    — Ah j’oubliais ! vous devriez…, en causant de Rosanette…, lâcher à ma femme quelque chose… je ne sais quoi, mais vous trouverez… quelque chose qui la persuade que vous êtes son amant. Je vous demande cela comme un service, hein ?
    Le jeune homme, pour toute réponse, fit une grimace ambiguë. Cette calomnie le perdait. Il alla le soir même chez elle, et jura que l’allégation d’Arnoux était fausse.
    — Bien vrai ?
    Il paraissait sincère ; et, quand elle eut respiré largement, elle lui dit : « Je vous crois », avec un beau sourire ; puis elle baissa la tête, et, sans le regarder :
    — Au reste, personne n’a de droit sur vous !
    Elle ne devinait donc rien, et elle le méprisait, puisqu’elle ne pensait pas qu’il pût assez l’aimer pour lui être fidèle ! Frédéric, oubliant ses tentatives près de l’autre, trouvait la permission outrageante.
  Ensuite, elle le pria d’aller quelquefois « chez cette femme », pour voir un peu ce qui en était.

204

II, 3

    En rentrant chez lui, il trouva une lettre contenant ces mots :
    « Quoi de neuf ?
    « Ma femme se joint à moi, cher ami, dans l’espérance, etc.
    « À vous, »
    Et un parafe.
    « Sa femme ! elle me prie ! »
    Au même moment, parut Arnoux, pour savoir s’il avait trouvé la somme urgente.
    — Tenez, la voilà ! dit Frédéric.
    Et, vingt-quatre heures après, il répondit à Deslauriers :
    — Je n’ai rien reçu.

210

II, 3

— Ah ! à propos, mon notaire a été ce matin chez le vôtre, pour cette inscription d’hypothèque. C’est ma femme qui me l’a rappelé.
    — Une femme de tête ! reprit machinalement Frédéric.
    — Je crois bien !
    Et Arnoux recommença son éloge. Elle n’avait pas sa pareille pour l’esprit, le cœur, l’économie ; il ajouta d’une voix basse, en roulant des yeux :
    — Et comme corps de femme !
    — Adieu ! dit Frédéric.
    Arnoux fit un mouvement.
    — Tiens ! pourquoi ?
    Et, la main à demi tendue vers lui, il l’examinait, tout décontenancé par la colère de son visage.
    Frédéric répliqua sèchement :
    — Adieu !

212

II, 3

Frédéric ne retourna point chez eux ; et, pour se distraire de sa passion calamiteuse, adoptant le premier sujet qui se présenta, il résolut de composer une Histoire de la Renaissance.

213

II, 3

Un jour qu’il prenait des notes, tranquillement, la porte s’ouvrit et le domestique annonça Mme Arnoux.
    C’était bien elle ! seule ? Mais non ! car elle tenait par la main le petit Eugène, suivi de sa bonne en tablier blanc. Elle s’assit ; et, quand elle eut toussé :
    — Il y a longtemps que vous n’êtes venu à la maison.
    Frédéric ne trouvant pas d’excuse, elle ajouta :
    — C’est une délicatesse de votre part !
    Il reprit :
    — Quelle délicatesse ?
    — Ce que vous avez fait pour Arnoux ! dit-elle.
    Frédéric eut un geste signifiant : « Je m’en moque bien c’était pour vous ! »
    Elle envoya son enfant jouer avec la bonne, dans le salon. Ils échangèrent deux ou trois mots sur leur santé, puis l’entretien tomba.
Elle portait une robe de soie brune, de la couleur d’un vin d’Espagne, avec un paletot de velours noir, bordé de martre ; cette fourrure donnait envie de passer les mains dessus, et ses longs bandeaux, bien lissés, attiraient les lèvres. 
Mais une émotion la troublait, et, tournant les yeux du côté de la porte :
    — Il fait un peu chaud, ici !
    Frédéric devina l’intention prudente de son regard.
    — Pardon ! les deux battants ne sont que poussés.
    — Ah ! c’est vrai !
    Et elle sourit, comme pour dire : « Je ne crains rien ».

213

II, 3

    Il lui demanda immédiatement ce qui l’amenait.
    — Mon mari, reprit-elle avec effort, m’a engagée à venir chez vous, n’osant faire cette démarche lui-même.
    — Et pourquoi ?
    — Vous connaissez M. Dambreuse, n’est-ce pas ?
    — Oui, un peu !
    — Ah ! un peu.
    Elle se taisait.
    — N’importe ! achevez.
    Alors, elle conta que l’avant-veille, Arnoux n’avait pu payer quatre billets de mille francs souscrits à l’ordre du banquier, et sur lesquels il lui avait fait mettre sa signature. Elle se repentait d’avoir compromis la fortune de ses enfants. Mais tout valait mieux que le déshonneur ; et, si M. Dambreuse arrêtait les poursuites, on le payerait bientôt, certainement ; car elle allait vendre, à Chartres, une petite maison qu’elle avait.
    — Pauvre femme ! murmura Frédéric. — J’irai, comptez sur moi.
    — Merci !
    Et elle se leva pour partir.
    — Oh ! rien ne vous presse encore !

214

II, 3

Elle était venue plusieurs fois chez Frédéric, mais toujours avec Arnoux. Ils se trouvaient seuls, maintenant, seuls, dans sa propre maison ; c’était un événement extraordinaire, presque une bonne fortune.
    Elle voulut voir son jardinet ; il lui offrit le bras pour lui montrer ses domaines, trente pieds de terrain, enclos par des maisons, ornés d’arbustes dans les angles et d’une plate-bande au milieu.
    On était aux premiers jours d’avril. Les feuilles des lilas verdoyaient déjà, un souffle pur se roulait dans l’air, et de petits oiseaux pépiaient, alternant leur chanson avec le bruit lointain que faisait la forge d’un carrossier.
    Frédéric alla chercher une pelle à feu ; et, tandis qu’ils se promenaient côte à côte, l’enfant élevait des tas de sable dans l’allée.
    Mme Arnoux ne croyait pas qu’il eût plus tard une grande imagination, mais il était d’humeur caressante. Sa sœur, au contraire, avait une sécheresse naturelle qui la blessait quelquefois.
    — Cela changera, dit Frédéric. Il ne faut jamais désespérer.
    Elle répliqua :
    — Il ne faut jamais désespérer !
   Cette répétition machinale de sa phrase lui parut une sorte d’encouragement ; il cueillit une rose, la seule du jardin.
— Vous rappelez-vous… un certain bouquet de roses, un soir, en voiture ?
    Elle rougit quelque peu ; et, avec un air de compassion railleuse :
    — Ah ! j’étais bien jeune !
    — Et celle-là, reprit à voix basse Frédéric, en sera-t-il de même ?
Elle répondit, tout en faisant tourner la tige entre ses doigts, comme le fil d’un fuseau :
    — Non ! je la garderai !

214

II, 3

    Elle appela d’un geste la bonne, qui prit l’enfant sur son bras : puis, au seuil de la porte, dans la rue, Mme Arnoux aspira la fleur, en inclinant la tête sur son épaule, et avec un regard aussi doux qu’un baiser.
    Quand il fut remonté dans son cabinet, il contempla le fauteuil où elle s’était assise et tous les objets qu’elle avait touchés. Quelque chose d’elle circulait autour de lui. La caresse de sa présence durait encore.
    — Elle est donc venue là ! se disait-il.
    Et les flots d’une tendresse infinie le submergeaient.

215

II, 3

    Frédéric écrivit aux Arnoux de se tranquilliser, et il fit porter la lettre par son domestique auquel on répondit : « Très bien ! »
    Sa démarche, cependant, méritait mieux. Il s’attendait à une visite, à une lettre tout au moins. Il ne reçut pas de visite. Aucune lettre n’arriva.
    Y avait-il oubli de leur part ou intention ? Puisque Mme Arnoux était venue une fois, qui l’empêchait de revenir ? L’espèce de sous-entendu, d’aveu qu’elle lui avait fait, n’était donc qu’une manœuvre exécutée par intérêt ? « Se sont-ils joués de moi ? est-elle complice ? » Une sorte de pudeur, malgré son envie, l’empêchait de retourner chez eux.

218

II, 3

Un matin (trois semaines après leur entrevue), M. Dambreuse lui écrivit qu’il l’attendait le jour même, dans une heure.
    En route, l’idée des Arnoux l’assaillit de nouveau ; et, ne découvrant point de raison à leur conduite, il fut pris par une angoisse, un pressentiment funèbre. Pour s’en débarrasser, il appela un cabriolet et se fit conduire rue Paradis.
    Arnoux était en voyage.
    — Et Madame ?
    — À la campagne, à la fabrique !
    — Quand revient monsieur ?
    — Demain, sans faute !
    Il la trouverait seule ; c’était le moment. Quelque chose d’impérieux criait dans sa conscience : « Vas-y donc ! »

218

II, 3

Il ne rencontra personne dans l’escalier. Au premier étage, il avança la tête dans une pièce vide ; c’était le salon. Il appela très haut. On ne répondit pas ; sans doute, la cuisinière était sortie, la bonne aussi ; enfin, parvenu au second étage, il poussa une porte. Mme Arnoux était seule, devant une armoire à glace. La ceinture de sa robe de chambre entr’ouverte pendait le long de ses hanches. Tout un côté de ses cheveux lui faisait un flot noir sur l’épaule droite ; et elle avait les deux bras levés, retenant d’une main son chignon, tandis que l’autre y enfonçait une épingle. Elle jeta un cri, et disparut.
    Puis elle revint correctement habillée. Sa taille, ses yeux, le bruit de sa robe, tout l’enchanta. Frédéric se retenait pour ne pas la couvrir de baisers.
    — Je vous demande pardon, dit-elle, mais je ne pouvais…
    Il eut la hardiesse de l’interrompre :
    — Cependant…, vous étiez très bien… tout à l’heure.
    Elle trouva sans doute le compliment un peu grossier, car ses pommettes se colorèrent. Il craignait de l’avoir offensée.

221

II, 3

    — Par quel bon hasard êtes-vous venu ?
    Il ne sut que répondre ; et, après un petit ricanement qui lui donna le temps de réfléchir :
    — Si je vous le disais, me croiriez-vous ?
    — Pourquoi pas ?
    Frédéric conta qu’il avait eu, l’autre nuit un songe affreux :
    — J’ai rêvé que vous étiez gravement malade, près de mourir.
    — Oh ! ni moi, ni mon mari ne sommes jamais malades !
    — Je n’ai rêvé que de vous, dit-il.
    Elle le regarda d’un air calme.
    — Les rêves ne se réalisent pas toujours.
    Frédéric balbutia, chercha ses mots, et se lança enfin dans une longue période sur l’affinité des âmes. Une force existait qui peut, à travers les espaces, mettre en rapport deux personnes, les avertir de ce qu’elles éprouvent et les faire se rejoindre.
Elle l’écoutait la tête basse, tout en souriant de son beau sourire. Il l’observait du coin de l’œil, avec joie, et épanchait son amour plus librement sous la facilité d’un lieu commun. Elle proposa de lui montrer la fabrique ; et, comme elle insistait, il accepta.

221-222

II, 3

Et elle l’introduisit dans une salle que remplissaient des cuves, où virait sur lui-même un axe vertical armé de bras horizontaux. Frédéric s’en voulait de n’avoir pas refusé nettement sa proposition, tout à l’heure.
    — Ce sont les patouillards, dit-elle.
    Il trouva le mot grotesque, et comme inconvenant dans sa bouche.

222

II, 3

    Craignant qu’il ne fallût borner là sa visite, il affecta, au contraire, beaucoup d’enthousiasme. Il regrettait même de ne s’être pas voué à cette industrie.
    Elle parut surprise.
    — Certainement ! j’aurais pu vivre près de vous !
    Et, comme il cherchait son regard, Mme Arnoux, afin de l’éviter, prit sur une console des boulettes de pâte, provenant des rajustages manqués, les aplatit en une galette, et imprima dessus sa main.
    — Puis-je emporter cela ? dit Frédéric.
    — Êtes-vous assez enfant, mon Dieu !

223

II, 3

Frédéric, gêné par sa présence, demanda bas à Mme Arnoux s’il n’y avait pas moyen de voir les fours. Ils descendirent au rez-de-chaussée ; et elle était en train d’expliquer l’usage des cassettes, quand Sénécal, qui les avait suivis, s’interposa entre eux.
    Il continua de lui-même la démonstration, s’étendit sur les différentes sortes de combustibles, l’enfournement, les pyroscopes, les alandiers, les engobes, les lustres et les métaux, prodiguant les termes de chimie, chlorure, sulfure, borax, carbonate. Frédéric n’y comprenait rien, et à chaque minute se retournait vers Mme Arnoux.
    — Vous n’écoutez pas, dit-elle. M. Sénécal pourtant est très clair. Il sait toutes ces choses beaucoup mieux que moi.
    Le mathématicien flatté de cet éloge, proposa de faire voir le posage des couleurs. Frédéric interrogea d’un regard anxieux Mme Arnoux. Elle demeura impassible, ne voulant sans doute ni être seule avec lui, ni le quitter cependant. Il lui offrit son bras.
    — Non ! merci bien ! l’escalier est trop étroit

224

II, 3

Sénécal, qui se promenait les mains derrière le dos, comme un pion dans une salle d’études se contenta de sourire.
    — Article 13, insubordination, dix francs !
    La Bordelaise se remit à sa besogne. Mme Arnoux par convenance, ne disait rien, mais ses sourcils se froncèrent. Frédéric murmura :
    — Ah ! pour un démocrate, vous êtes bien dur !
    L’autre répondit magistralement :
    — La démocratie n’est pas le dévergondage de l’individualisme. C’est le niveau commun sous la loi, la répartition du travail, l’ordre !
    — Vous oubliez l’humanité ! dit Frédéric.
Mme Arnoux prit son bras ; Sénécal, offensé peut-être de cette approbation silencieuse, s’en alla.

225

II, 3

    Frédéric en ressentit un immense soulagement. Depuis le matin, il cherchait l’occasion de se déclarer ; elle était venue. D’ailleurs le mouvement spontané de Mme Arnoux lui semblait contenir des promesses ; et il demanda, comme pour se réchauffer les pieds, à monter dans sa chambre. Mais, quand il fut assis près d’elle, son embarras commença ; le point de départ lui manquait. Sénécal, heureusement, vint à sa pensée.
    — Rien de plus sot, dit-il, que cette punition
    Mme Arnoux reprit :
    — Il y a des sévérités indispensables.
    — Comment, vous qui êtes si bonne ! Oh ! je me trompe ! car vous vous plaisez quelquefois à faire souffrir !
    — Je ne comprends pas les énigmes, mon ami.
    Et son regard austère, plus encore que le mot, l’arrêta.

225

II, 3

Frédéric était déterminé à poursuivre. Un volume de Musset se trouvait par hasard sur la commode. Il en tourna quelques pages, puis se mit à parler de l’amour, de ses désespoirs et de ses emportements.
    Tout cela, suivant Mme Arnoux, était criminel ou factice.
    Le jeune homme se sentit blessé par cette négation et, pour la combattre, il cita en preuve les suicides qu’on voit dans les journaux, exalta les grands types littéraires, Phèdre, Didon, Roméo, Desgrieux. Il s’enferrait.

226

II, 3

    Le feu dans la cheminée ne brûlait plus, la pluie fouettait contre les vitres. Mme Arnoux, sans bouger, restait les deux mains sur les bras de son fauteuil ; les pattes de son bonnet tombaient comme les bandelettes d’un sphinx ; son profil pur se découpait en pâleur au milieu de l’ombre.
    Il avait envie de se jeter à ses genoux. Un craquement se fit dans le couloir, il n’osa.
    Il était empêché, d’ailleurs, par une sorte de crainte religieuse. Cette robe, se confondant avec les ténèbres, lui paraissait démesurée, infinie, insoulevable ; et précisément à cause de cela son désir redoublait. Mais, la peur de faire trop et de ne pas faire assez lui ôtait tout discernement.
    « Si je lui déplais, pensait-il, qu’elle me chasse ! Si elle veut de moi, qu’elle m’encourage ! »
    Il dit en soupirant :
    — Donc, vous n’admettez pas qu’on puisse aimer… une femme ?
    Mme Arnoux répliqua :
    — Quand elle est à marier, on l’épouse ; lorsqu’elle appartient à un autre, on s’éloigne.
    — Ainsi le bonheur est impossible ?
    — Non ! mais on ne le trouve jamais dans le mensonge, les inquiétudes et le remords.
    — Qu’importe ! s’il est payé par des joies sublimes.
    — L’expérience est trop coûteuse !
    Il voulut l’attaquer par l’ironie.
    — La vertu ne serait donc que de la lâcheté ?
    — Dites de la clairvoyance, plutôt. Pour celles même qui oublieraient le devoir ou la religion, le simple bon sens peut suffire. L’égoïsme fait une base solide à la sagesse.
    — Ah ! quelles maximes bourgeoises vous avez !
    — Mais je ne me vante pas d’être une grande dame !
    À ce moment-là, le petit garçon accourut.
    — Maman, viens-tu dîner ?
    — Oui, tout à l’heure !
    Frédéric se leva ; en même temps Marthe parut.
    Il ne pouvait se résoudre à s’en aller ; et, avec un regard tout plein de supplications :
    — Ces femmes dont vous parlez sont donc bien insensibles ?
    — Non ! mais sourdes quand il le faut.
Et elle se tenait debout, sur le seuil de sa chambre, avec ses deux enfants à ses côtés. Il s’inclina sans dire un mot. Elle répondit silencieusement à son salut.

226-227

II, 3

 Ce qu’il éprouva d’abord, ce fut une stupéfaction infinie. Cette manière de lui faire comprendre l’inanité de son espoir l’écrasait. Il se sentait perdu comme un homme tombé au fond d’un abîme, qui sait qu’on ne le secourra pas et qu’il doit mourir.
    Il marchait cependant, mais sans rien voir, au hasard ; il se heurtait contre les pierres ; il se trompa de chemin.

227

II, 3

    Une heure après, sur les boulevards, la gaieté de Paris le soir recula tout à coup son voyage dans un passé déjà loin. Il voulut être fort, et allégea son cœur en dénigrant Mme Arnoux par des épithètes injurieuses :
    « C’est une imbécile, une dinde, une brute, n’y pensons plus ! »

227

II, 3

    « Pourquoi n’irais-je pas ? se dit-il enfin. Mais si Mme Arnoux le savait ? Ah ! qu’elle le sache ! Tant mieux ! et qu’elle en soit jalouse ! ça me vengera ! »

228

II, 3

À cent pas de lui, dans un cabriolet milord, une dame parut. Elle se penchait en dehors de la portière, puis se renfonçait vivement ; cela recommença plusieurs fois, Frédéric ne pouvait distinguer sa figure. Un soupçon le saisit, il lui sembla que c’était Mme Arnoux. Impossible, cependant ! Pourquoi serait-elle venue ?
    Il descendit de voiture, sous prétexte de flâner au pesage.
    — Vous n’êtes guère galant ! dit Rosanette.
    Il n’écouta rien et s’avança. Le milord, tournant bride, se mit au trot.

232

II, 4

    Elle mangeait avec une gloutonnerie affectée une tranche de foie gras ; Frédéric, par obéissance, l’imitait, en tenant une bouteille de vin sur ses genoux.
    Le milord reparut, c’était Mme Arnoux. Elle pâlit extraordinairement.
    — Donne-moi du champagne ! dit Rosanette.
    Et, levant le plus haut possible son verre rempli, elle s’écria :
    — Ohé là-bas ! les femmes honnêtes, l’épouse de mon protecteur, ohé !
    Des rires éclatèrent autour d’elle, le milord disparut. Frédéric la tirait par sa robe, il allait s’emporter.

234

II, 4

    — Comme vous voudrez, dit Frédéric, qui, affaissé dans le coin de la berline, regardait à l’horizon le milord disparaître, sentant qu’une chose irréparable venait de se faire et qu’il avait perdu son grand amour. Et l’autre était là, près de lui, l’amour joyeux et facile ! Mais, lassé, plein de désirs contradictoires et ne sachant même plus ce qu’il voulait, il éprouvait une tristesse démesurée, une envie de mourir.

234

II, 4

    Rosanette voulut qu’on arrêtât, pour mieux voir le défilé. Mme Arnoux pouvait reparaître. Il cria au postillon :
    — Va donc ! va donc ! en avant !

235

II, 4

Il en avait soif, besoin. Cette disparition lui semblait une forfaiture, presque une grossièreté. Que voulait-elle donc ? n’était-ce pas assez d’avoir outragé Mme Arnoux ? Tant pis pour celle-là, du reste ! Maintenant, il haïssait toutes les femmes ; et des pleurs l’étouffaient, car son amour était méconnu et sa concupiscence trompée.

238

II, 4

Le soir venu, il s’étonna de n’avoir pas songé à Mme Arnoux.
    « Tant mieux ! à quoi bon ? »

241

II, 4

Le vicomte, plein de rancune, et qui était gris d’ailleurs, s’entêta dans ses assertions, si bien que Frédéric lui dit gravement :
    — Est-ce pour m’offenser, monsieur ?
    Et il le regardait, avec des prunelles ardentes comme son cigare.
    — Oh ! pas du tout ! je vous accorde même qu’il a quelque chose de très bien : sa femme.
    — Vous la connaissez ?
    — Parbleu ! Sophie Arnoux, tout le monde connaît ça !
    — Vous dites ?
    Cisy, qui s’était levé, répéta en balbutiant :
    — Tout le monde connaît ça !
    — Taisez-vous ! Ce ne sont pas celles-là que vous fréquentez !
    — Je m’en flatte !
    Frédéric lui lança son assiette au visage.
    Elle passa comme un éclair par-dessus la table, renversa deux bouteilles, démolit un compotier, et, se brisant contre le surtout en trois morceaux, frappa le ventre du vicomte.
    Tous se levèrent pour le retenir. Il se débattait, en criant, pris d’une sorte de frénésie

248

II, 4

 Mais il était bien résolu (quoi qu’il dût faire) à changer d’existence, c’est-à-dire à ne plus perdre son cœur dans des passions infructueuses, et même il hésitait à remplir la commission dont Louise l’avait chargé.

279

II, 6

 Frédéric avait peur, s’il retournait chez eux, de tomber encore une fois dans son vieil amour.

279

II, 6

Il repassa par le salon jaune et par la seconde antichambre. Il y avait sur la table, entre un vase plein de cartes de visite et une écritoire, un coffret d’argent ciselé. C’était celui de Mme Arnoux ! Alors, il éprouva un attendrissement, et en même temps comme le scandale d’une profanation. Il avait envie d’y porter les mains, de l’ouvrir. Il eut peur d’être aperçu, et s’en alla.
    Frédéric fut vertueux. Il ne retourna point chez Arnoux.

284

II, 6

Le lendemain, comme il se rendait chez Deslauriers, au détour de la rue Vivienne et du boulevard, Mme Arnoux se montra devant lui, face à face.
    Leur premier mouvement fut de reculer ; puis, le même sourire leur vint aux lèvres, et ils s’abordèrent. Pendant une minute, aucun des deux ne parla.

284

II, 6

— Vous faites des courses ?
    — Oui.
    Et avec une lente inclination de tête :
    — Adieu !
    Elle ne lui avait pas tendu la main, n’avait pas dit un seul mot affectueux, ne l’avait même pas invité à venir chez elle, n’importe ! il n’eût point donné cette rencontre pour la plus belle des aventures, et il en ruminait la douceur tout en continuant sa route.

285

II, 6

Deslauriers, surpris de le voir, dissimula son dépit, car il conservait par obstination quelque espérance encore du côté de Mme Arnoux ; et il avait écrit à Frédéric de rester là-bas, pour être plus libre dans ses manœuvres.
    Il dit cependant qu’il s’était présenté chez elle, afin de savoir si leur contrat stipulait la communauté ; alors, on aurait pu recourir contre la femme.
    — Et elle a fait une drôle de mine quand je lui ai appris ton mariage.
    — Tiens ! quelle invention !
    — Il le fallait, pour montrer que tu avais besoin de tes capitaux ! Une personne indifférente n’aurait pas eu l’espèce de syncope qui l’a prise.
    — Vraiment ? s’écria Frédéric.
    — Ah ! mon gaillard, tu te trahis ! Sois franc, voyons !
    Une lâcheté immense envahit l’amoureux de Mme Arnoux.
    — Mais non !… je t’assure !… ma parole d’honneur !
    Ces molles dénégations achevèrent de convaincre Deslauriers. Il lui fit des compliments. Il lui demanda « des détails ». Frédéric n’en donna pas, et même résista à l’envie d’en inventer.

285

II, 6

 Frédéric ne pouvait faire autrement que de retourner chez Arnoux. Il monta dans le magasin, et ne vit personne. La maison de commerce croulant, les employés imitaient l’incurie de leur patron.
    Il côtoya la longue étagère, chargée de faïences, qui occupait d’un bout à l’autre le milieu de l’appartement ; puis, arrivé au fond, devant le comptoir, il marcha plus fort pour se faire entendre.
    La portière se relevant, Mme Arnoux parut.
    — Comment, vous ici ! vous !
    — Oui, balbutia-t-elle, un peu troublée. Je cherchais…
    Il aperçut son mouchoir près du pupitre, et devina qu’elle était descendue chez son mari pour se rendre compte, éclaircir sans doute une inquiétude.

291

II, 6

— Ces commis sont intolérables ! ils s’absentent toujours.
    On ne devait pas les blâmer. Au contraire, il se félicitait de la circonstance.
    Elle le regarda ironiquement.
    — Eh bien, et ce mariage ?
    — Quel mariage ?
    — Le vôtre !
    — Moi ? Jamais de la vie !
    Elle fit un geste de dénégation.
    — Quand cela serait, après tout ? On se réfugie dans le médiocre, par désespoir du beau qu’on a rêvé !
    — Tous vos rêves, pourtant, n’étaient pas si… candides !
    — Que voulez-vous dire ?
    — Quand vous vous promenez aux courses avec… des personnes !
    Il maudit la Maréchale. Un souvenir lui revint.
    — Mais c’est vous-même, autrefois, qui m’avez prié de la voir, dans l’intérêt d’Arnoux !

292

II, 6

    — Mon Dieu ! oublions toutes ces sottises !
    — C’est juste, puisque vous allez vous marier !
    Et elle retenait son soupir, en mordant ses lèvres.
    Alors, il s’écria :
    — Mais je vous répète que non ! Pouvez-vous croire que, moi, avec mes besoins d’intelligence, mes habitudes, j’aille m’enfouir en province pour jouer aux cartes, surveiller des maçons, et me promener en sabots ! Dans quel but, alors ? On vous a conté qu’elle était riche, n’est-ce pas ? Ah ! je me moque bien de l’argent ! Est-ce qu’après avoir désiré tout ce qu’il y a de plus beau, de plus tendre, de plus enchanteur, une sorte de paradis sous forme humaine, et quand je l’ai trouvé enfin, cet idéal, quand cette vision me cache toutes les autres…
    Et, lui prenant la tête à deux mains, il se mit à la baiser sur les paupières, en répétant :
    — Non ! non ! non ! jamais je ne me marierai ! jamais ! jamais !
    Elle acceptait ces caresses, figée par la surprise et par le ravissement.

292

II, 6

Mme Arnoux avait le coude sur le comptoir et roulait une plume entre ses doigts, tranquillement, quand le teneur de livres ouvrit la portière.
    Frédéric se leva.
    — Madame, j’ai bien l’honneur de vous saluer. Le service, n’est-ce pas, sera prêt ? je puis compter dessus ?
    Elle ne répondit rien. Mais cette complicité silencieuse enflamma son visage de toutes les rougeurs de l’adultère.

293

II, 6

Le lendemain, il retourna chez elle, on le reçut ; et, afin de poursuivre ses avantages, immédiatement, sans préambule, Frédéric commença par se justifier de la rencontre au Champ de Mars. Le hasard seul l’avait fait se trouver avec cette femme. En admettant qu’elle fût jolie (ce qui n’était pas vrai), comment pourrait-elle arrêter sa pensée, même une minute, puisqu’il en aimait une autre !
    — Vous le savez bien, je vous l’ai dit.
    Mme Arnoux baissa la tête.
    — Je suis fâchée que vous me l’ayez dit.
    — Pourquoi ?
    — Les convenances les plus simples exigent maintenant que je ne vous revoie plus !
    Il protesta de l’innocence de son amour. Le passé devait lui répondre de l’avenir ; il s’était promis à lui-même de ne pas troubler son existence, de ne pas l’étourdir de ses plaintes.
    — Mais, hier, mon cœur débordait.
    — Nous ne devons plus songer à ce moment-là, mon ami !
    Cependant, où serait le mal, quand deux pauvres êtres confondraient leur tristesse ?
    — Car vous n’êtes pas heureuse non plus ! Oh ! je vous connais, vous n’avez personne qui réponde à vos besoins d’affection, de dévouement ; je ferai tout ce que vous voudrez ! Je ne vous offenserai pas !… je vous le jure.

293

II, 6

Et il se laissa tomber sur les genoux, malgré lui, s’affaissant sous un poids intérieur trop lourd.
    — Levez-vous ! dit-elle, je le veux !
    Et elle lui déclara impérieusement que, s’il n’obéissait pas, il ne la reverrait jamais.
    — Ah ! je vous en défie bien ! reprit Frédéric. Qu’est-ce que j’ai à faire dans le monde ? Les autres s’évertuent pour la richesse, la célébrité, le pouvoir ! Moi, je n’ai pas *294 d’état, vous êtes mon occupation exclusive, toute ma fortune, le but, le centre de mon existence, de mes pensées. Je ne peux pas plus vivre sans vous que sans l’air du ciel ! Est-ce que vous ne sentez pas l’aspiration de mon âme monter vers la vôtre, et qu’elles doivent se confondre, et que j’en meurs ?
    Mme Arnoux se mit à trembler de tous ses membres.
    — Oh ! allez-vous-en ! je vous en prie !
    L’expression bouleversée de sa figure l’arrêta. Puis il fit un pas. Mais elle se reculait, en joignant les deux mains.
    — Laissez-moi ! au nom du ciel ! de grâce !
    Et Frédéric l’aimait tellement, qu’il sortit.
    Bientôt, il fut pris de colère contre lui-même, se déclara un imbécile, et, vingt-quatre heures après, il revint.

293-294

II, 6

    Madame n’y était pas. Il resta sur le palier, étourdi de fureur et d’indignation. Arnoux parut, et lui apprit que sa femme, le matin même, était partie s’installer dans une petite maison de campagne qu’ils louaient à Auteuil, ne possédant plus celle de Saint-Cloud.
    — C’est encore une de ses lubies ! Enfin, puisque ça l’arrange ! et moi aussi, du reste ; tant mieux ! Dînons-nous ensemble ce soir ?
    Frédéric allégua une affaire urgente, puis courut à Auteuil.
    Mme Arnoux laissa échapper un cri de joie. Alors, toute sa rancune s’évanouit.
    Il ne parla point de son amour. Pour lui inspirer plus de confiance, il exagéra même sa réserve ; et, lorsqu’il demanda s’il pouvait revenir, elle répondit : « Mais sans doute », en offrant sa main, qu’elle retira presque aussitôt.
Frédéric, dès lors, multiplia ses visites.

294

II, 6

Chaque fois, il éprouvait une angoisse, une peur indéterminée.
    Puis il entendait claquer, sur le sable, les pantoufles de la bonne ; ou bien Mme Arnoux elle-même se présentait. Il arriva, un jour, derrière son dos, comme elle était accroupie, devant le gazon, à chercher de la violette.
    L’humeur de sa fille l’avait forcée de la mettre au couvent. Son gamin passait l’après-midi dans une école, Arnoux faisait de longs déjeuners au Palais-Royal, avec Regimbart et l’ami Compain. Aucun fâcheux ne pouvait les surprendre.
    Il était bien entendu qu’ils ne devaient pas s’appartenir. Cette convention, qui les garantissait du péril, facilitait leurs épanchements.

295

II, 6

Elle lui dit son existence d’autrefois, à Chartres, chez sa mère ; sa dévotion vers douze ans ; puis sa fureur de musique, lorsqu’elle chantait jusqu’à la nuit, dans sa petite chambre, d’où l’on découvrait les remparts. Il lui conta ses mélancolies au collège, et comment dans son ciel poétique resplendissait un visage de femme, si bien qu’en la voyant pour la première fois, il l’avait reconnue.
    Ces discours n’embrassaient, d’habitude, que les années de leur fréquentation. Il lui rappelait d’insignifiants détails, la couleur de sa robe à telle époque, quelle personne un jour était survenue, ce qu’elle avait dit une autre fois ; et elle répondait tout émerveillée :
    — Oui, je me rappelle !
    Leurs goûts, leurs jugements étaient les mêmes. Souvent celui des deux qui écoutait l’autre s’écriait :
    — Moi aussi !
    Et l’autre à son tour reprenait :
    — Moi aussi !
Puis c’étaient d’interminables plaintes sur la Providence :
    — Pourquoi le ciel ne l’a-t-il pas voulu ! Si nous nous étions rencontrés !…
    — Ah ! si j’avais été plus jeune ! soupirait-elle.
    — Non ! moi, un peu plus vieux.

295

II, 6

    Presque toujours, ils se tenaient en plein air au haut de l’escalier ; des cimes d’arbres jaunies par l’automne se mamelonnaient devant eux, inégalement jusqu’au bord du ciel pâle ; ou bien ils allaient au bout de l’avenue, dans un pavillon ayant pour tout meuble un canapé de toile grise. Des points noirs tachaient la glace ; les murailles exhalaient une odeur de moisi ; et ils restaient là, causant d’eux-mêmes, des autres, de n’importe quoi, avec ravissement. Quelquefois les rayons du soleil, traversant la jalousie, tendaient depuis le plafond jusque sur les dalles comme les cordes d’une lyre, des brins de poussière tourbillonnaient dans ces barres lumineuses. Elle s’amusait à les fendre, avec sa main ; Frédéric la saisissait, doucement ; et il contemplait l’entrelacs de ses veines, les grains de sa peau, la forme de ses doigts. Chacun de ses doigts était, pour lui, plus qu’une chose, presque une personne.
    Elle lui donna ses gants, la semaine d’après son mouchoir. Elle l’appelait « Frédéric », il l’appelait « Marie », adorant ce nom-là, fait exprès, disait-il, pour être soupiré dans l’extase, et qui semblait contenir des nuages d’encens, des jonchées de roses.
    Ils arrivèrent à fixer d’avance le jour de ses visites ; et, sortant comme par hasard, elle allait au-devant de lui, sur la route.

295-296

II, 6

Cela était si bon, du reste, et si nouveau ! Quel abîme entre la grossièreté d’Arnoux et les adorations de Frédéric !
    Il tremblait de perdre par un mot tout ce qu’il croyait avoir gagné, se disant qu’on peut ressaisir une occasion et qu’on ne rattrape jamais une sottise. Il voulait qu’elle se donnât, et non la prendre. L’assurance de son amour le délectait comme un avant-goût de la possession, et puis le charme de sa personne lui troublait le cœur plus que les sens. C’était une béatitude indéfinie, un tel enivrement, qu’il en oubliait jusqu’à la possibilité d’un bonheur absolu. Loin d’elle, des convoitises furieuses le dévoraient.
    Bientôt il y eut dans leurs dialogues de grands intervalles de silence. Quelquefois, une sorte de pudeur sexuelle les faisait rougir l’un devant l’autre. Toutes les précautions pour cacher leur amour le dévoilaient ; plus il devenait fort, plus leurs manières étaient contenues. Par l’exercice d’un tel mensonge, leur sensibilité s’exaspéra. Ils jouissaient délicieusement de la senteur des feuilles humides, ils souffraient du vent d’est, ils avaient des irritations sans cause, des pressentiments funèbres ; un bruit de pas, le craquement d’une boiserie leur causaient des épouvantes comme s’ils avaient été coupables ; ils se sentaient poussés vers un abîme ; une atmosphère orageuse les enveloppait ; et, quand des doléances échappaient à Frédéric, elle s’accusait elle-même.
    — Oui ! je fais mal ! j’ai l’air d’une coquette ! Ne venez donc plus !
    Alors, il répétait les mêmes serments, qu’elle écoutait chaque fois avec plaisir.

296-297

II, 6

Son retour à Paris et les embarras du jour de l’an suspendirent un peu leurs entrevues. Quand il revint, il avait, dans les allures, quelque chose de plus hardi. Elle sortait à chaque minute pour donner des ordres, et recevait, malgré ses prières, tous les bourgeois qui venaient la voir. On se livrait alors à des conversations sur Léotade, M. Guizot, le Pape, l’insurrection de Palerme et le banquet du XIIè arrondissement, lequel inspirait des inquiétudes. Frédéric se soulageait en déblatérant contre le Pouvoir ; car il souhaitait, comme Deslauriers, un bouleversement universel, tant il était maintenant aigri. 

297

II, 6

Mme Arnoux, de son côté, devenait sombre.
    Son mari, prodiguant les extravagances, entretenait une ouvrière de la manufacture, celle qu’on appelait la Bordelaise. Mme Arnoux l’apprit elle-même à Frédéric. Il voulait tirer de là un argument « puisqu’on la trahissait ».
    — Oh ! je ne m’en trouble guère ! dit-elle.
    Cette déclaration lui parut affermir complètement leur intimité. Arnoux s’en méfiait-il ?
    — Non ! pas maintenant !
    Elle lui conta qu’un soir, il les avait laissés en tête-à-tête, puis était revenu, avait écouté derrière la porte, et, comme tous deux parlaient de choses indifférentes, il vivait, depuis ce temps-là, dans une entière sécurité :
    — Avec raison, n’est-ce pas ? dit amèrement Frédéric.
    — Oui, sans doute !

297-298

II, 6

    Elle aurait fait mieux de ne pas risquer un pareil mot.
    Un jour, elle ne se trouva point chez elle, à l’heure où il avait coutume d’y venir. Ce fut, pour lui, comme une trahison.
    Il se fâcha ensuite de voir les fleurs qu’il apportait toujours plantées dans un verre d’eau.
    — Où voulez-vous donc qu’elles soient ?
    — Oh ! pas là ! Du reste, elles y sont moins froidement que sur votre cœur.
    Quelque temps après, il lui reprocha d’avoir été la veille aux Italiens, sans le prévenir. D’autres l’avaient vue, admirée, aimée peut-être ; Frédéric s’attachait à ses soupçons uniquement pour la quereller, la tourmenter ; car il commençait à la haïr, et c’était bien le moins qu’elle eût une part de ses souffrances !

298

II, 6

  Une après-midi (vers le milieu de février), il la surprit fort émue. Eugène se plaignait de mal à la gorge. Le docteur avait dit pourtant que ce n’était rien, un gros rhume, la grippe. Frédéric fut étonné par l’air ivre de l’enfant. Il rassura sa mère néanmoins, cita en exemple plusieurs bambins de son âge qui venaient d’avoir des affections semblables et s’étaient vite guéris.
    — Vraiment ?
    — Mais oui, bien sûr !
    — Oh ! comme vous êtes bon !
    Et elle lui prit la main. Il l’étreignit dans la sienne.
    — Oh ! laissez-la.
    — Qu’est-ce que cela fait, puisque c’est au consolateur que vous l’offrez !… Vous me croyez bien pour ces choses, et vous doutez de moi… quand je vous parle de mon amour !
    — Je n’en doute pas, mon pauvre ami !
    — Pourquoi cette défiance, comme si j’étais un misérable capable d’abuser !…
    — Oh ! non !…
    — Si j’avais seulement une preuve !…
    — Quelle preuve ?
    — Celle qu’on donnerait au premier venu, celle que vous m’avez accordée à moi-même.
    Et il lui rappela qu’une fois ils étaient sortis ensemble, par un crépuscule d’hiver, un temps de brouillard. Tout cela était bien loin, maintenant ! Qui donc l’empêchait de se montrer à son bras, devant tout le monde, sans crainte de sa part, sans arrière-pensée de la sienne, n’ayant personne autour d’eux pour les importuner ?
    — Soit ! dit-elle, avec une bravoure de décision qui stupéfia d’abord Frédéric.
    Mais il reprit vivement :
    — Voulez-vous que je vous attende au coin de la rue Tronchet et de la rue de la Ferme ?
    — Mon Dieu ! mon ami…, balbutiait Mme Arnoux.
    Sans lui donner le temps de réfléchir, il ajouta :
    — Mardi prochain, je suppose ?
    — Mardi ?
    — Oui, entre deux et trois heures !
    — J’y serai !
    Et elle détourna son visage, par un mouvement de honte. Frédéric lui posa ses lèvres sur la nuque.
    — Oh ! ce n’est pas bien, dit-elle. Vous me feriez repentir.
    Il s’écarta, redoutant la mobilité ordinaire des femmes. Puis, sur le seuil, murmura, doucement, comme une chose bien convenue :
    — À mardi !
    Elle baissa ses beaux yeux d’une façon discrète et résignée.

298-299

II, 6

  Frédéric avait un plan.
    Il espérait que, grâce à la pluie ou au soleil, il pourrait la faire s’arrêter sous une porte, et qu’une fois sous la porte, elle entrerait dans la maison. Le difficile était d’en découvrir une convenable.
    Il se mit donc en recherche, et, vers le milieu de la rue Tronchet, il lut de loin, sur une enseigne : Appartements meublés.
    Le garçon, comprenant son intention, lui montra tout de suite, à l’entresol, une chambre et un cabinet avec deux sorties. Frédéric la retint pour un mois et paya d’avance.
    Puis il alla dans trois magasins acheter la parfumerie la plus rare ; il se procura un morceau de fausse guipure pour remplacer l’affreux couvre-pieds de coton rouge, il choisit une paire de pantoufles en satin bleu ; 

299

II, 6

    Et, le lendemain, dès onze heures, Frédéric était sorti. Il voulait donner un dernier coup d’œil aux préparatifs ; puis, qui sait, elle pouvait, par un hasard quelconque, être en avance ? En débouchant de la rue Tronchet, il entendit derrière la Madeleine une grande clameur ; il s’avança ; et il aperçut au fond de la place, à gauche, des gens en blouse et des bourgeois.

300

II, 6

Frédéric se mit à parcourir la rue Tronchet, en regardant devant lui et derrière lui.
    Deux heures enfin sonnèrent.
    « Ah ! c’est maintenant ! se dit-il, elle sort de sa maison, elle approche ; » et, une minute après : « Elle aurait eu le temps de venir. » Jusqu’à trois heures, il tâcha de se calmer. « Non, elle n’est pas en retard ; un peu de patience ! »

301

II, 6

Frédéric était revenu chez lui. Il restait dans son fauteuil, sans même avoir la force de la maudire. Une espèce de sommeil le gagna ; et, à travers son cauchemar, il entendait la pluie tomber, en croyant toujours qu’il était là-bas, sur le trottoir.
    Le lendemain, par une dernière lâcheté, il envoya encore un commissionnaire chez Mme Arnoux.
    Soit que le Savoyard ne fît pas la commission, ou qu’elle eût trop de choses à dire pour s’expliquer d’un mot, la même réponse fut rapportée. L’insolence était trop forte ! Une colère d’orgueil le saisit. Il se jura de n’avoir plus même un désir ; et, comme un feuillage emporté par un ouragan, son amour disparut. Il en ressentit un soulagement, une joie stoïque, puis un besoin d’actions violentes ; et il s’en alla au hasard, par les rues.

305-306

II, 6

Troisième partie
   
    Ce partage blessait Frédéric ; et les politesses de son rival lui semblaient une gouaillerie trop prolongée. Mais, en se fâchant, il se fût ôté toute chance d’un retour vers l’autre, et puis c’était le seul moyen d’en entendre parler.

336

III, 1

Le marchand de faïences, suivant son usage, ou, par malice peut-être, la rappelait volontiers dans sa conversation, et lui demandait même pourquoi il ne venait plus la voir.
    Frédéric, ayant épuisé tous les prétextes, assura qu’il avait été chez madame Arnoux plusieurs fois, inutilement. Arnoux en demeura convaincu, car souvent il s’extasiait devant elle sur l’absence de leur ami ; et toujours elle répondait avoir manqué sa visite ; de sorte que ces deux mensonges, au lieu de se couper, se corroboraient.

336

III, 1

   Frédéric jura sa parole d’honneur qu’il n’avait jamais pensé à Mme Arnoux, étant trop amoureux d’une autre.
    — De qui donc ?
    — Mais de vous, ma toute belle !
    — Ah ! ne te moque pas de moi ! Tu m’agaces !
    Il jugea prudent d’inventer une histoire, une passion. Il trouva des détails circonstanciés. Cette personne, du reste, l’avait rendu fort malheureux.

352

III, 1

    — Ah ! cher ami ! quel bonheur !
    Arnoux et Mme Arnoux étaient devant Frédéric.
    Il eut comme un vertige. Rosanette, avec son admiration pour les soldats, l’avait agacé toute l’après-midi ; et le vieil amour se réveilla.

363

III, 2

 Il ne put s’empêcher de lui dire :
    — Voilà longtemps que nous ne nous sommes vus !
    — Ah ! répliqua-t-elle froidement.
    Il reprit, avec une douceur dans la voix qui atténuait l’impertinence de sa question :
    — Avez-vous quelquefois pensé à moi ?
    — Pourquoi y penserais-je ?
    Frédéric fut blessé par ce mot.
    — Vous avez peut-être raison, après tout.
    Mais, se repentant vite, il jura qu’il n’avait pas vécu un seul jour sans être ravagé par son souvenir.
    — Je n’en crois absolument rien, monsieur.
    — Cependant, vous savez que je vous aime !
    Mme Arnoux ne répondit pas.
    — Vous savez que je vous aime.
 Elle se taisait toujours.
    « Eh bien, va te promener ! » se dit Frédéric.

363-364

III, 2

 Ensuite, les gens sérieux attaquèrent les journaux.
    Arnoux prit leur défense ; Frédéric s’en mêla, les appelant des maisons de commerce pareilles aux autres. Leurs écrivains, généralement, étaient des imbéciles, ou des blagueurs ; il se donna pour les connaître, et combattait par des sarcasmes les sentiments généreux de son ami. Mme Arnoux ne voyait pas que c’était une vengeance contre elle.

364

III, 2

   Cisy baissa les yeux, prouvant par son embarras qu’il avait dû jouer un rôle pitoyable à l’occasion de ce portrait. Quant à Frédéric, le modèle ne pouvait être que sa maîtresse. Ce fut une de ces convictions qui se forment tout de suite, et les figures de l’assemblée la manifestaient clairement.
    « Comme il me mentait ! » se dit Mme Arnoux.

366

III, 2

Un bien autre avenir lui était réservé ! Il en avait la certitude aujourd’hui ; aussi n’était-ce pas le moment de s’engager, par un coup de cœur, dans une détermination de cette importance. Il fallait maintenant être positif ; et puis il avait revu Mme Arnoux.

371

III, 2

Frédéric n’osait retourner chez Mme Arnoux. Il lui semblait l’avoir trahie. Mais cette conduite était bien lâche. Les excuses manquaient. Il faudrait en finir par là ! et, un soir, il se mit en marche.

376

III, 3

  Enfin, il monta l’escalier.
    — Arnoux y est-il ?
    La femme de chambre répondit :
    — Non ! mais entrez tout de même.
    Et, ouvrant brusquement une porte :
    — Madame, c’est M. Moreau !
    Elle se leva plus pâle que sa collerette. Elle tremblait.

376

III, 3

    — Qui me vaut l’honneur… d’une visite… aussi imprévue ?
    — Rien ! Le plaisir de revoir d’anciens amis !
    Et, tout en s’asseyant :
    — Comment va ce bon Arnoux ?
    — Parfaitement ! Il est sorti.
    — Ah ! je comprends ! toujours ses vieilles habitudes du soir ; un peu de distraction !
    — Pourquoi pas ? Après une journée de calculs, la tête a besoin de se reposer !

377

III, 3

   Elle vanta même son mari, comme travailleur. Cet éloge irritait Frédéric ; et, désignant sur ses genoux un morceau de drap noir, avec des soutaches bleues :
    — Qu’est-ce que vous faites là ?
    — Une veste que j’arrange pour ma fille.
    — À propos, je ne l’aperçois pas, où est-elle donc ?
    — Dans une pension, reprit Mme Arnoux.
    Des larmes lui vinrent aux yeux ; elle les retenait, en poussant son aiguille rapidement. Il avait pris par contenance un numéro de l’Illustration, sur la table, près d’elle.
    — Ces caricatures de Cham sont très drôles, n’est-ce pas ?
    — Oui.
    Puis ils retombèrent dans leur silence.

377

III, 3

 Une rafale ébranla tout à coup les carreaux.
    — Quel temps ! dit Frédéric.
    — En effet, c’est bien aimable d’être venu par cette horrible pluie !
    — Oh ! moi, je m’en moque ! Je ne suis pas comme ceux qu’elle empêche, sans doute, d’aller à leurs rendez-vous !
    — Quels rendez-vous ? demanda-t-elle naïvement.
    — Vous ne vous rappelez pas ?
    Un frisson la saisit, et elle baissa la tête.
    Il lui posa doucement la main sur le bras.
    — Je vous assure que vous m’avez fait bien souffrir !
    Elle reprit, avec une sorte de lamentation dans la voix :
    — Mais j’avais peur pour mon enfant !
    Elle lui conta la maladie du petit Eugène et toutes les angoisses de cette journée.

377

III, 3

    — Merci ! merci ! Je ne doute plus ! je vous aime comme toujours !
    — Eh non ! ce n’est pas vrai !
    — Pourquoi ?
    Elle le regarda froidement.  — Vous oubliez l’autre ! Celle que vous promenez aux courses ! La femme dont vous avez le portrait, votre maîtresse !
    — Eh bien, oui ! s’écria Frédéric. Je ne nie rien ! Je suis un misérable ! écoutez-moi !
    S’il l’avait eue, c’était par désespoir, comme on se suicide. Du reste, il l’avait rendue fort malheureuse, pour se venger sur elle de sa propre honte.
    — Quel supplice ! Vous ne comprenez pas ?

378

III, 3

 Mme Arnoux tourna son beau visage, en lui tendant la main ; et ils fermèrent les yeux, absorbés dans une ivresse qui était comme un bercement doux et infini. Puis ils restèrent à se contempler, face à face, l’un près de l’autre.
    — Est-ce que vous pouviez croire que je ne vous aimais plus ?
    Elle répondit d’une voix basse, pleine de caresses :
    — Non ! En dépit de tout, je sentais au fond de mon cœur que cela était impossible et qu’un jour l’obstacle entre nous deux s’évanouirait !
    — Moi aussi ! et j’avais des besoins de vous revoir, à en mourir !
    — Une fois, reprit-elle, dans le Palais-Royal, j’ai passé à côté de vous !
    — Vraiment ?
    Et il lui dit le bonheur qu’il avait eu en la retrouvant chez les Dambreuse.
    — Mais comme je vous détestais le soir, en sortant de là !

378

III, 3

     — Pauvre garçon !
    — Ma vie est si triste.
    — Et la mienne !… S’il n’y avait que les chagrins, les inquiétudes, les humiliations, tout ce que j’endure comme épouse et comme mère, puisqu’on doit mourir, je ne me plaindrais pas ; ce qu’il y a d’affreux, c’est ma solitude, sans personne…
    — Mais je suis là, moi !
    — Oh ! oui !
    Un sanglot de tendresse l’avait soulevée. Ses bras s’écartèrent ; et ils s’étreignirent debout, dans un long baiser.

378

III, 3

 Un craquement se fit sur le parquet. Une femme était près d’eux, Rosanette. Mme Arnoux l’avait reconnue ; ses yeux, ouverts démesurément, l’examinaient, tout pleins de surprise et d’indignation. Enfin, Rosanette lui dit :
    — Je viens parler à M. Arnoux, pour affaires.
    — Il n’y est pas, vous le voyez.
    — Ah ! c’est vrai ! reprit la Maréchale, votre bonne avait raison ! Mille excuses !
    Et, se tournant vers Frédéric :
    — Te voilà ici, toi ?
    Ce tutoiement, donné devant elle, fit rougir Mme Arnoux, comme un soufflet en plein visage.
    — Il n’y est pas, je vous le répète !
    Alors, la Maréchale, qui regardait çà et là, dit tranquillement :
    — Rentrons-nous ? J’ai un fiacre en bas.
    Il faisait semblant de ne pas entendre.
    — Allons, viens !
    — Ah ! oui ! c’est une occasion ! Partez ! partez ! dit Mme Arnoux.

378-379

III, 3

   Ils sortirent. Elle se pencha sur la rampe pour les voir encore ; et un rire aigu, déchirant, tomba sur eux, du haut de l’escalier. Frédéric poussa Rosanette dans le fiacre, se mit en face d’elle, et, pendant toute la route, ne prononça pas un mot.

379

III, 3

 L’infamie dont le rejaillissement l’outrageait, c’était lui-même qui en était cause. Il éprouvait tout à la fois la honte d’une humiliation écrasante et le regret de sa félicité ; quand il allait enfin la saisir, elle était devenue irrévocablement impossible ! et par la faute de celle-là, de cette fille, de cette catin. Il aurait voulu l’étrangler ; il étouffait.

379

III, 3

   Frédéric tâchait d’émettre son opinion, en évitant à la fois la grossièreté et la fadeur. Cela devenait une espèce de lutte, agréable par moments, fastidieuse en d’autres.
Il n’éprouvait pas à ses côtés ce ravissement de tout son être qui l’emportait vers Mme Arnoux, ni le désordre gai où l’avait mis d’abord Rosanette.

385

III, 3

   Il se servit du vieil amour. Il lui conta, comme inspiré par elle, tout ce que Mme Arnoux autrefois lui avait fait ressentir, ses langueurs, ses appréhensions, ses rêves.

385

III, 3

Il n’en feignait pas moins de grandes ardeurs ; mais pour les ressentir, il lui fallait évoquer l’image de Rosanette ou de Mme Arnoux.

394

III, 4

Bientôt ces mensonges le divertirent ; il répétait à l’une le serment qu’il venait de faire à l’autre, leur envoyait deux bouquets semblables, leur écrivait en même temps, puis établissait entre elles des comparaisons ; il y en avait une troisième toujours présente à sa pensée. L’impossibilité de l’avoir le justifiait de ses perfidies, qui avivaient le plaisir, en y mettant de l’alternance ;

408

III, 4

Mme Dambreuse, au début, avait toléré cette maîtresse qui couvrait leur adultère. Mais, sa passion devenant plus forte, elle avait exigé une rupture, chose faite depuis longtemps, selon Frédéric ; et, quand il eut fini ses protestations, elle répliqua, tout en clignant ses paupières où brillait un regard pareil à la pointe d’un stylet sous de la mousseline :
    — Eh bien, et l’autre ?
    — Quelle autre ?
    — La femme du faïencier !
    Il leva les épaules dédaigneusement. Elle n’insista pas.

408

III, 4

Mais, un mois plus tard, comme ils parlaient d’honneur et de loyauté, et qu’il vantait la sienne (d’une manière incidente, par précaution), elle lui dit :
    — C’est vrai, tu es honnête, tu n’y retournes plus.
    Frédéric, qui pensait à la Maréchale, balbutia :
    — Où donc ?
    — Chez Mme Arnoux.
    Il la supplia de lui avouer d’où elle tenait ce renseignement. C’était par sa couturière en second, Mme Regimbart.

408

III, 4

    Frédéric, devant cette décadence, fut pris de tristesse. Par dévouement pour la Maréchale, il se résigna cependant, et il s’avançait ; au fond de la boutique, Mme Arnoux parut ; alors, il tourna les talons.
    — Je ne l’ai pas trouvé, dit-il en rentrant.

414

III, 4

Frédéric songeait à la pauvre Mme Arnoux, se figurant la médiocrité navrante de son intérieur. Il s’était mis au secrétaire ; et, comme la voix aigre de Rosanette continuait :
    — Ah ! au nom du ciel, tais-toi !
    — Vas-tu les défendre, par hasard ?
    — Eh bien, oui ! s’écria-t-il, car d’où vient cet acharnement ?
    — Mais toi, pourquoi ne veux-tu pas qu’ils payent ? C’est dans la peur d’affliger ton ancienne, avoue-le !
    Il eut envie de l’assommer avec la pendule ; les paroles lui manquèrent. Il se tut.

414-415

III, 4

Pellerin fit signe qu’il se taisait à cause d’elle. Mais Frédéric, sans y prendre garde :
    — Cependant, je ne peux pas croire…
    — Je vous répète que je l’ai rencontré hier, dit l’artiste, à sept heures du soir, rue Jacob. Il avait même son passeport, par précaution ; et il parlait de s’embarquer au Havre, lui et toute sa smala.
    — Comment ! Avec sa femme ?
    — Sans doute ! Il est trop bon père de famille pour vivre tout seul.
    — Et vous en êtes sûr ?…
    — Parbleu ! Où voulez-vous qu’il ait trouvé douze mille francs ?
    Frédéric fit deux ou trois tours dans la chambre. Il haletait, se mordait les lèvres, puis saisit son chapeau.

422

III, 4

   Il fallait douze mille francs, ou bien il ne reverrait plus Mme Arnoux ; et, jusqu’à présent, un espoir invincible lui était resté. Est-ce qu’elle ne faisait pas comme la substance de son cœur, le fond même de sa vie ? Il fut pendant quelques minutes à chanceler sur le trottoir, se rongeant d’angoisses, heureux néanmoins de n’être plus chez l’autre.

423

III, 5

Du reste, il n’est plus temps ; la plainte est déposée, et Arnoux parti.
    — Seul ?
    — Non ! avec sa femme. On les a rencontrés à la gare du Havre.
    Frédéric pâlit extraordinairement. Mme Regimbart crut qu’il allait s’évanouir. Il se contint, et même il eut la force d’adresser deux ou trois questions sur l’aventure. Regimbart s’en attristait, tout cela en somme nuisant à la Démocratie. Arnoux avait toujours été sans conduite et sans ordre.
    — Une vraie tête de linotte ! Il brûlait la chandelle par les deux bouts ! Le cotillon l’a perdu ! Ce n’est pas lui que je plains, mais sa pauvre femme !
    Car le Citoyen admirait les femmes vertueuses, et faisait grand cas de Mme Arnoux.
    — Elle a dû joliment souffrir !
    Frédéric lui sut gré de cette sympathie ; et, comme s’il en avait reçu un service, il serra sa main avec effusion.

425

III, 5

    Frédéric, immobile dans l’autre fauteuil, pensait à Mme Arnoux.
    Elle était en chemin de fer, sans doute, le visage au carreau d’un wagon, et regardant la campagne s’enfuir derrière elle du côté de Paris, ou bien sur le pont d’un bateau à vapeur, comme la première fois qu’il l’avait rencontrée ; mais celui-là s’en allait indéfiniment vers des pays d’où elle ne sortirait plus. Puis il la voyait dans une chambre d’auberge, avec des malles par terre, un papier de tenture en lambeaux, la porte qui tremblait au vent. Et après ? que deviendrait-elle ? Institutrice, dame de compagnie, femme de chambre, peut-être ? Elle était livrée à tous les hasards de la misère.

426

III, 5

Cette ignorance de son sort le torturait. Il aurait dû s’opposer à sa fuite ou partir derrière elle. N’était-il pas son véritable époux ? Et, en songeant qu’il ne la retrouverait jamais, que c’était bien fini, qu’elle était irrévocablement perdue, il sentait comme un déchirement de tout son être ; ses larmes accumulées depuis le matin débordèrent.
    Rosanette s’en aperçut.
    — Ah ! tu pleures comme moi ! Tu as du chagrin ?
    — Oui ! oui ! j’en ai !…

427

III, 5

  Vers la fin du mois de novembre, Frédéric, en passant dans la rue de Mme Arnoux, leva les yeux vers ses fenêtres, et aperçut contre la porte une affiche, où il y avait en grosses lettres :
    « Vente d’un riche mobilier, consistant en batterie de cuisine, linge de corps et de table, chemises, dentelles, jupons, pantalons, cachemires français et de l’Inde, piano d’Érard, deux bahuts de chêne Renaissance, miroirs de Venise, poteries de Chine et du Japon. »
    « C’est leur mobilier ! » se dit Frédéric ; et le portier confirma ses soupçons.

428

III, 5

  Me Berthelmot poussa même la complaisance jusqu’à prêter son journal des Petites-Affiches. Frédéric, en arrivant chez Rosanette, le jeta sur la table tout ouvert.
    — Lis donc !
    — Eh bien, quoi ? dit-elle, avec une figure tellement placide qu’il en fut révolté.
    — Ah ! garde ton innocence !
    — Je ne comprends pas.
    — C’est toi qui fais vendre Mme Arnoux ?
 Elle relut l’annonce.
    — Où est son nom ?
    — Eh ! c’est son mobilier ! Tu le sais mieux que moi !
    — Qu’est-ce que ça me fait ? dit Rosanette en haussant les épaules.

429

III, 5

    — Ce que ça te fait ? Mais tu te venges, voilà tout ! C’est la suite de tes persécutions ! Est-ce que tu ne l’as pas outragée jusqu’à venir chez elle ! Toi, une fille de rien. La femme la plus sainte, la plus charmante et la meilleure ! Pourquoi t’acharnes-tu à la ruiner ?
    — Tu te trompes, je t’assure !
    — Allons donc ! Comme si tu n’avais pas mis Sénécal en avant !
    — Quelle bêtise !
    Alors, une fureur l’emporta.
    — Tu mens ! tu mens, misérable ! Tu es jalouse d’elle !

429

III, 5

    — Et tout cela, pour Mme Arnoux !… s’écria Rosanette en pleurant.
Il reprit froidement :
    — Je n’ai jamais aimé qu’elle !
    À cette insulte, ses larmes s’arrêtèrent.
    — Ça prouve ton bon goût ! Une personne d’un âge mûr, le teint couleur de réglisse, la taille épaisse, des yeux grands comme des soupiraux de cave, et vides comme eux ! Puisque ça te plaît, va la rejoindre !
    — C’est ce que j’attendais ! Merci !

430

III, 5

Cependant, Frédéric ne pouvait cacher sa tristesse. Mme Dambreuse, pour l’en distraire sans doute, redoublait d’attentions. Toutes les après-midi, elle le promenait dans sa voiture ; et, une fois qu’ils passaient sur la place de la Bourse, elle eut l’idée d’entrer dans l’hôtel des commissaires-priseurs, par amusement.
    C’était le 1er décembre, jour même où devait se faire la vente de Mme Arnoux. Il se rappela la date, et manifesta sa répugnance, en déclarant ce lieu intolérable, à cause de la foule et du bruit. Elle désirait y jeter un coup d’œil seulement. Le coupé s’arrêta. Il fallait bien la suivre.

431

III, 5

    Frédéric objecta les inconvénients d’aller plus loin.
    — Ah ! bah !
    Et ils montèrent l’escalier.
    Dans la première salle, à droite, des messieurs, un catalogue à la main, examinaient des tableaux ; dans une autre, on vendait une collection d’armes chinoises ; Mme Dambreuse voulut descendre. Elle regardait les numéros au-dessus des portes, et elle le mena jusqu’à l’extrémité du corridor, vers une pièce encombrée de monde.
 Il reconnut immédiatement les deux étagères de l’Art industriel, sa table à ouvrage, tous ses meubles !

431

III, 5

    Quand Frédéric entra, les jupons, les fichus, les mouchoirs, et jusqu’aux chemises étaient passés de main en main, retournés ; quelquefois, on les jetait de loin, et des blancheurs traversaient l’air tout à coup. Ensuite, on vendit ses robes, puis un de ses chapeaux dont la plume cassée retombait, puis ses fourrures, puis trois paires de bottines ; et le partage de ces reliques, où il retrouvait confusément les formes de ses membres, lui semblait une atrocité, comme s’il avait vu des corbeaux déchiquetant son cadavre. L’atmosphère de la salle, toute chargée d’haleines, l’écœurait. Mme Dambreuse lui offrit son flacon ; elle se divertissait beaucoup, disait-elle.
    On exhiba les meubles de la chambre à coucher.
    Me Berthelmot annonçait un prix. Le crieur, tout de suite, le répétait plus fort ; et les trois commissaires attendaient tranquillement le coup de marteau, puis emportaient l’objet dans une pièce contiguë. Ainsi disparurent, les uns après les autres, le grand tapis bleu semé de camélias que ses pieds mignons frôlaient en venant vers lui, la petite bergère de tapisserie où il s’asseyait toujours en face d’elle quand ils étaient seuls ; les deux écrans de la cheminée, dont l’ivoire était rendu plus doux par le contact de ses mains ; une pelote de velours, encore hérissée d’épingles. C’était comme des parties de son cœur qui s’en allaient avec ces choses ; et la monotonie des mêmes voix, des mêmes gestes l’engourdissait de fatigue, lui causait une torpeur funèbre, une dissolution.

432

III, 5

    On posa devant les brocanteurs un petit coffret avec des médaillons, des angles et des fermoirs d’argent, le même qu’il avait vu au premier dîner dans la rue de Choiseul, qui ensuite avait été chez Rosanette, était revenu chez Mme Arnoux ; souvent, pendant leurs conversations, ses yeux le rencontraient ; il était lié à ses souvenirs les plus chers, et son âme se fondait d’attendrissement, quand Mme Dambreuse dit tout à coup :
    — Tiens ! je vais l’acheter.

433

III, 5

    Et, comme elle se poussait dans la foule :
    — Quelle singulière idée ! dit Frédéric.
    — Cela vous fâche ?
    — Non ! Mais que peut-on faire de ce bibelot ?
    — Qui sait ? y mettre des lettres d’amour, peut-être ?
    Elle eut un regard qui rendait l’allusion fort claire.
    — Raison de plus pour ne pas dépouiller les morts de leurs secrets.
    — Je ne la croyais pas si morte.

433

III, 5

    — Vous ne montez pas ?
    — Non, madame !
    Et, la saluant froidement, il ferma la portière, puis fit signe au cocher de partir.
    Il éprouva d’abord un sentiment de joie et d’indépendance reconquise. Il était fier d’avoir vengé Mme Arnoux en lui sacrifiant une fortune ; puis il fut étonné de son action, et une courbature infinie l’accabla.

434

III, 5

    Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours, encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait insipides ; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. Ses ambitions d’esprit avaient également diminué. Des années passèrent ; et il supportait le désœuvrement de son intelligence et l’inertie de son cœur.

437

III, 6

Vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante, comme il était seul dans son cabinet, une femme entra.
    — Madame Arnoux !
    — Frédéric !
    Elle le saisit par les mains, l’attira doucement vers la fenêtre, et elle le considérait tout en répétant :
    — C’est lui ! C’est donc lui !
    Dans la pénombre du crépuscule, il n’apercevait que ses yeux sous la voilette de dentelle noire qui masquait sa figure.
    Quand elle eut déposé au bord de la cheminée un petit portefeuille de velours grenat, elle s’assit. Tous deux restèrent sans pouvoir parler, se souriant l’un à l’autre.
    Enfin, il lui adressa quantité de questions sur elle et son mari.

437

III, 6

    — Mais je vous revois ! Je suis heureuse !
    Il ne manqua pas de lui dire qu’à la nouvelle de leur catastrophe, il était accouru chez eux.
    — Je le savais !
    — Comment ?
    Elle l’avait aperçu dans la cour, et s’était cachée.
    — Pourquoi ?
    Alors, d’une voix tremblante, et avec de longs intervalles entre ses mots :
    — J’avais peur ! Oui… peur de vous… de moi !
    Cette révélation lui donna comme un saisissement de volupté. Son cœur battait à grands coups.

438

III, 6

Elle reprit :
    — Excusez-moi de n’être pas venue plus tôt.
    Et désignant le petit portefeuille grenat couvert de palmes d’or :
    — Je l’ai brodé à votre intention, tout exprès. Il contient cette somme, dont les terrains de Belleville devaient répondre.
    Frédéric la remercia du cadeau, tout en la blâmant de s’être dérangée.

438

III, 6

    Elle avoua qu’elle désirait faire un tour à son bras, dans les rues.
    Ils sortirent.
    La lueur des boutiques éclairait, par intervalles, son profil pâle ; puis l’ombre l’enveloppait de nouveau ; et, au milieu des voitures, de la foule et du bruit, ils allaient sans se distraire d’eux-mêmes, sans rien entendre, comme ceux qui marchent ensemble dans la campagne, sur un lit de feuilles mortes.
    Ils se racontèrent leurs anciens jours, les dîners du temps de l’Art industriel, les manies d’Arnoux, sa façon de tirer les pointes de son faux col, d’écraser du cosmétique sur ses moustaches, d’autres choses plus intimes et plus profondes. Quel ravissement il avait eu la première fois, en l’entendant chanter ! Comme elle était belle, le jour de sa fête, à Saint-Cloud ! Il lui rappela le petit jardin d’Auteuil, des soirs au théâtre, une rencontre sur le boulevard, d’anciens domestiques, sa négresse.

438-439

III, 6

     Elle s’étonnait de sa mémoire. Cependant, elle lui dit :
    — Quelquefois, vos paroles me reviennent comme un écho lointain, comme le son d’une cloche apporté par le vent ; et il me semble que vous êtes là, quand je lis des passages d’amour dans les livres.
    — Tout ce qu’on y blâme d’exagéré, vous me l’avez fait ressentir, dit Frédéric. Je comprends Werther que ne dégoûtent pas les tartines de Charlotte.
    — Pauvre cher ami !
    Elle soupira ; et, après un long silence :
    — N’importe, nous nous serons bien aimés.
    — Sans nous appartenir, pourtant !
    — Cela vaut peut-être mieux, reprit-elle.
    — Non ! non ! Quel bonheur nous aurions eu !
    — Oh ! je le crois, avec un amour comme le vôtre !
    Et il devait être bien fort pour durer après une séparation si longue !
    Frédéric lui demanda comment elle l’avait découvert.
    — C’est un soir que vous m’avez baisé le poignet entre le gant et la manchette. Je me suis dit : « Mais il m’aime… il m’aime. » J’avais peur de m’en assurer, cependant. Votre réserve était si charmante, que j’en jouissais comme d’un hommage involontaire et continu.
    Il ne regretta rien. Ses souffrances d’autrefois étaient payées.

439

III, 6

Quand ils rentrèrent, Mme Arnoux ôta son chapeau. La lampe, posée sur une console, éclaira ses cheveux blancs. Ce fut comme un heurt en pleine poitrine.
    Pour lui cacher cette déception, il se posa par terre à ses genoux, et, prenant ses mains, se mit à lui dire des tendresses.
    — Votre personne, vos moindres mouvements me semblaient avoir dans le monde une importante extra-humaine. Mon cœur, comme de la poussière, se soulevait derrière vos pas. Vous me faisiez l’effet d’un clair de lune par une nuit d’été, quand tout est parfums, ombres douces, blancheurs, infini ; et les délices de la chair et de l’âme étaient contenues pour moi dans votre nom que je me répétais, en tâchant de le baiser sur mes lèvres. Je n’imaginais rien au delà. C’était Mme Arnoux telle que vous étiez, avec ses deux enfants, tendre, sérieuse, belle à éblouir, et si bonne ! Cette image-là effaçait toutes les autres. Est-ce que j’y pensais, seulement ! puisque j’avais toujours au fond de moi-même la musique de votre voix et la splendeur de vos yeux !

439-440

III, 6

Elle acceptait avec ravissement ces adorations pour la femme qu’elle n’était plus. Frédéric, se grisant par ses paroles, arrivait à croire ce qu’il disait. Mme Arnoux, le dos tourné à la lumière, se penchait vers lui. Il sentait sur son front la caresse de son haleine, à travers ses vêtements le contact indécis de tout son corps. Leurs mains se serrèrent ; la pointe de sa bottine s’avançait un peu sous sa robe, et il lui dit, presque défaillant :
    — La vue de votre pied me trouble.

440

III, 6

Un mouvement de pudeur la fit se lever. Puis, immobile, et avec l’intonation singulière des somnambules :
    — À mon âge ! lui ! Frédéric !… Aucune n’a jamais été aimée comme moi ! Non, non ! à quoi sert d’être jeune ? Je m’en moque bien ! je les méprise, toutes celles qui viennent ici !
    — Oh ! il n’en vient guère ! reprit-il complaisamment.
    Son visage s’épanouit, et elle voulut savoir s’il se marierait.
    Il jura que non.
    — Bien sûr ? pourquoi ?
    — À cause de vous, dit Frédéric en la serrant dans ses bras.
    Elle y restait, la taille en arrière, la bouche entr’ouverte, les yeux levés. Tout à coup, elle le repoussa avec un air de désespoir ; et, comme il la suppliait de lui répondre, elle dit en baissant la tête :
    — J’aurais voulu vous rendre heureux.

440

III, 6

    Frédéric soupçonna Mme Arnoux d’être venue pour s’offrir ; et il était repris par une convoitise plus forte que jamais, furieuse, enragée. Cependant, il sentait quelque chose d’inexprimable, une répulsion, et comme l’effroi d’un inceste. Une autre crainte l’arrêta, celle d’en avoir dégoût plus tard. D’ailleurs, quel embarras ce serait ! et tout à la fois par prudence et pour ne pas dégrader son idéal, il tourna sur ses talons et se mit à faire une cigarette.
    Elle le contemplait, tout émerveillée.
    — Comme vous êtes délicat ! Il n’y a que vous ! Il n’y a que vous !

440

III, 6

    Onze heures sonnèrent.
    — Déjà ! dit-elle ; au quart, je m’en irai.
    Elle se rassit ; mais elle observait la pendule, et il continuait à marcher en fumant. Tous les deux ne trouvaient plus rien à se dire. Il y a un moment, dans les séparations, où la personne aimée n’est déjà plus avec nous.
    Enfin, l’aiguille ayant dépassé les vingt-cinq minutes, elle prit son chapeau par les brides, lentement.
    — Adieu, mon ami, mon cher ami ! Je ne vous reverrai jamais ! C’était ma dernière démarche de femme. Mon âme ne vous quittera pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient sur vous !
    Et elle le baisa au front comme une mère.
    Mais elle parut chercher quelque chose, et lui demanda des ciseaux.
    Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent.
    Elle s’en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche.
    — Gardez-les ! adieu !
    Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre, Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe d’avancer à un fiacre qui passait. Elle monta dedans. La voiture disparut.
    Et ce fut tout.

441

III, 6

    Deslauriers ne cacha pas qu’il avait profité de son désespoir pour s’en assurer par lui-même.
    — Comme tu me l’avais permis, du reste.
    Cet aveu était une compensation au silence qu’il gardait touchant sa tentative près de Mme Arnoux. Frédéric l’eût pardonnée, puisqu’elle n’avait pas réussi.

443

III, 7

 Et ils résumèrent leur vie.
    Ils l’avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé l’amour, celui qui avait rêvé le pouvoir. Quelle en était la raison ?
    — C’est peut-être le défaut de ligne droite, dit Frédéric.
    — Pour toi, cela se peut. Moi, au contraire, j’ai péché par excès de rectitude, sans tenir compte de mille choses secondaires, plus fortes que tout. J’avais trop de logique, et toi de sentiment.
    Puis, ils accusèrent le hasard, les circonstances, l’époque où ils étaient nés.

443-444

III, 7

     

Hisaki Sawasaki