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L'Éducation sentimentale
Frédéric et Madame Dambreuse
     
Extraits du texte Édition Chapitre
Un coupé bleu, attelé d’un cheval noir, stationnait devant le perron. La portière s’ouvrit, une dame y monta, et la voiture, avec un bruit sourd, se mit à rouler sur le sable.
Frédéric, en même temps qu’elle, arriva de l’autre côté, sous la porte cochère. L’espace n’étant pas assez large, il fut contraint d’attendre. La jeune femme, penchée en dehors du vasistas, parlait tout bas au concierge. Il n’apercevait que son dos, couvert d’une mante violette. Cependant, il plongeait dans l’intérieur de la voiture, tendue de reps bleu, avec des passementeries et des effilés de soie. Les vêtements de la dame l’emplissaient ; il s’échappait de cette petite boîte capitonnée un parfum d’iris et comme une vague senteur d’élégances féminines. Le cocher lâcha les rênes, le cheval frôla la borne brusquement, et tout disparut.
Frédéric s’en revint à pied, en suivant les boulevards.
Il regrettait de n’avoir pu distinguer Mme Dambreuse.
55 I, 3
  Frédéric n’avait pas tourné les talons que son portier lui remit une lettre :
    « Monsieur et Madame Dambreuse prient Monsieur F. Moreau de leur faire l’honneur de venir dîner chez eux samedi 24 courant. — R. S. V. P. »
111 I, 5
Le hasard le servit, car il reçut, dans la soirée, un billet bordé de noir, et où Mme Dambreuse, lui annonçant la perte d’un oncle, s’excusait de remettre à plus tard le plaisir de faire sa connaissance. 112 I, 5
Il regagnait sa place, quand, au balcon, dans la première loge d’avant-scène, entrèrent une dame et un monsieur. Le mari avait un visage pâle, bordé d’un filet de barbe grise, la rosette d’officier, et cet aspect glacial qu’on attribue aux diplomates.
Sa femme, de vingt ans plus jeune pour le moins, ni grande ni petite, ni laide ni jolie, portait ses cheveux blonds tirebouchonnés à l’anglaise, une robe à corsage plat, et un large éventail de dentelle noire. Pour que des gens d’un pareil monde fussent venus au spectacle dans cette saison, il fallait supposer un hasard, ou l’ennui de passer leur soirée en tête-à-tête. La dame mordillait son éventail, et le monsieur bâillait. Frédéric ne pouvait se rappeler où il avait vu cette figure.
120 I, 5
Mme Dambreuse, appuyée sur son bras, inclinait la tête, légèrement ; et l’aménité spirituelle de son visage contrastait avec son expression chagrine de tout à l’heure.
    — On y trouve pourtant de belles distractions ! dit-elle, aux derniers mots de son mari. Comme ce spectacle est bête ! n’est-ce pas, monsieur ?
    Et tous trois restèrent debout, à causer théâtres et pièces nouvelles.
    Frédéric, habitué aux grimaces des bourgeoises provinciales, n’avait vu chez aucune femme une pareille aisance de manières, cette simplicité, qui est un raffinement, et où les naïfs aperçoivent l’expression d’une sympathie instantanée.
121 I, 5
 Enfin, il arriva dans un appartement ovale, lambrissé de bois de rose, bourré de meubles mignons et qu’éclairait une seule glace donnant sur un jardin. Mme Dambreuse était auprès du feu, une douzaine de personnes formant cercle autour d’elle. Avec un mot aimable, elle lui fit signe de s’asseoir, mais sans paraître surprise de ne l’avoir pas vu depuis longtemps. 160 II, 2
  Frédéric l’observait. La peau mate de son visage paraissait tendue, et d’une fraîcheur sans éclat, comme celle d’un fruit conservé. Mais ses cheveux, tirebouchonnés à l’anglaise, étaient plus fins que de la soie, ses yeux d’un azur brillant, tous ses gestes délicats. Assise au fond, sur la causeuse, elle caressait les floches rouges d’un écran japonais, pour faire valoir ses mains, sans doute, de longues mains étroites, un peu maigres, avec des doigts retroussés par le bout. Elle portait une robe de moire grise, à corsage montant, comme une puritaine.
    Frédéric lui demanda si elle ne viendrait pas cette année à la Fortelle. Mme Dambreuse n’en savait rien. Il concevait cela, du reste : Nogent devait l’ennuyer.
160 II, 2
 Bientôt, la conversation fut impossible à suivre, et Frédéric se retirait quand Mme Dambreuse lui dit :
— Tous les mercredis, n’est-ce pas, monsieur Moreau ? rachetant par cette seule phrase ce qu’elle avait montré d’indifférence.
161 II, 2
Frédéric monta les marches allègrement. Un huissier lança son nom : M. Dambreuse lui tendit la main ; presque aussitôt, Mme Dambreuse parut.
 Elle avait une robe mauve garnie de dentelles, les boucles de sa coiffure plus abondantes qu’à l’ordinaire, et pas un seul bijou.
Elle se plaignit de ses rares visites, trouva moyen de dire quelque chose.
185 II, 2
Il regardait cependant Mme Dambreuse, et il la trouvait charmante, malgré sa bouche un peu longue et ses narines trop ouvertes. Mais sa grâce était particulière. Les boucles de sa chevelure avaient comme une langueur passionnée, et son front couleur d’agate semblait contenir beaucoup de choses et dénotait un maître. 189 II, 2
Elle interpella Frédéric, pour savoir quelles jeunes personnes lui avaient plu. Il n’en avait remarqué aucune, et préférait, d’ailleurs, les femmes de trente ans.
    — Ce n’est peut-être pas bête ! répondit-elle.
191 II, 2
 Frédéric, en se couchant, résuma la soirée. D’abord, sa toilette (il s’était observé dans les glaces plusieurs fois), depuis la coupe de l’habit jusqu’au nœud des escarpins, ne laissait rien à reprendre ; il avait parlé à des hommes considérables, avait vu de près des femmes riches, M. Dambreuse s’était montré excellent et Mme Dambreuse presque engageante. Il pesa un à un ses moindres mots, ses regards, mille choses inanalysables et cependant expressives. Ce serait crânement beau d’avoir une pareille maîtresse ! Pourquoi non, après tout ? 191 II, 2
Alors passa devant eux, avec des miroitements de cuivre et d’acier, un splendide landau attelé de quatre chevaux, conduits à la Daumont par deux jockeys en veste de velours, à crépines d’or. Mme Dambreuse était près de son mari, Martinon sur l’autre banquette en face ; tous les trois avaient des figures étonnées.
— Ils m’ont reconnu ! se dit Frédéric.
234 II, 4
 Puis elle demanda, d’une voix calme, à qui appartenait ce grand landau avec une livrée marron.
— À la comtesse Dambreuse, répliqua Cisy.
— Ils sont très riches, n’est-ce pas ?
— Oh ! très riches ! bien que Mme Dambreuse, qui est, tout simplement, une demoiselle Boutron, la fille d’un préfet, ait une fortune médiocre.
Son mari, au contraire, devait recueillir plusieurs héritages, Cisy les énuméra ; fréquentant les Dambreuse, il savait leur histoire.
Frédéric, pour lui être désagréable, s’entêta à le contredire. Il soutint que Mme Dambreuse s’appelait de Boutron, certifiait sa noblesse.
239 II, 4
Il distingua des habits noirs, puis une table ronde éclairée par un grand abat-jour, sept ou huit femmes en toilettes d’été, et, un peu plus loin, Mme Dambreuse dans un fauteuil à bascule. Sa robe de taffetas lilas avait des manches à crevés, d’où s’échappaient des bouillons de mousseline, le ton doux de l’étoffe se mariant à la nuance de ses cheveux ; et elle se tenait quelque peu renversée en arrière, avec le bout de son pied sur un coussin, tranquille comme une œuvre d’art pleine de délicatesse, une fleur de haute culture. 261 II, 4
 Frédéric allégua une maladie ; mais, sentant que l’excuse était trop bête :
— D’ailleurs, j’ai eu besoin de mes fonds.
— Pour acheter une voiture ? reprit Mme Dambreuse, qui passait près de lui, une tasse de thé à la main, et elle le considéra pendant une minute, la tête un peu tournée sur son épaule.
    Elle le croyait l’amant de Rosanette ; l’allusion était claire. Il sembla même à Frédéric que toutes les dames le regardaient de loin, en chuchotant. 
263 II, 4
 — Jacques Arnoux, éditeur… Un de tes amis, hein ?
— C’est vrai, dit Frédéric, blessé par son air.
Mme Dambreuse reprit :
— En effet, vous êtes venu, un matin… pour… une maison, je crois ? oui, une maison appartenant à sa femme.
Cela signifiait : « C’est votre maîtresse. »
    Il rougit jusqu’aux oreilles ; et M. Dambreuse, qui arrivait au même moment, ajouta :
    — Vous paraissiez même vous intéresser beaucoup à eux.
263 II, 4
 — D’ailleurs, quand le souverain manque au contrat, la justice veut qu’on le renverse.
— Mais c’est abominable ! exclama la femme d’un préfet.
Toutes les autres se taisaient, vaguement épouvantées, comme si elles eussent entendu le bruit des balles. Mme Dambreuse se balançait dans son fauteuil, et l’écoutait parler en souriant.
265 II, 4
 Enfin, il jugea convenable de se retirer ; et, comme il s’en allait, M. Dambreuse lui dit, faisant allusion à la place de secrétaire :
— Rien n’est terminé encore ! Mais dépêchez-vous !
Et Mme Dambreuse :
— À bientôt, n’est-ce pas ?
Frédéric jugea leur adieu une dernière moquerie. Il était déterminé à ne jamais revenir dans cette maison, à ne plus fréquenter tous ces gens-là.
265 II, 4
Quant à Mme Dambreuse, il lui trouvait quelque chose à la fois de langoureux et de sec, qui empêchait de la définir par une formule. Avait-elle un amant ? Quel amant ? Était-ce le diplomate ou un autre ?
Martinon, peut-être ? Impossible ! Cependant, il éprouvait une espèce de jalousie contre lui, et envers elle une malveillance inexplicable.
265 II, 4
Mais elle le quittait de temps en temps, c’était soir de réception, des dames arrivaient ; puis elle revenait à sa place, et la disposition toute fortuite des sièges leur permettait de n’être pas entendus.
Elle se montra enjouée, sérieuse, mélancolique et raisonnable. Les préoccupations du jour l’intéressaient médiocrement ; il y avait tout un ordre de sentiments moins transitoires. Elle se plaignit des poètes qui dénaturent la vérité, puis elle leva les yeux vers le ciel, en lui demandant le nom d’une étoile.
368 III, 2
 Comme Frédéric se trouvait en face, sur un pliant, elles le considéraient, l’une avec décence, du coin des paupières, l’autre franchement, la bouche ouverte, si bien que Mme Dambreuse lui dit :
— Tournez-vous donc, pour qu’elle vous voie !
— Qui cela ?
— Mais la fille de M. Roque !
 Et elle le plaisanta sur l’amour de cette jeune provinciale. Il s’en défendait, en tâchant de rire.
    — Est-ce croyable ! je vous le demande ! Une laideron pareille !
    Cependant, il éprouvait un plaisir de vanité immense.
369 III, 2
 Et elle lui conta son départ, toute sa route, et le mensonge fait à son père.
    — Il me ramène dans deux jours. Viens demain soir, comme par hasard, et profites-en pour me demander en mariage.
Jamais Frédéric n’avait été plus loin du mariage. D’ailleurs, Mlle Roque lui semblait une petite personne assez ridicule. Quelle différence avec une femme comme Mme Dambreuse ! Un bien autre avenir lui était réservé ! Il en avait la certitude aujourd’hui ; aussi n’était-ce pas le moment de s’engager, par un coup de cœur, dans une détermination de cette importance.
371 III, 2
 Ce fut un soulagement pour lui, quand les soirées de Mme Dambreuse recommencèrent.
    Celle-là, au moins, l’amusait ! Elle savait les intrigues du monde, les mutations d’ambassadeurs, le personnel des couturières ; et, s’il lui échappait des lieux communs, c’était dans une formule tellement convenue, que sa phrase pouvait passer pour une déférence ou pour une ironie. Il fallait la voir au milieu de vingt personnes qui causaient, n’en oubliant aucune, amenant les réponses qu’elle voulait, évitant les périlleuses ! Des choses très simples, racontées par elle, semblaient des confidences ; le moindre de ses sourires faisait rêver ; son charme enfin, comme l’exquise odeur qu’elle portait ordinairement, était complexe et indéfinissable. Frédéric, dans sa compagnie, éprouvait chaque fois le plaisir d’une découverte ; et cependant, il la retrouvait toujours avec sa même sérénité, pareille au miroitement des eaux limpides.
382 III, 3
Martinon avait répondu qu’il attendrait. Sa conduite fut sublime. Il prôna Frédéric. Il fit plus : il le renseigna sur les moyens de plaire à Mme Dambreuse, laissant même entrevoir qu’il connaissait, par la nièce, les sentiments de la tante. 382 III, 3
 Le verbiage politique et la bonne chère engourdissaient sa moralité. Si médiocres que lui parussent ces personnages, il était fier de les connaître et intérieurement souhaitait la considération bourgeoise. Une maîtresse comme Mme Dambreuse le poserait.
Il se mit à faire tout ce qu’il faut.
384 III, 3
 Elle était presque toujours sur une petite causeuse, près de la jardinière garnissant l’embrasure de la fenêtre. Assis au bord d’un gros pouf à roulettes, il lui adressait les compliments les plus justes possible ; et elle le regardait, la tête un peu de côté, la bouche souriante.
Il lui lisait des pages de poésie, en y mettant toute son âme, afin de l’émouvoir, et pour se faire admirer. Elle l’arrêtait par une remarque dénigrante ou une observation pratique ; et leur causerie retombait sans cesse dans l’éternelle question de l’Amour ! Ils se demandaient ce qui l’occasionnait, si les femmes le sentaient mieux que les hommes, quelles étaient là-dessus leurs différences. Frédéric tâchait d’émettre son opinion, en évitant à la fois la grossièreté et la fadeur. Cela devenait une espèce de lutte, agréable par moments, fastidieuse en d’autres.
385 III, 3
Il n’éprouvait pas à ses côtés ce ravissement de tout son être qui l’emportait vers Mme Arnoux, ni le désordre gai où l’avait mis d’abord Rosanette. Mais il la convoitait comme une chose anormale et difficile, parce qu’elle était noble, parce qu’elle était riche, parce qu’elle était dévote, se figurant qu’elle avait des délicatesses de sentiment, rares comme ses dentelles, avec des amulettes sur la peau et des pudeurs dans la dépravation.
Il se servit du vieil amour. Il lui conta, comme inspiré par elle, tout ce que Mme Arnoux autrefois lui avait fait ressentir, ses langueurs, ses appréhensions, ses rêves. Elle recevait cela comme une personne accoutumée à ces choses, sans le repousser formellement ne cédait rien ; et il n’arrivait pas plus à la séduire que Martinon à se marier.
385 III, 3
et, au mois de mai 1850, Martinon épousa Mlle Cécile. Il n’y eut pas de bal. Les jeunes gens partirent le soir même pour l’Italie. Frédéric, le lendemain, vint faire une visite à Mme Dambreuse. Elle lui parut plus pâle que d’habitude. Elle le contredit avec aigreur sur deux ou trois sujets sans importance. Du reste, tous les hommes étaient des égoïstes.
Il y en avait pourtant de dévoués, quand ce ne serait que lui.
— Ah bah ! comme les autres !
Ses paupières étaient rouges ; elle pleurait. Puis, en s’efforçant de sourire :
— Excusez-moi ! J’ai tort ! C’est une idée triste qui m’est venue.
   Il n’y comprenait rien.
    « N’importe ! elle est moins forte que je ne croyais », pensa-t-il.
385 III, 3
 — Vous êtes gai, dit Mme Dambreuse.
N’était-ce pas une folie, reprit-il, de considérer tout sérieusement ? Il y avait bien assez de misères sans s’en forger. Rien ne méritait la peine d’une douleur. Mme Dambreuse leva les sourcils, d’une manière de vague approbation.
Cette parité de sentiments poussa Frédéric à plus de hardiesse. Ses mécomptes d’autrefois lui faisaient, maintenant, une clairvoyance. Il poursuivit :
    — Nos grands-pères vivaient mieux. Pourquoi ne pas obéir à l’impulsion qui nous pousse ?
    L’amour, après tout, n’était pas en soi une chose si importante.
    — Mais c’est immoral, ce que vous dites là !
    Elle s’était remise sur la causeuse. Il s’assit au bord, contre ses pieds.
    — Ne voyez-vous pas que je mens ! Car, pour plaire aux femmes, il faut étaler une insouciance de bouffon ou des fureurs de tragédie ! Elles se moquent de nous quand on leur dit qu’on les aime, simplement ! Moi, je trouve ces hyperboles où elles s’amusent une profanation de l’amour vrai ; si bien qu’on ne sait plus comment l’exprimer, surtout devant celles… qui ont… beaucoup d’esprit.
386 III, 3
    Elle le considérait, les cils entre-clos. Il baissait la voix, en se penchant vers son visage.
 — Oui ! vous me faites peur ! Je vous offense, peut-être ?… Pardon !… Je ne voulais pas dire tout cela ! Ce n’est pas ma faute ! Vous êtes si belle !
Mme Dambreuse ferma les yeux, et il fut surpris par la facilité de sa victoire.
387 III, 3
— Excuse-moi, dit Frédéric, sans remarquer l’allusion, mais je dîne en ville. On va te faire à manger ; commande ce que tu voudras ! Prends même mon lit !
    Devant une cordialité si complète, l’amertume de Deslauriers disparut.
    — Ton lit ? Mais… ça te gênerait !
    — Eh non ! J’en ai d’autres !
    — Ah ! très bien, reprit l’avocat, en riant. Où dînes-tu donc ?
— Chez Mme Dambreuse.
— Est-ce que… par hasard… ce serait… ?
 — Tu es trop curieux, dit Frédéric avec un sourire, qui confirmait cette supposition.
388 III, 3
    Son repas en tête-à-tête avec Mme Dambreuse fut une chose exquise. Elle souriait en face de lui, de l’autre côté de la table, par-dessus des fleurs dans une corbeille, à la lumière de la lampe suspendue ; et, comme la fenêtre était ouverte, on apercevait des étoiles. Ils causèrent fort peu, se méfiant d’eux-mêmes, sans doute ; mais, dès que les domestiques tournaient le dos, ils s’envoyaient un baiser, du bout des lèvres. 390 III, 3
Il dit son idée de candidature. Elle l’approuva, s’engageant même à y faire travailler M. Dambreuse. 390 III, 3
Le diplomate ne voulait pas s’en aller. Enfin, à minuit, il se leva. Mme Dambreuse fit signe à Frédéric de partir avec lui, et le remercia de cette obéissance par une pression de main, plus suave que tout le reste. 390 III, 3
Deslauriers s’en revint chez Frédéric et lui rapporta la conférence. De plus, il avait vu Mme Dambreuse au bas de l’escalier, comme il sortait.
— Je t’en fais mes compliments, saprelotte !
392 III, 4
Sa vie, maintenant, avait des douceurs partout.
La plus exquise, peut-être, était de contempler Mme Dambreuse, entre plusieurs personnes, dans son salon. La convenance de ses manières le faisait rêver à d’autres attitudes ; pendant qu’elle causait d’un ton froid, il se rappelait ses mots d’amour balbutiés ; tous les respects pour sa vertu le délectaient comme un hommage retournant vers lui ; et il avait parfois des envies de s’écrier : « Mais je la connais mieux que vous ! Elle est à moi ! »
393 III, 4
Leur liaison ne tarda pas à être une chose convenue, acceptée. Mme Dambreuse, durant tout l’hiver, traîna Frédéric dans le monde.
Il arrivait presque toujours avant elle ; et il la voyait entrer, les bras nus, l’éventail à la main, des perles dans les cheveux. Elle s’arrêtait sur le seuil, le linteau de la porte l’entourait comme un cadre, et elle avait un léger mouvement d’indécision, en clignant les paupières, pour découvrir s’il était là. Elle le ramenait dans sa voiture ; la pluie fouettait les vasistas ; les passants, tels que des ombres, s’agitaient dans la boue ; et, serrés l’un contre l’autre, ils apercevaient tout cela, confusément, avec un dédain tranquille. Sous des prétextes différents, il restait encore une bonne heure dans sa chambre.
393 III, 4
 C’était par ennui, surtout, que Mme Dambreuse avait cédé. Mais cette dernière épreuve ne devait pas être perdue. Elle voulait un grand amour, et elle se mit à le combler d’adulations et de caresses.
Elle lui envoyait des fleurs ; elle lui fit une chaise en tapisserie ; elle lui donna un porte-cigares, une écritoire, mille petites choses d’un usage quotidien, pour qu’il n’eût pas une action indépendante de son souvenir. Ces prévenances le charmèrent d’abord, et bientôt lui parurent toutes simples.
    Elle montait dans un fiacre, le renvoyait à l’entrée d’un passage, sortait par l’autre bout ; puis, se glissant le long des murs, avec un double voile sur le visage, elle atteignait la rue où Frédéric en sentinelle lui prenait le bras, vivement, pour la conduire dans sa maison. Ses deux domestiques se promenaient, le portier faisait des courses ; elle jetait les yeux tout à l’entour ; rien à craindre ! et elle poussait comme un soupir d’exilé qui revoit sa patrie. La chance les enhardit. Leurs rendez-vous se multiplièrent.
393-394 III, 4
    Un soir même, elle se présenta tout à coup en grande toilette de bal. Ces surprises pouvaient être dangereuses ; il la blâma de son imprudence ; elle lui déplut, du reste. Son corsage ouvert découvrait trop sa poitrine maigre.
    Il reconnut alors ce qu’il s’était caché, la désillusion de ses sens. Il n’en feignait pas moins de grandes ardeurs ; mais pour les ressentir, il lui fallait évoquer l’image de Rosanette ou de Mme Arnoux.
    Cette atrophie sentimentale lui laissait la tête entièrement libre, et plus que jamais il ambitionnait une haute position dans le monde. Puisqu’il avait un marchepied pareil, c’était bien le moins qu’il s’en servît.
394 III, 4
 Frédéric voulut partir pour Nogent, Mme Dambreuse s’y opposa ; et il défaisait et refaisait tour à tour ses paquets, selon les alternatives de la maladie. 395 III, 4
Un quart d’heure après, Frédéric monta dans sa chambre.
    On y sentait une odeur indéfinissable, émanation des choses délicates qui l’emplissaient. Au milieu du lit, une robe noire s’étalait, tranchant sur le couvre-pied rose.
    Mme Dambreuse était au coin de la cheminée, debout. Sans lui supposer de violents regrets, il la croyait un peu triste ; et, d’une voix dolente :
    — Tu souffres ?
    — Moi ? Non, pas du tout.
    Comme elle se retournait, elle aperçut la robe, l’examina ; puis elle lui dit de ne pas se gêner.
    — Fume si tu veux ! Tu es chez moi !
    Et, avec un grand soupir :
    — Ah ! sainte Vierge ! quel débarras !
    Frédéric fut étonné de l’exclamation. Il reprit en lui baisant la main :
    — On était libre, pourtant !
396 III, 4
Elle n’était guère gênante, du moins depuis son mariage.
— Ah ! son mariage ! fit en ricanant Mme Dambreuse.
Et elle s’en voulait d’avoir trop bien traité cette pécore-là, qui était jalouse, intéressée, hypocrite. « Tous les défauts de son père ! » Elle le dénigrait de plus en plus. Personne d’une fausseté aussi profonde, impitoyable d’ailleurs, dur comme un caillou, « un mauvais homme ! un mauvais homme ! »
    Il échappe des fautes, même aux plus sages. Mme Dambreuse venait d’en faire une, par ce débordement de haine. Frédéric, en face d’elle, dans une bergère, réfléchissait, scandalisé.
397 III, 4
 Elle se leva, se mit doucement sur ses genoux.
    — Toi seul es bon ! Il n’y a que toi que j’aime !
    En le regardant, son cœur s’amollit, une réaction nerveuse lui amena des larmes aux paupières, et elle murmura :
    — Veux-tu m’épouser ?
    Il crut d’abord n’avoir pas compris. Cette richesse l’étourdissait. Elle répéta plus haut :
    — Veux-tu m’épouser ?
    Enfin, il dit en souriant :
    — Tu en doutes ?
397 III, 4
Quand il se présenta le lendemain à l’hôtel Dambreuse, on l’avertit que Madame travaillait en bas, dans le bureau. Les cartons, les tiroirs étaient ouverts pêle-mêle, les livres de comptes jetés de droite et de gauche ; un rouleau de paperasses ayant pour titre : « Recouvrements désespérés », traînait par terre ; il manqua tomber dessus et le ramassa. Mme Dambreuse disparaissait ensevelie dans le grand fauteuil.
— Eh bien ? Où êtes-vous donc ? qu’y a-t-il ?
Elle se leva d’un bond.
— Ce qu’il y a ? Je suis ruinée, ruinée ! entends-tu ?
     M. Adolphe Langlois, le notaire, l’avait fait venir en son étude, et lui avait communiqué un testament écrit par son mari, avant leur mariage. Il léguait tout à Cécile ; et l’autre testament était perdu. Frédéric devint très pâle. Sans doute elle avait mal cherché ?
— Mais regarde donc ! dit Mme Dambreuse, en lui montrant l’appartement.
403 III, 4
 Enfin, sa douleur, malgré la bassesse du motif, semblait tellement profonde, qu’il tâcha de la consoler, en lui disant qu’après tout, elle n’était pas réduite à la misère.
— C’est la misère, puisque je ne peux pas t’offrir une grande fortune !
    Elle n’avait plus que trente mille livres de rente, sans compter l’hôtel qui en valait de dix-huit à vingt, peut-être.
Bien que ce fût de l’opulence pour Frédéric, il n’en ressentait pas moins une déception. Adieu ses rêves, et toute la grande vie qu’il aurait menée ! L’honneur le forçait à épouser Mme Dambreuse. Il réfléchit une minute ; puis, d’un air tendre :
— J’aurai toujours ta personne !
Elle se jeta dans ses bras ; et il la serra contre sa poitrine, avec un attendrissement où il y avait un peu d’admiration pour lui-même. Mme Dambreuse, dont les larmes ne coulaient plus, releva sa figure, toute rayonnante de bonheur, et, lui prenant la main :
— Ah ! je n’ai jamais douté de toi ! J’y comptais !
404 III, 4
 Frédéric porta sa lettre à Mme Dambreuse.
— Tu n’as donc pas été à Nogent ? dit-elle.
— Pourquoi ?
— C’est que j’ai vu Deslauriers il y a trois jours.
Sachant la mort de son mari, l’avocat était venu rapporter des notes sur les houilles et lui offrir ses services comme homme d’affaires. Cela parut étrange à Frédéric ; et que faisait son ami, là-bas ?
Sachant la mort de son mari, l’avocat était venu rapporter des notes sur les houilles et lui offrir ses services comme homme d’affaires. Cela parut étrange à Frédéric ; et que faisait son ami, là-bas ?
Mme Dambreuse voulut savoir l’emploi de son temps depuis leur séparation.
— J’ai été malade, répondit-il.
 — Tu aurais dû me prévenir, au moins.
    — Oh ! cela n’en valait pas la peine.
    D’ailleurs, il avait eu une foule de dérangements, des rendez-vous, des visites.
406 III, 4
    Il mena dès lors une existence double, couchant religieusement chez la Maréchale et passant l’après-midi chez Mme Dambreuse, si bien qu’il lui restait à peine, au milieu de la journée, une heure de liberté. 406 III, 4
 Souvent, ils manquaient le dernier départ. Alors, Mme Dambreuse le grondait de son inexactitude. Il lui faisait une histoire.
Il fallait en inventer aussi pour Rosanette. Elle ne comprenait pas à quoi il employait toutes ses soirées ; et, quand on envoyait chez lui, il n’y était jamais ! Un jour, comme il s’y trouvait, elles apparurent presque à la fois. Il fit sortir la Maréchale et cacha Mme Dambreuse, en disant que sa mère allait arriver.
   Bientôt ces mensonges le divertirent ; il répétait à l’une le serment qu’il venait de faire à l’autre, leur envoyait deux bouquets semblables, leur écrivait en même temps, puis établissait entre elles des comparaisons ; il y en avait une troisième toujours présente à sa pensée.
407 III, 4
 — Admire ma confiance ! lui dit un jour Mme Dambreuse, en dépliant un papier où on la prévenait que M. Moreau vivait conjugalement avec une certaine Rose Bron.
— Est-ce la demoiselle des courses, par hasard ?
    — Quelle absurdité ! reprit-il. Laisse-moi voir.
    La lettre, écrite en caractères romains, n’était pas signée. Mme Dambreuse, au début, avait toléré cette maîtresse qui couvrait leur adultère. Mais, sa passion devenant plus forte, elle avait exigé une rupture, chose faite depuis longtemps, selon Frédéric ;
408 III, 4
et, quand il eut fini ses protestations, elle répliqua, tout en clignant ses paupières où brillait un regard pareil à la pointe d’un stylet sous de la mousseline :
    — Eh bien, et l’autre ?
    — Quelle autre ?
    — La femme du faïencier !
    Il leva les épaules dédaigneusement. Elle n’insista pas.
Mais, un mois plus tard, comme ils parlaient d’honneur et de loyauté, et qu’il vantait la sienne (d’une manière incidente, par précaution), elle lui dit :
    — C’est vrai, tu es honnête, tu n’y retournes plus.
    Frédéric, qui pensait à la Maréchale, balbutia :
    — Où donc ?
    — Chez Mme Arnoux.
    Il la supplia de lui avouer d’où elle tenait ce renseignement. C’était par sa couturière en second, Mme Regimbart.
    Ainsi, elle connaissait sa vie, et lui ne savait rien de la sienne !
Cependant, il avait découvert dans son cabinet de toilette la miniature d’un monsieur à longues moustaches : était-ce le même sur lequel on lui avait conté autrefois une vague histoire de suicide ? Mais, il n’existait aucun moyen d’en savoir davantage ! À quoi bon, du reste ?
408 III, 4
Elle lui faisait refuser les invitations où elle ne pouvait se rendre avec lui, le tenait à ses côtés, avait peur de le perdre ; et, malgré cette union chaque jour plus grande, tout à coup des abîmes se découvraient entre eux, à propos de choses insignifiantes, l’appréciation d’une personne, d’une œuvre d’art. 409 III, 4
Elle était hautaine avec ses gens ; ses yeux restaient secs devant les haillons des pauvres. Un égoïsme ingénu éclatait dans ses locutions ordinaires : « Qu’est-ce que cela me fait ? je serais bien bonne ! est-ce que j’ai besoin ! » et mille petites actions inanalysables, odieuses. Elle aurait écouté derrière les portes ; elle devait mentir à son confesseur. Par esprit de domination, elle voulut que Frédéric l’accompagnât le dimanche à l’église. Il obéit, et porta le livre. 409 III, 4
 Où avoir de l’argent ? Frédéric savait par lui-même combien il est difficile d’en obtenir tout de suite, à n’importe quel prix. Une seule personne pouvait l’aider, Mme Dambreuse. Elle gardait toujours dans son secrétaire plusieurs billets de banque. Il alla chez elle ; et, d’un ton hardi :
    — As-tu douze mille francs à me prêter ?
    — Pourquoi ?
    C’était le secret d’un autre. Elle voulait le connaître. Il ne céda pas. Tous deux s’obstinaient. Enfin, elle déclara ne rien donner, avant de savoir dans quel but. Frédéric devint très rouge. Un de ses camarades avait commis un vol. La somme devait être restituée aujourd’hui même.
    — Tu l’appelles ? Son nom ? Voyons, son nom ?
    — Dussardier !
    Et il se jeta à ses genoux, en la suppliant de n’en rien dire.
    — Quelle idée as-tu de moi ? reprit Mme Dambreuse. On croirait que tu es le coupable. Finis donc tes airs tragiques ! Tiens, les voilà ! et grand bien lui fasse !
423 III, 5
 Mme Dambreuse aussi pleurait, couchée sur son lit, à plat ventre, la tête dans ses mains.
    Olympe Regimbart, étant venue le soir lui essayer sa première robe de couleur, avait conté la visite de Frédéric, et même qu’il tenait tout prêts douze mille francs destinés à M. Arnoux.
    Ainsi cet argent, son argent à elle, était pour empêcher le départ de l’autre, pour se conserver une maîtresse !
    Elle eut d’abord un accès de rage ; et elle avait résolu de le chasser comme un laquais. Des larmes abondantes la calmèrent. Il valait mieux tout renfermer, ne rien dire.
 Frédéric, le lendemain, rapporta les douze mille francs.
    Elle le pria de les garder, en cas de besoin, pour son ami, et elle l’interrogea beaucoup sur ce monsieur. Qui donc l’avait poussé à un tel abus de confiance ? Une femme, sans doute ! Les femmes vous entraînent à tous les crimes.
    Ce ton de persiflage décontenança Frédéric. Il éprouvait un grand remords de sa calomnie. Ce qui le rassurait, c’est que Mme Dambreuse ne pouvait connaître la vérité.
427 III, 5
Deux heures après son retour, la ville était en révolution. On disait que M. Frédéric allait épouser Mme Dambreuse. Enfin, les trois demoiselles Auger, n’y tenant plus, se transportèrent chez Mme Moreau, qui confirma cette nouvelle avec orgueil. Le père Roque en fut malade. Louise s’enferma. Le bruit courut même qu’elle était folle. 430-431 III, 5
 Cependant, Frédéric ne pouvait cacher sa tristesse. Mme Dambreuse, pour l’en distraire sans doute, redoublait d’attentions. Toutes les après-midi, elle le promenait dans sa voiture ; et, une fois qu’ils passaient sur la place de la Bourse, elle eut l’idée d’entrer dans l’hôtel des commissaires-priseurs, par amusement.
C’était le 1er décembre, jour même où devait se faire la vente de Mme Arnoux. Il se rappela la date, et manifesta sa répugnance, en déclarant ce lieu intolérable, à cause de la foule et du bruit. Elle désirait y jeter un coup d’œil seulement. Le coupé s’arrêta. Il fallait bien la suivre.
431 III, 5
 Dans la première salle, à droite, des messieurs, un catalogue à la main, examinaient des tableaux ; dans une autre, on vendait une collection d’armes chinoises ; Mme Dambreuse voulut descendre. Elle regardait les numéros au-dessus des portes, et elle le mena jusqu’à l’extrémité du corridor, vers une pièce encombrée de monde.
Il reconnut immédiatement les deux étagères de l’Art industriel, sa table à ouvrage, tous ses meubles !
431 III, 5
Ensuite, on vendit ses robes, puis un de ses chapeaux dont la plume cassée retombait, puis ses fourrures, puis trois paires de bottines ; et le partage de ces reliques, où il retrouvait confusément les formes de ses membres, lui semblait une atrocité, comme s’il avait vu des corbeaux déchiquetant son cadavre. L’atmosphère de la salle, toute chargée d’haleines, l’écœurait. Mme Dambreuse lui offrit son flacon ; elle se divertissait beaucoup, disait-elle. 432 III, 5
Mme Dambreuse, d’un ton folâtre, se moquait du sabot.
On posa devant les brocanteurs un petit coffret avec des médaillons, des angles et des fermoirs d’argent, le même qu’il avait vu au premier dîner dans la rue de Choiseul, qui ensuite avait été chez Rosanette, était revenu chez Mme Arnoux ; souvent, pendant leurs conversations, ses yeux le rencontraient ; il était lié à ses souvenirs les plus chers, et son âme se fondait d’attendrissement, quand Mme Dambreuse dit tout à coup :
— Tiens ! je vais l’acheter.
— Mais ce n’est pas curieux, reprit-il.
    Elle le trouvait, au contraire, fort joli ; et le crieur en prônait la délicatesse :
    — Un bijou de la Renaissance ! Huit cents francs, messieurs ! En argent presque tout entier ! Avec un peu de blanc d’Espagne, ça brillera !
Et, comme elle se poussait dans la foule :
    — Quelle singulière idée ! dit Frédéric.
    — Cela vous fâche ?
    — Non ! Mais que peut-on faire de ce bibelot ?
    — Qui sait ? y mettre des lettres d’amour, peut-être ?
    Elle eut un regard qui rendait l’allusion fort claire.
    — Raison de plus pour ne pas dépouiller les morts de leurs secrets.
    — Je ne la croyais pas si morte.
433 III, 5
       Elle ajouta distinctement :
    — Huit cent quatre-vingts francs !
    — Ce que vous faites n’est pas bien, murmura Frédéric.
    Elle riait.
    — Mais, chère amie, c’est la première grâce que je vous demande.
    — Mais vous ne serez pas un mari aimable, savez-vous ?
Quelqu’un venait de lancer une surenchère ; elle leva la main :
    — Neuf cents francs !
    — Neuf cents francs ! répéta Me Berthelmot.
    — Neuf cent dix… — quinze… vingt… trente ! glapissait le crieur, tout en parcourant du regard l’assistance, avec des hochements de tête saccadés.
    — Prouvez-moi que ma femme est raisonnable, dit Frédéric.
    Il l’entraîna doucement vers la porte.
    Le commissaire-priseur continuait.
    — Allons, allons, messieurs, neuf cent trente ! Y a-t-il marchand à neuf cent trente ?
    Mme Dambreuse, qui était arrivée sur le seuil, s’arrêta ; et, d’une voix haute :
    — Mille francs !
    Il y eut un frisson dans le public, un silence.
    — Mille francs, messieurs, mille francs ! Personne ne dit rien ? bien vu ? mille francs ! — Adjugé !
    Le marteau d’ivoire s’abattit.
    Elle fit passer sa carte, on lui envoya le coffret.
    Elle le plongea dans son manchon.
    Frédéric sentit un grand froid lui traverser le cœur.
433 III, 5
 Mme Dambreuse n’avait pas quitté son bras ; et elle n’osa le regarder en face jusque dans la rue, où l’attendait sa voiture.
Elle s’y jeta comme un voleur qui s’échappe, et, quand elle fut assise, se retourna vers Frédéric. Il avait son chapeau à la main.
    — Vous ne montez pas ?
    — Non, madame !
    Et, la saluant froidement, il ferma la portière, puis fit signe au cocher de partir.
434 III, 5
 Il écrivit à des fournisseurs pour décommander plusieurs emplettes relatives à son mariage, qui lui apparaissait maintenant comme une spéculation un peu ignoble ; et il exécrait Mme Dambreuse parce qu’il avait manqué, à cause d’elle, commettre une bassesse. 434 III, 5
Vers le commencement de cet hiver, Frédéric et Deslauriers causaient au coin du feu, réconciliés encore une fois, par la fatalité de leur nature qui les faisait toujours se rejoindre et s’aimer.
L’un expliqua sommairement sa brouille avec Mme Dambreuse, laquelle s’était remariée à un Anglais.
442 III, 7
     

Danielle Girard