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L'Éducation sentimentale – Deuxième partie
Frédéric Moreau
     

Extraits de l’œuvre

Édition

Chapitre

    Quand il fut à sa place, dans le coupé, au fond, et que la diligence s’ébranla, emportée par les cinq chevaux détalant à la fois, il sentit une ivresse le submerger. Comme un architecte qui fait le plan d’un palais, il arrangea, d’avance, sa vie. Il l’emplit de délicatesses et de splendeurs ; elle montait jusqu’au ciel ; une prodigalité de choses y apparaissait ; et cette contemplation était si profonde, que les objets extérieurs avaient disparu.
    Au bas de la côte de Sourdun, il s’aperçut de l’endroit où l’on était. On n’avait fait que cinq kilomètres, tout au plus ! Il fut indigné. Il abattit le vasistas pour voir la route. Il demanda plusieurs fois au conducteur dans combien de temps, au juste, on arriverait. Il se calma cependant, et il restait dans son coin, les yeux ouverts.

133

II, 1

    À Mormans, on entendit sonner une heure et un quart.
    « C’est donc aujourd’hui, pensa-t-il, aujourd’hui même, tantôt ! »
    Mais, peu à peu ses espérances et ses souvenirs, Nogent, la rue de Choiseul, Mme Arnoux, sa mère, tout se confondait.

134

II, 1

Le premier, un gros homme rouge, en redingote de velours, était un négociant ; le second venait dans la capitale pour consulter un médecin ; et, craignant de l’avoir incommodé pendant la nuit, Frédéric lui fit spontanément des excuses, tant il avait l’âme attendrie par le bonheur.

134

II, 1

    La Seine, jaunâtre, touchait presque au tablier des ponts. Une fraîcheur s’en exhalait. Frédéric l’aspira de toutes ses forces, savourant ce bon air de Paris qui semble contenir des effluves amoureux et des émanations intellectuelles ; il eut un attendrissement en apercevant le premier fiacre. Et il aimait jusqu’au seuil des marchands de vin garni de paille, jusqu’aux décrotteurs avec leurs boîtes, jusqu’aux garçons épiciers secouant leur brûloir à café. Des femmes trottinaient sous des parapluies ; il se penchait pour distinguer leur figure, un hasard pouvait avoir fait sortir Mme Arnoux.

135

II, 1

Pour faire durer son plaisir, Frédéric s’habilla le plus lentement possible, et même il se rendit à pied au boulevard Montmartre ; il souriait à l’idée de revoir, tout à l’heure, sur la plaque de marbre, le nom chéri ; il leva les yeux. Plus de vitrines, plus de tableaux, rien !
    Il courut à la rue de Choiseul. M. et Mme Arnoux n’y habitaient pas, et une voisine gardait la loge du portier ; Frédéric l’attendit ; enfin, il parut, ce n’était plus le même. Il ne savait point leur adresse.
    Frédéric entra dans un café, et, tout en déjeunant, consulta l’Almanach du Commerce. Il y avait trois cents Arnoux, mais pas de Jacques Arnoux ! Où donc logeaient-ils ? 

135

II, 1

Pellerin devait le savoir.
    Il se transporta tout en haut du faubourg Poissonnière, à son atelier. La porte n’ayant ni sonnette ni marteau, il donna de grands coups de poing, et il appela, cria. Le vide seul lui répondit.
[…]
Enfin, il l’aperçut à travers la fumée des pipes, seul, au fond de l’arrière-buvette après le billard, une chope devant lui, le menton baissé et dans une attitude méditative.
    — Ah ! il y a longtemps que je vous cherchais, vous !

136 à 139

II, 1

— Qu’est-ce que monsieur désire prendre ?
    Quoique n’ayant besoin de rien prendre, Frédéric avala un verre de rhum, puis un verre de kirsch, puis un verre de curaçao, puis différents grogs, tant froids que chauds. Il lut tout le Siècle du jour, et le relut ; il examina, jusque dans les grains du papier, la caricature du Charivari ; à la fin, il savait par cœur les annonces. De temps à autre, des bottes résonnaient sur le trottoir, c’était lui ! et la forme de quelqu’un se profilait sur les carreaux ; mais cela passait toujours !
    Afin de se désennuyer, Frédéric changeait de place ; il alla se mettre dans le fond, puis à droite, ensuite à gauche ; et il restait au milieu de la banquette, les deux bras étendus.

137

II, 1

Que pouvait donc faire Regimbart ? Frédéric l’attendait, perdu dans une détresse illimitée.

137

II, 1

Enfin, il l’aperçut à travers la fumée des pipes, seul, au fond de l’arrière-buvette après le billard, une chope devant lui, le menton baissé et dans une attitude méditative.
    — Ah ! il y a longtemps que je vous cherchais, vous !
    Sans s’émouvoir, Regimbart lui tendit deux doigts seulement, et comme s’il l’avait vu la veille, il débita plusieurs phrases insignifiantes sur l’ouverture de la session.

139

II, 1

Frédéric l’interrompit, en lui disant, de l’air le plus naturel qu’il put :
    — Arnoux va bien ?
    La réponse fut longue à venir, Regimbart se gargarisait avec son liquide.
    — Oui, pas mal !
    — Où demeure-t-il donc, maintenant ?
    — Mais… rue Paradis-Poissonnière, répondit le Citoyen étonné.
    — Quel numéro ?
    — Trente-sept, parbleu, vous êtes drôle !
    Frédéric se leva :
    — Comment, vous partez ?
    — Oui, oui, j’ai une course, une affaire que j’oubliais ! Adieu !

139

II, 1

Frédéric alla de l’estaminet chez Arnoux, comme soulevé par un vent tiède et avec l’aisance extraordinaire que l’on éprouve dans les songes.
    Il se trouva bientôt à un second étage, devant une porte dont la sonnette retentissait ; une servante parut ; une seconde porte s’ouvrit ; Mme Arnoux était assise près du feu. Arnoux fit un bond et l’embrassa. Elle avait sur ses genoux un petit garçon de trois ans, à peu près ; sa fille, grande comme elle maintenant, se tenait debout, de l’autre côté de la cheminée.

139

II, 1

    Puis il demanda à Frédéric pourquoi il avait été si longtemps sans leur écrire, ce qu’il avait pu faire là-bas, ce qui le ramenait.
    — Moi, à présent, cher ami, je suis marchand de faïences. Mais causons de vous !
    Frédéric allégua un long procès, la santé de sa mère ; il insista beaucoup là-dessus, afin de se rendre intéressant. Bref, il se fixait à Paris, définitivement cette fois ; et il ne dit rien de l’héritage, dans la peur de nuire à son passé.

140

II, 1

Frédéric s’était attendu à des spasmes de joie ; mais les passions s’étiolent quand on les dépayse, et, ne retrouvant plus Mme Arnoux dans le milieu où il l’avait connue, elle lui semblait avoir perdu quelque chose, porter confusément comme une dégradation, enfin n’être pas la même. Le calme de son cœur le stupéfiait.

 

 

Il s’informa des anciens amis, de Pellerin, entre autres.
— Je ne le vois pas souvent, dit Arnoux.
    Elle ajouta :
    — Nous ne recevons plus, comme autrefois !
    Était-ce pour l’avertir qu’on ne lui ferait aucune invitation ?

140

II, 1

Les démonstrations d’Arnoux ennuyaient Frédéric, qui avait froid et faim.
    Il courut au Café Anglais, y soupa splendidement, et, tout en mangeant, il se disait :
    « J’étais bien bon là-bas avec mes douleurs ! À peine si elle m’a reconnu ! quelle bourgeoise ! »

141

II, 1

Et, dans un brusque épanouissement de santé, il se fit des résolutions d’égoïsme. Il se sentait le cœur dur comme la table où ses coudes posaient. Donc, il pouvait, maintenant, se jeter au milieu du monde, sans peur. L’idée des Dambreuse lui vint ; il les utiliserait ; puis il se rappela Deslauriers. « Ah ! ma foi, tant pis ! » Cependant, il lui envoya, par un commissionnaire, un billet lui donnant rendez-vous le lendemain au Palais-Royal, afin de déjeuner ensemble.

141

II, 1

Il arriva au rendez-vous, portant un gros paletot doublé de flanelle rouge, comme celui de Sénécal autrefois.
    Le respect humain, à cause du public qui passait, les empêcha de s’étreindre longuement, et ils allèrent jusque chez Véfour, bras dessus bras dessous, en ricanant de plaisir, avec une larme au fond des yeux.

142

II, 1

— Ah ! saprelotte, nous allons nous la repasser douce, maintenant !
    Frédéric n’aima point cette manière de s’associer, tout de suite, à sa fortune. Son ami témoignait trop de joie pour eux deux, et pas assez pour lui seul.

142

II, 1

— Tu crois ? dit Frédéric.
    — Compte dessus ! répondit-il. Ça ne peut pas durer ! on souffre trop ! Quand je vois dans la misère des gens comme Sénécal…
    « Toujours le Sénécal ! » pensa Frédéric.
    — Quoi de neuf, du reste ? Es-tu encore amoureux de Mme Arnoux ? C’est passé, hein ?
    Frédéric, ne sachant que répondre, ferma les yeux en baissant la tête.

143

II, 1

    Il y avait cependant quelque chose à faire, c’était de hausser le ton de ladite feuille, puis tout à coup, gardant les mêmes rédacteurs et promettant la suite du feuilleton, de servir aux abonnés un journal politique ; les avances ne seraient pas énormes.
    — Qu’en penses-tu, voyons ! veux-tu t’y mettre ?
Frédéric ne repoussa pas la proposition. Mais il fallait attendre le règlement de ses affaires.
    — Alors, si tu as besoin de quelque chose…
    — Merci, mon petit ! dit Deslauriers.
    Ensuite, ils fumèrent des puros, accoudés sur la planche de velours, au bord de la fenêtre.

143

II, 1

Frédéric s’était senti troublé par l’amertume de Deslauriers ; mais, sous l’influence du vin qui circulait dans ses veines, à moitié endormi, engourdi, et recevant la lumière en plein visage, il n’éprouvait plus qu’un immense bien-être, voluptueusement stupide, comme une plante saturée de chaleur et d’humidité.

143

II, 1

Frédéric, sans l’écouter, observait à la devanture des marchands les étoffes et les meubles convenables pour son installation ; et ce fut peut-être la pensée de Mme Arnoux qui le fit s’arrêter à l’étalage d’un brocanteur, devant trois assiettes de faïence. Elles étaient décorées d’arabesques jaunes, à reflets métalliques, et valaient cent écus la pièce. Il les fit mettre de côté.
 — Moi, à ta place, dit Deslauriers, je m’achèterais plutôt de l’argenterie, décelant, par cet amour du cossu, l’homme de mince origine.

144

II, 1

Dès qu’il fut seul, Frédéric se rendit chez le célèbre Pomadère, où il se commanda trois pantalons, deux habits, une pelisse de fourrure et cinq gilets ; puis chez un bottier, chez un chemisier, et chez un chapelier, ordonnant partout qu’on se hâtât le plus possible.
    Trois jours après, le soir, à son retour du Havre, il trouva chez lui sa garde-robe complète ; et impatient de s’en servir, il résolut de faire à l’instant même une visite aux Dambreuse. Mais il était trop tôt, huit heures à peine.
    « Si j’allais chez les autres ? », se dit-il.

144

II, 1

Arnoux, seul, devant sa glace, était en train de se raser. Il lui proposa de le conduire dans un endroit où il s’amuserait, et, au nom de M. Dambreuse :
    — Ah ! ça se trouve bien ! Vous verrez là de ses amis ; venez donc ! ce sera drôle !
    Frédéric s’excusait, Mme Arnoux reconnut sa voix et lui souhaita le bonjour à travers la cloison, car sa fille était indisposée, elle-même souffrante ;

144

II, 1

Ils allèrent ensuite chez un costumier ; c’était d’un bal qu’il s’agissait. Arnoux prit une culotte de velours bleu, une veste pareille, une perruque rouge ; Frédéric un domino ; et ils descendirent rue de Laval, devant une maison illuminée au second étage par des lanternes de couleur.
 Dès le bas de l’escalier, on entendait le bruit des violons.
    — Où diable me menez-vous ? dit Frédéric.
    — Chez une bonne fille ! n’ayez pas peur !

145

II, 1

 Arnoux présenta Frédéric.
    — Tapez là dedans, monsieur, soyez le bienvenu !
    Elle écarta une portière derrière elle, et se mit à crier emphatiquement :
     — Le sieur Arnoux, marmiton, et un prince de ses amis !
    Frédéric fut d’abord ébloui par les lumières ; il n’aperçut que de la soie, du velours, des épaules nues, une masse de couleurs qui se balançait aux sons d’un orchestre caché par des verdures, entre des murailles tendues de soie jaune, avec des portraits au pastel, çà et là, et des torchères de cristal en style Louis XVI

145-146

II, 1

  — Gare au lustre !
Frédéric leva les yeux : c’était le lustre en vieux saxe qui ornait la boutique de l’Art industriel ; le souvenir des anciens jours passa dans sa mémoire ; mais un fantassin de la ligne en petite tenue, avec cet air nigaud que la tradition donne aux conscrits, se planta devant lui, en écartant les deux bras pour marquer l’étonnement ; et il reconnut, malgré les effroyables moustaches noires extra-pointues qui le défiguraient, son ancien ami Hussonnet. Dans un charabia moitié alsacien, moitié nègre, le bohème l’accablait de félicitations, l’appelant son colonel. Frédéric, décontenancé par toutes ces personnes, ne savait que répondre. Un archet ayant frappé sur un pupitre, danseurs et danseuses se mirent en place.

146

II, 1

Frédéric, en regardant ces personnes, éprouvait un sentiment d’abandon, un malaise. Il songeait encore à Mme Arnoux et il lui semblait participer à quelque chose d’hostile se tramant contre elle.
    Quand le quadrille fut achevé, Mme Rosanette l’aborda. Elle haletait un peu, et son hausse-col, poli comme un miroir, se soulevait doucement sous son menton.
    — Et vous, monsieur, dit-elle, vous ne dansez pas ?
    Frédéric s’excusa, il ne savait pas danser.
    — Vraiment ! mais avec moi ? bien sûr ?
    Et, posée sur une seule hanche, l’autre genou un peu rentré, en caressant de la main gauche le pommeau de nacre de son épée, elle le considéra pendant une minute, d’un air moitié suppliant, moitié gouailleur. Enfin elle dit « bonsoir ! », fit une pirouette, et disparut.
     Frédéric, mécontent de lui-même, et ne sachant que faire, se mit à errer dans le bal.

147-148

II, 1

  Frédéric, mécontent de lui-même, et ne sachant que faire, se mit à errer dans le bal.
  Il entra dans le boudoir, capitonné de soie bleu pâle avec des bouquets de fleurs des champs, tandis qu’au plafond, dans un cercle de bois doré, des Amours, émergeant d’un ciel d’azur, batifolaient sur des nuages en forme d’édredon. Ces élégances, qui seraient aujourd’hui des misères pour les pareilles de Rosanette, l’éblouirent ; et il admira tout : 

148

II, 1

C’était bien là un milieu fait pour lui plaire. Dans une brusque révolte de sa jeunesse, il se jura d’en jouir, s’enhardit ; puis, revenu à l’entrée du salon, où il y avait plus de monde maintenant (tout s’agitait dans une sorte de pulvérulence lumineuse), il resta debout à contempler les quadrilles, clignant les yeux pour mieux voir, et humant les molles senteurs de femmes, qui circulaient comme un immense baiser épandu.

148

II, 1

Alors, toutes les femmes, assises autour du salon sur des banquettes, se levèrent à la file, prestement ; et leurs jupes, leurs écharpes, leurs coiffures se mirent à tourner.
    Elles tournaient si près de lui, que Frédéric distinguait les gouttelettes de leur front ; et ce mouvement giratoire de plus en plus vif et régulier, vertigineux, communiquant à sa pensée une sorte d’ivresse, y faisait surgir d’autres images, tandis que toutes passaient dans le même éblouissement, et chacune avec une excitation particulière selon le genre de sa beauté.

151

II, 1

Quand il vint à passer devant M. Oudry, Rosanette l’arrêta.
    — Eh bien, et cette affaire ?
    Il rougit quelque peu ; enfin, s’adressant au bonhomme :
    — Notre amie m’a dit que vous auriez l’obligeance…
    — Comment donc, mon voisin ! tout à vous.
Et le nom de M. Dambreuse fut prononcé ; comme ils s’entretenaient à demi-voix, Frédéric les entendait confusément ; il se porta vers l’autre coin de la cheminée, où Rosanette et Delmar causaient ensemble.

152

II, 1

Comment un pareil homme pouvait-il la charmer ? Frédéric s’excitait intérieurement à le mépriser encore plus, pour bannir, peut-être, l’espèce d’envie qu’il lui portait.

152

II, 1

Puis Arnoux et la Vatnaz disparurent ; le bonhomme vint parler bas à Rosanette.
    — Eh bien, oui, c’est convenu ! Laissez-moi tranquille.
Et elle pria Frédéric d’aller voir dans la cuisine si M. Arnoux n’y était pas.

153

II, 1

Où donc était Rosanette ? Frédéric la chercha plus loin, jusque dans le boudoir et dans la chambre. Quelques-uns, pour être seuls, ou deux à deux, s’y étaient réfugiés. L’ombre et les chuchotements se mêlaient. Il y avait de petits rires sous des mouchoirs, et l’on entrevoyait au bord des corsages des frémissements d’éventails, lents et doux comme des battements d’aile d’oiseau blessé.

153

II, 1

En entrant dans la serre, il vit, sous les larges feuilles d’un caladium, près le jet d’eau, Delmar, couché à plat ventre sur le canapé de toile ; Rosanette, assise près de lui, avait la main passée dans ses cheveux ; et ils se regardaient. Au même moment, Arnoux entra par l’autre côté, celui de la volière. Delmar se leva d’un bond, puis il sortit à pas tranquilles sans se retourner ; et même, il s’arrêta près de la porte, pour cueillir une fleur d’hibiscus dont il garnit sa boutonnière. Rosanette pencha le visage ; Frédéric, qui la voyait de profil, s’aperçut qu’elle pleurait.
    — Tiens ! qu’as-tu donc ? dit Arnoux.
    Elle haussa les épaules sans répondre.

153-154

II, 1

Frédéric l’avait vue.
    — Ce n’est rien !
    Et, à ses instances pour partir et se soigner, elle répondit lentement :
    — Bah ! à quoi bon ? autant ça qu’autre chose ! la vie n’est pas si drôle !
    Alors, il frissonna, pris d’une tristesse glaciale, comme s’il avait aperçu des mondes entiers de misère et de désespoir, un réchaud de charbon près d’un lit de sangle, et les cadavres de la Morgue en tablier de cuir, avec le robinet d’eau froide qui coule sur leurs cheveux.

155

II, 1

Les musiciens étaient partis. On tira le piano de l’antichambre dans le salon. La Vatnaz s’y mit, et, accompagnée de l’Enfant de chœur qui battait du tambour de basque, elle entama une contredanse avec furie, tapant les touches comme un cheval qui piaffe, et se dandinant de la taille, pour mieux marquer la mesure. La Maréchale entraîna Frédéric, Hussonnet faisait la roue, la Débardeuse se disloquait comme un clown, le Pierrot avait des façons d’orang-outang, la Sauvagesse, les bras écartés, imitait l’oscillation d’une chaloupe. Enfin tous, n’en pouvant plus, s’arrêtèrent ; et on ouvrit une fenêtre.

156

II, 1

Arnoux et Frédéric s’en revinrent ensemble, comme ils étaient venus. Le marchand de faïence avait un air tellement sombre, que son compagnon le crut indisposé.
    — Moi ? pas du tout !
    Il se mordait la moustache, fronçait les sourcils, et Frédéric lui demanda si ce n’était pas ses affaires qui le tourmentaient.
    — Nullement !
Puis tout à coup :
    — Vous le connaissiez, n’est-ce pas, le père Oudry ?
    Et, avec une expression de rancune :
    — Il est riche, le vieux gredin !

158

II, 1

— Il faut cependant que j’aille embrasser ma femme.
    « Ah ! sa femme ! » pensa Frédéric.
    Puis il se coucha, avec une douleur intolérable à l’occiput ; et il but une carafe d’eau, pour calmer sa soif.

158

II, 1

Une autre soif lui était venue, celle des femmes, du luxe et de tout ce que comporte l’existence parisienne. Il se sentait quelque peu étourdi, comme un homme qui descend d’un vaisseau ; et, dans l’hallucination du premier sommeil, il voyait passer et repasser continuellement les épaules de la Poissarde, les reins de la Débardeuse, les mollets de la Polonaise, la chevelure de la Sauvagesse. Puis deux grands yeux noirs, qui n’étaient pas dans le bal, parurent ; et légers comme des papillons, ardents comme des torches, ils allaient, venaient, vibraient, montaient dans la corniche, descendaient jusqu’à sa bouche. Frédéric s’acharnait à reconnaître ces yeux sans y parvenir. Mais déjà le rêve l’avait pris ; il lui semblait qu’il était attelé près d’Arnoux, au timon d’un fiacre, et que la Maréchale, à califourchon sur lui, l’éventrait avec ses éperons d’or.

158

II, 1

    Frédéric trouva, au coin de la rue Rumfort, un petit hôtel et il s’acheta, tout à la fois, le coupé, le cheval, les meubles et deux jardinières prises chez Arnoux, pour mettre aux deux coins de la porte dans son salon. Derrière cet appartement, étaient une chambre et un cabinet. L’idée lui vint d’y loger Deslauriers. Mais, comment la recevrait-il, elle, sa maîtresse future ? La présence d’un ami serait une gêne. Il abattit le refend pour agrandir le salon, et fit du cabinet un fumoir.

159

II, 2

    Il acheta les poètes qu’il aimait, des Voyages, des Atlas, des Dictionnaires, car il avait des plans de travail sans nombre ; il pressait les ouvriers, courait les magasins, et, dans son impatience de jouir, emportait tout sans marchander.

159

II, 2

D’après les notes des fournisseurs, Frédéric s’aperçut qu’il aurait à débourser prochainement une quarantaine de mille francs, non compris les droits de succession, lesquels dépasseraient trente-sept mille ; comme sa fortune était en biens territoriaux, il écrivit au notaire du Havre d’en vendre une partie, pour se libérer de ses dettes et avoir quelque argent à sa disposition.

159

II, 2

Puis, voulant connaître enfin cette chose vague, miroitante et indéfinissable qu’on appelle le monde, il demanda par un billet aux Dambreuse s’ils pouvaient le recevoir. Madame répondit qu’elle espérait sa visite pour le lendemain.

159

II, 2

Des tableaux dans la manière de l’Espagnolet étaient appendus au mur ; les lourdes portières en tapisserie tombaient majestueusement ; et les fauteuils, les consoles, les tables, tout le mobilier, qui était de style Empire, avait quelque chose d’imposant et de diplomatique. Frédéric souriait de plaisir, malgré lui.

160

II, 2

Frédéric l’observait. La peau mate de son visage paraissait tendue, et d’une fraîcheur sans éclat, comme celle d’un fruit conservé. Mais ses cheveux, tirebouchonnés à l’anglaise, étaient plus fins que de la soie, ses yeux d’un azur brillant, tous ses gestes délicats. Assise au fond, sur la causeuse, elle caressait les floches rouges d’un écran japonais, pour faire valoir ses mains, sans doute, de longues mains étroites, un peu maigres, avec des doigts retroussés par le bout. Elle portait une robe de moire grise, à corsage montant, comme une puritaine.
    Frédéric lui demanda si elle ne viendrait pas cette année à la Fortelle. Mme Dambreuse n’en savait rien. Il concevait cela, du reste : Nogent devait l’ennuyer. 

160-161

II, 2

Bientôt, la conversation fut impossible à suivre, et Frédéric se retirait quand Mme Dambreuse lui dit :
    — Tous les mercredis, n’est-ce pas, monsieur Moreau ? rachetant par cette seule phrase ce qu’elle avait montré d’indifférence.
    Il était content. Néanmoins, il huma dans la rue une large bouffée d’air ; et, par besoin d’un milieu moins artificiel, Frédéric se ressouvint qu’il devait une visite à la Maréchale.

161

II, 2

 Et il resta seul dans la salle à manger.
    Les persiennes en étaient closes. Frédéric la parcourait des yeux, en se rappelant le tapage de l’autre nuit, lorsqu’il remarqua au milieu, sur la table, un chapeau d’homme, un vieux feutre bossué, gras, immonde. À qui donc ce chapeau ? Montrant impudemment sa coiffe décousue, il semblait dire : « Je m’en moque après tout ! Je suis le maître ! »
    La Maréchale survint. Elle le prit, ouvrit la serre, l’y jeta, referma la porte (d’autres portes, en même temps, s’ouvraient et se refermaient), et, ayant fait passer Frédéric par la cuisine, elle l’introduisit dans son cabinet de toilette.

161

II, 2

— Rendez-moi quatre sous !
    Delphine les rendit, et, quand elle l’eut congédiée
    — Ah ! Sainte-Vierge ! est-on assez malheureux avec ces gens-là !
    Frédéric fut choqué de cette récrimination. Elle lui rappelait trop les autres, et établissait entre les deux maisons une sorte d’égalité fâcheuse.

162

II, 2

Delphine, étant revenue, s’approcha de la Maréchale pour chuchoter un mot à son oreille.
    — Eh non ! je n’en veux pas !
    Delphine se présenta de nouveau.
    — Madame, elle insiste.
    — Ah ! quel embêtement ! Flanque-la dehors !
    Au même instant, une vieille dame habillée de noir poussa la porte. Frédéric n’entendit rien, ne vit rien ; Rosanette s’était précipitée dans la chambre, à sa rencontre.
    Quand elle reparut, elle avait les pommettes rouges et elle s’assit dans un des fauteuils, sans parler. Une larme tomba sur sa joue ; puis se tournant vers le jeune homme, doucement :
    — Quel est votre petit nom ?
    — Frédéric.

163

II, 2

 Quel est votre petit nom ?
    — Frédéric.
    — Ah ! Fédérico ! Ça ne vous gêne pas que je vous appelle comme ça ?

163

II, 2

C’est cent quatre-vingt-cinq francs que tu me dois !
    Rosanette alla prendre dans un tiroir dix napoléons. Aucune des deux n’avait de monnaie, Frédéric en offrit.
    — Je vous les rendrai, dit la Vatnaz, en fourrant les quinze francs dans son sac.

163

II, 2

Mlle Vatnaz reprit :
    — Et le vieux de la Montagne, quoi de neuf ?
    Mais, d’un brusque clin d’œil, la Maréchale lui commanda de se taire ; et elle reconduisit Frédéric jusque dans l’antichambre, pour savoir s’il verrait bientôt Arnoux.
    — Priez-le donc de venir ; pas devant son épouse, bien entendu !

164

II, 2

Frédéric, enhardi par cette espèce de confidence, voulut la baiser sur le col. Elle dit froidement :
    — Oh ! faites ! Ça ne coûte rien !
    Il était léger en sortant de là, ne doutant pas que la Maréchale ne devînt bientôt sa maîtresse. Ce désir en éveilla un autre ; et, malgré l’espèce de rancune qu’il lui gardait, il eut envie de voir Mme Arnoux.

164

II, 2

 Il ajourna sa visite au lendemain.
    Elle se tenait dans la même attitude que le premier jour, et cousait une chemise d’enfant. Le petit garçon, à ses pieds, jouait avec une ménagerie de bois ; Marthe, un peu plus loin, écrivait.
    Il commença par la complimenter de ses enfants. Elle répondit sans aucune exagération de bêtise maternelle.
    La chambre avait un aspect tranquille. Un beau soleil passait par les carreaux, les angles des meubles reluisaient, et, comme Mme Arnoux était assise auprès de la fenêtre, un grand rayon, frappant les accroche-cœurs de sa nuque, pénétrait d’un fluide d’or sa peau ambrée.

164

II, 2

Mme Arnoux eut un regard singulièrement triste. Était-ce pour lui défendre toute allusion à leur souvenir commun ?
    Ses beaux yeux noirs, dont la sclérotique brillait, se mouvaient doucement sous leurs paupières un peu lourdes, et il y avait dans la profondeur de ses prunelles une bonté infinie. Il fut ressaisi par un amour plus fort que jamais, immense : c’était une contemplation qui l’engourdissait, il la secoua pourtant.

165

II, 2

 Comment se faire valoir ? par quels moyens ? Et, ayant bien cherché, Frédéric ne trouva rien de mieux que l’argent. Il se mit à parler du temps, lequel était moins froid qu’au Havre.
    — Vous y avez été ?
    — Oui, pour une affaire… de famille… un héritage.
    — Ah ! j’en suis bien contente, reprit-elle avec un air de plaisir tellement vrai, qu’il en fut touché comme d’un grand service.
    Puis elle lui demanda ce qu’il voulait faire, un homme devant s’employer à quelque chose. Il se rappela son mensonge et dit qu’il espérait parvenir au Conseil d’État, grâce à M. Dambreuse, le député.
    — Vous le connaissez peut-être ?
    — De nom, seulement.

165

II, 2

 Puis, d’une voix basse :
    — Il vous a mené au bal, l’autre jour, n’est-ce pas ?
    Frédéric se taisait !
    — C’est ce que je voulais savoir, merci.
    Ensuite, elle lui fit deux ou trois questions discrètes sur sa famille et sa province. C’était bien aimable, d’être resté là-bas si longtemps, sans les oublier.
    — Mais…, le pouvais-je ? reprit-il. En doutiez-vous ?
    Mme Arnoux se leva.
    — Je crois que vous nous portez une bonne et solide affection. Adieu,… au revoir !
   Et elle tendit sa main d’une manière franche et virile. Et elle tendit sa main d’une manière franche et virile. N’était-ce pas un engagement, une promesse ?

165

II, 2

Frédéric se sentait tout joyeux de vivre ; il se retenait pour ne pas chanter, il avait besoin de se répandre, de faire des générosités et des aumônes. Il regarda autour de lui s’il n’y avait personne à secourir. Aucun misérable ne passait ; et sa velléité de dévouement s’évanouit, car il n’était pas homme à en chercher au loin les occasions.

165

II, 2

Puis il se ressouvint de ses amis. Le premier auquel il songea fut Hussonnet, le second Pellerin. La position infime de Dussardier commandait naturellement des égards ; quant à Cisy, il se réjouissait de lui faire voir un peu sa fortune. Il écrivit donc à tous les quatre de venir pendre la crémaillère le dimanche suivant, à onze heures juste, et il chargea Deslauriers d’amener Sénécal.

166

II, 2

Ils trouvèrent leur ami dans sa chambre à coucher. Stores et doubles rideaux, glace de Venise, rien n’y manquait ; Frédéric, en veste de velours, était renversé dans une bergère, où il fumait des cigarettes de tabac turc.

167

II, 2

Il était midi cependant, et tous bâillaient ; Frédéric attendait quelqu’un. Au nom d’Arnoux, Pellerin fit la grimace. Il le considérait comme un renégat depuis qu’il avait abandonné les arts.
    — Si l’on se passait de lui ? qu’en dites-vous ?
    Tous approuvèrent.

167

II, 2

Mais qu’on y prenne garde ! le peuple, à la fin, se lassera, et pourrait faire payer ses souffrances aux détenteurs du capital, soit par de sanglantes proscriptions, ou par le pillage de leurs hôtels.
Frédéric entrevit dans un éclair, un flot d’hommes aux bras nus envahissant le grand salon de Mme Dambreuse, cassant les glaces à coups de pique.

168

II, 2

— Je bois à la destruction complète de l’ordre actuel, c’est-à-dire de tout ce qu’on nomme Privilège, Monopole, Direction, Hiérarchie, Autorité, État ! — et d’une voix plus haute : — que je voudrais briser comme ceci ! en lançant sur la table le beau verre à patte, qui se fracassa en mille morceaux.
    Tous applaudirent, et Dussardier principalement.

170

II, 2

Sénécal, sans défendre les Polonais, releva les derniers mots de l’homme de lettres. On avait calomnié les papes, qui, après tout, défendaient le peuple, et il appelait la Ligue « l’aurore de la Démocratie, un grand mouvement égalitaire contre l’individualisme des protestants ».
    Frédéric était un peu surpris par ces idées. 

170

II, 2

Ils arrivèrent à l’agacer tellement, qu’il eut envie de les pousser dehors par les épaules. « Mais je deviens bête ! » Et, prenant Dussardier à l’écart, il lui demanda s’il pouvait le servir en quelque chose.
    Le brave garçon fut attendri. Avec sa place de caissier, il n’avait besoin de rien.
    Ensuite, Frédéric emmena Deslauriers dans sa chambre, et, tirant de son secrétaire deux mille francs :
    — Tiens, mon brave, empoche ! C’est le reliquat de mes vieilles dettes.
    — Mais… et le Journal ? dit l’avocat. J’en ai parlé à Hussonnet, tu sais bien.
    Et, Frédéric ayant répondu qu’il se trouvait « un peu gêné, maintenant », l’autre eut un mauvais sourire.

171

II, 2

Frédéric était resté seul. Il pensait à ses amis, et sentait entre eux et lui comme un grand fossé plein d’ombre qui les séparait. Il leur avait tendu la main cependant, et ils n’avaient pas répondu à la franchise de son cœur.

172

II, 2

    Il se rappela les mots de Pellerin et de Dussardier sur Arnoux. C’était une invention, une calomnie sans doute ? Mais pourquoi ? Et il aperçut Mme Arnoux, ruinée, pleurant, vendant ses meubles. Cette idée le tourmenta toute la nuit ; le lendemain, il se présenta chez elle.
 Ne sachant comment s’y prendre pour communiquer ce qu’il savait, il lui demanda en manière de conversation si Arnoux avait toujours ses terrains de Belleville.
    — Oui, toujours.
    — Il est maintenant dans une compagnie pour du kaolin de Bretagne, je crois ?
    — C’est vrai.
    — Sa fabrique marche très bien, n’est-ce pas ?
    — Mais… je le suppose.
    Et, comme il hésitait :
    — Qu’avez-vous donc ? vous me faites peur !
    Il lui apprit l’histoire des renouvellements. Elle baissa la tête, et dit :
    — Je m’en doutais !

172

II, 2

Frédéric tâcha de la rassurer. C’étaient peut-être des embarras momentanés. Du reste, s’il apprenait quelque chose, il lui en ferait part.
   — Oh ! oui, n’est-ce pas ? dit-elle, en joignant ses deux mains, avec un air de supplication charmant.
    Il pouvait donc lui être utile. Le voilà qui entrait dans son existence, dans son cœur !

172-173

II, 2

Il avoua, tout en descendant l’escalier, que, la Maréchale se trouvant libre, ils allaient faire ensemble une partie fine au Moulin-Rouge ; et, comme il lui fallait toujours quelqu’un pour recevoir ses épanchements, il se fit conduire par Frédéric jusqu’à la porte.
    Au lieu d’entrer, il se promena sur le trottoir, en observant les fenêtres du second étage. Tout à coup les rideaux s’écartèrent.
    — Ah ! bravo ! le père Oudry n’y est plus. Bonsoir !
    C’était donc le père Oudry qui l’entretenait ? Frédéric ne savait que penser maintenant.
    À partir de ce jour-là, Arnoux fut encore plus cordial qu’auparavant ; il l’invitait à dîner chez sa maîtresse, et bientôt Frédéric hanta tout à la fois les deux maisons.

173

II, 2

Souvent, elle demandait à Frédéric l’explication d’un mot qu’elle avait lu, mais n’écoutait pas sa réponse, car elle sautait vite à une autre idée, en multipliant les questions. Après des spasmes de gaieté, c’étaient des colères enfantines ; ou bien elle rêvait, assise par terre, devant le feu, la tête basse et le genou dans ses deux mains, plus inerte qu’une couleuvre engourdie. Sans y prendre garde, elle s’habillait devant lui, tirait avec lenteur ses bas de soie, puis se lavait à grande eau le visage, en se renversant la taille comme une naïade qui frissonne ; et le rire de ses dents blanches, les étincelles de ses yeux, sa beauté, sa gaieté éblouissaient Frédéric, et lui fouettaient les nerfs.

174

II, 2

Presque toujours, il trouvait Mme Arnoux montrant à lire à son bambin, ou derrière la chaise de Marthe qui faisait des gammes sur son piano ; quand elle travaillait à un ouvrage de couture, c’était pour lui un grand bonheur que de ramasser, quelquefois, ses ciseaux. Tous ses mouvements étaient d’une majesté tranquille ; ses petites mains semblaient faites pour épandre des aumônes, pour essuyer des pleurs ; et sa voix, un peu sourde naturellement, avait des intonations caressantes et comme des légèretés de brise.

174

II, 2

Elle ne s’exaltait point pour la littérature, mais son esprit charmait par des mots simples et pénétrants. Elle aimait les voyages, le bruit du vent dans les bois, et à se promener tête nue sous la pluie. Frédéric écoutait ces choses délicieusement, croyant voir un abandon d’elle-même qui commençait.

174

II, 2

La fréquentation de ces deux femmes faisait dans sa vie comme deux musiques : l’une folâtre, emportée, divertissante, l’autre grave et presque religieuse ; et, vibrant à la fois, elles augmentaient toujours, et peu à peu se mêlaient ; car, si Mme Arnoux venait à l’effleurer du doigt seulement, l’image de l’autre, tout de suite, se présentait à son désir, parce qu’il avait, de ce côté-là, une chance moins lointaine ; et, dans la compagnie de Rosanette, quand il lui arrivait d’avoir le cœur ému, il se rappelait immédiatement son grand amour.

174

II, 2

 Il lui avait même promis un quart de ses bénéfices dans les fameuses mines de kaolin ; aucun bénéfice ne se montrait, pas plus que le cachemire dont il la leurrait depuis six mois.
    Frédéric pensa, immédiatement, à lui en faire cadeau. Arnoux pouvait prendre cela pour une leçon et se fâcher.

175

II, 2

Cependant, Frédéric conservait ses projets littéraires, par une sorte de point d’honneur vis-à-vis de lui-même. Il voulut écrire une histoire de l’esthétique, résultat de ses conversations avec Pellerin, puis mettre en drames différentes époques de la Révolution française et composer une grande comédie, par l’influence indirecte de Deslauriers et d’Hussonnet.

175

II, 2

Au milieu de son travail, souvent le visage de l’une ou de l’autre passait devant lui ; il luttait contre l’envie de la voir, ne tardait pas à y céder ; et il était plus triste en revenant de chez Mme Arnoux.

176

II, 2

Un matin qu’il ruminait sa mélancolie au coin de son feu, Deslauriers entra. Les discours incendiaires de Sénécal avaient inquiété son patron, et, une fois de plus, il se trouvait sans ressources.
    — Que veux-tu que j’y fasse ? dit Frédéric.
    — Rien ! tu n’as pas d’argent, je le sais. Mais ça ne te gênerait guère de lui découvrir une place, soit par M. Dambreuse ou bien Arnoux ?
    Celui-ci devait avoir besoin d’ingénieurs dans son établissement. Frédéric eut une inspiration : Sénécal pourrait l’avertir des absences du mari, porter des lettres, l’aider dans mille occasions qui se présenteraient. D’homme à homme, on se rend toujours ces services-là. D’ailleurs, il trouverait moyen de l’employer sans qu’il s’en doutât. Le hasard lui offrait un auxiliaire, c’était de bon augure, il fallait le saisir ; et, affectant de l’indifférence, il répondit que la chose peut-être était faisable et qu’il s’en occuperait.
 Il s’en occupa tout de suite.

176

II, 2

il voulait se faire faire d’autres moulins à broyer, d’autres séchoirs. Frédéric se rappela quelques-unes de ces choses ; et il l’aborda en annonçant qu’il avait découvert un homme très fort, capable de trouver son fameux rouge. Arnoux en fit un bond, puis, l’ayant écouté, répondit qu’il n’avait besoin de personne.
    Frédéric exalta les connaissances prodigieuses de Sénécal, tout à la fois ingénieur, chimiste et comptable, étant un mathématicien de première force.
    Le faïencier consentit à le voir.
    Tous deux se chamaillèrent sur les émoluments. Frédéric s’interposa et parvint, au bout de la semaine, à leur faire conclure un arrangement.

176

II, 2

Mais, l’usine étant située à Creil, Sénécal ne pouvait en rien l’aider. Cette réflexion, très simple, abattit son courage comme une mésaventure.
    Il songea que plus Arnoux serait détaché de sa femme, plus il aurait de chance auprès d’elle. Alors, il se mit à faire l’apologie de Rosanette, continuellement ;  

177

II, 2

Le lendemain, Frédéric se présenta chez elle. Bien qu’il fût deux heures, la Maréchale était encore couchée ; et, à son chevet, Delmar, installé devant un guéridon, finissait une tranche de foie gras. Elle cria de loin :
    — Je l’ai, je l’ai !
    Puis, le prenant par les oreilles, elle l’embrassa au front, le remercia beaucoup, le tutoya, voulut même le faire asseoir sur son lit. Ses jolis yeux tendres pétillaient, sa bouche humide souriait, ses deux bras ronds sortaient de sa chemise qui n’avait pas de manches ; et, de temps à autre, il sentait, à travers la batiste, les fermes contours de son corps.

177

II, 2

 Il en fut de même les fois suivantes. Dès que Frédéric entrait, elle montait debout sur un coussin, pour qu’il l’embrassât mieux, l’appelait un mignon, un chéri, mettait une fleur à sa boutonnière, arrangeait sa cravate ; ces gentillesses redoublaient toujours lorsque Delmar se trouvait là.
    Étaient-ce des avances ? Frédéric le crut. Quant à tromper un ami, Arnoux, à sa place, ne s’en gênerait guère ! et il avait bien le droit de n’être pas vertueux avec sa maîtresse, l’ayant toujours été avec sa femme ; car il croyait l’avoir été, ou plutôt il aurait voulu se le faire accroire, pour la justification de sa prodigieuse couardise. Il se trouvait stupide cependant, et résolut de s’y prendre avec la Maréchale carrément.

177

II, 2

Donc une après-midi, comme elle se baissait devant sa commode, il s’approcha d’elle et eut un geste d’une éloquence si peu ambiguë, qu’elle se redressa tout empourprée. Il recommença de suite ; alors, elle fondit en larmes, disant qu’elle était bien malheureuse et que ce n’était pas une raison pour qu’on la méprisât.
    Il réitéra ses tentatives. Elle prit un autre genre, qui fut de rire toujours. Il crut malin de riposter par le même ton, et en l’exagérant. Mais il se montrait trop gai pour qu’elle le crût sincère ; et leur camaraderie faisait obstacle à l’épanchement de toute émotion sérieuse.

178

II, 2

 Enfin, un jour, elle répondit qu’elle n’acceptait pas les restes d’une autre.
    — Quelle autre ?
    — Eh oui ! va retrouver Mme Arnoux !
   Car Frédéric en parlait souvent ; Arnoux, de son côté, avait la même manie ; elle s’impatientait, à la fin, d’entendre toujours vanter cette femme ; et son imputation était une espèce de vengeance.
    Frédéric lui en garda rancune.

178

II, 2

Elle avait, enfin, sur toute sa personne et jusque dans le retroussement de son chignon, quelque chose d’inexprimable qui ressemblait à un défi ; et il la désirait, pour le plaisir surtout de la vaincre et de la dominer.
    Comment faire ? car souvent elle le renvoyait sans nulle cérémonie, apparaissant une minute entre deux portes pour chuchoter : « Je suis occupée ; à ce soir ! » ; ou bien il la trouvait au milieu de douze personnes ; et quand ils étaient seuls, on aurait juré une gageure, tant les empêchements se succédaient. Il l’invitait à dîner, elle refusait toujours ; une fois, elle accepta, mais ne vint pas.

178

II, 2

Une idée machiavélique surgit dans sa cervelle.
    Connaissant par Dussardier les récriminations de Pellerin sur son compte, il imagina de lui commander le portrait de la Maréchale, un portrait grandeur nature, qui exigerait beaucoup de séances ; il n’en manquerait pas une seule ; l’inexactitude habituelle de l’artiste faciliterait les tête-à-tête. Il engagea donc Rosanette à se faire peindre, pour offrir son visage à son cher Arnoux. 

179

II, 2

 Ils se remirent en marche ; dans la rue de la Paix, elle s’arrêta, devant la boutique d’un orfèvre, à considérer un bracelet ; Frédéric voulut lui en faire cadeau.
— Non, dit-elle, garde ton argent.
    Il fut blessé de cette parole.
    — Qu’a donc le mimi ? On est triste ?
    Et, la conversation s’étant renouée, il en vint, comme d’habitude, à des protestations d’amour.
    — Tu sais bien que c’est impossible !
    — Pourquoi ?
    — Ah ! parce que…

181

II, 2

Ils allaient côte à côte, elle appuyée sur son bras, et les volants de sa robe lui battaient contre les jambes. Alors, il se rappela un crépuscule d’hiver, où, sur le même trottoir, Mme Arnoux marchait ainsi à son côté ; et ce souvenir l’absorba tellement, qu’il ne s’apercevait plus de Rosanette et n’y songeait pas.

181

II, 2

— Ah ! il y en a qui sont heureuses ! Je suis faite pour un homme riche, décidément.
    Il répliqua d’un ton brutal :
    — Vous en avez un, cependant ! — car M. Oudry passait pour trois fois millionnaire.
    Elle ne demandait pas mieux que de s’en débarrasser.
    — Qui vous en empêche ?
    Et il exhala d’amères plaisanteries sur ce vieux bourgeois à perruque, lui montrant qu’une pareille liaison était indigne, et qu’elle devait la rompre !
— Oui, répondit la Maréchale, comme se parlant à elle-même. C’est ce que je finirai par faire, sans doute !
    Frédéric fut charmé de ce désintéressement. 

181-182

II, 2

   — Nous venons pour le Journal, dit-il.
   — Tiens, tu y penses encore ! répondit Frédéric, d’un ton distrait.
    — Certainement j’y pense !
    Et il exposa de nouveau son plan.

183

II, 2

Mais, pour que la feuille pût être transformée en journal politique, il fallait auparavant avoir une large clientèle, et, pour cela, se résoudre à quelques dépenses, tant pour les frais de papeterie, d’imprimerie, de bureau, bref une somme de quinze mille francs.
    — Je n’ai pas de fonds, dit Frédéric.
    — Et nous donc ! fit Deslauriers en croisant ses deux bras.
    Frédéric, blessé du geste, répliqua :
    — Est-ce ma faute ?…
    — Ah ! très bien ! Ils ont du bois dans leur cheminée, des truffes sur leur table, un bon lit, une bibliothèque, une voiture, toutes les douceurs ! Mais qu’un autre grelotte sous les ardoises, dîne à vingt sous, travaille comme un forçat et patauge dans la misère ! est-ce leur faute ?
    Et il répétait « Est-ce leur faute ? » avec une ironie cicéronienne qui sentait le Palais. Frédéric voulait parler.

183

II, 2

— Du reste je comprends, on a des besoins… aristocratiques ; car sans doute… quelque femme…
    — Eh bien, quand cela serait ? Ne suis-je pas libre ?
    — Oh ! très libre !
    Et, après une minute de silence :
    — C’est si commode, les promesses !
    — Mon Dieu ! je ne les nie pas ! dit Frédéric.
    L’avocat continuait :
    — Au collège, on fait des serments, on constituera une phalange, on imitera les Treize de Balzac. Puis, quand on se retrouve : Bonsoir, mon vieux, va te promener ! Car celui qui pourrait servir l’autre retient précieusement tout, pour lui seul.
    — Comment ?
    — Oui, tu ne nous as pas même présentés chez les Dambreuse !
    Frédéric le regarda ; avec sa pauvre redingote, ses lunettes dépolies et sa figure blême, l’avocat lui parut un tel cuistre, qu’il ne put empêcher sur ses lèvres un sourire dédaigneux. Deslauriers l’aperçut, et rougit.

183

II, 2

    Il avait déjà son chapeau pour s’en aller. Hussonnet, plein d’inquiétude, tâchait de l’adoucir par des regards suppliants, et, comme Frédéric lui tournait le dos :
    — Voyons, mon petit ! Soyez mon Mécène ! Protégez les arts !
    Frédéric, dans un brusque mouvement de résignation, prit une feuille de papier, et, ayant griffonné dessus quelques lignes, la lui tendit. Le visage du bohème s’illumina. Puis, repassant la lettre à Deslauriers :
    — Faites des excuses, seigneur !
    Leur ami conjurait son notaire de lui envoyer au plus vite, quinze mille francs.
    — Ah ! je te reconnais là ! dit Deslauriers.
    — Foi de gentilhomme ! ajouta le bohème, vous êtes un brave, on vous mettra dans la galerie des hommes utiles !
    L’avocat reprit :
    — Tu n’y perdras rien, la spéculation est excellente.

184

II, 2

« Tu ne me dis rien de ta belle connaissance, M. Dambreuse ; à ta place, je l’utiliserais. »
    Pourquoi pas ? Ses ambitions intellectuelles l’avaient quitté, et sa fortune (il s’en apercevait) était insuffisante ; car, ses dettes payées et la somme convenue remise aux autres, son revenu serait diminué de quatre mille francs, pour le moins ! D’ailleurs, il sentait le besoin de sortir de cette existence, de se raccrocher à quelque chose.

184

II, 2

Aussi, le lendemain, en dînant chez Mme Arnoux, il dit que sa mère le tourmentait pour qu’il embrassât une profession. — Mais je croyais, reprit-elle, que M. Dambreuse devait vous faire entrer au Conseil d’État ? Cela vous irait très bien.
    Elle le voulait donc. Il obéit.

184

II, 2

Frédéric observa surtout deux coffres monstrueux, dressés dans les encoignures. Il se demandait combien de millions y pouvaient tenir. Le banquier en ouvrit un, et la planche de fer tourna, ne laissant voir à l’intérieur que des cahiers de papier bleu.
    Enfin l’individu passa devant Frédéric. C’était le père Oudry. Tous deux se saluèrent en rougissant, ce qui parut étonner M. Dambreuse.   

185

II, 2

Du reste, il se montra fort aimable. Rien n’était plus facile que de recommander son jeune ami au garde des sceaux. On serait trop heureux de l’avoir ; et il termina ses politesses en l’invitant à une soirée qu’il donnait dans quelques jours.

185

II, 2

Frédéric montait en coupé pour s’y rendre quand arriva un billet de la Maréchale. À la lueur des lanternes, il lut :
    « Cher, j’ai suivi vos conseils. Je viens d’expulser mon Osage. À partir de demain soir, liberté ! Dites que je ne suis pas brave. »
    Rien de plus ! Mais c’était le convier à la place vacante. Il poussa une exclamation, serra le billet dans sa poche et partit.

185

II, 2

 Sous l’abat-jour vert des bougies, des rangées de cartes et de pièces d’or couvraient la table. Frédéric s’arrêta devant une d’elles, perdit les quinze napoléons qu’il avait dans sa poche, fit une pirouette, et se trouva au seuil du boudoir où était alors Mme Dambreuse.

188

II, 2

 Frédéric, campé derrière elles avec son lorgnon dans l’œil, ne jugeait pas toutes les épaules irréprochables ; il songeait à la Maréchale, ce qui refoulait ses tentations, ou l’en consolait.
    Il regardait cependant Mme Dambreuse, et il la trouvait charmante, malgré sa bouche un peu longue et ses narines trop ouvertes. Mais sa grâce était particulière. Les boucles de sa chevelure avaient comme une langueur passionnée, et son front couleur d’agate semblait contenir beaucoup de choses et dénotait un maître.

189

II, 2

Tout à coup, Martinon apparut, en face, sous l’autre porte. Elle se leva. Il lui offrit son bras. Frédéric, pour le voir continuer ses galanteries, traversa les tables de jeu et les rejoignit dans le grand salon ; Mme Dambreuse quitta aussitôt son cavalier, et l’entretint familièrement.
    Elle comprenait qu’il ne jouât pas, ne dansât pas.

190

II, 2

Elle présenta Frédéric à quelques-uns. M. Dambreuse le toucha au coude légèrement, et l’emmena dehors sur la terrasse.
    Il avait vu le ministre. La chose n’était pas facile. Avant d’être présenté comme auditeur au Conseil d’État, on devait subir un examen ; Frédéric, pris d’une confiance inexplicable, répondit qu’il en savait les matières.
    Le financier n’en était pas surpris, d’après tous les éloges que faisait de lui M. Roque.
    À ce nom, Frédéric revit la petite Louise, sa maison, sa chambre ; et il se rappela des nuits pareilles, où il restait à sa fenêtre, écoutant les rouliers qui passaient. Ce souvenir de ses tristesses amena la pensée de Mme Arnoux ; et il se taisait, tout en continuant à marcher sur la terrasse. 

190

II, 2

À ce nom, Frédéric revit la petite Louise, sa maison, sa chambre ; et il se rappela des nuits pareilles, où il restait à sa fenêtre, écoutant les rouliers qui passaient. Ce souvenir de ses tristesses amena la pensée de Mme Arnoux ; et il se taisait, tout en continuant à marcher sur la terrasse. 

190

II, 2

— Pourquoi donc, reprit M. Dambreuse, tenez-vous au Conseil d’État ?
    Et il affirma, d’un ton de libéral, que les fonctions publiques ne menaient à rien, il en savait quelque chose ; les affaires valaient mieux. Frédéric objecta la difficulté de les apprendre.
    — Ah ! bah ! en peu de temps, je vous y mettrais.
    Voulait-il l’associer à ses entreprises ?
    Le jeune homme aperçut, comme dans un éclair, une immense fortune qui allait venir.
    — Rentrons, dit le banquier. Vous soupez avec nous, n’est-ce pas ?
    Il était trois heures, on partait. Dans la salle à manger, une table servie attendait les intimes.

190

II, 2

Elle interpella Frédéric, pour savoir quelles jeunes personnes lui avaient plu. Il n’en avait remarqué aucune, et préférait, d’ailleurs, les femmes de trente ans.
    — Ce n’est peut-être pas bête ! répondit-elle.
    Puis, comme on mettait les pelisses et les paletots, M. Dambreuse lui dit :
    — Venez me voir un de ces matins, nous causerons !

191

II, 2

Martinon, au bas de l’escalier, alluma un cigare ; et il offrait, en le suçant, un profil tellement lourd, que son compagnon lâcha cette phrase :
    — Tu as une bonne tête, ma parole !
    — Elle en a fait tourner quelques-unes ! reprit le jeune magistrat, d’un air à la fois convaincu et vexé.

191

II, 2

 Frédéric, en se couchant, résuma la soirée. D’abord, sa toilette (il s’était observé dans les glaces plusieurs fois), depuis la coupe de l’habit jusqu’au nœud des escarpins, ne laissait rien à reprendre ; il avait parlé à des hommes considérables, avait vu de près des femmes riches, M. Dambreuse s’était montré excellent et Mme Dambreuse presque engageante.

191

II, 2

Il pesa un à un ses moindres mots, ses regards, mille choses inanalysables et cependant expressives. Ce serait crânement beau d’avoir une pareille maîtresse ! Pourquoi non, après tout ? Il en valait bien un autre ! Peut-être qu’elle n’était pas si difficile ? Martinon ensuite revint à sa mémoire ; et, en s’endormant, il souriait de pitié sur ce brave garçon.

191

II, 2

L’idée de la Maréchale le réveilla ; ces mots de son billet : « À partir de demain soir », étaient bien un rendez-vous pour le jour même. Il attendit jusqu’à neuf heures, et courut chez elle.
    Quelqu’un, devant lui, qui montait l’escalier, ferma la porte. Il tira la sonnette ; Delphine vint ouvrir, et affirma que Madame n’y était pas.
    Frédéric insista, pria. Il avait à lui communiquer quelque chose de très grave, un simple mot. Enfin l’argument de la pièce de cent sous réussit, et la bonne le laissa seul dans l’antichambre.
    Rosanette parut. Elle était en chemise, les cheveux dénoués ; et, tout en hochant la tête, elle fit de loin, avec les deux bras, un grand geste exprimant qu’elle ne pouvait le recevoir.
    Frédéric descendit l’escalier, lentement. Ce caprice-là dépassait tous les autres. Il n’y comprenait rien.

191-192

II, 2

    Devant la loge du portier, Mlle Vatnaz l’arrêta.
    — Elle vous a reçu ?
    — Non !
    — On vous a mis à la porte ?
    — Comment le savez-vous ?
    — Ça se voit ! Mais venez ! sortons ! j’étouffe !
    Elle l’emmena dans la rue. Elle haletait. Il sentait son bras maigre trembler sur le sien. Tout à coup elle éclata.
    — Ah ! le misérable !
    — Qui donc ?
    — Mais c’est lui ! lui ! Delmar !
    Cette révélation humilia Frédéric ; il reprit :
    — En êtes-vous bien sûre ?

192

II, 2

 Frédéric jouissait à entendre dénigrer Delmar. Il avait accepté Arnoux. Cette perfidie de Rosanette lui semblait une chose anormale, injuste ; et, gagné par l’émotion de la vieille fille, il arrivait à sentir pour lui comme de l’attendrissement. Tout à coup, il se trouva devant sa porte ; Mlle Vatnaz, sans qu’il s’en aperçût, lui avait fait descendre le faubourg Poissonnière.
   — Nous y voilà, dit-elle. Moi, je ne peux pas monter. Mais vous, rien ne vous empêche.
    — Pour quoi faire ?
    — Pour lui dire tout, parbleu !
    Frédéric, comme se réveillant en sursaut, comprit l’infamie où on le poussait.

193

II, 2

Frédéric, en traversant le corridor, entendit deux voix qui se répondaient. Celle de Mme Arnoux disait :
    — Ne mens pas ! ne mens donc pas !
    Il entra. On se tut.
    Arnoux marchait de long en large, et Madame était assise sur la petite chaise près du feu, extrêmement pâle, l’œil fixe. Frédéric fit un mouvement pour se retirer. Arnoux lui saisit la main, heureux du secours qui lui arrivait.
    — Mais je crains…, dit Frédéric.
    — Restez donc ! souffla Arnoux dans son oreille.

194

II, 2

Eh bien, elle s’amuse depuis une heure à me taquiner avec un tas d’histoires.
    — Elles sont vraies ! répliqua Mme Arnoux impatientée. Car, enfin, tu l’as acheté.
    — Moi ?
    — Oui, toi-même ! au Persan !
    « Le cachemire ! » pensa Frédéric.
    Il se sentait coupable et avait peur.

194

II, 2

 Mme Arnoux venait de se rasseoir, à l’autre angle de la cheminée, dans le fauteuil ; elle mordait ses lèvres en grelottant ; ses deux mains se levèrent, un sanglot lui échappa, elle pleurait.
    Il se mit sur la petite chaise ; et, d’une voix caressante, comme on fait une personne malade :
    — Vous ne doutez pas que je ne partage… ?
    Elle ne répondit rien. Mais, continuant tout haut ses réflexions :
    — Je le laisse bien libre ! Il n’avait pas besoin de mentir !
    — Certainement, dit Frédéric.
    C’était la conséquence de ses habitudes sans doute, il n’y avait pas songé, et peut-être que, dans des choses plus graves…
    — Que voyez-vous donc de plus grave ?
    — Oh ! rien !
    Frédéric s’inclina, avec un sourire d’obéissance. Arnoux néanmoins possédait certaines qualités ; il aimait ses enfants.
    — Ah ! et il fait tout pour les ruiner !
    Cela venait de son humeur trop facile ; car, enfin, c’était un bon garçon.

196

II, 2

Elle s’écria :
    — Mais qu’est-ce que cela veut dire, un bon garçon !
    Il le défendait ainsi, de la manière la plus vague qu’il pouvait trouver, et, tout en la plaignant, il se réjouissait, se délectait au fond de l’âme. Par vengeance ou besoin d’affection, elle se réfugierait vers lui. Son espoir, démesurément accru, renforçait son amour.

196

II, 2

Jamais elle ne lui avait paru si captivante, si profondément belle. De temps à autre, une aspiration soulevait sa poitrine ; ses deux yeux fixes semblaient dilatés par une vision intérieure, et sa bouche demeurait entre-close comme pour donner son âme. Quelquefois, elle appuyait dessus fortement son mouchoir ; il aurait voulu être ce petit morceau de batiste tout trempé de larmes. Malgré lui, il regardait la couche, au fond de l’alcôve, en imaginant sa tête sur l’oreiller ; et il voyait cela si bien, qu’il se retenait pour ne pas la saisir dans ses bras. Elle ferma les paupières, apaisée, inerte. Alors, il s’approcha de plus près, et, penché sur elle, il examinait avidement sa figure. 

196

II, 2

Un bruit de bottes résonna dans le couloir, c’était l’autre. Ils l’entendirent fermer la porte de sa chambre. Frédéric demanda, d’un signe, à Mme Arnoux, s’il devait y aller.
    Elle répliqua « oui » de la même façon ; et ce muet échange de leurs pensées était comme un consentement, un début d’adultère.

197

II, 2

Et, dans l’excès de son émotion, Arnoux voulait courir chez elle.
    — Ce n’est pas la peine ! j’en viens. Elle est malade !
    — Raison de plus !
    Il repassa vivement sa redingote et avait pris son bougeoir. Frédéric se maudit pour sa sottise, et lui représenta qu’il devait, par décence, rester ce soir auprès de sa femme. Il ne pouvait l’abandonner, ce serait très mal.
    — Franchement, vous auriez tort ! Rien ne presse, là-bas ! Vous irez demain ! Voyons ! faites cela pour moi.
    Arnoux déposa son bougeoir, et lui dit, en l’embrassant :
    — Vous êtes bon, vous !

197

II, 2

    Alors commença pour Frédéric une existence misérable. Il fut le parasite de la maison.
    Si quelqu’un était indisposé, il venait trois fois par jour savoir de ses nouvelles, allait chez l’accordeur de piano, inventait mille prévenances : et il endurait d’un air content les bouderies de Mlle Marthe et les caresses du jeune Eugène, qui lui passait toujours ses mains sales sur la figure. Il assistait aux dîners où Monsieur et Madame, en face l’un de l’autre, n’échangeaient pas un mot : ou bien Arnoux agaçait sa femme par des remarques saugrenues. 

198

II, 3

Il s’en allait enfin ; et elle abordait immédiatement l’éternel sujet de plainte : Arnoux.
    Ce n’était pas son inconduite qui l’indignait. Mais elle paraissait souffrir dans son orgueil, et laissait voir sa répugnance pour cet homme sans délicatesse, sans dignité, sans honneur.
    — Ou plutôt il est fou ! disait-elle.
    Frédéric sollicitait adroitement ses confidences. Bientôt, il connut toute sa vie.

198

II, 3

Aucun changement ne pouvait survenir, et son malheur à elle était irréparable.
Frédéric affirmait que son existence, de même, se trouvait manquée.
    Il était bien jeune cependant. Pourquoi désespérer ? Et elle lui donnait de bons conseils : « Travaillez ! mariez-vous ! ». Il répondait par des sourires amers ; car, au lieu d’exprimer le véritable motif de son chagrin, il en feignait un autre, sublime, faisant un peu l’Antony, le maudit, langage, du reste, qui ne dénaturait pas complètement sa pensée.
L’action, pour certains hommes, est d’autant plus impraticable que le désir est plus fort. La méfiance d’eux-mêmes les embarrasse, la crainte de déplaire les épouvante ; d’ailleurs, les affections profondes ressemblent aux honnêtes femmes ; elles ont peur d’être découvertes, et passent dans la vie les yeux baissés.

199

II, 3

Bien qu’il connût Mme Arnoux davantage (à cause de cela, peut-être), il était encore plus lâche qu’autrefois. Chaque matin, il se jurait d’être hardi. Une invincible pudeur l’en empêchait ; et il ne pouvait se guider d’après aucun exemple, puisque celle-là différait des autres. Par la force de ses rêves, il l’avait posée en dehors des conditions humaines. Il se sentait, à côté d’elle, moins important sur la terre que les brindilles de soie s’échappant de ses ciseaux.

199

II, 3

    Puis il pensait à des choses monstrueuses, absurdes, telles que des surprises, la nuit, avec des narcotiques et des fausses clefs, tout lui paraissant plus facile que d’affronter son dédain.
D’ailleurs, les enfants, les deux bonnes, la disposition des pièces faisaient d’insurmontables obstacles.
    Donc, il résolut de la posséder à lui seul, et d’aller vivre ensemble bien loin, au fond d’une solitude ; il cherchait même sur quel lac assez bleu, au bord de quelle plage assez douce, si ce serait l’Espagne, la Suisse ou l’Orient ; et, choisissant exprès les jours où elle semblait plus irritée, il lui disait qu’il faudrait sortir de là, imaginer un moyen, et il n’en voyait pas d’autre qu’une séparation. Mais, pour l’amour de ses enfants, jamais elle n’en viendrait à une telle extrémité. Tant de vertu augmenta son respect.

199

II, 3

    Ses après-midi se passaient à se rappeler la visite de la veille, à désirer celle du soir. Quand il ne dînait pas chez eux, vers 9 heures, il se postait au coin de la rue ; et, dès qu’Arnoux avait tiré la grande porte, Frédéric montait vivement les deux étages et demandait à la bonne d’un air ingénu : « Monsieur est là ? »
    Puis faisait l’homme surpris de ne pas le trouver.

200

II, 3

Tandis qu’il était perdu dans ses réflexions, Arnoux, d’une voix monotone et avec un regard un peu ivre, contait d’incroyables anecdotes où il avait toujours brillé, grâce à son aplomb ; et Frédéric (cela tenait sans doute à des ressemblances profondes) éprouvait un certain entraînement pour sa personne. Il se reprochait cette faiblesse, trouvant qu’il aurait dû le haïr, au contraire.
 Arnoux se lamentait devant lui sur l’humeur de sa femme, son entêtement, ses préventions injustes. Elle n’était pas comme cela autrefois.
    — À votre place, disait Frédéric, je lui ferais une pension, et je vivrais seul.

200

II, 3

Or, la compagnie avait croulé, et Arnoux, civilement responsable, venait d’être condamné, avec les autres, à la garantie des dommages-intérêts, ce qui lui faisait une perte d’environ trente mille francs, aggravée par les motifs du jugement.
    Frédéric apprit cela dans un journal, et se précipita vers la rue Paradis.
    On le reçut dans la chambre de Madame. C’était l’heure du premier déjeuner. Des bols de café au lait encombraient un guéridon auprès du feu. Des savates traînaient sur le tapis, des vêtements sur les fauteuils. Arnoux, en caleçon et en veste de tricot, avait les yeux rouges et la chevelure ébouriffée ; le petit Eugène, à cause de ses oreillons, pleurait, tout en grignotant sa tartine ; sa sœur mangeait tranquillement ; Mme Arnoux, un peu plus pâle que d’habitude, les servait tous les trois.
    — Eh bien, dit Arnoux, en poussant un gros soupir, vous savez !
    Et Frédéric ayant fait un geste de compassion :
    — Voilà ! J’ai été victime de ma confiance !
Puis il se tut ; et son abattement était si fort, qu’il repoussa le déjeuner. Mme Arnoux leva les yeux, avec un haussement d’épaules. Il se passa les mains sur le front.

201

II, 3

Frédéric, par point d’honneur, crut devoir les fréquenter plus que jamais. Il loua une baignoire aux Italiens et les y conduisit chaque semaine. Cependant, ils en étaient à cette période où, dans les unions disparates, une invincible lassitude ressort des concessions que l’on s’est faites et rend l’existence intolérable. Mme Arnoux se retenait pour ne pas éclater, Arnoux s’assombrissait ; et le spectacle de ces deux êtres malheureux attristait Frédéric.
Elle l’avait chargé, puisqu’il possédait sa confiance, de s’enquérir de ses affaires. Mais il avait honte, il souffrait de prendre ses dîners en ambitionnant sa femme. Il continuait néanmoins, se donnant pour excuse qu’il devait la défendre, et qu’une occasion pouvait se présenter de lui être utile.

202

II, 3

Huit jours après le bal, il avait fait une visite à M. Dambreuse. Le financier lui avait offert une vingtaine d’actions dans son entreprise de houilles ; Frédéric n’y était pas retourné. Deslauriers lui écrivait des lettres ; il les laissait sans réponse. Pellerin l’avait engagé à venir voir le portrait ; il l’éconduisait toujours. 

202

II, 3

Quand les chalands furent dehors, il conta qu’il avait eu, le matin, avec sa femme, une petite altercation. Pour prévenir les observations sur la dépense, il avait affirmé que la Maréchale n’était plus sa maîtresse.
    — Je lui ai même dit que c’était la vôtre.
    Frédéric fut indigné ; mais des reproches pouvaient le trahir, il balbutia :
    — Ah ! vous avez eu tort, grand tort !
    — Qu’est-ce que ça fait ? dit Arnoux. Où est le déshonneur de passer pour son amant ? Je le suis bien, moi ! Ne seriez-vous pas flatté de l’être ?
    Avait-elle parlé ? Était-ce une allusion ? Frédéric se hâta de répondre :
    — Non ! pas du tout ! au contraire !
    — Eh bien, alors ?
    — Oui, c’est vrai ! cela n’y fait rien.

203

II, 3

Arnoux reprit :
    — Pourquoi ne venez-vous plus là-bas ?
    Frédéric promit d’y retourner.
    — Ah j’oubliais ! vous devriez…, en causant de Rosanette…, lâcher à ma femme quelque chose… je ne sais quoi, mais vous trouverez… quelque chose qui la persuade que vous êtes son amant. Je vous demande cela comme un service, hein ?
    Le jeune homme, pour toute réponse, fit une grimace ambiguë. Cette calomnie le perdait. Il alla le soir même chez elle, et jura que l’allégation d’Arnoux était fausse.
    — Bien vrai ?
    Il paraissait sincère ; et, quand elle eut respiré largement, elle lui dit : « Je vous crois », avec un beau sourire ; puis elle baissa la tête, et, sans le regarder :
    — Au reste, personne n’a de droit sur vous !
    Elle ne devinait donc rien, et elle le méprisait, puisqu’elle ne pensait pas qu’il pût assez l’aimer pour lui être fidèle ! Frédéric, oubliant ses tentatives près de l’autre, trouvait la permission outrageante.
  Ensuite, elle le pria d’aller quelquefois « chez cette femme », pour voir un peu ce qui en était.

204

II, 3

La situation devenait intolérable.
    Il en fut distrait par une lettre du notaire qui devait lui envoyer le lendemain quinze mille francs ; et, pour réparer sa négligence envers Deslauriers, il alla lui apprendre tout de suite cette bonne nouvelle.

204

II, 3

On dira que je renverse la société ? Eh bien, après ? où serait le mal ? Elle est propre, en effet, la société.
    Frédéric aurait eu beaucoup de choses à lui répondre. Mais, le voyant loin des théories de Sénécal, il était plein d’indulgence. Il se contenta d’objecter qu’un pareil système les ferait haïr généralement.

206

II, 3

Frédéric, en l’écoutant, éprouvait une sensation de rajeunissement, comme un homme qui, après un long séjour dans une chambre, est transporté au grand air. Cet enthousiasme le gagnait.
    — Oui, j’ai été un paresseux, un imbécile, tu as raison !
    — À la bonne heure ! s’écria Deslauriers ; je retrouve mon Frédéric !
    Et, lui mettant le poing sous la mâchoire :
    — Ah ! tu m’as fait souffrir. N’importe ! je t’aime tout de même.
Ils étaient debout et se regardaient, attendris l’un et l’autre, et près de s’embrasser.

207

II, 3

 — Tu me renvoies !
    — Parfaitement !
    Elle fixa sur lui ses grands yeux bleus, pour une dernière prière sans doute, puis croisa les deux bouts de son tartan, attendit une minute encore et s’en alla.
    — Tu devrais la rappeler, dit Frédéric.
    — Allons donc !

207

II, 3

Ils se séparèrent à l’angle du pont Neuf.
    — Ainsi, c’est convenu ! tu m’apporteras la chose demain, dès que tu l’auras.
    — Convenu ! dit Frédéric.
    Le lendemain à son réveil, il reçut par la poste un bon de quinze mille francs sur la Banque.
    Ce chiffon de papier lui représenta quinze gros sacs d’argent ; et il se dit qu’avec une somme pareille, il pourrait : d’abord garder sa voiture pendant trois ans, au lieu de la vendre comme il y serait forcé prochainement, ou s’acheter deux belles armures damasquinées qu’il avait vues sur le quai Voltaire, puis quantité de choses encore, des peintures, des livres et combien de bouquets de fleurs, de cadeaux pour Mme Arnoux ! Tout, enfin, aurait mieux valu que de risquer, que de perdre tant d’argent dans ce journal ! Deslauriers lui semblait présomptueux, son insensibilité de la veille le refroidissant à son endroit, et Frédéric s’abandonnait à ces regrets quand il fut tout surpris de voir entrer Arnoux, lequel s’assit sur le bord de sa couche, pesamment, comme un homme accablé.

208

II, 3

Ah ! si je trouvais quelqu’un pour m’avancer cette maudite somme-là, il prendrait la place de Vanneroy et je serais sauvé ! Vous ne l’auriez pas, par hasard ?
    Le mandat était resté sur la table de nuit, près d’un livre. Frédéric souleva le volume et le posa par-dessus, en répondant :
    — Mon Dieu, non, cher ami !
    Mais il lui coûtait de refuser à Arnoux.
    — Comment, vous ne trouvez personne qui veuille… ?
    — Personne ! et songer que, d’ici à huit jours, j’aurai des rentrées ! On me doit peut-être… cinquante mille francs pour la fin du mois !
    — Est-ce que vous ne pourriez pas prier les individus qui vous doivent d’avancer… ?
    — Ah, bien, oui !
    — Mais vous avez des valeurs quelconques, des billets ?
    — Rien !
    — Que faire ? dit Frédéric.
    — C’est ce que je me demande, reprit Arnoux.
    Il se tut, et il marchait dans la chambre de long en large.

209

II, 3

— Ce n’est pas pour moi, mon Dieu ! mais pour mes enfants, pour ma pauvre femme !
    Puis, en détachant chaque mot :
    — Enfin… je serai fort… j’emballerai tout cela… et j’irai chercher fortune… je ne sais où !
    — Impossible ! s’écria Frédéric.
    Arnoux répliqua d’un air calme :
    — Comment voulez-vous que je vive à Paris, maintenant ?
    Il y eut un long silence.
    Frédéric se mit à dire :
    — Quand le rendriez-vous, cet argent ?
    Non pas qu’il l’eût ; au contraire ! Mais rien ne l’empêchait de voir des amis, de faire des démarches.

209

II, 3

 — C’est dix-huit mille francs qu’il vous faut, n’est-ce pas ?
    — Oh ! je me contenterais de seize mille ! Car j’en ferai bien deux mille cinq cents, trois mille avec mon argenterie, si Vanneroy, toutefois, m’accorde jusqu’à demain ; et, je vous le répète, vous pouvez affirmer, jurer au prêteur que, dans huit jours, peut-être même dans cinq ou six, l’argent sera remboursé. D’ailleurs, l’hypothèque en répond. Ainsi, pas de danger, vous comprenez ? Frédéric assura qu’il comprenait et qu’il allait sortir immédiatement.
    Il resta chez lui, maudissant Deslauriers, car il voulait tenir sa parole, et cependant obliger Arnoux.

209-210

II, 3

« Si je m’adressais à M. Dambreuse ? Mais sous quel prétexte demander de l’argent ? C’est à moi, au contraire, d’en porter chez lui pour ses actions de houilles ! Ah ! qu’il aille se promener avec ses actions ! Je ne les dois pas ! »
    Et Frédéric s’applaudissait de son indépendance, comme s’il eût refusé un service à M. Dambreuse.
    « — Eh bien, se dit-il ensuite, puisque je fais une perte de ce côté-là car je pourrais, avec quinze mille francs, en gagner cent mille ! À la Bourse, ça se voit quelquefois… Donc, puisque je manque à l’un, ne suis-je libre ?… D’ailleurs, quand Deslauriers attendrait ! — Non, non, c’est mal, allons-y ! »
Il regarda sa pendule.
    « Ah ! rien ne presse ! la Banque ne ferme qu’à cinq heures. »
    Et, à quatre heures et demie, quand il eut touché son argent :
    « C’est inutile, maintenant ! Je ne le trouverais pas ; j’irai ce soir ! » se donnant ainsi le moyen de revenir sur sa décision, car il reste toujours dans la conscience quelque chose des sophismes qu’on y a versés ; elle en garde l’arrière-goût, comme d’une liqueur mauvaise.
    Il se promena sur les boulevards, et dîna seul au restaurant. Puis il entendit un acte au Vaudeville, pour se distraire. Mais ses billets de banque le gênaient, comme s’il les eût volés. Il n’aurait pas été chagrin de les perdre.

210

II, 3

    En rentrant chez lui, il trouva une lettre contenant ces mots :
    « Quoi de neuf ?
    « Ma femme se joint à moi, cher ami, dans l’espérance, etc.
    « À vous, »
    Et un parafe.
    « Sa femme ! elle me prie ! »
    Au même moment, parut Arnoux, pour savoir s’il avait trouvé la somme urgente.
    — Tenez, la voilà ! dit Frédéric.
    Et, vingt-quatre heures après, il répondit à Deslauriers :
    — Je n’ai rien reçu.

210

II, 3

    L’Avocat revint trois jours de suite. Il le pressait d’écrire au notaire. Il offrit même de faire le voyage du Havre.
    — Non ! c’est inutile ! je vais y aller !
    La semaine finie, Frédéric demanda timidement au sieur Arnoux ses quinze mille francs.
    Arnoux le remit au lendemain, puis au surlendemain. Frédéric se risquait dehors à la nuit close, craignant d’être surpris par Deslauriers.
    Un soir, quelqu’un le heurta au coin de la Madeleine. C’était lui.
    — Je vais les chercher, dit-il.
    Et Deslauriers l’accompagna jusqu’à la porte d’une maison, dans le faubourg Poissonnière.
    — Attends-moi.
    Il attendit. Enfin, après quarante-trois minutes, Frédéric sortit avec Arnoux, et lui fit signe de patienter encore un peu.

211

II, 3

Frédéric entendait les pas de Deslauriers derrière lui, comme des reproches, comme des coups frappant sur sa conscience. Mais il n’osait faire sa réclamation, par mauvaise honte, et dans la crainte qu’elle ne fût inutile. L’autre se rapprochait. Il se décida.
Arnoux, d’un ton fort dégagé, dit que, ses recouvrements n’ayant pas eu lieu, il ne pouvait rendre actuellement les quinze mille francs.
    — Vous n’en avez pas besoin, j’imagine ?
    À ce moment, Deslauriers accosta Frédéric, et, le tirant à l’écart :
    — Sois franc, les as-tu, oui ou non ?
    — Eh bien, non ! dit Frédéric, je les ai perdus !
    — Ah ! et à quoi ?
    — Au jeu !
    Deslauriers ne répondit pas un mot, salua très bas, et partit. Arnoux avait profité de l’occasion pour allumer un cigare dans un débit de tabac. Il revint en demandant quel était ce jeune homme.
    — Rien ! un ami !

211

II, 3

— Ah ! à propos, mon notaire a été ce matin chez le vôtre, pour cette inscription d’hypothèque. C’est ma femme qui me l’a rappelé.
    — Une femme de tête ! reprit machinalement Frédéric.
    — Je crois bien !
    Et Arnoux recommença son éloge. Elle n’avait pas sa pareille pour l’esprit, le cœur, l’économie ; il ajouta d’une voix basse, en roulant des yeux :
    — Et comme corps de femme !
    — Adieu ! dit Frédéric.
    Arnoux fit un mouvement.
    — Tiens ! pourquoi ?
    Et, la main à demi tendue vers lui, il l’examinait, tout décontenancé par la colère de son visage.
    Frédéric répliqua sèchement :
    — Adieu !

212

II, 3

Il descendit la rue de Bréda comme une pierre qui déroule, furieux contre Arnoux, se faisant le serment de ne jamais plus le revoir, ni elle non plus, navré, désolé. Au lieu de la rupture qu’il attendait, voilà que l’autre, au contraire, se mettait à la chérir et complètement, depuis le bout des cheveux jusqu’au fond de l’âme. La vulgarité de cet homme exaspérait Frédéric. Tout lui appartenait donc, à celui-là ! Il le retrouvait sur le seuil de la lorette ; et la mortification d’une rupture s’ajoutait à la rage de son impuissance. D’ailleurs, l’honnêteté d’Arnoux offrant des garanties pour son argent l’humiliait ; il aurait voulu l’étrangler ; et par-dessus son chagrin planait dans sa conscience, comme un brouillard, le sentiment de sa lâcheté envers son ami. Des larmes l’étouffaient.

212

II, 3

Frédéric ne retourna point chez eux ; et, pour se distraire de sa passion calamiteuse, adoptant le premier sujet qui se présenta, il résolut de composer une Histoire de la Renaissance. Il entassa pêle-mêle sur sa table les humanistes, les philosophes et les poètes, il allait au cabinet des estampes, voir les gravures de Marc-Antoine ; il tâchait d’entendre Machiavel. Peu à peu, la sérénité du travail l’apaisa. En plongeant dans la personnalité des autres, il oublia la sienne, ce qui est la seule manière peut-être de n’en pas souffrir.

213

II, 3

Un jour qu’il prenait des notes, tranquillement, la porte s’ouvrit et le domestique annonça Mme Arnoux.
    C’était bien elle ! seule ? Mais non ! car elle tenait par la main le petit Eugène, suivi de sa bonne en tablier blanc. Elle s’assit ; et, quand elle eut toussé :
    — Il y a longtemps que vous n’êtes venu à la maison.
    Frédéric ne trouvant pas d’excuse, elle ajouta :
    — C’est une délicatesse de votre part !
    Il reprit :
    — Quelle délicatesse ?
    — Ce que vous avez fait pour Arnoux ! dit-elle.
    Frédéric eut un geste signifiant : « Je m’en moque bien c’était pour vous ! »
    Elle envoya son enfant jouer avec la bonne, dans le salon. Ils échangèrent deux ou trois mots sur leur santé, puis l’entretien tomba.
Elle portait une robe de soie brune, de la couleur d’un vin d’Espagne, avec un paletot de velours noir, bordé de martre ; cette fourrure donnait envie de passer les mains dessus, et ses longs bandeaux, bien lissés, attiraient les lèvres. 
Mais une émotion la troublait, et, tournant les yeux du côté de la porte :
    — Il fait un peu chaud, ici !
    Frédéric devina l’intention prudente de son regard.
    — Pardon ! les deux battants ne sont que poussés.
    — Ah ! c’est vrai !
    Et elle sourit, comme pour dire : « Je ne crains rien ».

213

II, 3

    Il lui demanda immédiatement ce qui l’amenait.
    — Mon mari, reprit-elle avec effort, m’a engagée à venir chez vous, n’osant faire cette démarche lui-même.
    — Et pourquoi ?
    — Vous connaissez M. Dambreuse, n’est-ce pas ?
    — Oui, un peu !
    — Ah ! un peu.
    Elle se taisait.
    — N’importe ! achevez.
    Alors, elle conta que l’avant-veille, Arnoux n’avait pu payer quatre billets de mille francs souscrits à l’ordre du banquier, et sur lesquels il lui avait fait mettre sa signature. Elle se repentait d’avoir compromis la fortune de ses enfants. Mais tout valait mieux que le déshonneur ; et, si M. Dambreuse arrêtait les poursuites, on le payerait bientôt, certainement ; car elle allait vendre, à Chartres, une petite maison qu’elle avait.
    — Pauvre femme ! murmura Frédéric. — J’irai, comptez sur moi.
    — Merci !
    Et elle se leva pour partir.
    — Oh ! rien ne vous presse encore !

214

II, 3

Elle était venue plusieurs fois chez Frédéric, mais toujours avec Arnoux. Ils se trouvaient seuls, maintenant, seuls, dans sa propre maison ; c’était un événement extraordinaire, presque une bonne fortune.
    Elle voulut voir son jardinet ; il lui offrit le bras pour lui montrer ses domaines, trente pieds de terrain, enclos par des maisons, ornés d’arbustes dans les angles et d’une plate-bande au milieu.
    On était aux premiers jours d’avril. Les feuilles des lilas verdoyaient déjà, un souffle pur se roulait dans l’air, et de petits oiseaux pépiaient, alternant leur chanson avec le bruit lointain que faisait la forge d’un carrossier.
    Frédéric alla chercher une pelle à feu ; et, tandis qu’ils se promenaient côte à côte, l’enfant élevait des tas de sable dans l’allée.
    Mme Arnoux ne croyait pas qu’il eût plus tard une grande imagination, mais il était d’humeur caressante. Sa sœur, au contraire, avait une sécheresse naturelle qui la blessait quelquefois.
    — Cela changera, dit Frédéric. Il ne faut jamais désespérer.
    Elle répliqua :
    — Il ne faut jamais désespérer !
   Cette répétition machinale de sa phrase lui parut une sorte d’encouragement ; il cueillit une rose, la seule du jardin.
— Vous rappelez-vous… un certain bouquet de roses, un soir, en voiture ?
    Elle rougit quelque peu ; et, avec un air de compassion railleuse :
    — Ah ! j’étais bien jeune !
    — Et celle-là, reprit à voix basse Frédéric, en sera-t-il de même ?
Elle répondit, tout en faisant tourner la tige entre ses doigts, comme le fil d’un fuseau :
    — Non ! je la garderai !

214

II, 3

    Elle appela d’un geste la bonne, qui prit l’enfant sur son bras : puis, au seuil de la porte, dans la rue, Mme Arnoux aspira la fleur, en inclinant la tête sur son épaule, et avec un regard aussi doux qu’un baiser.
    Quand il fut remonté dans son cabinet, il contempla le fauteuil où elle s’était assise et tous les objets qu’elle avait touchés. Quelque chose d’elle circulait autour de lui. La caresse de sa présence durait encore.
    — Elle est donc venue là ! se disait-il.
    Et les flots d’une tendresse infinie le submergeaient.

215

II, 3

Le lendemain, à onze heures, il se présenta chez M. Dambreuse. On le reçut dans la salle à manger. Le banquier déjeunait en face de sa femme. Sa nièce était près d’elle, et de l’autre côté l’institutrice, une Anglaise, fortement marquée de petite vérole.
    M. Dambreuse invita son jeune ami à prendre place au milieu d’eux, et, sur son refus :
    — À quoi puis-je vous être bon ? Je vous écoute.
    Frédéric avoua, en affectant de l’indifférence, qu’il venait faire une requête pour un certain Arnoux.
    — Ah ! ah ! l’ancien marchand de tableaux, dit le banquier, avec un rire muet découvrant ses gencives. Oudry le garantissait, autrefois ; on s’est fâché.

215

II, 3

Frédéric aborda enfin la question ; Arnoux méritait de l’intérêt ; il allait même, dans le seul but de remplir ses engagements, vendre une maison à sa femme.
    — Elle passe pour très jolie, dit Mme Dambreuse.
    Le banquier ajouta d’un air bonhomme :
    — Êtes-vous leur ami… intime ?
    Frédéric, sans répondre nettement, dit qu’il lui serait fort obligé de prendre en considération…
    — Eh bien, puisque cela vous fait plaisir, soit ! on attendra ! J’ai du temps encore. Si nous descendions dans mon bureau, voulez-vous ?

216

II, 3

Mme Dambreuse s’inclina légèrement, tout en souriant d’un rire singulier, plein à la fois de politesse et d’ironie. Frédéric n’eut pas le temps d’y réfléchir, car M. Dambreuse, dès qu’ils furent seuls :
    — Vous n’êtes pas venu chercher vos actions.
    Et, sans lui permettre de s’excuser :
    — Bien ! bien ! il est juste que vous connaissiez l’affaire un peu mieux.
    Il lui offrit une cigarette et commença.
    L’Union générale des Houilles françaises était constituée ; on n’attendait plus que l’ordonnance. 

216

II, 3

   — Je suis un peu brouillé avec mes auteurs, j’ai oublié mon grec ! J’aurais besoin de quelqu’un… qui pût traduire mes idées.
    Et tout à coup :
    — Voulez-vous être cet homme-là, avec le titre de secrétaire général ?
    Frédéric ne sut que répondre.
    — Eh bien, qui vous empêche ?
    Ses fonctions se borneraient à écrire, tous les ans, un rapport pour les actionnaires. Il se trouverait en relations quotidiennes avec les hommes les plus considérables de Paris. Représentant la Compagnie près les ouvriers, il s’en ferait adorer, naturellement, ce qui lui permettrait, plus tard, de se pousser au conseil général, à la députation.
    Les oreilles de Frédéric tintaient. D’où provenait cette bienveillance ? Il se confondit en remerciements.
    Mais il ne fallait point, dit le banquier, qu’il fût dépendant de personne. Le meilleur moyen, c’était de prendre des actions, « placement superbe d’ailleurs, car votre capital garantit votre position, comme votre position votre capital ».
    — À combien, environ, doit-il se monter ? dit Frédéric.
    — Mon Dieu ! ce qui vous plaira, de quarante à soixante mille francs, je suppose.
    Cette somme était si minime pour M. Dambreuse et son autorité si grande, que le jeune homme se décida immédiatement à vendre une ferme. Il acceptait. M. Dambreuse fixerait un de ces jours un rendez-vous pour terminer leurs arrangements.
    — Ainsi, je puis dire à Jacques Arnoux… ?
    — Tout ce que vous voudrez ! le pauvre garçon ! Tout ce que vous voudrez !

217-218

II, 3

    Frédéric écrivit aux Arnoux de se tranquilliser, et il fit porter la lettre par son domestique auquel on répondit : « Très bien ! »
    Sa démarche, cependant, méritait mieux. Il s’attendait à une visite, à une lettre tout au moins. Il ne reçut pas de visite. Aucune lettre n’arriva.
    Y avait-il oubli de leur part ou intention ? Puisque Mme Arnoux était venue une fois, qui l’empêchait de revenir ? L’espèce de sous-entendu, d’aveu qu’elle lui avait fait, n’était donc qu’une manœuvre exécutée par intérêt ? « Se sont-ils joués de moi ? est-elle complice ? » Une sorte de pudeur, malgré son envie, l’empêchait de retourner chez eux.

218

II, 3

Un matin (trois semaines après leur entrevue), M. Dambreuse lui écrivit qu’il l’attendait le jour même, dans une heure.
    En route, l’idée des Arnoux l’assaillit de nouveau ; et, ne découvrant point de raison à leur conduite, il fut pris par une angoisse, un pressentiment funèbre. Pour s’en débarrasser, il appela un cabriolet et se fit conduire rue Paradis.
    Arnoux était en voyage.
    — Et Madame ?
    — À la campagne, à la fabrique !
    — Quand revient monsieur ?
    — Demain, sans faute !
    Il la trouverait seule ; c’était le moment. Quelque chose d’impérieux criait dans sa conscience : « Vas-y donc ! »
    Mais M. Dambreuse ? « Eh bien, tant pis ! Je dirai que j’étais malade. » Il courut à la gare ; puis, dans le wagon : « J’ai eu tort, peut-être ? Ah bah ! qu’importe ! ».

218

II, 3

    À droite et à gauche, des plaines vertes s’étendaient ; le convoi roulait ; les maisonnettes des stations glissaient comme des décors, et la fumée de la locomotive versait toujours du même côté ses gros flocons qui dansaient sur l’herbe quelque temps, puis se dispersaient.
    Frédéric, seul sur sa banquette, regardait cela, par ennui, perdu dans cette langueur que donne l’excès même de l’impatience

218

II, 3

Après le pont, il se trouva dans une île, où l’on voit sur la droite les ruines d’une abbaye. Un moulin tournait, barrant dans toute sa largeur le second bras de l’Oise, que surplombe la manufacture. L’importance de cette construction étonna grandement Frédéric. Il en conçut plus de respect pour Arnoux. Trois pas plus loin, il prit une ruelle, terminée au fond par une grille.
    Il était entré. La concierge le rappela en lui criant :
    — Avez-vous une permission ?
    — Pourquoi ?
    — Pour visiter l’établissement !
    Frédéric, d’un ton brutal, dit qu’il venait voir M. Arnoux.
    — Qu’est-ce que c’est que M. Arnoux ?
    — Mais le chef, le maître, le propriétaire, enfin !
    — Non, monsieur, c’est ici la fabrique de MM. Lebœuf et Milliet !
    La bonne femme plaisantait sans doute. Des ouvriers arrivaient ; il en aborda deux ou trois ; leur réponse fut la même.
    Frédéric sortit de la cour, en chancelant comme un homme ivre ; et il avait l’air tellement ahuri que, sur le pont de la Boucherie, un bourgeois en train de fumer sa pipe lui demanda s’il cherchait quelque chose. 

219

II, 3

Des amas de terre blanche séchaient sous des hangars ; il y en avait d’autres à l’air libre ; et au milieu de la cour se tenait Sénécal, avec son éternel paletot bleu, doublé de rouge.
    L’ancien répétiteur tendit sa main froide.
    — Vous venez pour le patron ? Il n’est pas là.
    Frédéric, décontenancé, répondit bêtement :
    — Je le savais.
    Mais, se reprenant aussitôt :
    — C’est pour une affaire qui concerne Mme Arnoux. Peut-elle me recevoir ?
    — Ah ! je ne l’ai pas vue depuis trois jours, dit Sénécal.

220

II, 3

Bref, ses occupations lui déplaisaient ; et il somma presque Frédéric de parler en sa faveur, afin qu’on augmentât ses émoluments.
    — Soyez tranquille ! dit l’autre.

221

II, 3

Il ne rencontra personne dans l’escalier. Au premier étage, il avança la tête dans une pièce vide ; c’était le salon. Il appela très haut. On ne répondit pas ; sans doute, la cuisinière était sortie, la bonne aussi ; enfin, parvenu au second étage, il poussa une porte. Mme Arnoux était seule, devant une armoire à glace. La ceinture de sa robe de chambre entr’ouverte pendait le long de ses hanches. Tout un côté de ses cheveux lui faisait un flot noir sur l’épaule droite ; et elle avait les deux bras levés, retenant d’une main son chignon, tandis que l’autre y enfonçait une épingle. Elle jeta un cri, et disparut.
    Puis elle revint correctement habillée. Sa taille, ses yeux, le bruit de sa robe, tout l’enchanta. Frédéric se retenait pour ne pas la couvrir de baisers.
    — Je vous demande pardon, dit-elle, mais je ne pouvais…
    Il eut la hardiesse de l’interrompre :
    — Cependant…, vous étiez très bien… tout à l’heure.
    Elle trouva sans doute le compliment un peu grossier, car ses pommettes se colorèrent. Il craignait de l’avoir offensée.

221

II, 3

— Par quel bon hasard êtes-vous venu ?
    Il ne sut que répondre ; et, après un petit ricanement qui lui donna le temps de réfléchir :
    — Si je vous le disais, me croiriez-vous ?
    — Pourquoi pas ?
    Frédéric conta qu’il avait eu, l’autre nuit un songe affreux :
    — J’ai rêvé que vous étiez gravement malade, près de mourir.
    — Oh ! ni moi, ni mon mari ne sommes jamais malades !
    — Je n’ai rêvé que de vous, dit-il.
    Elle le regarda d’un air calme.
    — Les rêves ne se réalisent pas toujours.
    Frédéric balbutia, chercha ses mots, et se lança enfin dans une longue période sur l’affinité des âmes. Une force existait qui peut, à travers les espaces, mettre en rapport deux personnes, les avertir de ce qu’elles éprouvent et les faire se rejoindre.
Elle l’écoutait la tête basse, tout en souriant de son beau sourire. Il l’observait du coin de l’œil, avec joie, et épanchait son amour plus librement sous la facilité d’un lieu commun. Elle proposa de lui montrer la fabrique ; et, comme elle insistait, il accepta.

221-222

II, 3

Et elle l’introduisit dans une salle que remplissaient des cuves, où virait sur lui-même un axe vertical armé de bras horizontaux. Frédéric s’en voulait de n’avoir pas refusé nettement sa proposition, tout à l’heure.
    — Ce sont les patouillards, dit-elle.
    Il trouva le mot grotesque, et comme inconvenant dans sa bouche.

222

II, 3

Craignant qu’il ne fallût borner là sa visite, il affecta, au contraire, beaucoup d’enthousiasme. Il regrettait même de ne s’être pas voué à cette industrie.
    Elle parut surprise.
    — Certainement ! j’aurais pu vivre près de vous !
    Et, comme il cherchait son regard, Mme Arnoux, afin de l’éviter, prit sur une console des boulettes de pâte, provenant des rajustages manqués, les aplatit en une galette, et imprima dessus sa main.
    — Puis-je emporter cela ? dit Frédéric.
    — Êtes-vous assez enfant, mon Dieu !

223

II, 3

Frédéric, gêné par sa présence, demanda bas à Mme Arnoux s’il n’y avait pas moyen de voir les fours. Ils descendirent au rez-de-chaussée ; et elle était en train d’expliquer l’usage des cassettes, quand Sénécal, qui les avait suivis, s’interposa entre eux.
    Il continua de lui-même la démonstration, s’étendit sur les différentes sortes de combustibles, l’enfournement, les pyroscopes, les alandiers, les engobes, les lustres et les métaux, prodiguant les termes de chimie, chlorure, sulfure, borax, carbonate. Frédéric n’y comprenait rien, et à chaque minute se retournait vers Mme Arnoux.
    — Vous n’écoutez pas, dit-elle. M. Sénécal pourtant est très clair. Il sait toutes ces choses beaucoup mieux que moi.
    Le mathématicien flatté de cet éloge, proposa de faire voir le posage des couleurs. Frédéric interrogea d’un regard anxieux Mme Arnoux. Elle demeura impassible, ne voulant sans doute ni être seule avec lui, ni le quitter cependant. Il lui offrit son bras.
    — Non ! merci bien ! l’escalier est trop étroit

224

II, 3

Sénécal, qui se promenait les mains derrière le dos, comme un pion dans une salle d’études se contenta de sourire.
    — Article 13, insubordination, dix francs !
    La Bordelaise se remit à sa besogne. Mme Arnoux par convenance, ne disait rien, mais ses sourcils se froncèrent. Frédéric murmura :
    — Ah ! pour un démocrate, vous êtes bien dur !
    L’autre répondit magistralement :
    — La démocratie n’est pas le dévergondage de l’individualisme. C’est le niveau commun sous la loi, la répartition du travail, l’ordre !
    — Vous oubliez l’humanité ! dit Frédéric.
Mme Arnoux prit son bras ; Sénécal, offensé peut-être de cette approbation silencieuse, s’en alla.

225

II, 3

    Frédéric en ressentit un immense soulagement. Depuis le matin, il cherchait l’occasion de se déclarer ; elle était venue. D’ailleurs le mouvement spontané de Mme Arnoux lui semblait contenir des promesses ; et il demanda, comme pour se réchauffer les pieds, à monter dans sa chambre. Mais, quand il fut assis près d’elle, son embarras commença ; le point de départ lui manquait. Sénécal, heureusement, vint à sa pensée.
    — Rien de plus sot, dit-il, que cette punition
    Mme Arnoux reprit :
    — Il y a des sévérités indispensables.
    — Comment, vous qui êtes si bonne ! Oh ! je me trompe ! car vous vous plaisez quelquefois à faire souffrir !
    — Je ne comprends pas les énigmes, mon ami.
    Et son regard austère, plus encore que le mot, l’arrêta.

225

II, 3

Frédéric était déterminé à poursuivre. Un volume de Musset se trouvait par hasard sur la commode. Il en tourna quelques pages, puis se mit à parler de l’amour, de ses désespoirs et de ses emportements.
    Tout cela, suivant Mme Arnoux, était criminel ou factice.
    Le jeune homme se sentit blessé par cette négation et, pour la combattre, il cita en preuve les suicides qu’on voit dans les journaux, exalta les grands types littéraires, Phèdre, Didon, Roméo, Desgrieux. Il s’enferrait.

226

II, 3

    Le feu dans la cheminée ne brûlait plus, la pluie fouettait contre les vitres. Mme Arnoux, sans bouger, restait les deux mains sur les bras de son fauteuil ; les pattes de son bonnet tombaient comme les bandelettes d’un sphinx ; son profil pur se découpait en pâleur au milieu de l’ombre.
    Il avait envie de se jeter à ses genoux. Un craquement se fit dans le couloir, il n’osa.
    Il était empêché, d’ailleurs, par une sorte de crainte religieuse. Cette robe, se confondant avec les ténèbres, lui paraissait démesurée, infinie, insoulevable ; et précisément à cause de cela son désir redoublait. Mais, la peur de faire trop et de ne pas faire assez lui ôtait tout discernement.
    « Si je lui déplais, pensait-il, qu’elle me chasse ! Si elle veut de moi, qu’elle m’encourage ! »
    Il dit en soupirant :
    — Donc, vous n’admettez pas qu’on puisse aimer… une femme ?
    Mme Arnoux répliqua :
    — Quand elle est à marier, on l’épouse ; lorsqu’elle appartient à un autre, on s’éloigne.
    — Ainsi le bonheur est impossible ?
    — Non ! mais on ne le trouve jamais dans le mensonge, les inquiétudes et le remords.
    — Qu’importe ! s’il est payé par des joies sublimes.
    — L’expérience est trop coûteuse !
    Il voulut l’attaquer par l’ironie.
    — La vertu ne serait donc que de la lâcheté ?
    — Dites de la clairvoyance, plutôt. Pour celles même qui oublieraient le devoir ou la religion, le simple bon sens peut suffire. L’égoïsme fait une base solide à la sagesse.
    — Ah ! quelles maximes bourgeoises vous avez !
    — Mais je ne me vante pas d’être une grande dame !
    À ce moment-là, le petit garçon accourut.
    — Maman, viens-tu dîner ?
    — Oui, tout à l’heure !
    Frédéric se leva ; en même temps Marthe parut.
    Il ne pouvait se résoudre à s’en aller ; et, avec un regard tout plein de supplications :
    — Ces femmes dont vous parlez sont donc bien insensibles ?
    — Non ! mais sourdes quand il le faut.
Et elle se tenait debout, sur le seuil de sa chambre, avec ses deux enfants à ses côtés. Il s’inclina sans dire un mot. Elle répondit silencieusement à son salut.

226-227

II, 3

 Ce qu’il éprouva d’abord, ce fut une stupéfaction infinie. Cette manière de lui faire comprendre l’inanité de son espoir l’écrasait. Il se sentait perdu comme un homme tombé au fond d’un abîme, qui sait qu’on ne le secourra pas et qu’il doit mourir.
    Il marchait cependant, mais sans rien voir, au hasard ; il se heurtait contre les pierres ; il se trompa de chemin.

227

II, 3

    Une heure après, sur les boulevards, la gaieté de Paris le soir recula tout à coup son voyage dans un passé déjà loin. Il voulut être fort, et allégea son cœur en dénigrant Mme Arnoux par des épithètes injurieuses :
    « C’est une imbécile, une dinde, une brute, n’y pensons plus ! »

227

II, 3

 « Je compte sur vous demain pour me conduire aux courses. »
    Que signifiait cette invitation ? était-ce encore un tour de la Maréchale ? Mais on ne se moque pas deux fois du même homme à propos de rien ; et pris de curiosité, il relut la lettre attentivement.
    Frédéric distingua : « Malentendu… avoir fait fausse route… désillusions… Pauvres enfants que nous sommes !… Pareils à deux fleuves qui se rejoignent ! etc. »
    Ce style contrastait avec le langage ordinaire de la lorette. Quel changement était donc survenu ?

227

II, 3

    Il garda longtemps les feuilles entre ses doigts. Elles sentaient l’iris ; et il y avait, dans la forme des caractères et l’espacement irrégulier des lignes, comme un désordre de toilette qui le troubla.

228

II, 3

    « Pourquoi n’irais-je pas ? se dit-il enfin. Mais si Mme Arnoux le savait ? Ah ! qu’elle le sache ! Tant mieux ! et qu’elle en soit jalouse ! ça me vengera ! »

228

II, 3

Frédéric ajouta d’un air indifférent :
    — À propos, voyez-vous toujours… comment donc l’appelez-vous ?… cet ancien chanteur… Delmar ?
    Elle répliqua, sèchement :
    — Non ! c’est fini !
    Ainsi, leur rupture était certaine. Frédéric en conçut de l’espoir.

230

II, 4

 — Quels amours de petits doigts ! dit Frédéric, en lui prenant doucement l’autre main, la gauche, ornée d’un bracelet d’or, en forme de gourmette. Tiens, c’est mignon ; d’où cela vient-il ?
    — Oh ! il y a longtemps que je l’ai, dit la Maréchale.
    Le jeune homme n’objecta rien à cette réponse hypocrite. Il aima mieux « profiter de la circonstance ». Et, lui tenant toujours le poignet, il appuya dessus ses lèvres, entre le gant et la manchette.
    — Finissez, on va nous voir !
    — Bah ! qu’est-ce que cela fait !

230

II, 4

Il aima mieux « profiter de la circonstance ». Et, lui tenant toujours le poignet, il appuya dessus ses lèvres, entre le gant et la manchette.
    — Finissez, on va nous voir !
    — Bah ! qu’est-ce que cela fait !

230

II, 4

Cependant, de gros nuages effleuraient de leurs volutes la cime des ormes, en face. Rosanette avait peur de la pluie.
    — J’ai des riflards, dit Frédéric, et tout ce qu’il faut pour se distraire, ajouta-t-il en soulevant le coffre, où il y avait des provisions de bouche dans un panier.
    — Bravo ! nous nous comprenons !
    — Et on se comprendra encore mieux, n’est-ce pas ?
    — Cela se pourrait ! fit-elle en rougissant.

231

II, 4

— Nous nous amusons ! dit la Maréchale. Je t’aime, mon chéri !
    Frédéric ne douta plus de son bonheur ; ce dernier mot de Rosanette le confirmait.

231-232

II, 4

À cent pas de lui, dans un cabriolet milord, une dame parut. Elle se penchait en dehors de la portière, puis se renfonçait vivement ; cela recommença plusieurs fois, Frédéric ne pouvait distinguer sa figure. Un soupçon le saisit, il lui sembla que c’était Mme Arnoux. Impossible, cependant ! Pourquoi serait-elle venue ?
    Il descendit de voiture, sous prétexte de flâner au pesage.
    — Vous n’êtes guère galant ! dit Rosanette.
    Il n’écouta rien et s’avança. Le milord, tournant bride, se mit au trot.

232

II, 4

Frédéric, au même moment, fut happé par Cisy.
    — Bonjour, cher ! comment allez-vous ? Hussonnet est là-bas ! Écoutez donc !
    Frédéric tâchait de se dégager pour rejoindre le milord. La Maréchale lui faisait signe de retourner près d’elle. Cisy l’aperçut, et voulait obstinément lui dire bonjour.

232

II, 4

La Maréchale fut jalouse de ces gloires ; pour qu’on la remarquât, elle se mit à faire de grands gestes et à parler très haut.
    Des gentlemen la reconnurent, lui envoyèrent des saluts. Elle y répondait en disant leurs noms à Frédéric. C’étaient tous comtes, vicomtes, ducs et marquis ; et il se rengorgeait, car tous les yeux exprimaient un certain respect pour sa bonne fortune.

233

II, 4

Cisy n’avait pas l’air moins heureux dans le cercle d’hommes mûrs qui l’entourait. Ils souriaient du haut de leurs cravates, comme se moquant de lui ; enfin il tapa dans la main du plus vieux et s’avança vers la Maréchale.

233-234

II, 4

    Elle mangeait avec une gloutonnerie affectée une tranche de foie gras ; Frédéric, par obéissance, l’imitait, en tenant une bouteille de vin sur ses genoux.
    Le milord reparut, c’était Mme Arnoux. Elle pâlit extraordinairement.
    — Donne-moi du champagne ! dit Rosanette.
    Et, levant le plus haut possible son verre rempli, elle s’écria :
    — Ohé là-bas ! les femmes honnêtes, l’épouse de mon protecteur, ohé !
    Des rires éclatèrent autour d’elle, le milord disparut. Frédéric la tirait par sa robe, il allait s’emporter.

234

II, 4

Mais Cisy était là, dans la même attitude que tout à l’heure ; et, avec un surcroît d’aplomb, il invita Rosanette à dîner pour le soir même.
    — Impossible ! répondit-elle. Nous allons ensemble au café Anglais.
    Frédéric, comme s’il n’eût rien entendu, demeura muet ; et Cisy quitta la Maréchale d’un air désappointé.

234

II, 4

Tandis qu’il lui parlait, debout contre la portière de droite, Hussonnet était survenu du côté gauche, et, relevant ce mot de café Anglais :
    — C’est un joli établissement ! si l’on y cassait une croûte, hein ?
    — Comme vous voudrez, dit Frédéric, qui, affaissé dans le coin de la berline, regardait à l’horizon le milord disparaître, sentant qu’une chose irréparable venait de se faire et qu’il avait perdu son grand amour. Et l’autre était là, près de lui, l’amour joyeux et facile ! Mais, lassé, plein de désirs contradictoires et ne sachant même plus ce qu’il voulait, il éprouvait une tristesse démesurée, une envie de mourir.

234

II, 4

Hussonnet était perdu.
    — Eh bien, tant mieux ! dit Frédéric.
    — On préfère être seul ? reprit la Maréchale, en posant la main sur la sienne.
Alors passa devant eux, avec des miroitements de cuivre et d’acier, un splendide landau attelé de quatre chevaux, conduits à la Daumont par deux jockeys en veste de velours, à crépines d’or. Mme Dambreuse était près de son mari, Martinon sur l’autre banquette en face ; tous les trois avaient des figures étonnées.
    — Ils m’ont reconnu ! se dit Frédéric.
    Rosanette voulut qu’on arrêtât, pour mieux voir le défilé. Mme Arnoux pouvait reparaître. Il cria au postillon :
    — Va donc ! va donc ! en avant !

234-235

II, 4

Frédéric et Rosanette ne se parlaient pas, éprouvant une sorte d’hébétude à voir auprès d’eux, continuellement, toutes ces roues tourner.

235

II, 4

Alors, Frédéric se rappela les jours déjà loin où il enviait l’inexprimable bonheur de se trouver dans une de ces voitures, à côté d’une de ces femmes. Il le possédait, ce bonheur-là, et il n’en était pas plus joyeux.

236

II, 4

 À la hauteur des Bains-Chinois, comme il y avait des trous dans le pavé, la berline se ralentit. Un homme en paletot noisette marchait au bord du trottoir. Une éclaboussure, jaillissant de dessous les ressorts, s’étala dans son dos. L’homme se retourna, furieux. Frédéric devint pâle ; il avait reconnu Deslauriers.

236

II, 4

La Maréchale revint ; et, le baisant au front :
    — On a des chagrins, pauvre mimi ?
    — Peut-être ! répliqua-t-il.
    — Tu n’es pas le seul, va !
    Ce qui voulait dire : « Oublions chacun les nôtres dans une félicité commune ! »
    Puis elle posa un pétale de fleur entre ses lèvres, et le lui tendit à becqueter. Ce mouvement, d’une grâce et presque d’une mansuétude lascive, attendrit Frédéric.
    — Pourquoi me fais-tu de la peine ? dit-il, en songeant à Mme Arnoux.
Et, debout devant lui, elle le regardait, les cils rapprochés et les deux mains sur les épaules.
    Toute sa vertu, toute sa rancune sombra dans une lâcheté sans fond.
    Il reprit :
    — Puisque tu ne veux pas m’aimer ! en l’attirant sur ses genoux.
    Elle se laissait faire ; il lui entourait la taille à deux bras ; le pétillement de sa robe de soie l’enflammait.

236-237

II, 4

À propos d’Ozaï, un ballet nouveau, il fit une sortie à fond contre la danse, et, à propos de la danse, contre l’Opéra ; puis, à propos de l’Opéra, contre les Italiens, remplacés, maintenant, par une troupe d’acteurs espagnols, « comme si l’on n’était pas rassasié des Castilles ! » Frédéric fut choqué dans son amour romantique de l’Espagne ; et, afin de rompre la conversation, il s’informa du Collège de France, d’où l’on venait d’exclure Edgar Quinet et Mickiewicz. Mais Hussonnet, admirateur de M. De Maistre, se déclara pour l’Autorité et le Spiritualisme.

237

II, 4

Ces calembredaines assommaient Frédéric. Dans un mouvement d’impatience, il attrapa, avec sa botte, un des bichons sous la table.
    Tous deux se mirent à aboyer d’une façon odieuse.
— Vous devriez les faire reconduire ! dit-il brusquement.
    Rosanette n’avait confiance en personne.
    Alors, il se tourna vers le bohème.
    — Voyons, Hussonnet, dévouez-vous !
    — Oh ! oui, mon petit ! Ce serait bien aimable !
    Hussonnet s’en alla, sans se faire prier.
    De quelle manière payait-on sa complaisance ? Frédéric n’y pensa pas. Il commençait même à se réjouir du tête-à-tête, lorsqu’un garçon entra.

237-238

II, 4

Il en avait soif, besoin. Cette disparition lui semblait une forfaiture, presque une grossièreté. Que voulait-elle donc ? n’était-ce pas assez d’avoir outragé Mme Arnoux ? Tant pis pour celle-là, du reste ! Maintenant, il haïssait toutes les femmes ; et des pleurs l’étouffaient, car son amour était méconnu et sa concupiscence trompée.
    La Maréchale rentra, et, lui présentant Cisy :
    — J’ai invité monsieur. J’ai bien fait, n’est-ce pas ?
    — Comment donc ! certainement !
    Frédéric, avec un sourire de supplicié, fit signe au gentilhomme de s’asseoir.

238

II, 4

Elle voulut boire tout de suite du vin de Bourgogne.
    — On n’en prend pas dès le commencement, dit Frédéric.
    Cela se faisait quelquefois, suivant le Vicomte.
    — Eh non ! Jamais !
    — Si fait, je vous assure !
    — Ah ! tu vois !
    Le regard dont elle accompagna cette phrase signifiait : « C’est un homme riche, celui-là, écoute-le ! »
 Cependant, la porte s’ouvrait à chaque minute, les garçons glapissaient, et, sur un infernal piano, dans le cabinet à côté, quelqu’un tapait une valse. Puis les courses amenèrent à parler d’équitation et des deux systèmes rivaux. Cisy défendait Baucher, Frédéric le comte d’Aure, quand Rosanette haussa les épaules.
    — Assez, mon Dieu ! il s’y connaît mieux que toi, va !

238-239

II, 4

Elle mordait dans une grenade, le coude posé sur la table ; les bougies du candélabre devant elle tremblaient au vent ; cette lumière blanche pénétrait sa peau de tons nacrés, mettait du rose à ses paupières, faisait briller les globes de ses yeux ; la rougeur du fruit se confondait avec la pourpre de ses lèvres, ses narines minces battaient ; et toute sa personne avait quelque chose d’insolent, d’ivre et de noyé qui exaspérait Frédéric, et pourtant lui jetait au cœur des désirs fous.

239

II, 4

Frédéric, pour lui être désagréable, s’entêta à le contredire. Il soutint que Mme Dambreuse s’appelait de Boutron, certifiait sa noblesse.
    — N’importe ! je voudrais bien avoir son équipage
    Et la manche de sa robe, glissant un peu, découvrit, à son poignet gauche, un bracelet orné de trois opales.
    Frédéric l’aperçut.
    — Tiens ! mais…
    Ils se considérèrent tous les trois, et rougirent.

239

II, 4

  La Maréchale décrocha de la patère sa capote. Frédéric se précipita sur la sonnette en criant de loin au garçon :
    — Une voiture
    — J’ai la mienne, dit le Vicomte.
    — Mais, monsieur !
    — Cependant, monsieur !
    Et ils se regardaient dans les prunelles, pâles tous les deux et les mains tremblantes.
    Enfin, la Maréchale prit le bras de Cisy, et, en montrant le bohème attablé :
    — Soignez-le donc ! il s’étouffe. Je ne voudrais pas que son dévouement pour mes roquets le fît mourir !

240

II, 4

— Eh bien ? dit Hussonnet.
    — Eh bien, quoi ?
    — Je croyais…
    — Qu’est-ce que vous croyiez ?
    — Est-ce que vous ne… ?
    Il compléta sa phrase par un geste.
    — Eh non ! jamais de la vie !
    Hussonnet n’insista pas davantage.
 Il avait eu un but en s’invitant à dîner. Son journal, qui ne s’appelait plus l’Art, mais le Flambard, avec cette épigraphe : « Canonniers, à vos pièces ! » ne prospérant nullement, il avait envie de le transformer en une revue hebdomadaire, seul, sans le secours de Deslauriers. Il reparla de l’ancien projet, et exposa son plan nouveau.
    Frédéric, ne comprenant pas sans doute, répondit par des choses vagues. Hussonnet empoigna plusieurs cigares sur la table, dit : « Adieu, mon bon », et disparut.

240

II, 4

Frédéric demanda la note. Elle était longue ; et le garçon, la serviette sous le bras, attendait son argent, quand un autre, un individu blafard qui ressemblait à Martinon, vint lui dire :
    — Faites excuse, on a oublié au comptoir de porter le fiacre.
    — Quel fiacre ?
   — Celui que ce monsieur a pris tantôt, pour les petits chiens.
    Et la figure du garçon s’allongea, comme s’il eût plaint le pauvre jeune homme. Frédéric eut envie de le gifler. Il donna de pourboire les vingt francs qu’on lui rendait.

240-241

II, 4

Frédéric passa la journée du lendemain à ruminer sa colère et son humiliation. Il se reprochait de n’avoir pas souffleté Cisy. Quant à la Maréchale, il se jura de ne plus la revoir ; d’autres aussi belles ne manquaient pas ; et, puisqu’il fallait de l’argent pour posséder ces femmes-là, il jouerait à la Bourse le prix de sa ferme, il serait riche, il écraserait de son luxe la Maréchale et tout le monde. Le soir venu, il s’étonna de n’avoir pas songé à Mme Arnoux.
    « Tant mieux ! à quoi bon ? »

241

II, 4

Il se plaignit seulement d’avoir été refusé au Salon, puis reprocha à Frédéric de ne pas être venu voir le portrait de la Maréchale.
    — Je me moque bien de la Maréchale !

242

II, 4

Frédéric, afin de s’en délivrer, s’enquit de ses conditions, courtoisement.
    L’extravagance du chiffre le révolta, il répondit :
    — Non, ah ! non !
    — Vous êtes pourtant son amant, c’est vous qui m’avez fait la commande !
    — J’ai été l’intermédiaire, permettez !
    — Mais je ne peux pas rester avec ça sur les bras !
    L’artiste s’emportait.
    — Ah ! je ne vous croyais pas si cupide.
    — Ni vous si avare ! Serviteur !

242

II, 4

Puis, détachant ses paroles :
    — Au reste, je ne me repens pas, j’ai fait mon devoir. N’importe, c’est à cause de vous.
    — Comment ? s’écria Frédéric, ayant peur que Sénécal ne l’eût deviné.
    Sénécal n’avait rien deviné, car il reprit :
    — C’est-à-dire que, sans vous, j’aurais peut-être trouvé mieux.
    Frédéric fut saisi d’une espèce de remords.
    — En quoi puis-je vous servir, maintenant ?
    Sénécal demandait un emploi quelconque, une place.

243

II, 4

— Je ne suis pas suffisamment intime dans la maison pour recommander quelqu’un.
    Le démocrate essuya ce refus stoïquement, et, après une minute de silence :
    — Tout cela, j’en suis sûr, vient de la Bordelaise et aussi de votre Mme Arnoux.
    Ce votre ôta du cœur de Frédéric le peu de bon vouloir qu’il gardait. Par délicatesse, cependant, il atteignit la clef de son secrétaire.
    Sénécal le prévint.
    — Merci !

243

II, 4

— C’est aujourd’hui le service anniversaire de Godefroy Cavaignac. Il est mort à l’œuvre, celui-là ! Mais tout n’est pas fini !… Qui sait ?
    Et Sénécal tendit sa main, bravement.
    — Nous ne nous reverrons peut-être jamais ! adieu !
    Cet adieu, répété deux fois, son froncement de sourcils en contemplant le poignard, sa résignation et son air solennel, surtout, firent rêver Frédéric, qui bientôt n’y pensa plus.

244

II, 4

Dans la même semaine, son notaire du Havre lui envoya le prix de sa ferme, cent soixante-quatorze mille francs. Il en fit deux parts, plaça la première sur l’État, et alla porter la seconde chez un agent de change pour la risquer à la Bourse.

244

II, 4

Il mangeait dans les cabarets à la mode, fréquentait les théâtres et tâchait de se distraire, quand Hussonnet lui adressa une lettre, où il narrait gaiement que la Maréchale, dès le lendemain des courses, avait congédié Cisy. Frédéric en fut heureux, sans chercher pourquoi le bohème lui apprenait cette aventure.

244

II, 4

Frédéric, le matin de ce jour-là, reçut une notification d’huissier, où M. Charles-Jean-Baptiste Oudry lui apprenait qu’aux termes d’un jugement du tribunal, il s’était rendu acquéreur d’une propriété sise à Belleville appartenant au sieur Jacques Arnoux, et qu’il était prêt à payer les deux cent vingt-trois mille francs montant du prix de la vente. Mais il résultait du même acte que, la somme des hypothèques dont l’immeuble était grevé dépassant le prix de l’acquisition, la créance de Frédéric se trouvait complètement perdue.

244

II, 4

    Tout le mal venait de n’avoir pas renouvelé en temps utile une inscription hypothécaire. Arnoux s’était chargé de cette démarche, et l’avait ensuite oubliée. Frédéric s’emporta contre lui, et, quand sa colère fut passée :
    « Eh bien après… quoi ? si cela peut le sauver, tant mieux ! je n’en mourrai pas ! n’y pensons plus ! »

244

II, 4

Mais, en remuant ses paperasses sur sa table, il rencontra la lettre d’Hussonnet, et aperçut le post-scriptum, qu’il n’avait point remarqué la première fois. Le bohème demandait cinq mille francs, tout juste, pour mettre l’affaire du journal en train.
   « Ah ! celui-là m’embête ! »
    Et il le refusa brutalement dans un billet laconique.

244-245

II, 4

Frédéric était venu plein d’humeur contre Cisy ; sa sottise l’avait désarmé. Mais ses gestes, sa figure, toute sa personne lui rappelant le dîner du Café Anglais, l’agaçait de plus en plus ; et il écoutait les remarques désobligeantes que faisait à demi-voix le cousin Joseph, un brave garçon sans fortune, amateur de chasse, et boursier.

246-247

II, 4

Cisy l’avait prié de le faire admettre à son club. Mais le baron, ayant sans doute pitié de son amour-propre :
— Ah ! j’oubliais ! Mille félicitations pour votre pari, mon cher !
    — Quel pari ?
    — Celui que vous avez fait, aux courses, d’aller le soir même chez cette dame.
    Frédéric éprouva comme la sensation d’un coup de fouet. Il fut calmé tout de suite, par la figure décontenancée de Cisy.
    En effet, la Maréchale, dès le lendemain, en était aux regrets, quand Arnoux, son premier amant, son homme, s’était présenté ce jour-là même. Tous deux avaient fait comprendre au vicomte qu’il « gênait », et on l’avait flanqué dehors, avec peu de cérémonie.
 Il eut l’air de ne pas entendre. 

247

II, 4

Le baron ajouta :
    — Que devient-elle, cette brave Rose ?… a-t-elle toujours d’aussi jolies jambes ? prouvant par ce mot qu’il la connaissait intimement.
    Frédéric fut contrarié de la découverte.

247

II, 4

— Il n’y a pas de quoi rougir, reprit le Baron ; c’est une bonne affaire !
    Cisy claqua de la langue.
    — Peuh ! pas si bonne !
    — Ah !
    — Mon Dieu, oui ! D’abord, moi, je ne lui trouve riend’extraordinaire, et puis on en récolte de pareilles tant qu’on veut, car enfin… elle est à vendre !
    — Pas pour tout le monde ! reprit aigrement Frédéric.
    — Il se croit différent des autres ! répliqua Cisy, quelle farce !
    Et un rire parcourut la table.
    Frédéric sentait les battements de son cœur l’étouffer. Il avala deux verres d’eau, coup sur coup.

247-248

II, 4

  Mais le baron avait gardé bon souvenir de Rosanette.
    — Est-ce qu’elle est toujours avec un certain Arnoux ?
    — Je n’en sais rien, dit Cisy. Je ne connais pas ce monsieur !
    Il avança, néanmoins, que c’était une manière d’escroc.
    — Un moment ! s’écria Frédéric.
    — Cependant, la chose est certaine ! Il a même eu un procès.
    — Ce n’est pas vrai
    Frédéric se mit à défendre Arnoux. Il garantissait sa probité, finissait par y croire, inventait des chiffres, des preuves.

248

II, 4

Le vicomte, plein de rancune, et qui était gris d’ailleurs, s’entêta dans ses assertions, si bien que Frédéric lui dit gravement :
    — Est-ce pour m’offenser, monsieur ?
    Et il le regardait, avec des prunelles ardentes comme son cigare.
    — Oh ! pas du tout ! je vous accorde même qu’il a quelque chose de très bien : sa femme.
    — Vous la connaissez ?
    — Parbleu ! Sophie Arnoux, tout le monde connaît ça !
    — Vous dites ?
    Cisy, qui s’était levé, répéta en balbutiant :
    — Tout le monde connaît ça !
    — Taisez-vous ! Ce ne sont pas celles-là que vous fréquentez !
    — Je m’en flatte !
    Frédéric lui lança son assiette au visage.
    Elle passa comme un éclair par-dessus la table, renversa deux bouteilles, démolit un compotier, et, se brisant contre le surtout en trois morceaux, frappa le ventre du vicomte.
    Tous se levèrent pour le retenir. Il se débattait, en criant, pris d’une sorte de frénésie

248

II, 4

Comme tout le monde, au moment où l’assiette avait été lancée, parlait à la fois, il fut impossible de découvrir la raison de cette offense, si c’était à cause d’Arnoux, de Mme Arnoux, de Rosanette ou d’un autre. Ce qu’il y avait de certain, c’était la brutalité inqualifiable de Frédéric ; il se refusa positivement à en témoigner le moindre regret.

249

II, 4

Frédéric, au contraire, s’irritait de plus en plus ; et l’on serait resté là jusqu’au jour si le baron n’avait dit pour en finir :
    — Le vicomte, monsieur, enverra demain chez vous ses témoins.
    — Votre heure ?
    — À midi, s’il vous plaît.
    — Parfaitement, monsieur.
    Frédéric, une fois dehors, respira à pleins poumons. Depuis trop longtemps, il contenait son cœur. Il venait de le satisfaire enfin ; il éprouvait comme un orgueil de virilité, une surabondance de forces intimes qui l’enivraient. Il avait besoin de deux témoins. Le premier auquel il songea fut Regimbart ;

249

II, 4

    Et un sourire homicide le dérida, en apprenant que l’adversaire était un noble.
— Nous le ferons marcher tambour battant, soyez tranquille ! D’abord… avec l’épée…
    — Mais peut-être, objecta Frédéric, que je n’ai pas le droit…
    — Je vous dis qu’il faut prendre l’épée ! répliqua brutalement le Citoyen. Savez-vous tirer ?

250

II, 4

    Les témoins arrivèrent avant midi. Frédéric, par bon goût, crut devoir ne pas assister à la conférence.
    Le baron et M. Joseph déclarèrent qu’ils se contenteraient des excuses les plus simples. Mais Regimbart, ayant pour principe de ne céder jamais, et qui tenait à défendre l’honneur d’Arnoux (Frédéric ne lui avait point parlé d’autre chose), demanda que le Vicomte fît des excuses.

250-251

II, 4

    Dussardier étant contraint de s’en retourner à ses affaires, Regimbart alla prévenir Frédéric.
    On l’avait laissé toute la journée sans nouvelles ; son impatience était devenue intolérable.
    — Tant mieux ! s’écria-t-il.
    Le Citoyen fut satisfait de sa contenance.
    — On réclamait de nous des excuses, croiriez-vous ? Ce n’était rien, un simple mot ! Mais je les ai envoyés joliment bouler ! Comme je le devais, n’est-ce pas ?
    — Sans doute, dit Frédéric tout en songeant qu’il eût mieux fait de choisir un autre témoin.

251-252

II, 4

Puis, quand il fut seul, il se répéta tout haut, plusieurs fois :
    « Je vais me battre. Tiens, je vais me battre ! C’est drôle »
    Et, comme il marchait dans sa chambre, en passant devant sa glace, il s’aperçut qu’il était pâle.
    « Est-ce que j’aurais peur ? »
    Une angoisse abominable le saisit à l’idée d’avoir peur sur le terrain.
    « Si j’étais tué, cependant ? Mon père est mort de la même façon. Oui, je serai tué ! »

252

II, 4

Et, tout à coup, il aperçut sa mère, en robe noire ; des images incohérentes se déroulèrent dans sa tête. Sa propre lâcheté l’exaspéra. Il fut pris d’un paroxysme de bravoure, d’une soif carnassière. Un bataillon ne l’eût pas fait reculer. Cette fièvre calmée, il se sentit, avec joie, inébranlable. Pour se distraire, il se rendit à l’Opéra, où l’on donnait un ballet. Il écouta la musique, lorgna les danseuses, et but un verre de punch, pendant l’entr’acte. Mais, en rentrant chez lui, la vue de son cabinet, de ses meubles, où il se retrouvait peut-être pour la dernière fois, lui causa une faiblesse.
    Il descendit dans son jardin. Les étoiles brillaient ; il les contempla. L’idée de se battre pour une femme le grandissait à ses yeux, l’ennoblissait. Puis il alla se coucher tranquillement.

252

II, 4

    Regimbart dit à Frédéric, qui marchait entre lui et Dussardier :
    — Eh bien, et cette venette, qu’en fait-on ? Si vous avez besoin de quelque chose, ne vous gênez pas, je connais ça ! La crainte est naturelle à l’homme.
    Puis, à voix basse :
    — Ne fumez plus, ça amollit !
    Frédéric jeta son cigare qui le gênait, et continua d’un pied ferme. Le vicomte avançait par derrière, appuyé sur le bras de ses deux témoins.

254

II, 4

Alors, M. de Comaing (pour laisser à Frédéric encore un moment de réflexion) tâcha d’élever des chicanes. Il réclama le droit de mettre un gant, celui de saisir l’épée de son adversaire avec la main gauche ; Regimbart, qui était pressé, ne s’y refusa pas. Enfin le baron, s’adressant à Frédéric :
    — Tout dépend de vous, monsieur ! Il n’y a jamais de déshonneur à reconnaître ses fautes.
    Dussardier l’approuvait du geste. Le Citoyen s’indigna.
    — Croyez-vous que nous sommes ici pour plumer les canards, fichtre ?… En garde !

255

II, 4

 Cisy devint effroyablement pâle. Sa lame tremblait par le bout, comme une cravache. Sa tête se renversait, ses bras s’écartèrent, il tomba sur le dos, évanoui. Joseph le releva ; et, tout en lui poussant sous les narines un flacon, il le secouait fortement. Le vicomte rouvrit les yeux, puis tout à coup, bondit comme un furieux sur son épée. Frédéric avait gardé la sienne ; et il l’attendait, l’œil fixe, la main haute.

255

II, 4

Arnoux avait sauté du cabriolet.
    — J’arrive trop tard ! Non ! Dieu soit loué !
    Il tenait Frédéric à pleins bras, le palpait, lui couvrait le visage de baisers.
    — Je sais le motif ; vous avez voulu défendre votre vieil ami ! C’est bien, cela, c’est bien ! Jamais je ne l’oublierai ! Comme vous êtes bon ! Ah ! cher enfant !
    Il le contemplait et versait des larmes, tout en ricanant de bonheur.

256

II, 4

Arnoux en avait eu connaissance par un nommé Compain, ami de Regimbart ; et dans un élan de cœur, il était accouru pour l’empêcher, croyant, du reste, en être la cause. Il pria Frédéric de lui fournir là-dessus quelques détails. Frédéric, ému par les preuves de sa tendresse, se fit scrupule d’augmenter son illusion :
    — De grâce, n’en parlons plus !

256

II, 4

    Frédéric songea à lui rappeler ses quinze mille francs. Mais sa démarche récente interdisait les reproches, même les plus doux. D’ailleurs, il se sentait fatigué. L’endroit n’était pas convenable. Il remit cela à un autre jour.

257

II, 4

    « Cependant il aime la sienne ! », songeait Frédéric, en s’en retournant ; et il le trouvait un malhonnête homme. Il lui en voulait de ce duel, comme si c’eût été pour lui qu’il avait, tout à l’heure, risqué sa vie.

257

II, 4

Mais il était reconnaissant à Dussardier de son dévouement ; le commis, sur ses instances, arriva bientôt à lui faire une visite tous les jours.
    Frédéric lui prêtait des livres : Thiers, Dulaure, Barante, les Girondins de Lamartine.

257

II, 4

    Il y avait tant de flamme dans ses yeux, que Frédéric en tressaillit.
    Sénécal lui apparut plus grand qu’il ne croyait. Il se rappela ses souffrances, sa vie austère ; sans avoir pour lui l’enthousiasme de Dussardier, il éprouvait néanmoins cette admiration qu’inspire tout homme se sacrifiant à une idée. Il se disait que, s’il l’eût secouru, Sénécal n’en serait pas là ; et les deux amis cherchèrent laborieusement quelque combinaison pour le sauver.
    Il leur fut impossible de parvenir jusqu’à lui.
    Frédéric s’enquérait de son sort dans les journaux, et pendant trois semaines fréquenta les cabinets de lecture.

259

II, 4

Frédéric allait rejeter tout cela quand ses yeux rencontrèrent un article intitulé : Une poulette entre trois cocos. C’était l’histoire de son duel, narrée en style sémillant, gaulois. Il se reconnut sans peine, car il était désigné par cette plaisanterie, laquelle revenait souvent : « Un jeune homme du collège de Sens et qui en manque. ». On le représentait même comme un pauvre diable de provincial, un obscur nigaud tâchant de frayer avec les grands seigneurs. Quant au vicomte, il avait le beau rôle, d’abord dans le souper, où il s’introduisait de force, ensuite dans le pari, puisqu’il emmenait la demoiselle, et finalement sur le terrain, où il se comportait en gentilhomme. La bravoure de Frédéric n’était pas niée, précisément, mais on faisait comprendre qu’un intermédiaire, le protecteur lui-même, était survenu juste à temps. Le tout se terminait par cette phrase, grosse peut-être de perfidies :
    « D’où vient leur tendresse ? Problème ! et, comme dit Basile, qui diable est-ce qu’on trompe ici ? »

259-260

II, 4

C’était, sans le moindre doute, une vengeance d’Hussonnet contre Frédéric, pour son refus des cinq mille francs.
    Que faire ? S’il lui en demandait raison, le bohème protesterait de son innocence, et il n’y gagnerait rien. Le mieux était d’avaler la chose silencieusement. Personne, après tout, ne lisait le Flambard.

260

II, 4

En sortant du cabinet de lecture, il aperçut du monde devant la boutique d’un marchand de tableaux. On regardait un portrait de femme, avec cette ligne écrite au bas en lettres noires : « Mlle Rose-Annette Bron, appartenant à M. Frédéric Moreau, de Nogent ».
    C’était bien elle, ou à peu près, vue de face, les seins découverts, les cheveux dénoués, et tenant dans ses mains une bourse de velours rouge, tandis que, par derrière, un paon avançait son bec sur son épaule, en couvrant la muraille de ses grandes plumes en éventail.
    Pellerin avait fait cette exhibition pour contraindre Frédéric au payement, persuadé qu’il était célèbre et que tout Paris, s’animant en sa faveur, allait s’occuper de cette misère.
    Était-ce une conjuration ? Le peintre et le journaliste avaient-ils monté leur coup ensemble ?
    Son duel n’avait rien empêché. Il devenait ridicule, tout le monde se moquait de lui.

260

II, 4

Trois jours après, à la fin de juin, les actions du Nord ayant fait quinze francs de hausse, comme il en avait acheté deux mille l’autre mois, il se trouva gagner trente mille francs. Cette caresse de la fortune lui redonna confiance. Il se dit qu’il n’avait besoin de personne, que tous ses embarras venaient de sa timidité, de ses hésitations. Il aurait dû commencer avec la Maréchale brutalement, refuser Hussonnet dès le premier jour, ne pas se compromettre avec Pellerin 

260

II, 4

   et, pour montrer que rien ne le gênait, il se rendit chez Mme Dambreuse, à une de ses soirées ordinaires.
    Au milieu de l’antichambre, Martinon, qui arrivait en même temps que lui, se retourna.
    — Comment, tu viens ici, toi ? avec l’air surpris et même contrarié de le voir.
    — Pourquoi pas ?
    Et, tout en cherchant la cause d’un tel abord, Frédéric s’avança dans le salon.

261

II, 4

Il distingua des habits noirs, puis une table ronde éclairée par un grand abat-jour, sept ou huit femmes en toilettes d’été, et, un peu plus loin, Mme Dambreuse dans un fauteuil à bascule. Sa robe de taffetas lilas avait des manches à crevés, d’où s’échappaient des bouillons de mousseline, le ton doux de l’étoffe se mariant à la nuance de ses cheveux ; et elle se tenait quelque peu renversée en arrière, avec le bout de son pied sur un coussin, tranquille comme une œuvre d’art pleine de délicatesse, une fleur de haute culture.

261

II, 4

Mme Dambreuse reprit sa place, et, se penchant sur le bras de son fauteuil, elle dit à Frédéric :
    — J’ai vu quelqu’un, avant-hier, qui m’a parlé de vous, M. de Cisy ; vous le connaissez, n’est-ce pas ?
    — Oui… un peu.

262

II, 4

Et M. Dambreuse, s’adressant à Frédéric, lui dit tout bas :
    — Vous n’êtes pas venu pour notre affaire.
    Frédéric allégua une maladie ; mais, sentant que l’excuse était trop bête :
    — D’ailleurs, j’ai eu besoin de mes fonds.
    — Pour acheter une voiture ? reprit Mme Dambreuse, qui passait près de lui, une tasse de thé à la main, et elle le considéra pendant une minute, la tête un peu tournée sur son épaule.
    Elle le croyait l’amant de Rosanette ; l’allusion était claire. Il sembla même à Frédéric que toutes les dames le regardaient de loin, en ch uchotant. Pour mieux voir ce qu’elles pensaient, il se rapprocha d’elles, encore une fois.

263

II, 4

De l’autre côté de la table, Martinon, auprès de Mlle Cécile, feuilletait un album. C’étaient des lithographies représentant des costumes espagnols. Il lisait tout haut les légendes : « Femme de Séville, — Jardinier de Valence, — Picador andalou » ; et, descendant une fois jusqu’au bas de la page, il continua d’une haleine :
    — Jacques Arnoux, éditeur… Un de tes amis, hein ?
    — C’est vrai, dit Frédéric, blessé par son air.
    Mme Dambreuse reprit :
    — En effet, vous êtes venu, un matin… pour… une maison, je crois ? oui, une maison appartenant à sa femme.
    Cela signifiait : « C’est votre maîtresse. »
    Il rougit jusqu’aux oreilles ; et M. Dambreuse, qui arrivait au même moment, ajouta :
    — Vous paraissiez même vous intéresser beaucoup à eux.
    Ces derniers mots achevèrent de décontenancer Frédéric. Son trouble, que l’on voyait, pensait-il, allait confirmer les soupçons, quand M. Dambreuse lui dit de plus près, d’un ton grave :
    — Vous ne faites pas d’affaires ensemble, je suppose ?
    Il protesta par des secousses de tête multipliées, sans comprendre l’intention du capitaliste, qui voulait lui donner un conseil.
Il avait envie de partir. La peur le retint de sembler lâche.

263

II, 4

Frédéric tourna les talons ; et, par une suite de longs zigzags, il avait presque gagné la porte, quand, passant près d’une console, il remarqua dessus, entre un vase de Chine et la boiserie, un journal plié en deux. Il le tira quelque peu, et lut ces mots : le Flambard.
    Qui l’avait apporté ? Cisy ! Pas un autre évidemment. Qu’importait, du reste ! Ils allaient croire, tous déjà croyaient peut-être à l’article. Pourquoi cet acharnement ? Une ironie silencieuse l’enveloppait. Il se sentait comme perdu dans un désert.

264

II, 4

— À propos d’Arnoux, j’ai lu parmi les prévenus des bombes incendiaires, le nom d’un de ses employés. Sénécal. Est-ce le nôtre ?
— Lui-même, dit Frédéric.
    Martinon répéta, en criant très haut :
— Comment, notre Sénécal ! notre Sénécal !
    Alors, on le questionna sur le complot ; sa place d’attaché au parquet devait lui fournir des renseignements.
    Il confessa n’en pas avoir. Du reste, il connaissait fort peu le personnage, l’ayant vu deux ou trois fois seulement, et le tenait en définitive pour un assez mauvais drôle. Frédéric, indigné, s’écria :
    — Pas du tout ! c’est un très honnête garçon !
    — Cependant, monsieur, dit un propriétaire, on n’est pas honnête quand on conspire !

264

II, 4

Un administrateur s’écria même :
    — Moi, monsieur, si j’apprenais que mon frère conspire, je le dénoncerais !
   Frédéric invoqua le droit de résistance ; et, se rappelant quelques phrases que lui avait dites Deslauriers, il cita Desolmes, Blackstone, le bill des droits en Angleterre, et l’article 2 de la Constitution de 91. C’était même en vertu de ce droit-là qu’on avait proclamé la déchéance de Napoléon ; il avait été reconnu en 1830, inscrit en tête de la Charte.
    — D’ailleurs, quand le souverain manque au contrat, la justice veut qu’on le renverse.
    — Mais c’est abominable ! exclama la femme d’un préfet.
    Toutes les autres se taisaient, vaguement épouvantées, comme si elles eussent entendu le bruit des balles. Mme Dambreuse se balançait dans son fauteuil, et l’écoutait parler en souriant.

264-265

II, 4

Un industriel, ancien carbonaro, tâcha de lui démontrer que les d’Orléans étaient une belle famille sans doute, il y avait des abus…
    — Eh bien, alors ?
    — Mais on ne doit pas les dire, cher monsieur ! Si vous saviez comme toutes ces criailleries de l’opposition nuisent aux affaires !
    — Je me moque des affaires ! reprit Frédéric.
    La pourriture de ces vieux l’exaspérait et, emporté par la bravoure qui saisit quelquefois les plus timides, il attaqua les financiers, les députés, le Gouvernement, le Roi, prit la défense des Arabes, débitait beaucoup de sottises. Quelques-uns l’encourageaient ironiquement : « Allez donc ! continuez ! » tandis que d’autres murmuraient : « Diable ! quelle exaltation ! » Enfin, il jugea convenable de se retirer ;

265

II, 4

et, comme il s’en allait, M. Dambreuse lui dit, faisant allusion à la place de secrétaire :
    — Rien n’est terminé encore ! Mais dépêchez-vous !
    Et Mme Dambreuse :
    — À bientôt, n’est-ce pas ?
    Frédéric jugea leur adieu une dernière moquerie. Il était déterminé à ne jamais revenir dans cette maison, à ne plus fréquenter tous ces gens-là. Il croyait les avoir blessés, ne sachant pas quel large fonds d’indifférence le monde possède !

265

II, 4

Ces femmes surtout l’indignaient. Pas une qui l’eût soutenu, même du regard. Il leur en voulait de ne pas les avoir émues. Quant à Mme Dambreuse, il lui trouvait quelque chose à la fois de langoureux et de sec, qui empêchait de la définir par une formule. Avait-elle un amant ? Quel amant ? Était-ce le diplomateou un autre ? Martinon, peut-être ? Impossible ! Cependant, il éprouvait une espèce de jalousie contre lui, et envers elle une malveillance inexplicable.

265

II, 4

  Dussardier, venu ce soir-là comme d’habitude, l’attendait. Frédéric avait le cœur gonflé ; il le dégorgea, et ses griefs, bien que vagues et difficiles à comprendre, attristèrent le brave commis ; il se plaignait même de son isolement. Dussardier, en hésitant un peu, proposa de se rendre chez Deslauriers.
    Frédéric, au nom de l’avocat, fut pris par un besoin extrême de le revoir. Sa solitude intellectuelle était profonde, et la compagnie de Dussardier insuffisante. Il lui répondit d’arranger les choses comme il voudrait.

266

II, 4

Tous deux s’embrassèrent, puis se mirent à causer de choses indifférentes.
    La réserve de Deslauriers attendrit Frédéric ; et, pour lui faire une sorte de réparation, il lui conta le lendemain sa perte de quinze mille francs, sans dire que ces quinze mille francs lui étaient primitivement destinés. L’avocat n’en douta pas, néanmoins. Cette mésaventure, qui lui donnait raison dans ses préjugés contre Arnoux, désarma tout à fait sa rancune, et il ne parla point de l’ancienne promesse.

266

II, 4

    Frédéric, trompé par son silence, crut qu’il l’avait oubliée. Quelques jours après, il lui demanda s’il n’existait pas de moyens de rentrer dans ses fonds.
    On pouvait discuter les hypothèques précédentes, attaquer Arnoux comme stellionataire, faire des poursuites au domicile contre la femme.
    — Non ! non ! pas contre elle ! s’écria Frédéric.
    Et, cédant aux questions de l’ancien clerc, il avoua la vérité. Deslauriers fut convaincu qu’il ne la disait pas complètement, par délicatesse sans doute.

266

II, 4

 Ils étaient, cependant, aussi liés qu’autrefois, et même ils avaient tant de plaisir à se trouver ensemble, que la présence de Dussardier les gênait. Sous prétexte de rendez-vous, ils arrivèrent à s’en débarrasser peu à peu. Il y a des hommes n’ayant pour mission parmi les autres que de servir d’intermédiaires ; on les franchit comme des ponts, et l’on va plus loin.

266

II, 4

    Frédéric ne cachait rien à son ancien ami. Il lui dit l’affaire des houilles, avec la proposition de M. Dambreuse.
    L’avocat devint rêveur.
    — C’est drôle ! il faudrait pour cette place quelqu’un d’assez fort en droit !
    — Mais tu pourras m’aider, reprit Frédéric.
    — Oui… tiens… parbleu ! certainement.

267

II, 4

Mme Moreau s’accusait d’avoir mal jugé M. Roque, lequel avait donné de sa conduite des explications satisfaisantes. Puis elle parlait de sa fortune, et de la possibilité, pour plus tard, d’un mariage avec Louise.
    — Ce ne serait peut-être pas bête ! dit Deslauriers.
    Frédéric s’en rejeta loin ; le père Roque, d’ailleurs, était un vieux filou. Cela n’y faisait rien, selon l’avocat.

267

II, 4

À la fin de juillet, une baisse inexplicable fit tomber les actions du Nord. Frédéric n’avait pas vendu les siennes ; il perdit d’un seul coup soixante mille francs. Ses revenus se trouvaient sensiblement diminués. Il devait ou restreindre sa dépense, ou prendre un état, ou faire un beau mariage.
    Alors, Deslauriers lui parla de Mlle Roque. Rien ne l’empêchait d’aller voir un peu les choses par lui-même. Frédéric était un peu fatigué ; la province et la maison maternelle le délasseraient. Il partit.

267

II, 4

L’aspect des rues de Nogent, qu’il monta sous le clair de la lune, le reporta dans de vieux souvenirs ; et il éprouvait une sorte d’angoisse, comme ceux qui reviennent après de longs voyages.

267

II, 4

Il y avait chez sa mère tous les habitués d’autrefois : MM. Gamblin, Heudras et Chambrion, la famille Lebrun, « ces demoiselles Auger » ; de plus, le père Roque, et, en face de Mme Moreau, devant une table de jeu, Mlle Louise. C’était une femme, à présent. Elle se leva, en poussant un cri. Tous s’agitèrent. Elle était restée immobile, debout ; et les quatre flambeaux d’argent posés sur la table augmentaient sa pâleur. Quand elle se remit à jouer, sa main tremblait. Cette émotion flatta démesurément Frédéric, dont l’orgueil était malade ; il se dit : « Tu m’aimeras, toi ! », et, prenant sa revanche des déboires qu’il avait essuyés là-bas, il se mit à faire le Parisien, le lion, donna des nouvelles des théâtres, rapporta des anecdotes du monde, puisées dans les petits journaux, enfin éblouit ses compatriotes.

267

II, 4

Tant d’honorabilité fascinait M. Roque, fils d’un ancien domestique. Si la couronne comtale ne venait pas, il s’en consolerait sur autre chose ; car Frédéric pouvait parvenir à la députation quand M. Dambreuse serait élevé à la pairie, et alors l’aider dans ses affaires, lui obtenir des fournitures, des concessions. 

268

II, 4

Donc, huit jours après, sans qu’aucun engagement eût été pris, Frédéric passait pour « le futur » de Mlle Louise ; et le père Roque, peu scrupuleux, les laissait ensemble quelquefois.

268

II, 4

Alors, il chercha comment s’y prendre pour recouvrer les quinze mille francs. Une pareille somme n’était rien pour Frédéric ! Mais, s’il l’avait eue, lui, quel levier ! Et l’ancien clerc s’indigna que la fortune de l’autre fût grande.
    « Il en fait un usage pitoyable. C’est un égoïste. Eh ! je me moque bien de ses quinze mille francs ! »

269

II, 5

Puis, il songea à la personne même de Frédéric. Elle avait toujours exercé sur lui un charme presque féminin ; et il arriva bientôt à l’admirer pour un succès dont il se reconnaissait incapable.

269

II, 5

— De qui donc parlez-vous ?
    — De Frédéric !
    — Eh ! M. Moreau m’inquiète peu, je vous l’ai dit !
    — Oh ! pardon !… pardon !
    Puis, d’une voix mordante, et faisant traîner ses phrases :
    — Je croyais même que vous vous intéressiez suffisamment à sa personne pour apprendre avec plaisir…
    Elle devint toute pâle. L’ancien clerc ajouta :
    — Il va se marier.
    — Lui !
    — Dans un mois, au plus tard, avec Mlle Roque, la fille du régisseur de M. Dambreuse. Il est même parti à Nogent, rien que pour cela.

269

II, 5

 La même après-midi, au même moment, Frédéric et Mlle Louise se promenaient dans le jardin que M. Roque possédait au bout de l’île. La vieille Catherine les surveillait, de loin ; ils marchaient côte à côte, et Frédéric disait :
    — Vous souvenez-vous quand je vous emmenais dans la campagne ?
    — Comme vous étiez bon pour moi ! répondit-elle. Vous m’aidiez à faire des gâteaux avec du sable, à remplir mon arrosoir, à me balancer sur l’escarpolette !
    — Toutes vos poupées, qui avaient des noms de reines ou de marquises, que sont-elles devenues ?
    — Ma foi, je n’en sais rien !
    — Et votre roquet Moricaud !
    — Il s’est noyé, le pauvre chéri !
    — Et le Don Quichotte, dont nous coloriions ensemble les gravures ?
    — Je l’ai encore !
    Il lui rappela le jour de sa première communion, et comme elle était gentille aux vêpres, avec son voile blanc et son grand cierge, pendant qu’elles défilaient toutes autour du chœur, et que la cloche tintait.
    Ces souvenirs, sans doute, avaient peu de charme pour Mlle Roque ; elle ne trouva rien à répondre ; 

273

II, 5

Ces souvenirs, sans doute, avaient peu de charme pour Mlle Roque ; elle ne trouva rien à répondre ; et une minute après :
    — Méchant ! qui ne m’a pas donné une seule fois de ses nouvelles !
    Frédéric objecta ses nombreux travaux.
    — Qu’est-ce donc que vous faites ?
    Il fut embarrassé de la question, puis dit qu’il étudiait la politique.
    — Ah !
    Et, sans en demander davantage :
    — Cela vous occupe, mais moi !…

273

II, 5

  Ils vinrent là-dessous tous les deux, et, comme la lumière tombait par les trous inégaux de la verdure, Frédéric, en parlant à Louise de côté, observait l’ombre des feuilles sur son visage.
    Elle avait dans ses cheveux rouges, à son chignon, une aiguille terminée par une boule de verre imitant l’émeraude ; et elle portait, malgré son deuil (tant son mauvais goût était naïf), des pantoufles en paille garnies de satin rose, curiosité vulgaire, achetées sans doute dans quelque foire.
    Il s’en aperçut, et l’en complimenta ironiquement.
    — Ne vous moquez pas de moi ! reprit-elle.
    Puis, le considérant tout entier, depuis son chapeau de feutre gris jusqu’à ses chaussettes de soie :
    — Comme vous êtes coquet !

275

II, 5

 Pour la première fois de sa vie, Frédéric se sentait aimé ; et ce plaisir nouveau, qui n’excédait pas l’ordre des sentiments agréables, lui causait comme un gonflement intime ; si bien qu’il écarta les deux bras, en se renversant la tête.
    Un gros nuage passait alors sur le ciel.
    — Il va du côté de Paris, dit Louise ; vous voudriez le suivre, n’est-ce pas ?
    — Moi ! pourquoi ?
    — Qui sait ?
    Et, le fouillant d’un regard aigu :
    — Peut-être que vous avez là-bas… (elle chercha le mot) quelque affection.
    — Eh ! je n’ai pas d’affection !
    — Bien sûr ?
    — Mais oui, mademoiselle, bien sûr !
    En moins d’un an, il s’était fait dans la jeune fille une transformation extraordinaire qui étonnait Frédéric.

275

II, 5

Ils étaient arrivés au bout du jardin, sur la grève du Livon. Frédéric, par gaminerie, se mit à faire des ricochets avec un caillou. Elle lui ordonna de s’asseoir. Il obéit ; puis, en regardant la chute d’eau :
    — C’est comme le Niagara !
    Il vint à parler des contrées lointaines et de grands voyages. L’idée d’en faire la charmait. Elle n’aurait eu peur de rien, ni des tempêtes, ni des lions.
    Assis, l’un près de l’autre, ils ramassaient devant eux des poignées de sable, puis les faisaient couler de leurs mains tout en causant ; 

276

II, 5

— Votre bonne vous appelle, dit Frédéric.
    — Bien ! bien !
    Louise ne se dérangeait pas.
    — Elle va se fâcher, reprit-il.
    — Cela m’est égal ! et d’ailleurs…
    Mlle Roque faisait comprendre, par un geste, qu’elle la tenait à sa discrétion.
Elle se leva pourtant, puis se plaignit de mal de tête. Et, comme ils passaient devant un vaste hangar qui contenait des bourrées :
    — Si nous nous mettions dessous, à l’égaud ?
    Il feignit de ne pas comprendre ce mot de patois, et même la taquina sur son accent. Peu à peu, les coins de sa bouche se pincèrent, elle mordait ses lèvres ; elle s’écarta pour bouder.

276-277

II, 5

Frédéric la rejoignit, jura qu’il n’avait pas voulu lui faire de mal et qu’il l’aimait beaucoup.
    — Est-ce vrai ? s’écria-t-elle, en le regardant avec un sourire qui éclairait tout son visage, un peu semé de taches de son.
    Il ne résista pas à cette bravoure de sentiment, à la fraîcheur de sa jeunesse, et il reprit :
    — Pourquoi te mentirais-je ?… tu en doutes… hein ? en lui passant le bras gauche autour de la taille.
    Un cri, suave comme un roucoulement, jaillit de sa gorge ; sa tête se renversa, elle défaillait, il la soutint. Et les scrupules de sa probité furent inutiles ; devant cette vierge qui s’offrait, une peur l’avait saisi. Il l’aida ensuite à faire quelques pas, doucement. Ses caresses de langage avaient cessé, et ne voulant plus dire que des choses insignifiantes, il lui parlait des personnes de la société nogentaise.
Tout à coup elle le repoussa, et, d’un ton amer :
    — Tu n’aurais pas le courage de m’emmener !
    Il resta immobile avec un grand air d’ébahissement.

277

II, 5

Il tâchait de la calmer. Elle lui mit ses deux mains sur les épaules pour le mieux voir en face, et, dardant contre les siennes ses prunelles vertes, d’une humidité presque féroce :
    — Veux-tu être mon mari ?
    — Mais…, répliqua Frédéric, cherchant quelque réponse, sans doute… Je ne demande pas mieux.

277

II, 5

La seconde était de Rosanette. Elle le remerciait d’avoir risqué sa vie pour elle ; Frédéric ne comprit pas d’abord ce qu’elle voulait dire ; enfin, après beaucoup d’ambages, elle implorait de lui, en invoquant son amitié, se fiant à sa délicatesse, à deux genoux, disait-elle, vu la nécessité pressante, et comme on demande du pain, un petit secours de cinq cents francs. Il se décida tout de suite à les fournir.

278

II, 5

La troisième lettre, venant de Deslauriers, parlait de la subrogation et était longue, obscure. L’avocat n’avait pris encore aucun parti. Il l’engageait à ne pas se déranger : « C’est inutile que tu reviennes ! », appuyant même là-dessus avec une insistance bizarre.
    Frédéric se perdit dans toutes sortes de conjectures, et il eut envie de s’en retourner là-bas ; cette prétention au gouvernement de sa conduite le révoltait.

278

II, 5

Pour motiver son voyage, Frédéric inventa une histoire ; et il partit, en disant à tout le monde et croyant lui-même qu’il reviendrait bientôt.

278

II, 5

 […] et, en dînant tout seul, Frédéric fut pris par un étrange sentiment d’abandon ; alors il songea à Mlle Roque.
    L’idée de se marier ne lui paraissait plus exorbitante. Ils voyageraient, ils iraient en Italie, en Orient ! Et il l’apercevait debout sur un monticule, contemplant un paysage, ou bien appuyée à son bras dans une galerie florentine, s’arrêtant devant les tableaux. Quelle joie ce serait que de voir ce bon petit être s’épanouir aux splendeurs de l’Art et de la Nature !

279

II, 6

La fortune de M. Roque le tentait, d’ailleurs. Cependant, une pareille détermination lui répugnait comme une faiblesse, un avilissement.

279

II, 6

 Mais il était bien résolu (quoi qu’il dût faire) à changer d’existence, c’est-à-dire à ne plus perdre son cœur dans des passions infructueuses, et même il hésitait à remplir la commission dont Louise l’avait chargé.

279

II, 6

 Frédéric avait peur, s’il retournait chez eux, de tomber encore une fois dans son vieil amour.

279

II, 6

 et tout à coup, devant cette femme laide qui avait dans la taille des ondulations de panthère, Frédéric sentit une convoitise énorme, un désir de volupté bestiale.

280

II, 6

Frédéric, pour se délivrer de ces éloges, lui donna l’argent des trois places.
    — Inutile que vous en parliez là-bas ! — Comme il est tard, mon Dieu ! Il faut que je vous quitte. Ah ! j’oubliais l’adresse : c’est rue Grange-Batelière, 14.
    Et, sur le seuil :
    — Adieu, homme aimé !
    « Aimé de qui ? se demanda Frédéric. Quelle singulière personne ! »

281

II, 6

Rosanette parut, habillée d’une veste de satin rose, avec un pantalon de cachemire blanc, un collier de piastres, et une calotte rouge entourée d’une branche de jasmin.
    Frédéric fit un mouvement de surprise ; puis dit qu’il apportait « la chose en question », en lui présentant le billet de banque.
    Elle le regarda fort ébahie ; et, comme il avait toujours le billet à la main, sans savoir où le poser :
    — Prenez-le donc !
    Elle le saisit ; puis, l’ayant jeté sur le divan :
    — Vous êtes bien aimable.
    C’était pour solder un terrain à Bellevue, qu’elle payait ainsi par annuités. Un tel sans-façon blessa Frédéric. Du reste, tant mieux ! cela le vengeait du passé.

282

II, 6

 Et la Maréchale lui témoigna une gratitude embarrassante ; car elle devait penser qu’il s’était battu exclusivement pour Arnoux, celui-ci, qui se l’imaginait, ayant dû céder au besoin de le dire.
    « Elle se moque de moi, peut-être », songeait Frédéric.
    il n’avait plus rien à faire, et, alléguant un rendez-vous, il se leva.
    — Et non ! Restez !
    Il se rassit et la complimenta sur son costume.

282

II, 6

 Et la Maréchale lui témoigna une gratitude embarrassante ; car elle devait penser qu’il s’était battu exclusivement pour Arnoux, celui-ci, qui se l’imaginait, ayant dû céder au besoin de le dire.
    « Elle se moque de moi, peut-être », songeait Frédéric.
    il n’avait plus rien à faire, et, alléguant un rendez-vous, il se leva.
    — Et non ! Restez !
    Il se rassit et la complimenta sur son costume.

283

II, 6

— Voulez-vous venir avec nous aux bains de mer ?
    — Qui cela, nous !
    — Moi et mon oiseau ; je vous ferai passer pour mon cousin, comme dans les vieilles comédies.
    — Mille grâces !
    — Eh bien, alors, vous prendrez un logement près du nôtre.
    L’idée de se cacher d’un homme riche l’humiliait.
    — Non ! cela est impossible.
    — À votre aise !

283

II, 6

Rosanette se détourna, ayant une larme aux paupières. Frédéric l’aperçut ; et, pour lui marquer de l’intérêt, il se dit heureux de la voir, enfin, dans une excellente position.
    Elle fit un haussement d’épaules. Qui donc l’affligeait ? Était-ce, par hasard, qu’on ne l’aimait pas ?
    — Oh ! moi, on m’aime toujours !
    Elle ajouta :
    — Reste à savoir de quelle manière.

283-284

II, 6

 Un homme d’un égoïsme moins réfléchi n’eût pas songé que le vicomte, M. de Comaing ou un autre pouvait survenir. Mais Frédéric avait été trop de fois la dupe de ces mêmes regards pour se compromettre dans une humiliation nouvelle.
    Elle voulut connaître ses relations, ses amusements ; elle arriva même à s’informer de ses affaires, et à offrir de lui prêter de l’argent, s’il en avait besoin. Frédéric, n’y tenant plus, prit son chapeau.
    — Allons, ma chère, bien du plaisir là-bas ; au revoir !
    Elle écarquilla les yeux ; puis, d’un ton sec :
    — Au revoir !

284

II, 6

Il repassa par le salon jaune et par la seconde antichambre. Il y avait sur la table, entre un vase plein de cartes de visite et une écritoire, un coffret d’argent ciselé. C’était celui de Mme Arnoux ! Alors, il éprouva un attendrissement, et en même temps comme le scandale d’une profanation. Il avait envie d’y porter les mains, de l’ouvrir. Il eut peur d’être aperçu, et s’en alla.
    Frédéric fut vertueux. Il ne retourna point chez Arnoux.

284

II, 6

Le lendemain, comme il se rendait chez Deslauriers, au détour de la rue Vivienne et du boulevard, Mme Arnoux se montra devant lui, face à face.
    Leur premier mouvement fut de reculer ; puis, le même sourire leur vint aux lèvres, et ils s’abordèrent. Pendant une minute, aucun des deux ne parla.

284

II, 6

— Vous faites des courses ?
    — Oui.
    Et avec une lente inclination de tête :
    — Adieu !
    Elle ne lui avait pas tendu la main, n’avait pas dit un seul mot affectueux, ne l’avait même pas invité à venir chez elle, n’importe ! il n’eût point donné cette rencontre pour la plus belle des aventures, et il en ruminait la douceur tout en continuant sa route.

285

II, 6

Deslauriers, surpris de le voir, dissimula son dépit, car il conservait par obstination quelque espérance encore du côté de Mme Arnoux ; et il avait écrit à Frédéric de rester là-bas, pour être plus libre dans ses manœuvres.
    Il dit cependant qu’il s’était présenté chez elle, afin de savoir si leur contrat stipulait la communauté ; alors, on aurait pu recourir contre la femme.
    — Et elle a fait une drôle de mine quand je lui ai appris ton mariage.
    — Tiens ! quelle invention !
    — Il le fallait, pour montrer que tu avais besoin de tes capitaux ! Une personne indifférente n’aurait pas eu l’espèce de syncope qui l’a prise.
    — Vraiment ? s’écria Frédéric.
    — Ah ! mon gaillard, tu te trahis ! Sois franc, voyons !
    Une lâcheté immense envahit l’amoureux de Mme Arnoux.
    — Mais non !… je t’assure !… ma parole d’honneur !
    Ces molles dénégations achevèrent de convaincre Deslauriers. Il lui fit des compliments. Il lui demanda « des détails ». Frédéric n’en donna pas, et même résista à l’envie d’en inventer.

285

II, 6

 Quant à l’hypothèque, il lui dit de ne rien faire, d’attendre. Deslauriers trouva qu’il avait tort, et même fut brutal dans ses remontrances.
    Il était d’ailleurs plus sombre, malveillant et irascible que jamais. Dans un an, si la fortune ne changeait pas, il s’embarquerait pour l’Amérique ou se ferait sauter la cervelle. Enfin il paraissait si furieux contre tout et d’un radicalisme tellement absolu que Frédéric ne put s’empêcher de lui dire :
    — Te voilà comme Sénécal.

285

II, 6

 Dans la joie de cette délivrance, Dussardier voulut « offrir un punch », et pria Frédéric « d’en être », en l’avertissant toutefois qu’il se trouverait avec Hussonnet, lequel s’était montré excellent pour Sénécal.

286

II, 6

Frédéric ne voulant point affliger le brave commis, accepta son invitation.
    Dussardier, trois jours d’avance, avait ciré lui-même les pavés rouges de sa mansarde, battu le fauteuil et épousseté la cheminée, où l’on voyait sous un globe une pendule d’albâtre entre une stalactite et un coco. 

286

II, 6

Ils accueillirent Frédéric avec de grandes marques de sympathie, tous connaissant par Dussardier son langage chez M. Dambreuse.

286

II, 6

 Tous ricanèrent amèrement. Frédéric, animé comme les autres, reprit :
    — La Démocratie pacifique a un procès pour son feuilleton, un roman intitulé la Part des Femmes.
    — Allons ! bon ! dit Hussonnet. Si on nous défend notre part des femmes !

289

II, 6

Le brave garçon était heureux, et dit que ça lui rappelait leurs petites séances d’autrefois, au quai Napoléon ; plusieurs manquaient cependant, « ainsi Pellerin… »
    — On peut s’en passer, reprit Frédéric.
    Et Deslauriers s’informa de Martinon.
    — Que devient-il, cet intéressant monsieur ?
    Aussitôt Frédéric, épanchant le mauvais vouloir qu’il lui portait, attaqua son esprit, son caractère, sa fausse élégance, l’homme tout entier. C’était bien un spécimen de paysan parvenu ! L’aristocratie nouvelle, la bourgeoisie ne valait pas l’ancienne, la noblesse. Il soutenait cela ; et les démocrates approuvaient, comme s’il avait fait partie de l’une et qu’ils eussent fréquenté l’autre. On fut enchanté de lui. Le pharmacien le compara même à M. d’Alton-Shée qui, bien que pair de France, défendait la cause du Peuple.

290

II, 6

Dès qu’ils furent dans la rue, l’avocat eut l’air de réfléchir, et, après un moment de silence :
    — Tu lui en veux donc beaucoup, à Pellerin ?
    Frédéric ne cacha pas sa rancune.
    Le peintre, cependant, avait retiré de la montre le fameux tableau. On ne devait pas se brouiller pour des vétilles ! À quoi bon se faire un ennemi ?
    — Il a cédé à un mouvement d’humeur, excusable dans un homme qui n’a pas le sou. Tu ne peux pas comprendre ça, toi !

290

II, 6

    Et, Deslauriers remonté chez lui, le commis ne lâcha point Frédéric ; il l’engagea même à acheter le portrait. En effet, Pellerin, désespérant de l’intimider, les avait circonvenus pour que, grâce à eux, il prît la chose.
    Deslauriers en reparla, insista. Les prétentions de l’artiste étaient raisonnables.
    — Je suis sûr que, moyennant, peut-être, cinq cents francs…
    — Ah ! donne-les ! tiens, les voici, dit Frédéric.

290

II, 6

   Le soir même, le tableau fut apporté. Il lui parut plus abominable encore que la première fois. Les demi-teintes et les ombres s’étaient plombées sous les retouches trop nombreuses, et elles semblaient obscurcies par rapport aux lumières, qui, demeurées brillantes çà et là, détonnaient dans l’ensemble.
    Frédéric se vengea de l’avoir payé, en le dénigrant amèrement.

291

II, 6

Cependant, Frédéric n’était pas retourné chez les Dambreuse. Les capitaux lui manquaient. Ce seraient des explications à n’en plus finir ; il balançait à se décider. Peut-être avait-il raison ? Rien n’était sûr, maintenant, l’affaire des houilles pas plus qu’une autre ; il fallait abandonner un pareil monde ; enfin, Deslauriers le détourna de l’entreprise. À force de haine il devenait vertueux ; et puis il aimait mieux Frédéric dans la médiocrité. De cette manière, il restait son égal, et en communion plus intime avec lui.

291

II, 6

 Frédéric ne pouvait faire autrement que de retourner chez Arnoux. Il monta dans le magasin, et ne vit personne. La maison de commerce croulant, les employés imitaient l’incurie de leur patron.
    Il côtoya la longue étagère, chargée de faïences, qui occupait d’un bout à l’autre le milieu de l’appartement ; puis, arrivé au fond, devant le comptoir, il marcha plus fort pour se faire entendre.
    La portière se relevant, Mme Arnoux parut.
    — Comment, vous ici ! vous !
    — Oui, balbutia-t-elle, un peu troublée. Je cherchais…
    Il aperçut son mouchoir près du pupitre, et devina qu’elle était descendue chez son mari pour se rendre compte, éclaircir sans doute une inquiétude.

291

II, 6

— Ces commis sont intolérables ! ils s’absentent toujours.
    On ne devait pas les blâmer. Au contraire, il se félicitait de la circonstance.
    Elle le regarda ironiquement.
    — Eh bien, et ce mariage ?
    — Quel mariage ?
    — Le vôtre !
    — Moi ? Jamais de la vie !
    Elle fit un geste de dénégation.
    — Quand cela serait, après tout ? On se réfugie dans le médiocre, par désespoir du beau qu’on a rêvé !
    — Tous vos rêves, pourtant, n’étaient pas si… candides !
    — Que voulez-vous dire ?
    — Quand vous vous promenez aux courses avec… des personnes !
    Il maudit la Maréchale. Un souvenir lui revint.
    — Mais c’est vous-même, autrefois, qui m’avez prié de la voir, dans l’intérêt d’Arnoux !

292

II, 6

— Mon Dieu ! oublions toutes ces sottises !
    — C’est juste, puisque vous allez vous marier !
    Et elle retenait son soupir, en mordant ses lèvres.
    Alors, il s’écria :
    — Mais je vous répète que non ! Pouvez-vous croire que, moi, avec mes besoins d’intelligence, mes habitudes, j’aille m’enfouir en province pour jouer aux cartes, surveiller des maçons, et me promener en sabots ! Dans quel but, alors ? On vous a conté qu’elle était riche, n’est-ce pas ? Ah ! je me moque bien de l’argent ! Est-ce qu’après avoir désiré tout ce qu’il y a de plus beau, de plus tendre, de plus enchanteur, une sorte de paradis sous forme humaine, et quand je l’ai trouvé enfin, cet idéal, quand cette vision me cache toutes les autres…
    Et, lui prenant la tête à deux mains, il se mit à la baiser sur les paupières, en répétant :
    — Non ! non ! non ! jamais je ne me marierai ! jamais ! jamais !
    Elle acceptait ces caresses, figée par la surprise et par le ravissement.

292

II, 6

Mme Arnoux avait le coude sur le comptoir et roulait une plume entre ses doigts, tranquillement, quand le teneur de livres ouvrit la portière.
    Frédéric se leva.
    — Madame, j’ai bien l’honneur de vous saluer. Le service, n’est-ce pas, sera prêt ? je puis compter dessus ?
    Elle ne répondit rien. Mais cette complicité silencieuse enflamma son visage de toutes les rougeurs de l’adultère.

293

II, 6

Le lendemain, il retourna chez elle, on le reçut ; et, afin de poursuivre ses avantages, immédiatement, sans préambule, Frédéric commença par se justifier de la rencontre au Champ de Mars. Le hasard seul l’avait fait se trouver avec cette femme. En admettant qu’elle fût jolie (ce qui n’était pas vrai), comment pourrait-elle arrêter sa pensée, même une minute, puisqu’il en aimait une autre !
    — Vous le savez bien, je vous l’ai dit.
    Mme Arnoux baissa la tête.
    — Je suis fâchée que vous me l’ayez dit.
    — Pourquoi ?
    — Les convenances les plus simples exigent maintenant que je ne vous revoie plus !
    Il protesta de l’innocence de son amour. Le passé devait lui répondre de l’avenir ; il s’était promis à lui-même de ne pas troubler son existence, de ne pas l’étourdir de ses plaintes.
    — Mais, hier, mon cœur débordait.
    — Nous ne devons plus songer à ce moment-là, mon ami !
    Cependant, où serait le mal, quand deux pauvres êtres confondraient leur tristesse ?
    — Car vous n’êtes pas heureuse non plus ! Oh ! je vous connais, vous n’avez personne qui réponde à vos besoins d’affection, de dévouement ; je ferai tout ce que vous voudrez ! Je ne vous offenserai pas !… je vous le jure.  

293

II, 6

Et il se laissa tomber sur les genoux, malgré lui, s’affaissant sous un poids intérieur trop lourd.
    — Levez-vous ! dit-elle, je le veux !
    Et elle lui déclara impérieusement que, s’il n’obéissait pas, il ne la reverrait jamais.
    — Ah ! je vous en défie bien ! reprit Frédéric. Qu’est-ce que j’ai à faire dans le monde ? Les autres s’évertuent pour la richesse, la célébrité, le pouvoir ! Moi, je n’ai pas d’état, vous êtes mon occupation exclusive, toute ma fortune, le but, le centre de mon existence, de mes pensées. Je ne peux pas plus vivre sans vous que sans l’air du ciel ! Est-ce que vous ne sentez pas l’aspiration de mon âme monter vers la vôtre, et qu’elles doivent se confondre, et que j’en meurs ?
    Mme Arnoux se mit à trembler de tous ses membres.
    — Oh ! allez-vous-en ! je vous en prie !
    L’expression bouleversée de sa figure l’arrêta. Puis il fit un pas. Mais elle se reculait, en joignant les deux mains.
    — Laissez-moi ! au nom du ciel ! de grâce !
    Et Frédéric l’aimait tellement, qu’il sortit.
    Bientôt, il fut pris de colère contre lui-même, se déclara un imbécile, et, vingt-quatre heures après, il revint.

293-294

II, 6

Bientôt, il fut pris de colère contre lui-même, se déclara un imbécile, et, vingt-quatre heures après, il revint.
    Madame n’y était pas. Il resta sur le palier, étourdi de fureur et d’indignation. Arnoux parut, et lui apprit que sa femme, le matin même, était partie s’installer dans une petite maison de campagne qu’ils louaient à Auteuil, ne possédant plus celle de Saint-Cloud.
    — C’est encore une de ses lubies ! Enfin, puisque ça l’arrange ! et moi aussi, du reste ; tant mieux ! Dînons-nous ensemble ce soir ?
    Frédéric allégua une affaire urgente, puis courut à Auteuil.
    Mme Arnoux laissa échapper un cri de joie. Alors, toute sa rancune s’évanouit.
    Il ne parla point de son amour. Pour lui inspirer plus de confiance, il exagéra même sa réserve ; et, lorsqu’il demanda s’il pouvait revenir, elle répondit : « Mais sans doute », en offrant sa main, qu’elle retira presque aussitôt.
Frédéric, dès lors, multiplia ses visites.

294

II, 6

Chaque fois, il éprouvait une angoisse, une peur indéterminée.
    Puis il entendait claquer, sur le sable, les pantoufles de la bonne ; ou bien Mme Arnoux elle-même se présentait. Il arriva, un jour, derrière son dos, comme elle était accroupie, devant le gazon, à chercher de la violette.
    L’humeur de sa fille l’avait forcée de la mettre au couvent. Son gamin passait l’après-midi dans une école, Arnoux faisait de longs déjeuners au Palais-Royal, avec Regimbart et l’ami Compain. Aucun fâcheux ne pouvait les surprendre.
    Il était bien entendu qu’ils ne devaient pas s’appartenir. Cette convention, qui les garantissait du péril, facilitait leurs épanchements.

295

II, 6

Elle lui dit son existence d’autrefois, à Chartres, chez sa mère ; sa dévotion vers douze ans ; puis sa fureur de musique, lorsqu’elle chantait jusqu’à la nuit, dans sa petite chambre, d’où l’on découvrait les remparts. Il lui conta ses mélancolies au collège, et comment dans son ciel poétique resplendissait un visage de femme, si bien qu’en la voyant pour la première fois, il l’avait reconnue.
    Ces discours n’embrassaient, d’habitude, que les années de leur fréquentation. Il lui rappelait d’insignifiants détails, la couleur de sa robe à telle époque, quelle personne un jour était survenue, ce qu’elle avait dit une autre fois ; et elle répondait tout émerveillée :
    — Oui, je me rappelle !
    Leurs goûts, leurs jugements étaient les mêmes. Souvent celui des deux qui écoutait l’autre s’écriait :
    — Moi aussi !
    Et l’autre à son tour reprenait :
    — Moi aussi !
Puis c’étaient d’interminables plaintes sur la Providence :
    — Pourquoi le ciel ne l’a-t-il pas voulu ! Si nous nous étions rencontrés !…
    — Ah ! si j’avais été plus jeune ! soupirait-elle.
    — Non ! moi, un peu plus vieux.

295

II, 6

Et ils s’imaginaient une vie exclusivement amoureuse, assez féconde pour remplir les plus vastes solitudes, excédant toutes joies, défiant toutes les misères, où les heures auraient disparu dans un continuel épanchement d’eux-mêmes, et qui aurait fait quelque chose de resplendissant et d’élevé comme la palpitation des étoiles.
    Presque toujours, ils se tenaient en plein air au haut de l’escalier ; des cimes d’arbres jaunies par l’automne se mamelonnaient devant eux, inégalement jusqu’au bord du ciel pâle ; ou bien ils allaient au bout de l’avenue, dans un pavillon ayant pour tout meuble un canapé de toile grise. Des points noirs tachaient la glace ; les murailles exhalaient une odeur de moisi ; et ils restaient là, causant d’eux-mêmes, des autres, de n’importe quoi, avec ravissement. Quelquefois les rayons du soleil, traversant la jalousie, tendaient depuis le plafond jusque sur les dalles comme les cordes d’une lyre, des brins de poussière tourbillonnaient dans ces barres lumineuses. Elle s’amusait à les fendre, avec sa main ; Frédéric la saisissait, doucement ; et il contemplait l’entrelacs de ses veines, les grains de sa peau, la forme de ses doigts. Chacun de ses doigts était, pour lui, plus qu’une chose, presque une personne.
    Elle lui donna ses gants, la semaine d’après son mouchoir. Elle l’appelait « Frédéric », il l’appelait « Marie », adorant ce nom-là, fait exprès, disait-il, pour être soupiré dans l’extase, et qui semblait contenir des nuages d’encens, des jonchées de roses.
    Ils arrivèrent à fixer d’avance le jour de ses visites ; et, sortant comme par hasard, elle allait au-devant de lui, sur la route.

295-296

II, 6

Cela était si bon, du reste, et si nouveau ! Quel abîme entre la grossièreté d’Arnoux et les adorations de Frédéric !
    Il tremblait de perdre par un mot tout ce qu’il croyait avoir gagné, se disant qu’on peut ressaisir une occasion et qu’on ne rattrape jamais une sottise. Il voulait qu’elle se donnât, et non la prendre. L’assurance de son amour le délectait comme un avant-goût de la possession, et puis le charme de sa personne lui troublait le cœur plus que les sens. C’était une béatitude indéfinie, un tel enivrement, qu’il en oubliait jusqu’à la possibilité d’un bonheur absolu. Loin d’elle, des convoitises furieuses le dévoraient.
    Bientôt il y eut dans leurs dialogues de grands intervalles de silence. Quelquefois, une sorte de pudeur sexuelle les faisait rougir l’un devant l’autre. Toutes les précautions pour cacher leur amour le dévoilaient ; plus il devenait fort, plus leurs manières étaient contenues. Par l’exercice d’un tel mensonge, leur sensibilité s’exaspéra. Ils jouissaient délicieusement de la senteur des feuilles humides, ils souffraient du vent d’est, ils avaient des irritations sans cause, des pressentiments funèbres ; un bruit de pas, le craquement d’une boiserie leur causaient des épouvantes comme s’ils avaient été coupables ; ils se sentaient poussés vers un abîme ; une atmosphère orageuse les enveloppait ; et, quand des doléances échappaient à Frédéric, elle s’accusait elle-même.
    — Oui ! je fais mal ! j’ai l’air d’une coquette ! Ne venez donc plus !
    Alors, il répétait les mêmes serments, qu’elle écoutait chaque fois avec plaisir.

296-297

II, 6

Son retour à Paris et les embarras du jour de l’an suspendirent un peu leurs entrevues. Quand il revint, il avait, dans les allures, quelque chose de plus hardi. Elle sortait à chaque minute pour donner des ordres, et recevait, malgré ses prières, tous les bourgeois qui venaient la voir. On se livrait alors à des conversations sur Léotade, M. Guizot, le Pape, l’insurrection de Palerme et le banquet du XIIè arrondissement, lequel inspirait des inquiétudes. Frédéric se soulageait en déblatérant contre le Pouvoir ; car il souhaitait, comme Deslauriers, un bouleversement universel, tant il était maintenant aigri. 

297

II, 6

Mme Arnoux, de son côté, devenait sombre.
    Son mari, prodiguant les extravagances, entretenait une ouvrière de la manufacture, celle qu’on appelait la Bordelaise. Mme Arnoux l’apprit elle-même à Frédéric. Il voulait tirer de là un argument « puisqu’on la trahissait ».
    — Oh ! je ne m’en trouble guère ! dit-elle.
    Cette déclaration lui parut affermir complètement leur intimité. Arnoux s’en méfiait-il ?
    — Non ! pas maintenant !
    Elle lui conta qu’un soir, il les avait laissés en tête-à-tête, puis était revenu, avait écouté derrière la porte, et, comme tous deux parlaient de choses indifférentes, il vivait, depuis ce temps-là, dans une entière sécurité :
    — Avec raison, n’est-ce pas ? dit amèrement Frédéric.
    — Oui, sans doute !

297-298

II, 6

    Elle aurait fait mieux de ne pas risquer un pareil mot.
    Un jour, elle ne se trouva point chez elle, à l’heure où il avait coutume d’y venir. Ce fut, pour lui, comme une trahison.
    Il se fâcha ensuite de voir les fleurs qu’il apportait toujours plantées dans un verre d’eau.
    — Où voulez-vous donc qu’elles soient ?
    — Oh ! pas là ! Du reste, elles y sont moins froidement que sur votre cœur.
    Quelque temps après, il lui reprocha d’avoir été la veille aux Italiens, sans le prévenir. D’autres l’avaient vue, admirée, aimée peut-être ; Frédéric s’attachait à ses soupçons uniquement pour la quereller, la tourmenter ; car il commençait à la haïr, et c’était bien le moins qu’elle eût une part de ses souffrances !

298

 

  Une après-midi (vers le milieu de février), il la surprit fort émue. Eugène se plaignait de mal à la gorge. Le docteur avait dit pourtant que ce n’était rien, un gros rhume, la grippe. Frédéric fut étonné par l’air ivre de l’enfant. Il rassura sa mère néanmoins, cita en exemple plusieurs bambins de son âge qui venaient d’avoir des affections semblables et s’étaient vite guéris.
    — Vraiment ?
    — Mais oui, bien sûr !
    — Oh ! comme vous êtes bon !
    Et elle lui prit la main. Il l’étreignit dans la sienne.
    — Oh ! laissez-la.
    — Qu’est-ce que cela fait, puisque c’est au consolateur que vous l’offrez !… Vous me croyez bien pour ces choses, et vous doutez de moi… quand je vous parle de mon amour !
    — Je n’en doute pas, mon pauvre ami !
    — Pourquoi cette défiance, comme si j’étais un misérable capable d’abuser !…
    — Oh ! non !…
    — Si j’avais seulement une preuve !…
    — Quelle preuve ?
    — Celle qu’on donnerait au premier venu, celle que vous m’avez accordée à moi-même.
    Et il lui rappela qu’une fois ils étaient sortis ensemble, par un crépuscule d’hiver, un temps de brouillard. Tout cela était bien loin, maintenant ! Qui donc l’empêchait de se montrer à son bras, devant tout le monde, sans crainte de sa part, sans arrière-pensée de la sienne, n’ayant personne autour d’eux pour les importuner ?
    — Soit ! dit-elle, avec une bravoure de décision qui stupéfia d’abord Frédéric.
    Mais il reprit vivement :
    — Voulez-vous que je vous attende au coin de la rue Tronchet et de la rue de la Ferme ?
    — Mon Dieu ! mon ami…, balbutiait Mme Arnoux.
    Sans lui donner le temps de réfléchir, il ajouta :
    — Mardi prochain, je suppose ?
    — Mardi ?
    — Oui, entre deux et trois heures !
    — J’y serai !
    Et elle détourna son visage, par un mouvement de honte. Frédéric lui posa ses lèvres sur la nuque.
    — Oh ! ce n’est pas bien, dit-elle. Vous me feriez repentir.
    Il s’écarta, redoutant la mobilité ordinaire des femmes. Puis, sur le seuil, murmura, doucement, comme une chose bien convenue :
    — À mardi !
    Elle baissa ses beaux yeux d’une façon discrète et résignée.

298-299

II, 6

  Frédéric avait un plan.
    Il espérait que, grâce à la pluie ou au soleil, il pourrait la faire s’arrêter sous une porte, et qu’une fois sous la porte, elle entrerait dans la maison. Le difficile était d’en découvrir une convenable.
    Il se mit donc en recherche, et, vers le milieu de la rue Tronchet, il lut de loin, sur une enseigne : Appartements meublés.
    Le garçon, comprenant son intention, lui montra tout de suite, à l’entresol, une chambre et un cabinet avec deux sorties. Frédéric la retint pour un mois et paya d’avance.
    Puis il alla dans trois magasins acheter la parfumerie la plus rare ; il se procura un morceau de fausse guipure pour remplacer l’affreux couvre-pieds de coton rouge, il choisit une paire de pantoufles en satin bleu ; 

299

II, 6

Frédéric rejeta la lettre sans la finir, et en ouvrit une autre, un billet de Deslauriers.
    « Mon vieux,
    « La poire est mûre. Selon ta promesse, nous comptons sur toi. On se réunit demain au petit jour, place du Panthéon. Entre au café Soufflot. Il faut que je te parle avant la manifestation. »
    — « Oh ! je les connais, leurs manifestations. Mille grâces ! j’ai un rendez-vous plus agréable. »
    Et, le lendemain, dès onze heures, Frédéric était sorti. Il voulait donner un dernier coup d’œil aux préparatifs ; puis, qui sait, elle pouvait, par un hasard quelconque, être en avance ? En débouchant de la rue Tronchet, il entendit derrière la Madeleine une grande clameur ; il s’avança ; et il aperçut au fond de la place, à gauche, des gens en blouse et des bourgeois.

300

II, 6

 — Vive la Réforme ! à bas Guizot !
    Les amis de Frédéric étaient là, bien sûr. Ils allaient l’apercevoir et l’entraîner. Il se réfugia vivement dans la rue de l’Arcade.
    Quand les étudiants eurent fait deux fois le tour de la Madeleine, ils descendirent vers la place de la Concorde. Elle était remplie de monde ; et la foule tassée semblait, de loin, un champ d’épis noirs qui oscillaient.
    Au même moment, des soldats de la ligne se rangèrent en bataille, à gauche de l’église.
    Les groupes stationnaient, cependant. Pour en finir, des agents de police en bourgeois saisissaient les plus mutins et les emmenaient au poste, brutalement. Frédéric, malgré son indignation, resta muet ; on aurait pu le prendre avec les autres, et il aurait manqué Mme Arnoux.

301

II, 6

Frédéric se mit à parcourir la rue Tronchet, en regardant devant lui et derrière lui.
    Deux heures enfin sonnèrent.
    « Ah ! c’est maintenant ! se dit-il, elle sort de sa maison, elle approche ; » et, une minute après : « Elle aurait eu le temps de venir. » Jusqu’à trois heures, il tâcha de se calmer. « Non, elle n’est pas en retard ; un peu de patience ! »
    Et, par désœuvrement, il examinait les rares boutiques : un libraire, un sellier, un magasin de deuil. Bientôt il connut tous les noms des ouvrages, tous les harnais, toutes les étoffes. Les marchands, à force de le voir passer et repasser continuellement, furent étonnés d’abord, puis effrayés, et ils fermèrent leur devanture.

301

II, 6

Et il se remit à battre le trottoir.
    Il considérait les fentes des pavés, la gueule des gouttières, les candélabres, les numéros au-dessus des portes. Les objets les plus minimes devenaient pour lui des compagnons, ou plutôt des spectateurs ironiques ; et les façades régulières des maisons lui semblaient impitoyables. Il souffrait du froid aux pieds. Il se sentait dissoudre d’accablement. La répercussion de ses pas lui secouait la cervelle.
    Quand il vit quatre heures à sa montre, il éprouva comme un vertige, une épouvante. Il tâcha de se répéter des vers, de calculer n’importe quoi, d’inventer une histoire. Impossible ! l’image de Mme Arnoux l’obsédait. Il avait envie de courir à sa rencontre. Mais quelle route prendre pour ne pas se croiser ?
    Il aborda un commissionnaire, lui mit dans la main cinq francs, et le chargea d’aller rue Paradis, chez Jacques Arnoux, pour s’enquérir près du portier « si Madame était chez elle ». 

302

II, 6

     On n’avait apporté aucune lettre. Cette absence de nouvelles le rassura.
    Du nombre des pièces de monnaie prises au hasard dans sa main, de la physionomie des passants, de la couleur des chevaux, il tirait des présages ; et, quand l’augure était contraire, il s’efforçait de ne pas y croire. Dans ses accès de fureur contre Mme Arnoux, il l’injuriait à demi-voix. Puis c’étaient des faiblesses à s’évanouir, et tout à coup des rebondissements d’espérance. Elle allait paraître. Elle était là, derrière son dos. Il se retournait : rien ! Une fois, il aperçut, à trente pas environ, une femme de même taille, avec la même robe. Il la rejoignit ; ce n’était pas elle ! Cinq heures arrivèrent ! cinq heures et demie ! six heures ! Le gaz s’allumait. Mme Arnoux n’était pas venue.

303

II, 6

Frédéric était revenu chez lui. Il restait dans son fauteuil, sans même avoir la force de la maudire. Une espèce de sommeil le gagna ; et, à travers son cauchemar, il entendait la pluie tomber, en croyant toujours qu’il était là-bas, sur le trottoir.
    Le lendemain, par une dernière lâcheté, il envoya encore un commissionnaire chez Mme Arnoux.
    Soit que le Savoyard ne fît pas la commission, ou qu’elle eût trop de choses à dire pour s’expliquer d’un mot, la même réponse fut rapportée. L’insolence était trop forte ! Une colère d’orgueil le saisit. Il se jura de n’avoir plus même un désir ; et, comme un feuillage emporté par un ouragan, son amour disparut. Il en ressentit un soulagement, une joie stoïque, puis un besoin d’actions violentes ; et il s’en alla au hasard, par les rues.

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— Ah ! Madame est dans un bel état ! Elle a renvoyé ce matin son groom qui l’insultait. Elle croit qu’on va piller partout ! Elle crève de peur ! d’autant plus que Monsieur est parti !
    — Quel monsieur ?
    — Le Prince !
    Frédéric entra dans le boudoir. La Maréchale parut, en jupon, les cheveux sur le dos, bouleversée.
    — Ah ! merci ! tu viens me sauver ! c’est la seconde fois ! tu n’en demandes jamais le prix, toi !
    — Mille pardons ! dit Frédéric, en lui saisissant la taille dans les deux mains.
    — Comment ? que fais-tu ? balbutia la Maréchale, à la fois surprise et égayée par ces manières.
    Il répondit :
    — Je suis la mode, je me réforme.
    Elle se laissa renverser sur le divan, et continuait à rire sous ses baisers.

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Dans la garde nationale, au contraire, les officiers, rouges d’enthousiasme, brandissaient leur sabre en vociférant : « Vive la réforme ! » et ce mot-là, chaque fois, faisait rire les deux amants. Frédéric blaguait, était très gai.
    Par la rue Duphot, ils atteignirent les boulevards. Des lanternes vénitiennes, suspendues aux maisons, formaient des guirlandes de feux. Un fourmillement confus s’agitait en dessous ; au milieu de cette ombre, par endroits, brillaient des blancheurs de baïonnettes. Un grand brouhaha s’élevait. La foule était trop compacte, le retour direct impossible ; et ils entraient dans la rue Caumartin, quand, tout à coup, éclata derrière eux un bruit, pareil au craquement d’une immense pièce de soie que l’on déchire. C’était la fusillade du boulevard des Capucines.
    — Ah ! on casse quelques bourgeois, dit Frédéric tranquillement.
    Car il y a des situations où l’homme le moins cruel est si détaché des autres, qu’il verrait périr le genre humain sans un battement de cœur.

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 La Maréchale, cramponnée à son bras, claquait des dents. Elle se déclara incapable de faire vingt pas de plus. Alors, par un raffinement de haine, pour mieux outrager en son âme Mme Arnoux, il l’emmena jusqu’à l’hôtel de la rue Tronchet, dans le logement préparé pour l’autre.
    Les fleurs n’étaient pas flétries. La guipure s’étalait sur le lit. Il tira de l’armoire les petites pantoufles. Rosanette trouva ces prévenances fort délicates.
    Vers une heure, elle fut réveillée par des roulements lointains ; et elle le vit qui sanglotait, la tête enfoncée dans l’oreiller.
    — Qu’as-tu donc, cher amour ?
    — C’est excès de bonheur, dit Frédéric. Il y avait trop longtemps que je te désirais ! 

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Nicole Sibireff – Patricia Chabot – Philippe Lavergne
Anne Perthuis-Lejeune – Danielle Girard