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L'Éducation sentimentale
Les velléités et les échecs de Frédéric

Gestes, actes, projets non aboutis – Ambitions passagères et laissées sans suite
Faiblesses et lâchetés – Échecs
 

     
Extraits de l’œuvre Édition Chapitre
 Deslauriers acceptait à Troyes une place de maître clerc chez un avoué. À force de privations, il économiserait quatre mille francs ; et, s’il ne devait rien toucher de la succession maternelle, il aurait toujours de quoi travailler librement, pendant trois années, en attendant une position. Il fallait donc abandonner leur vieux projet de vivre ensemble dans la capitale, pour le présent du moins.
    Frédéric baissa la tête. C’était le premier de ses rêves qui s’écroulait.
    — Console-toi, dit le fils du Capitaine, la vie est longue ; nous sommes jeunes. Je te rejoindrai ! N’y pense plus !
49-50 I, 2
 Frédéric, dans ces derniers temps, n’avait rien écrit ; ses opinions littéraires étaient changées : il estimait par-dessus tout la passion ; Werther, René, Franck, Lara, Lélia et d’autres plus médiocres l’enthousiasmaient presque également. Quelquefois la musique lui semblait seule capable d’exprimer ses troubles intérieurs ; alors, il rêvait des symphonies ; ou bien la surface des choses l’appréhendait, et il voulait peindre. Il avait composé des vers, pourtant ; Deslauriers les trouva fort beaux, mais sans demander une autre pièce. 50 I, 2
 J’aurais fait quelque chose avec une femme qui m’eût aimé… Pourquoi ris-tu ? L’amour est la pâture et comme l’atmosphère du génie. Les émotions extraordinaires produisent les œuvres sublimes. Quant à chercher celle qu’il me faudrait, j’y renonce ! D’ailleurs, si jamais je la trouve, elle me repoussera. Je suis de la race des déshérités, et je m’éteindrai avec un trésor qui était de strass ou de diamant, je n’en sais rien. 51 I, 2
 En portant sous son bras un buvard tout neuf, il se rendit à l’ouverture des cours. Trois cents jeunes gens, nu-tête, emplissaient un amphithéâtre où un vieillard en robe rouge dissertait d’une voix monotone ; des plumes grinçaient sur le papier. Il retrouvait dans cette salle l’odeur poussiéreuse des classes, une chaire de forme pareille, le même ennui ! Pendant quinze jours, il y retourna. Mais on n’était pas encore à l’article 3, qu’il avait lâché le Code civil, et il abandonna les Institutes à la Summa divisio personarum. 56-57 I, 3
Les joies qu’il s’était promises n’arrivaient pas ; et, quand il eut épuisé un cabinet de lecture, parcouru les collections du Louvre, et plusieurs fois de suite été au spectacle, il tomba dans un désœuvrement sans fond. 57 I, 3
 Les épanchements n’étaient donc possiblesavec personne et il attendait toujours l’invitation des Dambreuse.
    Au jour de l’an, il leur envoya des cartes de visite, mais il n’en reçut aucune.
58 I, 3
  Il eut d’abord l’idée de se présenter souvent, pour marchander des tableaux. Puis il songea à glisser dans la boîte du journal quelques articles « très forts », ce qui amènerait des relations. Peut-être valait-il mieux courir droit au but, déclarer son amour ? Alors, il composa une lettre de douze pages, pleine de mouvements lyriques et d’apostrophes ; mais il la déchira, et ne fit rien, ne tenta rien, immobilisé par la peur de l’insuccès. 58 I, 3
Un remords le prit. Il retourna aux cours. Mais comme il ne connaissait rien aux matières élucidées, des choses très simples l’embarrassèrent. 59 I, 3
 Il se mit à écrire un roman intitulé : Sylvio, le fils du pêcheur. La chose se passait à Venise. Le héros, c’était lui-même ; l’héroïne, Mme Arnoux. Elle s’appelait Antonia ; et, pour l’avoir, il assassinait plusieurs gentilshommes, brûlait une partie de la ville et chantait sous son balcon, où palpitaient à la brise les rideaux en damas rouge du boulevard Montmartre. Les réminiscences trop nombreuses dont il s’aperçut le découragèrent ; il n’alla pas plus loin, et son désœuvrement redoubla. 59 I, 3
Sénécal était un répétiteur de mathématiques, homme de forte tête et de convictions républicaines, un futur Saint-Just, disait le clerc. Frédéric avait monté trois fois ses cinq étages sans en recevoir aucune visite. Il n’y retourna plus. 60 I, 3
 Il voulut s’amuser. Il se rendit aux bals de l’Opéra. Ces gaietés tumultueuses le glaçaient dès la porte. D’ailleurs, il était retenu par la crainte d’un affront pécuniaire, s’imaginant qu’un souper avec un domino entraînait à des frais considérables, était une grosse aventure. 60 I, 3
Une fois, pour vexer un confrère qui inaugurait un autre journal de peinture par un grand festin, il pria Frédéric d’écrire sous ses yeux, un peu avant l’heure du rendez-vous, des billets où l’on désinvitait les convives.
    — Cela n’attaque pas l’honneur, vous comprenez ?
    Et le jeune homme n’osa lui refuser ce service.
75 I, 4
Frédéric, en apercevant Deslauriers, se mit à trembler comme une femme adultère sous le regard de son époux.
    — Qu’est-ce donc qui te prend ? dit Deslauriers, tu dois cependant avoir reçu de moi une lettre ?
    Frédéric n’eut pas la force de mentir.
    Il ouvrit les bras et se jeta sur sa poitrine.
78 I, 4
Il la rencontra, pourtant. La première fois, il y avait trois dames avec elle ; une autre après-midi, le maître d’écriture de Mlle Marthe survint. D’ailleurs, les hommes que recevait Mme Arnoux ne lui faisaient point de visites. Il n’y retourna plus, par discrétion. 89 I, 5
 S’il avait fallu risquer sa vie pour son ami, Frédéric l’eût fait. Mais comme il tenait à se montrer le plus avantageusement possible, comme il surveillait son langage, ses manières et son costume jusqu’à venir au bureau de l’Art industriel toujours irréprochablement ganté, il avait peur que Deslauriers, avec son vieil habit noir, sa tournure de procureur et ses discours outrecuidants, ne déplût à Mme Arnoux, ce qui pouvait le compromettre, le rabaisser lui-même auprès d’elle. Il admettait bien les autres, mais celui-là, précisément, l’aurait gêné mille fois plus. 93 I, 5
    Frédéric se trouvait l’avant-dernier dans la série, position mauvaise. À la première question sur la différence entre une convention et un contrat, il définit l’une pour l’autre ; et le professeur, un brave homme, lui dit :
    — Ne vous troublez pas, monsieur, remettez-vous !
    Puis, ayant fait deux demandes faciles, suivies de réponses obscures, il passa enfin au quatrième. Frédéric fut démoralisé par ce piètre commencement. […]
    Pendant que l’huissier le dépouillait de sa robe, pour la repasser à un autre immédiatement, ses amis l’entourèrent en achevant de l’ahurir avec leurs opinions contradictoires sur le résultat de l’examen. On le proclama bientôt d’une voix sonore, à l’entrée de la salle : « Le troisième était… ajourné ! »
94-95 I, 5
Celui-là t’enfonce tout de même, dit Deslauriers.
    Rien n’est humiliant comme de voir les sots réussir dans les entreprises où l’on échoue. Frédéric, vexé, répondit qu’il s’en moquait. Ses prétentions étaient plus hautes ;
95 I, 5
Frédéric déclara qu’il n’irait pas chez sa mère ; il emploierait ses vacances à travailler.
    À la nouvelle du départ d’Arnoux, une joie l’avait saisi. Il pouvait se présenter là-bas, tout à son aise, sans crainte d’être interrompu dans ses visites. La conviction d’une sécurité absolue lui donnerait du courage.
96 I, 5
Des obstacles s’y opposaient. Il les franchit en écrivant à sa mère ; il confessait d’abord son échec, occasionné par des changements faits dans le programme, un hasard, une injustice ; d’ailleurs, tous les grands avocats (il citait leurs noms) avaient été refusés à leurs examens. Mais il comptait se présenter de nouveau au mois de novembre. Or, n’ayant pas de temps à perdre, il n’irait point à la maison cette année ; et il demandait, outre l’argent d’un trimestre, deux cent cinquante francs, pour des répétitions de droit, fort utiles ; le tout enguirlandé de regrets, condoléances, chatteries et protestations d’amour filial. 96 I, 5
    Et une grande hésitation le prit.
    Pour savoir s’il irait chez Mme Arnoux, il jeta par trois fois dans l’air, des pièces de monnaie. Toutes les fois, le présage fut heureux. Donc, la fatalité l’ordonnait. Il se fit conduire en fiacre rue de Choiseul.
96 I, 5
    — Vous avez quelque chose à me demander, cher ami ?
    — Non ! rien ! rien ! balbutia le jeune homme, cherchant un prétexte à sa visite.
    Enfin, il dit qu’il était venu savoir de ses nouvelles, car il le croyait en Allemagne, sur le rapport d’Hussonnet.
    — Nullement ! reprit Arnoux. Quelle linotte que ce garçon-là, pour entendre tout de travers !
97 I, 5
 Frédéric descendit l’escalier marche à marche. L’insuccès de cette première tentative le décourageait sur le hasard des autres. Alors commencèrent trois mois d’ennui. 98 I, 5
 Frédéric assista, sur ses jambes, à d’interminables parties de billard, abreuvées d’innombrables chopes ; et il resta là, jusqu’à minuit, sans savoir pourquoi, par lâcheté, par bêtise, dans l’espérance confuse d’un événement quelconque favorable à son amour. 100 I, 5
    L’éclat des lumières, sur le boulevard, le remit dans la réalité. L’occasion était bonne, le temps pressait. Il se donna jusqu’à la rue de Richelieu pour déclarer son amour. Mais, presque aussitôt, devant un magasin de porcelaines, elle s’arrêta net, en lui disant :
    — Nous y sommes, je vous remercie ! À jeudi, n’est-ce pas, comme d’habitude ?
101 I, 5
    Quant à essayer d’en faire sa maîtresse, il était sûr que toute tentative serait vaine. 102 I, 5
  Un soir, Dittmer, qui arrivait, la baisa sur le front ; Lovarias fit de même, en disant :
    — Vous permettez, n’est-ce pas, selon le privilège des amis ?
    Frédéric balbutia :
    — Il me semble que nous sommes tous des amis ?
    — Pas tous des vieux ! reprit-elle.
    C’était le repousser d’avance, indirectement.
    Que faire, d’ailleurs ? Lui dire qu’il l’aimait ? Elle l’éconduirait sans doute ; ou bien, s’indignant, le chasserait de sa maison !
102 I, 5
Incapable d’action, maudissant Dieu et s’accusant d’être lâche, il tournait dans son désir, comme un prisonnier dans son cachot. 102 I, 5
  Alors, il se ressouvint de ce soir de l’autre hiver, où, sortant de chez elle, pour la première fois, il lui avait fallu s’arrêter, tant son cœur battait vite sous l’étreinte de ses espérances. Toutes étaient mortes, maintenant !
    Des nues sombres couraient sur la face de la lune. Il la contempla, en rêvant à la grandeur des espaces, à la misère de la vie, au néant de tout. Le jour parut ; ses dents claquaient ; et, à moitié endormi, mouillé par le brouillard et tout plein de larmes, il se demanda pourquoi n’en pas finir ? Rien qu’un mouvement à faire ! Le poids de son front l’entraînait, il voyait son cadavre flottant sur l’eau ; Frédéric se pencha. Le parapet était un peu large, et ce fut par lassitude qu’il n’essaya pas de le franchir. Une épouvante le saisit. Il regagna les boulevards et s’affaissa sur un banc.
109-110 I, 5
Cependant, il la voulait, il y tenait, et, malgré sa répugnance, il eut recours à Deslauriers.
    Deslauriers lui répondit qu’il n’avait pas d’argent.
— J’en ai besoin, dit Frédéric, grand besoin !
    Et, l’autre ayant répété la même excuse, il s’emporta.
    — Tu pourrais bien, quelquefois…
    — Quoi donc ?
    — Rien !
    Le clerc avait compris. Il leva sur sa réserve la somme en question, et, quand il l’eut versée pièce à pièce :
    — Je ne te réclame pas de quittance, puisque je vis à tes crochets !
    Frédéric lui sauta au cou, avec mille protestations affectueuses. Deslauriers resta froid. Puis, le lendemain, apercevant l’ombrelle sur le piano :
    — Ah ! c’était pour cela !
    — Je l’enverrai peut-être, dit lâchement Frédéric.
112 I, 5
 Hussonnet s’était dispensé de tout présent.
    Frédéric attendit après les autres, pour offrir le sien.
    Elle l’en remercia beaucoup. Alors, il dit :
    — Mais… c’est presque une dette ! J’ai été si fâché.
    — De quoi donc ? reprit-elle. Je ne comprends pas !
    — À table ! fit Arnoux, en le saisissant par le bras.
Puis, dans l’oreille :
    — Vous n’êtes guère malin, vous !
113 I, 5
Le marchand ajouta, d’un air simple :
    — Comment l’appelez-vous donc, ce grand jeune homme, votre ami ?
    — Deslauriers, dit vivement Frédéric.
    Et, pour réparer les torts qu’ils se sentait à son endroit, il le vanta comme une intelligence supérieure.
    — Ah ! vraiment ? Mais il n’a pas l’air si brave garçon que l’autre, le commis de roulage.
    Frédéric maudit Dussardier. Elle allait croire qu’il frayait avec les gens du commun.
114-115 I, 5
    — Vous êtes bon ! dit Mme Arnoux.
    — Pourquoi ?
    — Parce que vous aimez les enfants.
    — Pas tous !
    Il n’ajouta rien, mais il étendit la main gauche de son côté et la laissa toute grande ouverte, s’imaginant qu’elle allait faire comme lui, peut-être, et qu’il rencontrerait la sienne. Puis il eut honte, et la retira.
117-118 I, 5
Et Frédéric, en faisant ses adieux à Hussonnet, apprit que Mme Arnoux avait dû revenir la veille.
    Il alla donc aux Messageries changer sa place pour le lendemain, et, vers six heures du soir, se présenta chez elle. Son retour, lui dit le concierge, était différé d’une semaine. Frédéric dîna seul, puis flâna sur les boulevards.
120 I, 5
    Mais son oncle lui laisserait quelque chose ?
    Rien n’était moins sûr !
    Et ils firent un tour de jardin, sans parler. Enfin elle l’attira contre son cœur, et, d’une voix que les larmes étouffaient 
    — Ah ! mon pauvre garçon ! Il m’a fallu abandonner bien des rêves !
Il s’assit sur le banc, à l’ombre du grand acacia.
    Ce qu’elle lui conseillait, c’était de se mettre clerc chez M. Prouharam, avoué, lequel lui céderait son étude ; s’il la faisait bien valoir, il pourrait la revendre, et trouver un bon parti.
Frédéric n’entendait plus.
122 I, 5
  Ruiné, dépouillé, perdu ! 
    Il était resté sur le banc, comme étourdi par une commotion. Il maudissait le sort, il aurait voulu battre quelqu’un ; et, pour renforcer son désespoir, il sentait peser sur lui une sorte d’outrage, un déshonneur ; car Frédéric s’était imaginé que sa fortune paternelle monterait un jour à quinze mille livres de rente, et il l’avait fait savoir, d’une façon indirecte, aux Arnoux. Il allait donc passer pour un hâbleur, un drôle, un obscur polisson, qui s’était introduit chez eux dans l’espérance d’un profit quelconque !
123 I, 6
Et elle, Mme Arnoux, comment la revoir, maintenant ?
    Cela, d’ailleurs, était complètement impossible, n’ayant que trois mille francs de rente ! Il ne pouvait loger toujours au quatrième, avoir pour domestique le portier, et se présenter avec de pauvres gants noirs bleuis du bout, un chapeau gras, la même redingote pendant un an ! Non, non ! jamais !
123 I, 6
    Ces lamentations se répétèrent vingt fois par jour, durant trois mois ; et, en même temps, les délicatesses du foyer le corrompaient ; il jouissait d’avoir un lit plus mou, des serviettes sans déchirures ; si bien que, lassé, énervé, vaincu enfin par la terrible force de la douceur, Frédéric se laissa conduire chez maître Prouharam.
   Il n’y montra ni science ni aptitude. On l’avait considéré jusqu’alors comme un jeune homme de grands moyens, qui devait être la gloire du département. Ce fut une déception publique.
124 I, 6
 C’était le père Roque, seul dans sa tapissière. Il allait passer toute la journée à la Fortelle, chez M. Dambreuse, et proposa cordialement à Frédéric de l’y conduire.
    — Vous n’avez pas besoin d’invitation avec moi ; soyez sans crainte !
    Frédéric eut envie d’accepter. Mais comment expliquerait-il son séjour définitif à Nogent ? Il n’avait pas un costume d’été convenable ; enfin que dirait sa mère ? Il refusa.
128 I, 6
 Dès lors, le voisin se montra moins amical. Louise grandissait ; Mme Éléonore tomba malade dangereusement ; et la liaison se dénoua, au grand plaisir de Mme Moreau, qui redoutait pour l’établissement de son fils la fréquentation de pareilles gens.
    Elle rêvait de lui acheter le greffe du tribunal ; Frédéric ne repoussait pas trop cette idée.
129 I, 6
Maintenant, il l’accompagnait à la messe, il faisait le soir sa partie d’impériale, il s’accoutumait à la province, s’y enfonçait ; et même son amour avait pris comme une douceur funèbre, un charme assoupissant. 129 I, 6
Pour faire durer son plaisir, Frédéric s’habilla le plus lentement possible, et même il se rendit à pied au boulevard Montmartre ; il souriait à l’idée de revoir, tout à l’heure, sur la plaque de marbre, le nom chéri ; il leva les yeux. Plus de vitrines, plus de tableaux, rien !
    Il courut à la rue de Choiseul. M. et Mme Arnoux n’y habitaient pas, et une voisine gardait la loge du portier ; Frédéric l’attendit ; enfin, il parut, ce n’était plus le même. Il ne savait point leur adresse.
    Frédéric entra dans un café, et, tout en déjeunant, consulta l’Almanach du Commerce. Il y avait trois cents Arnoux, mais pas de Jacques Arnoux ! Où donc logeaient-ils ? 
135 II, 1
Pellerin devait le savoir.
    Il se transporta tout en haut du faubourg Poissonnière, à son atelier. La porte n’ayant ni sonnette ni marteau, il donna de grands coups de poing, et il appela, cria. Le vide seul lui répondit.
[…]
Enfin, il l’aperçut à travers la fumée des pipes, seul, au fond de l’arrière-buvette après le billard, une chope devant lui, le menton baissé et dans une attitude méditative.
    — Ah ! il y a longtemps que je vous cherchais, vous !
136 à 139 II, 1
Et, dans un brusque épanouissement de santé, il se fit des résolutions d’égoïsme. Il se sentait le cœur dur comme la table où ses coudes posaient. Donc, il pouvait, maintenant, se jeter au milieu du monde, sans peur. L’idée des Dambreuse lui vint ; il les utiliserait ; puis il se rappela Deslauriers. « Ah ! ma foi, tant pis ! » Cependant, il lui envoya, par un commissionnaire, un billet lui donnant rendez-vous le lendemain au Palais-Royal, afin de déjeuner ensemble. 141 II, 1
    Il y avait cependant quelque chose à faire, c’était de hausser le ton de ladite feuille, puis tout à coup, gardant les mêmes rédacteurs et promettant la suite du feuilleton, de servir aux abonnés un journal politique ; les avances ne seraient pas énormes.
    — Qu’en penses-tu, voyons ! veux-tu t’y mettre ?
Frédéric ne repoussa pas la proposition. Mais il fallait attendre le règlement de ses affaires.
    — Alors, si tu as besoin de quelque chose…
    — Merci, mon petit ! dit Deslauriers.
143 II, 1
Quand le quadrille fut achevé, Mme Rosanette l’aborda. Elle haletait un peu, et son hausse-col, poli comme un miroir, se soulevait doucement sous son menton.
    — Et vous, monsieur, dit-elle, vous ne dansez pas ?
    Frédéric s’excusa, il ne savait pas danser.
    — Vraiment ! mais avec moi ? bien sûr ?
    Et, posée sur une seule hanche, l’autre genou un peu rentré, en caressant de la main gauche le pommeau de nacre de son épée, elle le considéra pendant une minute, d’un air moitié suppliant, moitié gouailleur. Enfin elle dit « bonsoir ! », fit une pirouette, et disparut.
     Frédéric, mécontent de lui-même, et ne sachant que faire, se mit à errer dans le bal.
147-148 II, 1
    Il acheta les poètes qu’il aimait, des Voyages, des Atlas, des Dictionnaires, car il avait des plans de travail sans nombre ; il pressait les ouvriers, courait les magasins, et, dans son impatience de jouir, emportait tout sans marchander. 159 II, 2
Frédéric se sentait tout joyeux de vivre ; il se retenait pour ne pas chanter, il avait besoin de se répandre, de faire des générosités et des aumônes. Il regarda autour de lui s’il n’y avait personne à secourir. Aucun misérable ne passait ; et sa velléité de dévouement s’évanouit, car il n’était pas homme à en chercher au loin les occasions. 165 II, 2
Cependant, Frédéric conservait ses projets littéraires, par une sorte de point d’honneur vis-à-vis de lui-même. Il voulut écrire une histoire de l’esthétique, résultat de ses conversations avec Pellerin, puis mettre en drames différentes époques de la Révolution française et composer une grande comédie, par l’influence indirecte de Deslauriers et d’Hussonnet. 175 II, 2
Au milieu de son travail, souvent le visage de l’une ou de l’autre passait devant lui ; il luttait contre l’envie de la voir, ne tardait pas à y céder ; et il était plus triste en revenant de chez Mme Arnoux. 176 II, 2
 Il en fut de même les fois suivantes. Dès que Frédéric entrait, elle montait debout sur un coussin, pour qu’il l’embrassât mieux, l’appelait un mignon, un chéri, mettait une fleur à sa boutonnière, arrangeait sa cravate ; ces gentillesses redoublaient toujours lorsque Delmar se trouvait là.
    Étaient-ce des avances ? Frédéric le crut. Quant à tromper un ami, Arnoux, à sa place, ne s’en gênerait guère ! et il avait bien le droit de n’être pas vertueux avec sa maîtresse, l’ayant toujours été avec sa femme ; car il croyait l’avoir été, ou plutôt il aurait voulu se le faire accroire, pour la justification de sa prodigieuse couardise. Il se trouvait stupide cependant, et résolut de s’y prendre avec la Maréchale carrément.
177 II, 2
Donc une après-midi, comme elle se baissait devant sa commode, il s’approcha d’elle et eut un geste d’une éloquence si peu ambiguë, qu’elle se redressa tout empourprée. Il recommença de suite ; alors, elle fondit en larmes, disant qu’elle était bien malheureuse et que ce n’était pas une raison pour qu’on la méprisât.
    Il réitéra ses tentatives. Elle prit un autre genre, qui fut de rire toujours. Il crut malin de riposter par le même ton, et en l’exagérant. Mais il se montrait trop gai pour qu’elle le crût sincère ; et leur camaraderie faisait obstacle à l’épanchement de toute émotion sérieuse.
178 II, 2
— Du reste je comprends, on a des besoins… aristocratiques ; car sans doute… quelque femme…
    — Eh bien, quand cela serait ? Ne suis-je pas libre ?
    — Oh ! très libre !
    Et, après une minute de silence :
    — C’est si commode, les promesses !
    — Mon Dieu ! je ne les nie pas ! dit Frédéric.
    L’avocat continuait :
    — Au collège, on fait des serments, on constituera une phalange, on imitera les Treize de Balzac. Puis, quand on se retrouve : Bonsoir, mon vieux, va te promener ! Car celui qui pourrait servir l’autre retient précieusement tout, pour lui seul.
    — Comment ?
    — Oui, tu ne nous as pas même présentés chez les Dambreuse !
    Frédéric le regarda ; avec sa pauvre redingote, ses lunettes dépolies et sa figure blême, l’avocat lui parut un tel cuistre, qu’il ne put empêcher sur ses lèvres un sourire dédaigneux. Deslauriers l’aperçut, et rougit.
183 II, 2
    Il avait déjà son chapeau pour s’en aller. Hussonnet, plein d’inquiétude, tâchait de l’adoucir par des regards suppliants, et, comme Frédéric lui tournait le dos :
    — Voyons, mon petit ! Soyez mon Mécène ! Protégez les arts !
    Frédéric, dans un brusque mouvement de résignation, prit une feuille de papier, et, ayant griffonné dessus quelques lignes, la lui tendit. Le visage du bohème s’illumina. Puis, repassant la lettre à Deslauriers :
    — Faites des excuses, seigneur !
    Leur ami conjurait son notaire de lui envoyer au plus vite, quinze mille francs.
184 II, 2
Aussi, le lendemain, en dînant chez Mme Arnoux, il dit que sa mère le tourmentait pour qu’il embrassât une profession. — Mais je croyais, reprit-elle, que M. Dambreuse devait vous faire entrer au Conseil d’État ? Cela vous irait très bien.
    Elle le voulait donc. Il obéit.
184 II, 2
L’idée de la Maréchale le réveilla ; ces mots de son billet : « À partir de demain soir », étaient bien un rendez-vous pour le jour même. Il attendit jusqu’à neuf heures, et courut chez elle.
    Quelqu’un, devant lui, qui montait l’escalier, ferma la porte. Il tira la sonnette ; Delphine vint ouvrir, et affirma que Madame n’y était pas.
    Frédéric insista, pria. Il avait à lui communiquer quelque chose de très grave, un simple mot. Enfin l’argument de la pièce de cent sous réussit, et la bonne le laissa seul dans l’antichambre.
    Rosanette parut. Elle était en chemise, les cheveux dénoués ; et, tout en hochant la tête, elle fit de loin, avec les deux bras, un grand geste exprimant qu’elle ne pouvait le recevoir.
    Frédéric descendit l’escalier, lentement. Ce caprice-là dépassait tous les autres. Il n’y comprenait rien.
191-192 II, 2
Aucun changement ne pouvait survenir, et son malheur à elle était irréparable.
Frédéric affirmait que son existence, de même, se trouvait manquée.
    Il était bien jeune cependant. Pourquoi désespérer ? Et elle lui donnait de bons conseils : « Travaillez ! mariez-vous ! ». Il répondait par des sourires amers ; car, au lieu d’exprimer le véritable motif de son chagrin, il en feignait un autre, sublime, faisant un peu l’Antony, le maudit, langage, du reste, qui ne dénaturait pas complètement sa pensée.
L’action, pour certains hommes, est d’autant plus impraticable que le désir est plus fort. La méfiance d’eux-mêmes les embarrasse, la crainte de déplaire les épouvante ; d’ailleurs, les affections profondes ressemblent aux honnêtes femmes ; elles ont peur d’être découvertes, et passent dans la vie les yeux baissés.
199 II, 3
Bien qu’il connût Mme Arnoux davantage (à cause de cela, peut-être), il était encore plus lâche qu’autrefois. Chaque matin, il se jurait d’être hardi. Une invincible pudeur l’en empêchait ; et il ne pouvait se guider d’après aucun exemple, puisque celle-là différait des autres. Par la force de ses rêves, il l’avait posée en dehors des conditions humaines. 199 II, 3
    Puis il pensait à des choses monstrueuses, absurdes, telles que des surprises, la nuit, avec des narcotiques et des fausses clefs, tout lui paraissant plus facile que d’affronter son dédain.
   D’ailleurs, les enfants, les deux bonnes, la disposition des pièces faisaient d’insurmontables obstacles.
199 II, 3
Elle l’avait chargé, puisqu’il possédait sa confiance, de s’enquérir de ses affaires. Mais il avait honte, il souffrait de prendre ses dîners en ambitionnant sa femme. Il continuait néanmoins, se donnant pour excuse qu’il devait la défendre, et qu’une occasion pouvait se présenter de lui être utile. 202 II, 3
Huit jours après le bal, il avait fait une visite à M. Dambreuse. Le financier lui avait offert une vingtaine d’actions dans son entreprise de houilles ; Frédéric n’y était pas retourné. Deslauriers lui écrivait des lettres ; il les laissait sans réponse. Pellerin l’avait engagé à venir voir le portrait ; il l’éconduisait toujours.  202 II, 3
Quand les chalands furent dehors, il conta qu’il avait eu, le matin, avec sa femme, une petite altercation. Pour prévenir les observations sur la dépense, il avait affirmé que la Maréchale n’était plus sa maîtresse.
    — Je lui ai même dit que c’était la vôtre.
    Frédéric fut indigné ; mais des reproches pouvaient le trahir, il balbutia :
    — Ah ! vous avez eu tort, grand tort !
    — Qu’est-ce que ça fait ? dit Arnoux. Où est le déshonneur de passer pour son amant ? Je le suis bien, moi ! Ne seriez-vous pas flatté de l’être ?
    Avait-elle parlé ? Était-ce une allusion ? Frédéric se hâta de répondre :
    — Non ! pas du tout ! au contraire !
    — Eh bien, alors ?
    — Oui, c’est vrai ! cela n’y fait rien.
203 II, 3
    En rentrant chez lui, il trouva une lettre contenant ces mots :
    « Quoi de neuf ?
    « Ma femme se joint à moi, cher ami, dans l’espérance, etc.
    « À vous, »
    Et un parafe.
    « Sa femme ! elle me prie ! »
    Au même moment, parut Arnoux, pour savoir s’il avait trouvé la somme urgente.
    — Tenez, la voilà ! dit Frédéric.
    Et, vingt-quatre heures après, il répondit à Deslauriers :
    — Je n’ai rien reçu.
210 II, 3
    L’Avocat revint trois jours de suite. Il le pressait d’écrire au notaire. Il offrit même de faire le voyage du Havre.
    — Non ! c’est inutile ! je vais y aller !
    La semaine finie, Frédéric demanda timidement au sieur Arnoux ses quinze mille francs.
    Arnoux le remit au lendemain, puis au surlendemain. Frédéric se risquait dehors à la nuit close, craignant d’être surpris par Deslauriers.
211 II, 3
Frédéric entendait les pas de Deslauriers derrière lui, comme des reproches, comme des coups frappant sur sa conscience. Mais il n’osait faire sa réclamation, par mauvaise honte, et dans la crainte qu’elle ne fût inutile. L’autre se rapprochait. Il se décida.
Arnoux, d’un ton fort dégagé, dit que, ses recouvrements n’ayant pas eu lieu, il ne pouvait rendre actuellement les quinze mille francs.
    — Vous n’en avez pas besoin, j’imagine ?
    À ce moment, Deslauriers accosta Frédéric, et, le tirant à l’écart :
    — Sois franc, les as-tu, oui ou non ?
    — Eh bien, non ! dit Frédéric, je les ai perdus !
    — Ah ! et à quoi ?
    — Au jeu !
    Deslauriers ne répondit pas un mot, salua très bas, et partit. Arnoux avait profité de l’occasion pour allumer un cigare dans un débit de tabac. Il revint en demandant quel était ce jeune homme.
    — Rien ! un ami !
211 II, 3
Tout lui appartenait donc, à celui-là ! Il le retrouvait sur le seuil de la lorette ; et la mortification d’une rupture s’ajoutait à la rage de son impuissance. D’ailleurs, l’honnêteté d’Arnoux offrant des garanties pour son argent l’humiliait ; il aurait voulu l’étrangler ; et par-dessus son chagrin planait dans sa conscience, comme un brouillard, le sentiment de sa lâcheté envers son ami. Des larmes l’étouffaient. 212 II, 3
Un matin (trois semaines après leur entrevue), M. Dambreuse lui écrivit qu’il l’attendait le jour même, dans une heure.
    En route, l’idée des Arnoux l’assaillit de nouveau ; et, ne découvrant point de raison à leur conduite, il fut pris par une angoisse, un pressentiment funèbre. Pour s’en débarrasser, il appela un cabriolet et se fit conduire rue Paradis.
    Arnoux était en voyage.
    — Et Madame ?
    — À la campagne, à la fabrique !
    — Quand revient monsieur ?
    — Demain, sans faute !
    Il la trouverait seule ; c’était le moment. Quelque chose d’impérieux criait dans sa conscience : « Vas-y donc ! »
    Mais M. Dambreuse ? « Eh bien, tant pis ! Je dirai que j’étais malade. » Il courut à la gare ; puis, dans le wagon : « J’ai eu tort, peut-être ? Ah bah ! qu’importe ! ».
218 II, 3
    — Vous n’écoutez pas, dit-elle. M. Sénécal pourtant est très clair. Il sait toutes ces choses beaucoup mieux que moi.
    Le mathématicien flatté de cet éloge, proposa de faire voir le posage des couleurs. Frédéric interrogea d’un regard anxieux Mme Arnoux. Elle demeura impassible, ne voulant sans doute ni être seule avec lui, ni le quitter cependant. Il lui offrit son bras.
    — Non ! merci bien ! l’escalier est trop étroit.
224 II, 3
  Mais, quand il fut assis près d’elle, son embarras commença ; le point de départ lui manquait. Sénécal, heureusement, vint à sa pensée.
    — Rien de plus sot, dit-il, que cette punition
    Mme Arnoux reprit :
    — Il y a des sévérités indispensables.
    — Comment, vous qui êtes si bonne ! Oh ! je me trompe ! car vous vous plaisez quelquefois à faire souffrir !
    — Je ne comprends pas les énigmes, mon ami.
    Et son regard austère, plus encore que le mot, l’arrêta.
225 II, 3
Frédéric était déterminé à poursuivre. Un volume de Musset se trouvait par hasard sur la commode. Il en tourna quelques pages, puis se mit à parler de l’amour, de ses désespoirs et de ses emportements.
    Tout cela, suivant Mme Arnoux, était criminel ou factice.
    Le jeune homme se sentit blessé par cette négation et, pour la combattre, il cita en preuve les suicides qu’on voit dans les journaux, exalta les grands types littéraires, Phèdre, Didon, Roméo, Desgrieux. Il s’enferrait.
226 II, 3
 Ce qu’il éprouva d’abord, ce fut une stupéfaction infinie. Cette manière de lui faire comprendre l’inanité de son espoir l’écrasait. Il se sentait perdu comme un homme tombé au fond d’un abîme, qui sait qu’on ne le secourra pas et qu’il doit mourir.
    Il marchait cependant, mais sans rien voir, au hasard ; il se heurtait contre les pierres ; il se trompa de chemin.
227 II, 3
Elle voulut boire tout de suite du vin de Bourgogne.
    — On n’en prend pas dès le commencement, dit Frédéric.
    Cela se faisait quelquefois, suivant le Vicomte.
    — Eh non ! Jamais !
    — Si fait, je vous assure !
    — Ah ! tu vois !
    Le regard dont elle accompagna cette phrase signifiait : « C’est un homme riche, celui-là, écoute-le ! »
 Cependant, la porte s’ouvrait à chaque minute, les garçons glapissaient, et, sur un infernal piano, dans le cabinet à côté, quelqu’un tapait une valse. Puis les courses amenèrent à parler d’équitation et des deux systèmes rivaux. Cisy défendait Baucher, Frédéric le comte d’Aure, quand Rosanette haussa les épaules.
    — Assez, mon Dieu ! il s’y connaît mieux que toi, va !
238-239 II, 4
Le baron ajouta :
    — Que devient-elle, cette brave Rose ?… a-t-elle toujours d’aussi jolies jambes ? prouvant par ce mot qu’il la connaissait intimement.
    Frédéric fut contrarié de la découverte.
247 II, 4
— Il n’y a pas de quoi rougir, reprit le Baron ; c’est une bonne affaire !
    Cisy claqua de la langue.
    — Peuh ! pas si bonne !
    — Ah !
    — Mon Dieu, oui ! D’abord, moi, je ne lui trouve riend’extraordinaire, et puis on en récolte de pareilles tant qu’on veut, car enfin… elle est à vendre !
    — Pas pour tout le monde ! reprit aigrement Frédéric.
    — Il se croit différent des autres ! répliqua Cisy, quelle farce !
    Et un rire parcourut la table.
    Frédéric sentait les battements de son cœur l’étouffer. Il avala deux verres d’eau, coup sur coup.
247-248 II, 4
    Dussardier étant contraint de s’en retourner à ses affaires, Regimbart alla prévenir Frédéric.
   On l’avait laissé toute la journée sans nouvelles ; son impatience était devenue intolérable.
    — Tant mieux ! s’écria-t-il.
    Le Citoyen fut satisfait de sa contenance.
    — On réclamait de nous des excuses, croiriez-vous ? Ce n’était rien, un simple mot ! Mais je les ai envoyés joliment bouler ! Comme je le devais, n’est-ce pas ?
    — Sans doute, dit Frédéric tout en songeant qu’il eût mieux fait de choisir un autre témoin.
251-252 II, 4
Puis, quand il fut seul, il se répéta tout haut, plusieurs fois :
    « Je vais me battre. Tiens, je vais me battre ! C’est drôle »
    Et, comme il marchait dans sa chambre, en passant devant sa glace, il s’aperçut qu’il était pâle.
    « Est-ce que j’aurais peur ? »
    Une angoisse abominable le saisit à l’idée d’avoir peur sur le terrain.
    « Si j’étais tué, cependant ? Mon père est mort de la même façon. Oui, je serai tué ! »
252 II, 4
    Frédéric songea à lui rappeler ses quinze mille francs. Mais sa démarche récente interdisait les reproches, même les plus doux. D’ailleurs, il se sentait fatigué. L’endroit n’était pas convenable. Il remit cela à un autre jour. 257 II, 4
   Frédéric allait rejeter tout cela quand ses yeux rencontrèrent un article intitulé : Une poulette entre trois cocos. C’était l’histoire de son duel, narrée en style sémillant, gaulois. Il se reconnut sans peine, car il était désigné par cette plaisanterie, laquelle revenait souvent : « Un jeune homme du collège de Sens et qui en manque. ». On le représentait même comme un pauvre diable de provincial, un obscur nigaud tâchant de frayer avec les grands seigneurs. Quant au vicomte, il avait le beau rôle, d’abord dans le souper, où il s’introduisait de force, ensuite dans le pari, puisqu’il emmenait la demoiselle, et finalement sur le terrain, où il se comportait en gentilhomme. La bravoure de Frédéric n’était pas niée, précisément, mais on faisait comprendre qu’un intermédiaire, le protecteur lui-même, était survenu juste à temps. Le tout se terminait par cette phrase, grosse peut-être de perfidies :
    « D’où vient leur tendresse ? Problème ! et, comme dit Basile, qui diable est-ce qu’on trompe ici ? »
   C’était, sans le moindre doute, une vengeance d’Hussonnet contre Frédéric, pour son refus des cinq mille francs.
    Que faire ? S’il lui en demandait raison, le bohème protesterait de son innocence, et il n’y gagnerait rien. Le mieux était d’avaler la chose silencieusement. Personne, après tout, ne lisait le Flambard.
259-260 II, 4
En sortant du cabinet de lecture, il aperçut du monde devant la boutique d’un marchand de tableaux. On regardait un portrait de femme, avec cette ligne écrite au bas en lettres noires : « Mlle Rose-Annette Bron, appartenant à M. Frédéric Moreau, de Nogent ».
    C’était bien elle, ou à peu près, vue de face, les seins découverts, les cheveux dénoués, et tenant dans ses mains une bourse de velours rouge, tandis que, par derrière, un paon avançait son bec sur son épaule, en couvrant la muraille de ses grandes plumes en éventail.
    Pellerin avait fait cette exhibition pour contraindre Frédéric au payement, persuadé qu’il était célèbre et que tout Paris, s’animant en sa faveur, allait s’occuper de cette misère.
    Était-ce une conjuration ? Le peintre et le journaliste avaient-ils monté leur coup ensemble ?
    Son duel n’avait rien empêché. Il devenait ridicule, tout le monde se moquait de lui.
260 II, 4
    — Jacques Arnoux, éditeur… Un de tes amis, hein ?
    — C’est vrai, dit Frédéric, blessé par son air.
    Mme Dambreuse reprit :
    — En effet, vous êtes venu, un matin… pour… une maison, je crois ? oui, une maison appartenant à sa femme.
    Cela signifiait : « C’est votre maîtresse. »
    Il rougit jusqu’aux oreilles ; et M. Dambreuse, qui arrivait au même moment, ajouta :
    — Vous paraissiez même vous intéresser beaucoup à eux.
    Ces derniers mots achevèrent de décontenancer Frédéric. Son trouble, que l’on voyait, pensait-il, allait confirmer les soupçons, quand M. Dambreuse lui dit de plus près, d’un ton grave :
    — Vous ne faites pas d’affaires ensemble, je suppose ?
    Il protesta par des secousses de tête multipliées, sans comprendre l’intention du capitaliste, qui voulait lui donner un conseil.
Il avait envie de partir. La peur le retint de sembler lâche.
263 II, 4
Frédéric tourna les talons ; et, par une suite de longs zigzags, il avait presque gagné la porte, quand, passant près d’une console, il remarqua dessus, entre un vase de Chine et la boiserie, un journal plié en deux. Il le tira quelque peu, et lut ces mots : le Flambard.
    Qui l’avait apporté ? Cisy ! Pas un autre évidemment. Qu’importait, du reste ! Ils allaient croire, tous déjà croyaient peut-être à l’article. Pourquoi cet acharnement ? Une ironie silencieuse l’enveloppait. Il se sentait comme perdu dans un désert.
264 II, 4
Et, comme il s’en allait, M. Dambreuse lui dit, faisant allusion à la place de secrétaire :
    — Rien n’est terminé encore ! Mais dépêchez-vous !
    Et Mme Dambreuse :
    — À bientôt, n’est-ce pas ?
    Frédéric jugea leur adieu une dernière moquerie. Il était déterminé à ne jamais revenir dans cette maison, à ne plus fréquenter tous ces gens-là. Il croyait les avoir blessés, ne sachant pas quel large fonds d’indifférence le monde possède !
265 II, 4
À la fin de juillet, une baisse inexplicable fit tomber les actions du Nord. Frédéric n’avait pas vendu les siennes ; il perdit d’un seul coup soixante mille francs. Ses revenus se trouvaient sensiblement diminués. Il devait ou restreindre sa dépense, ou prendre un état, ou faire un beau mariage.
    Alors, Deslauriers lui parla de Mlle Roque. Rien ne l’empêchait d’aller voir un peu les choses par lui-même. Frédéric était un peu fatigué ; la province et la maison maternelle le délasseraient. Il partit.
267 II, 4
Frédéric la rejoignit, jura qu’il n’avait pas voulu lui faire de mal et qu’il l’aimait beaucoup.
— Est-ce vrai ? s’écria-t-elle, en le regardant avec un sourire qui éclairait tout son visage, un peu semé de taches de son.
    Il ne résista pas à cette bravoure de sentiment, à la fraîcheur de sa jeunesse, et il reprit :
    — Pourquoi te mentirais-je ?… tu en doutes… hein ? en lui passant le bras gauche autour de la taille.
    Un cri, suave comme un roucoulement, jaillit de sa gorge ; sa tête se renversa, elle défaillait, il la soutint. Et les scrupules de sa probité furent inutiles ; devant cette vierge qui s’offrait, une peur l’avait saisi. Il l’aida ensuite à faire quelques pas, doucement. Ses caresses de langage avaient cessé, et ne voulant plus dire que des choses insignifiantes, il lui parlait des personnes de la société nogentaise.
   Tout à coup elle le repoussa, et, d’un ton amer :
    — Tu n’aurais pas le courage de m’emmener !
    Il resta immobile avec un grand air d’ébahissement.  Elle éclata en sanglots, et s’enfonçant la tête dans sa poitrine :
    — Est-ce que je peux vivre sans toi !
    Il tâchait de la calmer. Elle lui mit ses deux mains sur les épaules pour le mieux voir en face, et, dardant contre les siennes ses prunelles vertes, d’une humidité presque féroce :
    — Veux-tu être mon mari ?
    — Mais…, répliqua Frédéric, cherchant quelque réponse, sans doute… Je ne demande pas mieux.
277 II, 5
Il avait besoin de réfléchir, il jugerait mieux les choses dans l’éloignement.
    Pour motiver son voyage, Frédéric inventa une histoire ; et il partit, en disant à tout le monde et croyant lui-même qu’il reviendrait bientôt.
278 II, 5
    — Et elle a fait une drôle de mine quand je lui ai appris ton mariage.
    — Tiens ! quelle invention !
    — Il le fallait, pour montrer que tu avais besoin de tes capitaux ! Une personne indifférente n’aurait pas eu l’espèce de syncope qui l’a prise.
    — Vraiment ? s’écria Frédéric.
    — Ah ! mon gaillard, tu te trahis ! Sois franc, voyons !
    Une lâcheté immense envahit l’amoureux de Mme Arnoux.
    — Mais non !… je t’assure !… ma parole d’honneur !
285 II, 6
    Et, Deslauriers remonté chez lui, le commis ne lâcha point Frédéric ; il l’engagea même à acheter le portrait. En effet, Pellerin, désespérant de l’intimider, les avait circonvenus pour que, grâce à eux, il prît la chose.
    Deslauriers en reparla, insista. Les prétentions de l’artiste étaient raisonnables.
    — Je suis sûr que, moyennant, peut-être, cinq cents francs…
    — Ah ! donne-les ! tiens, les voici, dit Frédéric.
290 II, 6
   Frédéric était revenu chez lui. Il restait dans son fauteuil, sans même avoir la force de la maudire. Une espèce de sommeil le gagna ; et, à travers son cauchemar, il entendait la pluie tomber, en croyant toujours qu’il était là-bas, sur le trottoir.
    Le lendemain, par une dernière lâcheté, il envoya encore un commissionnaire chez Mme Arnoux.
    Soit que le Savoyard ne fît pas la commission, ou qu’elle eût trop de choses à dire pour s’expliquer d’un mot, la même réponse fut rapportée.
305-306 II, 6
   Un grand brouhaha s’élevait. La foule était trop compacte, le retour direct impossible ; et ils entraient dans la rue Caumartin, quand, tout à coup, éclata derrière eux un bruit, pareil au craquement d’une immense pièce de soie que l’on déchire. C’était la fusillade du boulevard des Capucines.
    — Ah ! on casse quelques bourgeois, dit Frédéric tranquillement.
    Car il y a des situations où l’homme le moins cruel est si détaché des autres, qu’il verrait périr le genre humain sans un battement de cœur.
307 II, 6
Frédéric fut ébranlé par le choc d’un homme qui, une balle dans les reins, tomba sur son épaule, en râlant. À ce coup, dirigé peut-être contre lui, il se sentit furieux ; et il se jetait en avant quand un garde national l’arrêta.
— C’est inutile ! le Roi vient de partir. Ah ! si vous ne me croyez pas, allez-y voir !
    Une pareille assertion calma Frédéric. 
311 III, 1
  La candidature de Frédéric lui parut favorable à ses idées. Elle l’encouragea, en lui montrant la gloire à l’horizon. Rosanette se réjouit d’avoir un homme qui parlerait à la Chambre.
    — Et puis on te donnera, peut-être, une bonne place.
   Frédéric, homme de toutes les faiblesses, fut gagné par la démence universelle. Il écrivit un discours, et alla le faire voir à M. Dambreuse.
322 III, 1
    — Je réclame la parole ! cria Frédéric.
    — Desde que se proclamó la constitución de Cadiz, ese pacto fondamental de las libertades españolas, hasta la última revolución, nuestra patria cuenta numerosos y heroicos mártires.
    Frédéric encore une fois voulut se faire entendre :
    — Mais citoyens !…
    L’Espagnol continuait :
    — El martes próximo tendrá lugar en la iglesia de la Magdelena un servicio fúnebre.
    — C’est absurde à la fin ! personne ne comprend !
    Cette observation exaspéra la foule.
    — À la porte ! à la porte !
    — Qui ? moi ? demanda Frédéric.
    — Vous-même ! dit majestueusement Sénécal. Sortez !
331 III, 1
   — Ne seriez-vous pas l’auteur d’un tableau très remarquable ?
   — Peut-être ! Lequel ?
   — Cela représente une dame dans un costume… ma foi !… un peu… léger, avec une bourse et un paon derrière.
    Frédéric à son tour s’empourpra. Pellerin faisait semblant de ne pas entendre.
    — Cependant c’est bien de vous ! Car il y a votre nom écrit au bas, et une ligne sur le cadre constatant que c’est la propriété de M. Moreau.
366 III, 2
    Louise et Frédéric marchaient devant. Elle avait saisi son bras ; et, quand elle fut un peu loin des autres :
    — Ah ! enfin ! enfin ! Ai-je assez souffert toute la soirée ! Comme ces femmes sont méchantes ! Quels airs de hauteur !
    Il voulut les défendre.
   — D’abord, tu pouvais bien me parler en entrant, depuis un an que tu n’es venu !
    — Il n’y a pas un an, dit Frédéric, heureux de la reprendre sur ce détail pour esquiver les autres.
    — Soit ! Le temps m’a paru long, voilà tout ! Mais, pendant cet abominable dîner, c’était à croire que tu avais honte de moi ! Ah ! je comprends, je n’ai pas ce qu’il faut pour plaire, comme elles.
    — Tu te trompes, dit Frédéric.
    — Vraiment ! Jure-moi que tu n’en aimes aucune ?
    Il jura.
 — Et c’est moi seule que tu aimes ?
    — Parbleu !
370 III, 2
   Jamais Frédéric n’avait été plus loin du mariage. D’ailleurs, Mlle Roque lui semblait une petite personne assez ridicule. Quelle différence avec une femme comme Mme Dambreuse ! Un bien autre avenir lui était réservé ! Il en avait la certitude aujourd’hui ; aussi n’était-ce pas le moment de s’engager, par un coup de cœur, dans une détermination de cette importance. Il fallait maintenant être positif ; et puis il avait revu Mme Arnoux. Cependant la franchise de Louise l’embarrassait. Il répliqua :
    — As-tu bien réfléchi à cette démarche ?
  — Comment ! s’écria-t-elle, glacée de surprise et d’indignation.
    Il dit que se marier actuellement serait une folie.
    — Ainsi tu ne veux pas de moi ?
    — Mais tu ne me comprends pas !
    Et il se lança dans un verbiage très embrouillé, pour lui faire entendre qu’il était retenu par des considérations majeures, qu’il avait des affaires à n’en plus finir, que même sa fortune était compromise (Louise tranchait tout, d’un mot net), enfin que les circonstances politiques s’y opposaient. Donc, le plus raisonnable était de patienter quelque temps. Les choses s’arrangeraient, sans doute ; du moins, il l’espérait ; et, comme il ne trouvait plus de raisons, il feignit de se rappeler brusquement qu’il aurait dû être depuis deux heures chez Dussardier.
371 III, 2
   Il leva le poing.
    — Ne me tue pas ! Je suis enceinte !
Frédéric se recula.
    — Tu mens !
    — Mais regarde-moi !
    Elle prit un flambeau, et, montrant son visage :
    — T’y connais-tu ?
    De petites taches jaunes maculaient sa peau, qui était singulièrement bouffie. Frédéric ne nia pas l’évidence. Il alla ouvrir la fenêtre, fit quelques pas de long en large, puis s’affaissa dans un fauteuil.
 Cet événement était une calamité, qui d’abord ajournait leur rupture, et puis bouleversait tous ses projets.
380 III, 3
 La Vatnaz en avait-elle fini avec Delmar ? non, peut-être. Cependant, elle semblait jalouse du brave commis ; et, Frédéric ayant réclamé d’elle un mot d’entretien, elle lui fit signe de passer avec eux dans sa chambre. Quand les mille francs furent alignés, elle demanda, en plus, les intérêts.
    — Ça n’en vaut pas la peine ! dit Dussardier.
    — Tais-toi donc !
   Cette lâcheté d’un homme si courageux fut agréable à Frédéric comme une justification de la sienne. Il rapporta le billet, et ne reparla jamais de l’esclandre chez Mme Arnoux.
381 III, 3
Deux ou trois fois, en rentrant à des heures inaccoutumées, il crut voir des dos masculins disparaître entre les portes ; et elle sortait souvent sans vouloir dire où elle allait. Frédéric n’essaya pas de creuser les choses. Un de ces jours, il prendrait un parti définitif. 383 III, 3
Il reconnut alors ce qu’il s’était caché, la désillusion de ses sens. Il n’en feignait pas moins de grandes ardeurs ; mais pour les ressentir, il lui fallait évoquer l’image de Rosanette ou de Mme Arnoux. 394 III, 4
   — Ce qu’il y a ? Je suis ruinée, ruinée ! entends-tu ?
M. Adolphe Langlois, le notaire, l’avait fait venir en son étude, et lui avait communiqué un testament écrit par son mari, avant leur mariage. Il léguait tout à Cécile ; et l’autre testament était perdu. Frédéric devint très pâle. Sans doute elle avait mal cherché ?
    — Mais regarde donc ! dit Mme Dambreuse, en lui montrant l’appartement.
403 III, 4
   Et elle retomba sur une chaise, anéantie. Une mère en deuil n’est pas plus lamentable près d’un berceau vide que ne l’était Mme Dambreuse devant les coffres-forts béants. Enfin, sa douleur, malgré la bassesse du motif, semblait tellement profonde, qu’il tâcha de la consoler, en lui disant qu’après tout, elle n’était pas réduite à la misère.
 — C’est la misère, puisque je ne peux pas t’offrir une grande fortune !
    Elle n’avait plus que trente mille livres de rente, sans compter l’hôtel qui en valait de dix-huit à vingt, peut-être.
Bien que ce fût de l’opulence pour Frédéric, il n’en ressentait pas moins une déception. Adieu ses rêves, et toute la grande vie qu’il aurait menée ! L’honneur le forçait à épouser Mme Dambreuse.
404 III, 4
Rosanette se mit à sourire ineffablement ; et, comme submergée sous les flots d’amour qui l’étouffaient, elle dit d’une voix basse :
    — Un garçon, là, là ! en désignant près de son lit une barcelonnette.
Il écarta les rideaux, et aperçut, au milieu des linges, quelque chose d’un rouge jaunâtre, extrêmement ridé, qui sentait mauvais et vagissait.
    — Embrasse-le !
    Il répondit, pour cacher sa répugnance :
    — Mais j’ai peur de lui faire mal ?
    — Non ! non !
    Alors, il baisa, du bout des lèvres, son enfant.
405 III, 4
    Il allait enfin partir pour Nogent, quand il reçut une lettre de Deslauriers.
    Deux candidats nouveaux se présentaient, l’un conservateur, l’autre rouge ; un troisième, quel qu’il fût, n’avait pas de chances. C’était la faute de Frédéric ; il avait laissé passer le bon moment, il aurait dû venir plus tôt, se remuer. « On ne t’a même pas vu aux comices agricoles ! » L’avocat le blâmait de n’avoir aucune attache dans les journaux. « Ah ! si tu avais suivi autrefois mes conseils ! Si nous avions une feuille publique à nous ! » Il insistait là-dessus. Du reste, beaucoup de personnes qui auraient voté en sa faveur, par considération pour M. Dambreuse, l’abandonneraient maintenant. Deslauriers était de ceux-là. N’ayant plus rien à attendre du capitaliste, il lâchait son protégé.
406 III, 4
    Souvent, ils manquaient le dernier départ. Alors, Mme Dambreuse le grondait de son inexactitude. Il lui faisait une histoire.
    Il fallait en inventer aussi pour Rosanette. Elle ne comprenait pas à quoi il employait toutes ses soirées ; et, quand on envoyait chez lui, il n’y était jamais ! Un jour, comme il s’y trouvait, elles apparurent presque à la fois. Il fit sortir la Maréchale et cacha Mme Dambreuse, en disant que sa mère allait arriver.
407-408 III, 4
Cependant, il avait découvert dans son cabinet de toilette la miniature d’un monsieur à longues moustaches : était-ce le même sur lequel on lui avait conté autrefois une vague histoire de suicide ? Mais, il n’existait aucun moyen d’en savoir davantage ! À quoi bon, du reste ? Les cœurs des femmes sont comme ces petits meubles à secret, pleins de tiroirs emboîtés les uns dans les autres ; on se donne du mal, on se casse les ongles, et on trouve au fond quelque fleur desséchée, des brins de poussière ou le vide ! Et puis il craignait peut-être d’en trop apprendre. 408-409 III, 4
  L’avocat dînait chez eux de temps à autre, et, quand il s’élevait de petites contestations, se déclarait toujours pour Rosanette, si bien qu’une fois Frédéric lui dit :
    — Eh ! couche avec elle si ça t’amuse ! tant il souhaitait un hasard qui l’en débarrassât.
411 III, 4
 Arnoux, à son comptoir, sommeillait la tête basse. Il était prodigieusement vieilli, avait même autour des tempes une couronne de boutons roses, et le reflet des croix d’or frappées par le soleil tombait dessus.
    Frédéric, devant cette décadence, fut pris de tristesse. Par dévouement pour la Maréchale, il se résigna cependant, et il s’avançait ; au fond de la boutique, Mme Arnoux parut ; alors, il tourna les talons.
    — Je ne l’ai pas trouvé, dit-il en rentrant.
    Et il eut beau reprendre qu’il allait écrire, tout de suite, à son notaire du Havre pour avoir de l’argent, Rosanette s’emporta. On n’avait jamais vu un homme si faible, si mollasse ; pendant qu’elle endurait mille privations, les autres se gobergeaient.
414 III, 4
Cette ignorance de son sort le torturait. Il aurait dû s’opposer à sa fuite ou partir derrière elle. N’était-il pas son véritable époux ? Et, en songeant qu’il ne la retrouverait jamais, que c’était bien fini, qu’elle était irrévocablement perdue, il sentait comme un déchirement de tout son être ; ses larmes accumulées depuis le matin débordèrent.
    Rosanette s’en aperçut.
    — Ah ! tu pleures comme moi ! Tu as du chagrin ?
    — Oui ! oui ! j’en ai !…
    Il la serra contre son cœur, et tous deux sanglotaient en se tenant embrassés.
427 III, 5
   Il écrivit à des fournisseurs pour décommander plusieurs emplettes relatives à son mariage, qui lui apparaissait maintenant comme une spéculation un peu ignoble ; et il exécrait Mme Dambreuse parce qu’il avait manqué, à cause d’elle, commettre une bassesse. Il en oubliait la Maréchale, ne s’inquiétait même pas de Mme Arnoux, ne songeant qu’à lui, à lui seul, perdu dans les décombres de ses rêves, malade, plein de douleur et de découragement ; 434-435 III, 5
Seul dans son wagon et les pieds sur la banquette, il ruminait les événements des derniers jours, tout son passé. Le souvenir de Louise lui revint.
    « — Elle m’aimait, celle-là ! J’ai eu tort de ne pas saisir ce bonheur… Bah ! n’y pensons plus ! »
    Puis, cinq minutes après :
    « Qui sait, cependant ?… plus tard, pourquoi pas ? »
    Sa rêverie, comme ses yeux, s’enfonçait dans de vagues horizons.
    « Elle était naïve, une paysanne, presque une sauvage, mais si bonne ! »
    À mesure qu’il avançait vers Nogent, elle se rapprochait de lui. Quand on traversa les prairies de Sourdun, il l’aperçut sous les peupliers comme autrefois, coupant des joncs au bord des flaques d’eau ; on arrivait ; il descendit.
435 III, 5
    Puis il s’accouda sur le pont, pour revoir l’île et le jardin où ils s’étaient promenés un jour de soleil ; et l’étourdissement du voyage et du grand air, la faiblesse qu’il gardait de ses émotions récentes, lui causant une sorte d’exaltation, il se dit :
    « Elle est peut-être sortie ; si j’allais la rencontrer ! »
    La cloche de Saint-Laurent tintait ; et il y avait sur la place, devant l’église, un rassemblement de pauvres, avec une calèche, la seule du pays (celle qui servait pour les noces), quand, sous le portail, tout à coup, dans un flot de bourgeois en cravate blanche, deux nouveaux mariés parurent.
    Il se crut halluciné. Mais non ! C’était bien elle, Louise ! couverte d’un voile blanc qui tombait de ses cheveux rouges à ses talons ; et c’était bien lui, Deslauriers ! portant un habit bleu brodé d’argent, un costume de préfet. Pourquoi donc ?
    Frédéric se cacha dans l’angle d’une maison, pour laisser passer le cortège.
    Honteux, vaincu, écrasé, il retourna vers le chemin de fer, et s’en revint à Paris.
435-436 III, 5
    Il voyagea.
    Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues.
    Il revint.
    Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours, encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait insipides ; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. Ses ambitions d’esprit avaient également diminué. Des années passèrent ; et il supportait le désœuvrement de son intelligence et l’inertie de son cœur.
437 III, 6
    Puis elle se mit à regarder les meubles, les bibelots, les cadres, avidement, pour les emporter dans sa mémoire. Le portrait de la Maréchale était à demi caché par un rideau. Mais les ors et les blancs, qui se détachaient au milieu des ténèbres, l’attirèrent.
    — Je connais cette femme, il me semble ?
    — Impossible ! dit Frédéric. C’est une vieille peinture italienne.
438 III, 6
     Quant à Frédéric, ayant mangé les deux tiers de sa fortune, il vivait en petit bourgeois.
Puis, ils s’informèrent mutuellement de leurs amis
442 III, 7
 Et ils résumèrent leur vie.
    Ils l’avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé l’amour, celui qui avait rêvé le pouvoir. Quelle en était la raison ?
    — C’est peut-être le défaut de ligne droite, dit Frédéric.
    — Pour toi, cela se peut. Moi, au contraire, j’ai péché par excès de rectitude, sans tenir compte de mille choses secondaires, plus fortes que tout. J’avais trop de logique, et toi de sentiment.
    Puis, ils accusèrent le hasard, les circonstances, l’époque où ils étaient nés.
443-444 III, 7
 Frédéric reprit :
    — Ce n’est pas là ce que nous croyions devenir autrefois, à Sens, quand tu voulais faire une histoire critique de la Philosophie, et moi, un grand roman moyen âge sur Nogent, dont j’avais trouvé le sujet dans Froissart : Comment messire Brokars de Fénestranges et l’évêque de Troyes assaillirent messire Eustache d’Ambrecicourt. Te rappelles-tu ?
    Et, exhumant leur jeunesse, à chaque phrase, ils se disaient :
    — Te rappelles-tu ?
444 III, 7
     

Cécile Supiot