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L'Éducation sentimentale
Les mensonges de Frédéric
Ses mensonges - ses dissimulations – ses demi-vérités – Ses omissions
 
     
Extraits de l’œuvre Édition Chapitre
 Arnoux, en lui montrant le chemin, l’engagea cordialement à descendre. Frédéric affirma qu’il venait de déjeuner ; il se mourait de faim, au contraire ; et il ne possédait plus un centime au fond de sa bourse. 42 I, 1
— Tiens ! qui vous ramène ?
    Cette question bien simple embarrassa Frédéric ; et, ne sachant que répondre, il demanda si l’on n’avait point trouvé par hasard son calepin, un petit calepin en cuir bleu.
    — Celui où vous mettez vos lettres de femmes ? dit Arnoux.
    Frédéric, en rougissant comme une vierge, se défendit d’une telle supposition.
    — Vos poésies, alors ? répliqua le marchand.
77 I, 4
Il reculait à faire son aveu. Enfin, il s’écria, comme saisi par une idée :
    — Ah ! saprelotte, j’oubliais !
    — Quoi donc ?
    — Ce soir, je dîne en ville !
    — Chez les Dambreuse ? Pourquoi ne m’en parles-tu jamais dans tes lettres ?
    Ce n’était pas chez les Dambreuse, mais chez les Arnoux.
    — Tu aurais dû m’avertir ! dit Deslauriers. Je serais venu un jour plus tard.
    — Impossible ! répliqua brusquement Frédéric. On ne m’a invité que ce matin, tout à l’heure.
79 I, 4
Celui-là t’enfonce tout de même, dit Deslauriers.
    Rien n’est humiliant comme de voir les sots réussir dans les entreprises où l’on échoue. Frédéric, vexé, répondit qu’il s’en moquait. Ses prétentions étaient plus hautes ;
95 I, 5
Quelque chose de plus fort qu’une chaîne de fer l’attachait à Paris, une voix intérieure lui criait de rester.
Des obstacles s’y opposaient. Il les franchit en écrivant à sa mère ; il confessait d’abord son échec, occasionné par des changements faits dans le programme, un hasard, une injustice ; d’ailleurs, tous les grands avocats (il citait leurs noms) avaient été refusés à leurs examens. Mais il comptait se présenter de nouveau au mois de novembre. Or, n’ayant pas de temps à perdre, il n’irait point à la maison cette année ; et il demandait, outre l’argent d’un trimestre, deux cent cinquante francs, pour des répétitions de droit, fort utiles ; le tout enguirlandé de regrets, condoléances, chatteries et protestations d’amour filial.
96 I, 5
    — Vous avez quelque chose à me demander, cher ami ?
    — Non ! rien ! rien ! balbutia le jeune homme, cherchant un prétexte à sa visite.
    Enfin, il dit qu’il était venu savoir de ses nouvelles, car il le croyait en Allemagne, sur le rapport d’Hussonnet.
    — Nullement ! reprit Arnoux. Quelle linotte que ce garçon-là, pour entendre tout de travers !
97 I, 5
Enfin, avec beaucoup de périphrases, il exposa le but de sa visite : se fiant à la discrétion de son ami, il venait pour qu’il l’assistât dans une démarche, après laquelle il se regarderait définitivement comme un homme ; et Frédéric ne le refusa pas. Il conta l’histoire à Deslauriers, sans dire la vérité sur ce qui le concernait personnellement. 110 I, 5
 Puis, d’une voix basse :
    — Il vous a mené au bal, l’autre jour, n’est-ce pas ?
    Frédéric se taisait !
    — C’est ce que je voulais savoir, merci.
165 II, 2
Elle s’écria :
    — Mais qu’est-ce que cela veut dire, un bon garçon !
    Il le défendait ainsi, de la manière la plus vague qu’il pouvait trouver, et, tout en la plaignant, il se réjouissait, se délectait au fond de l’âme. Par vengeance ou besoin d’affection, elle se réfugierait vers lui. Son espoir, démesurément accru, renforçait son amour.
196 II, 2
    Elle l’avait chargé, puisqu’il possédait sa confiance, de s’enquérir de ses affaires. Mais il avait honte, il souffrait de prendre ses dîners en ambitionnant sa femme. Il continuait néanmoins, se donnant pour excuse qu’il devait la défendre, et qu’une occasion pouvait se présenter de lui être utile. 202 II, 3
    En rentrant chez lui, il trouva une lettre contenant ces mots :
    « Quoi de neuf ?
    « Ma femme se joint à moi, cher ami, dans l’espérance, etc.
    « À vous, »
    Et un parafe.
    « Sa femme ! elle me prie ! »
    Au même moment, parut Arnoux, pour savoir s’il avait trouvé la somme urgente.
    — Tenez, la voilà ! dit Frédéric.
    Et, vingt-quatre heures après, il répondit à Deslauriers :
    — Je n’ai rien reçu.
210 II, 3
Arnoux, d’un ton fort dégagé, dit que, ses recouvrements n’ayant pas eu lieu, il ne pouvait rendre actuellement les quinze mille francs.
    — Vous n’en avez pas besoin, j’imagine ?
    À ce moment, Deslauriers accosta Frédéric, et, le tirant à l’écart :
    — Sois franc, les as-tu, oui ou non ?
    — Eh bien, non ! dit Frédéric, je les ai perdus !
    — Ah ! et à quoi ?
    — Au jeu !
    Deslauriers ne répondit pas un mot, salua très bas, et partit.
211 II, 3
    Arnoux était en voyage.
    — Et Madame ?
    — À la campagne, à la fabrique !
    — Quand revient monsieur ?
    — Demain, sans faute !
    Il la trouverait seule ; c’était le moment. Quelque chose d’impérieux criait dans sa conscience : « Vas-y donc ! »
    Mais M. Dambreuse ? « Eh bien, tant pis ! Je dirai que j’étais malade. » Il courut à la gare ; puis, dans le wagon : « J’ai eu tort, peut-être ? Ah bah ! qu’importe ! ».
218 II, 3
  Frédéric commençait à s’ennuyer.
    — Cela vous fatigue peut-être ? dit-elle.
Craignant qu’il ne fallût borner là sa visite, il affecta, au contraire, beaucoup d’enthousiasme. Il regrettait même de ne s’être pas voué à cette industrie.
    Elle parut surprise.
    — Certainement ! j’aurais pu vivre près de vous !
223 II, 3
   Puis elle posa un pétale de fleur entre ses lèvres, et le lui tendit à becqueter. Ce mouvement, d’une grâce et presque d’une mansuétude lascive, attendrit Frédéric.
    — Pourquoi me fais-tu de la peine ? dit-il, en songeant à Mme Arnoux.
    — Moi, de la peine ?
236-237 II, 4
  La Maréchale rentra, et, lui présentant Cisy :
    — J’ai invité monsieur. J’ai bien fait, n’est-ce pas ?
    — Comment donc ! certainement !
    Frédéric, avec un sourire de supplicié, fit signe au gentilhomme de s’asseoir.
238 II, 4
    — Cependant, la chose est certaine ! Il a même eu un procès.
    — Ce n’est pas vrai
    Frédéric se mit à défendre Arnoux. Il garantissait sa probité, finissait par y croire, inventait des chiffres, des preuves.
248 II, 4
Mme Dambreuse reprit sa place, et, se penchant sur le bras de son fauteuil, elle dit à Frédéric :
    — J’ai vu quelqu’un, avant-hier, qui m’a parlé de vous, M. de Cisy ; vous le connaissez, n’est-ce pas ?
    — Oui… un peu.
262 II, 4
Et M. Dambreuse, s’adressant à Frédéric, lui dit tout bas :
    — Vous n’êtes pas venu pour notre affaire.
    Frédéric allégua une maladie ; mais, sentant que l’excuse était trop bête :
    — D’ailleurs, j’ai eu besoin de mes fonds.
    — Pour acheter une voiture ? reprit Mme Dambreuse,
263 II, 4
    Ces derniers mots achevèrent de décontenancer Frédéric. Son trouble, que l’on voyait, pensait-il, allait confirmer les soupçons, quand M. Dambreuse lui dit de plus près, d’un ton grave :
    — Vous ne faites pas d’affaires ensemble, je suppose ?
    Il protesta par des secousses de tête multipliées, sans comprendre l’intention du capitaliste, qui voulait lui donner un conseil.
263 II, 4
    La réserve de Deslauriers attendrit Frédéric ; et, pour lui faire une sorte de réparation, il lui conta le lendemain sa perte de quinze mille francs, sans dire que ces quinze mille francs lui étaient primitivement destinés. L’avocat n’en douta pas, néanmoins. 266 II, 4
    On pouvait discuter les hypothèques précédentes, attaquer Arnoux comme stellionataire, faire des poursuites au domicile contre la femme.
    — Non ! non ! pas contre elle ! s’écria Frédéric.
    Et, cédant aux questions de l’ancien clerc, il avoua la vérité. Deslauriers fut convaincu qu’il ne la disait pas complètement, par délicatesse sans doute.
266 II, 4
il se mit à faire le Parisien, le lion, donna des nouvelles des théâtres, rapporta des anecdotes du monde, puisées dans les petits journaux, enfin éblouit ses compatriotes. 267 II, 4
 Ces souvenirs, sans doute, avaient peu de charme pour Mlle Roque ; elle ne trouva rien à répondre ; et une minute après :
    — Méchant ! qui ne m’a pas donné une seule fois de ses nouvelles !
   Frédéric objecta ses nombreux travaux.
    — Qu’est-ce donc que vous faites ?
    Il fut embarrassé de la question, puis dit qu’il étudiait la politique.
273 II, 5
Un gros nuage passait alors sur le ciel.
    — Il va du côté de Paris, dit Louise ; vous voudriez le suivre, n’est-ce pas ?
    — Moi ! pourquoi ?
    — Qui sait ?
    Et, le fouillant d’un regard aigu :
    — Peut-être que vous avez là-bas… (elle chercha le mot) quelque affection.
    — Eh ! je n’ai pas d’affection !
    — Bien sûr ?
    — Mais oui, mademoiselle, bien sûr !
275 II, 5
 Elle lui mit ses deux mains sur les épaules pour le mieux voir en face, et, dardant contre les siennes ses prunelles vertes, d’une humidité presque féroce :
   — Veux-tu être mon mari ?
    — Mais…, répliqua Frédéric, cherchant quelque réponse, sans doute… Je ne demande pas mieux.
277 II, 5
Pour motiver son voyage, Frédéric inventa une histoire ; et il partit, en disant à tout le monde et croyant lui-même qu’il reviendrait bientôt. 278 II, 5
   Une personne indifférente n’aurait pas eu l’espèce de syncope qui l’a prise.
    — Vraiment ? s’écria Frédéric.
    — Ah ! mon gaillard, tu te trahis ! Sois franc, voyons !
    Une lâcheté immense envahit l’amoureux de Mme Arnoux.
    — Mais non !… je t’assure !… ma parole d’honneur !
    Ces molles dénégations achevèrent de convaincre Deslauriers. Il lui fit des compliments. Il lui demanda « des détails ». Frédéric n’en donna pas, et même résista à l’envie d’en inventer.
285 II, 6
   La porte du magasin sur l’escalier retomba. Elle fit un bond ; et elle restait la main étendue, comme pour lui commander le silence. Des pas se rapprochèrent. Puis quelqu’un dit au-dehors :
— Madame est-elle là ?
— Entrez !
Mme Arnoux avait le coude sur le comptoir et roulait une plume entre ses doigts, tranquillement, quand le teneur de livres ouvrit la portière. Frédéric se leva.
    — Madame, j’ai bien l’honneur de vous saluer. Le service, n’est-ce pas, sera prêt ? je puis compter dessus ?
    Elle ne répondit rien. Mais cette complicité silencieuse enflamma son visage de toutes les rougeurs de l’adultère.
292-293 II, 6
Frédéric commença par se justifier de la rencontre au Champ de Mars. Le hasard seul l’avait fait se trouver avec cette femme. En admettant qu’elle fût jolie (ce qui n’était pas vrai), comment pourrait-elle arrêter sa pensée, même une minute, puisqu’il en aimait une autre !
— Vous le savez bien, je vous l’ai dit.
    Mme Arnoux baissa la tête.
    — Je suis fâchée que vous me l’ayez dit.
293 II, 6
  Arnoux parut, et lui apprit que sa femme, le matin même, était partie s’installer dans une petite maison de campagne qu’ils louaient à Auteuil, ne possédant plus celle de Saint-Cloud.
    — C’est encore une de ses lubies ! Enfin, puisque ça l’arrange ! et moi aussi, du reste ; tant mieux ! Dînons-nous ensemble ce soir ?
    Frédéric allégua une affaire urgente, puis courut à Auteuil.
    Mme Arnoux laissa échapper un cri de joie. Alors, toute sa rancune s’évanouit.
294 II, 6
Frédéric fut étonné par l’air ivre de l’enfant. Il rassura sa mère néanmoins, cita en exemple plusieurs bambins de son âge qui venaient d’avoir des affections semblables et s’étaient vite guéris.
    — Vraiment ?
    — Mais oui, bien sûr
298-299 II, 6
Les fleurs n’étaient pas flétries. La guipure s’étalait sur le lit. Il tira de l’armoire les petites pantoufles. Rosanette trouva ces prévenances fort délicates.
    Vers une heure, elle fut réveillée par des roulements lointains ; et elle le vit qui sanglotait, la tête enfoncée dans l’oreiller.
    — Qu’as-tu donc, cher amour ?
    — C’est excès de bonheur, dit Frédéric. Il y avait trop longtemps que je te désirais ! 
308 II, 6
    Frédéric, ayant épuisé tous les prétextes, assura qu’il avait été chez madame Arnoux plusieurs fois, inutilement. Arnoux en demeura convaincu, car souvent il s’extasiait devant elle sur l’absence de leur ami ; et toujours elle répondait avoir manqué sa visite ; de sorte que ces deux mensonges, au lieu de se couper, se corroboraient. 336 III, 1
   Frédéric jura sa parole d’honneur qu’il n’avait jamais pensé à Mme Arnoux, étant trop amoureux d’une autre.
    — De qui donc ?
    — Mais de vous, ma toute belle !
    — Ah ! ne te moque pas de moi ! Tu m’agaces !
    Il jugea prudent d’inventer une histoire, une passion. Il trouva des détails circonstanciés. Cette personne, du reste, l’avait rendu fort malheureux.
    — Décidément, tu n’as pas de chance ! dit Rosanette.
 — Oh ! oh ! peut-être ! voulant faire entendre par là plusieurs bonnes fortunes, afin de donner de lui meilleure opinion,
352 III, 1
    — Ah ! enfin ! on vous retrouve ! s’écria le père Roque. J’ai été trois fois chez vous, avec Louise, cette semaine !
    Frédéric les avait soigneusement évités.   Il allégua qu’il passait tous ses jours près d’un camarade blessé. Depuis longtemps, du reste, un tas de choses l’avaient pris ; et il cherchait des histoires. Heureusement, les convives arrivèrent : 
362 III, 2
Quant à Frédéric, le modèle ne pouvait être que sa maîtresse. Ce fut une de ces convictions qui se forment tout de suite, et les figures de l’assemblée la manifestaient clairement.
    « Comme il me mentait ! » se dit Mme Arnoux.
    « C’est donc pour cela qu’il m’a quittée ! » pensa Louise.
366 III, 2
    — Tournez-vous donc, pour qu’elle vous voie !
    — Qui cela ?
    — Mais la fille de M. Roque !
    Et elle le plaisanta sur l’amour de cette jeune provinciale. Il s’en défendait, en tâchant de rire.
    — Est-ce croyable ! je vous le demande ! Une laideron pareille !
369 III, 2
     Alors, Frédéric se vengea du vicomte en lui faisant accroire qu’on allait peut-être le poursuivre comme légitimiste. L’autre objectait qu’il n’avait pas bougé de sa chambre ; son adversaire accumula les chances mauvaises ; MM. Dambreuse et de Grémonville eux-mêmes s’amusaient. 370 III, 2
 — D’abord, tu pouvais bien me parler en entrant, depuis un an que tu n’es venu !
    — Il n’y a pas un an, dit Frédéric, heureux de la reprendre sur ce détail pour esquiver les autres.
    — Soit ! Le temps m’a paru long, voilà tout ! Mais, pendant cet abominable dîner, c’était à croire que tu avais honte de moi ! Ah ! je comprends, je n’ai pas ce qu’il faut pour plaire, comme elles.
    — Tu te trompes, dit Frédéric.
    — Vraiment ! Jure-moi que tu n’en aimes aucune ?
    Il jura.
 — Et c’est moi seule que tu aimes ?
    — Parbleu !
370 III, 2
  — Comment ! s’écria-t-elle, glacée de surprise et d’indignation.
    Il dit que se marier actuellement serait une folie.
    — Ainsi tu ne veux pas de moi ?
    — Mais tu ne me comprends pas !
    Et il se lança dans un verbiage très embrouillé, pour lui faire entendre qu’il était retenu par des considérations majeures, qu’il avait des affaires à n’en plus finir, que même sa fortune était compromise (Louise tranchait tout, d’un mot net), enfin que les circonstances politiques s’y opposaient. Donc, le plus raisonnable était de patienter quelque temps. Les choses s’arrangeraient, sans doute ; du moins, il l’espérait ; et, comme il ne trouvait plus de raisons, il feignit de se rappeler brusquement qu’il aurait dû être depuis deux heures chez Dussardier.
    Puis, ayant salué les autres, il s’enfonça dans la rue Hauteville, fit le tour du Gymnase, revint sur le boulevard, et monta en courant les quatre étages de Rosanette.
371 III, 2
Elle le regarda froidement.
    — Vous oubliez l’autre ! Celle que vous promenez aux courses ! La femme dont vous avez le portrait, votre maîtresse !
    — Eh bien, oui ! s’écria Frédéric. Je ne nie rien ! Je suis un misérable ! écoutez-moi !
    S’il l’avait eue, c’était par désespoir, comme on se suicide. Du reste, il l’avait rendue fort malheureuse, pour se venger sur elle de sa propre honte.
    — Quel supplice ! Vous ne comprenez pas ?
378 III, 3
    Cette parité de sentiments poussa Frédéric à plus de hardiesse. Ses mécomptes d’autrefois lui faisaient, maintenant, une clairvoyance. Il poursuivit :
    — Nos grands-pères vivaient mieux. Pourquoi ne pas obéir à l’impulsion qui nous pousse ?
    L’amour, après tout, n’était pas en soi une chose si importante.
    — Mais c’est immoral, ce que vous dites là !
    Elle s’était remise sur la causeuse. Il s’assit au bord, contre ses pieds.
    — Ne voyez-vous pas que je mens ! Car, pour plaire aux femmes, il faut étaler une insouciance de bouffon ou des fureurs de tragédie ! Elles se moquent de nous quand on leur dit qu’on les aime, simplement !
386 III, 3
 Sa figure avait un air de triomphe, une auréole, dont Rosanette fut éblouie.
    — C’est peut-être à cause de ton habit noir qui te va bien ; mais je ne t’ai jamais trouvé si beau ! Comme tu es beau !
    Dans un transport de sa tendresse, elle se jura intérieurement de ne plus appartenir à d’autres, quoi qu’il advînt, quand elle devrait crever de misère !
   Ses jolis yeux humides pétillaient d’une passion tellement puissante, que Frédéric l’attira sur ses genoux et il se dit : « Quelle canaille je fais ! » en s’applaudissant de sa perversité.
390-391 III, 3
Mme Dambreuse voulut savoir l’emploi de son temps depuis leur séparation.
    — J’ai été malade, répondit-il.
    — Tu aurais dû me prévenir, au moins.
    — Oh ! cela n’en valait pas la peine.
D’ailleurs, il avait eu une foule de dérangements, des rendez-vous, des visites.
406 III, 4
    Souvent, ils manquaient le dernier départ. Alors, Mme Dambreuse le grondait de son inexactitude. Il lui faisait une histoire.
    Il fallait en inventer aussi pour Rosanette.
407-408 III, 4
Bientôt ces mensonges le divertirent ; il répétait à l’une le serment qu’il venait de faire à l’autre, leur envoyait deux bouquets semblables, leur écrivait en même temps, puis établissait entre elles des comparaisons ; il y en avait une troisième toujours présente à sa pensée. 408 III, 4
— Admire ma confiance ! lui dit un jour Mme Dambreuse, en dépliant un papier où on la prévenait que M. Moreau vivait conjugalement avec une certaine Rose Bron.
    — Est-ce la demoiselle des courses, par hasard ?
    — Quelle absurdité ! reprit-il. Laisse-moi voir.
    La lettre, écrite en caractères romains, n’était pas signée. Mme Dambreuse, au début, avait toléré cette maîtresse qui couvrait leur adultère. Mais, sa passion devenant plus forte, elle avait exigé une rupture, chose faite depuis longtemps, selon Frédéric ; et, quand il eut fini ses protestations, elle répliqua, tout en clignant ses paupières où brillait un regard pareil à la pointe d’un stylet sous de la mousseline :
    — Eh bien, et l’autre ?
    — Quelle autre ?
    — La femme du faïencier !
    Il leva les épaules dédaigneusement. Elle n’insista pas.
408 III, 4
— Qu’a dit le médecin ?
    — Ah ! le médecin ! Il prétend que le voyage a augmenté son… je ne sais plus, un nom en ite… enfin qu’il a le muguet. Connais-tu cela ?
    Frédéric n’hésita pas à répondre : « Certainement », ajoutant que ce n’était rien.
419 III, 4
Il ne céda pas. Tous deux s’obstinaient. Enfin, elle déclara ne rien donner, avant de savoir dans quel but. Frédéric devint très rouge. Un de ses camarades avait commis un vol. La somme devait être restituée aujourd’hui même.
    — Tu l’appelles ? Son nom ? Voyons, son nom ?
    — Dussardier !
423 III, 5
    Puis elle se mit à regarder les meubles, les bibelots, les cadres, avidement, pour les emporter dans sa mémoire. Le portrait de la Maréchale était à demi caché par un rideau. Mais les ors et les blancs, qui se détachaient au milieu des ténèbres, l’attirèrent.
    — Je connais cette femme, il me semble ?
    — Impossible ! dit Frédéric. C’est une vieille peinture italienne.
438 III, 6
     

Bernadette Goarant