Accueil Extraits Analyses Texte intégral
L'Éducation sentimentale
La sexualité de Frédéric
Ses désirs et ses pudeurs – Les "baisades"
 
     
Extraits de l'œuvre Édition Chapitre
  Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait portées, les gens qu’elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites. 40-41 I, 1
    Il était bien résolu à s’introduire, n’importe comment, chez les Arnoux, et à se lier avec eux. Leur maison devait être amusante, Arnoux lui plaisait d’ailleurs ; puis, qui sait ? Alors un flot de sang lui monta au visage ; ses tempes bourdonnaient ; 45 I, 1
 Frédéric n’eut pas grand’chose à narrer. Mais, au souvenir de Mme Arnoux, son chagrin s’évanouit. Il ne parla pas d’elle, retenu par une pudeur. 50 I, 2
Cependant à vingt toises des ponts, sur la rive gauche, une lumière brillait dans la lucarne d’une maison basse.
    Deslauriers l’aperçut. Alors, il dit emphatiquement, tout en retirant son chapeau :
    — Vénus, reine des cieux, serviteur ! Mais la Pénurie est la mère de la Sagesse. Nous a-t-on assez calomniés pour ça, miséricorde !
    Cette allusion à une aventure commune les mit en joie. Ils riaient très haut, dans les rues.
52 I, 2
   Enfin Arnoux se leva, et, en disant : « C’est fait ! » il lui passa la main sous le menton, familièrement. Cette privauté déplut à Frédéric, il se recula ; puis il franchit le seuil du bureau, pour la dernière fois de son existence, croyait-il. Mme Arnoux, elle-même, se trouvait comme diminuée par la vulgarité de son mari. 77 I, 4
Frédéric, en écoutant ces choses, regardait Mme Arnoux. Elles tombaient dans son esprit comme des métaux dans une fournaise, s’ajoutaient à sa passion et faisaient de l’amour. 81-82 I, 4
    Mme Arnoux s’était avancée dans l’antichambre, Dittmer et Hussonnet la saluaient, elle leur tendit la main ; elle la tendit également à Frédéric ; et il éprouva comme une pénétration à tous les atomes de sa peau. 83 I, 4
    Les dîners recommencèrent ; et plus il fréquentait Mme Arnoux, plus ses langueurs augmentaient.
    La contemplation de cette femme l’énervait, comme l’usage d’un parfum trop fort. Cela descendit dans les profondeurs de son tempérament, et devenait presque une manière générale de sentir, un mode nouveau d’exister.
101 I, 5
    Une chose l’étonnait, c’est qu’il n’était pas jaloux d’Arnoux ; et il ne pouvait se la figurer autrement que vêtue, tant sa pudeur semblait naturelle, et reculait son sexe dans une ombre mystérieuse. 102 I, 5
 Cependant, il songeait au bonheur de vivre avec elle, de la tutoyer, de lui passer la main sur les bandeaux longuement, ou de se tenir par terre, à genoux, les deux bras autour de sa taille, à boire son âme dans ses yeux ! Il aurait fallu, pour cela, subvertir la destinée ; et, incapable d’action, maudissant Dieu et s’accusant d’être lâche, il tournait dans son désir, comme un prisonnier dans son cachot. Une angoisse permanente l’étouffait. 102 I, 5
     Arnoux les regarda s’éloigner, puis, se tournant vers Frédéric :
    — Vous plairait-elle, la Vatnaz ? Au reste, vous n’êtes pas franc là-dessus ? Je crois que vous cachez vos amours ?
    Frédéric, devenu blême, jura qu’il ne cachait rien.
    — C’est qu’on ne vous connaît pas de maîtresse, reprit Arnoux.
    Frédéric eut envie de citer un nom, au hasard. Mais l’histoire pouvait lui être racontée. Il répondit qu’effectivement, il n’avait pas de maîtresse.
107 I, 5
Alors le gentilhomme battit la campagne ; il parla de Mlle Vatnaz, de l’Andalouse, et de toutes les autres. Enfin, avec beaucoup de périphrases, il exposa le but de sa visite : se fiant à la discrétion de son ami, il venait pour qu’il l’assistât dans une démarche, après laquelle il se regarderait définitivement comme un homme ; et Frédéric ne le refusa pas. Il conta l’histoire à Deslauriers, sans dire la vérité sur ce qui le concernait personnellement. 110 I, 5
    Elle souriait quelquefois, arrêtant sur lui ses yeux, une minute. Alors, il sentait ses regards pénétrer son âme, comme ces grands rayons de soleil qui descendent jusqu’au fond de l’eau. Il l’aimait sans arrière-pensée, sans espoir de retour, absolument ; et, dans ces muets transports, pareils à des élans de reconnaissance, il aurait voulu couvrir son front d’une pluie de baisers. Cependant, un souffle intérieur l’enlevait comme hors de lui ; c’était une envie de se sacrifier, un besoin de dévouement immédiat, et d’autant plus fort qu’il ne pouvait l’assouvir. 116 I, 5
Frédéric, enhardi par cette espèce de confidence, voulut la baiser sur le col. Elle dit froidement :
    — Oh ! faites ! Ça ne coûte rien !
    Il était léger en sortant de là, ne doutant pas que la Maréchale ne devînt bientôt sa maîtresse. Ce désir en éveilla un autre ; et, malgré l’espèce de rancune qu’il lui gardait, il eut envie de voir Mme Arnoux.
164 II, 2
    Il se trouvait stupide cependant, et résolut de s’y prendre avec la Maréchale carrément.
    Donc une après-midi, comme elle se baissait devant sa commode, il s’approcha d’elle et eut un geste d’une éloquence si peu ambiguë, qu’elle se redressa tout empourprée. Il recommença de suite ; alors, elle fondit en larmes, disant qu’elle était bien malheureuse et que ce n’était pas une raison pour qu’on la méprisât.
    Il réitéra ses tentatives. Elle prit un autre genre, qui fut de rire toujours. Il crut malin de riposter par le même ton, et en l’exagérant. Mais il se montrait trop gai pour qu’elle le crût sincère ; et leur camaraderie faisait obstacle à l’épanchement de toute émotion sérieuse. 
177-178 II, 2
    Elle avait, enfin, sur toute sa personne et jusque dans le retroussement de son chignon, quelque chose d’inexprimable qui ressemblait à un défi ; et il la désirait, pour le plaisir surtout de la vaincre et de la dominer. 178 II, 2
   Bien qu’il connût Mme Arnoux davantage (à cause de cela, peut-être), il était encore plus lâche qu’autrefois. Chaque matin, il se jurait d’être hardi. Une invincible pudeur l’en empêchait ; et il ne pouvait se guider d’après aucun exemple, puisque celle-là différait des autres. Par la force de ses rêves, il l’avait posée en dehors des conditions humaines. Il se sentait, à côté d’elle, moins important sur la terre que les brindilles de soie s’échappant de ses ciseaux. 199 III, 1
Il avait envie de se jeter à ses genoux. Un craquement se fit dans le couloir, il n’osa.
    Il était empêché, d’ailleurs, par une sorte de crainte religieuse. Cette robe, se confondant avec les ténèbres, lui paraissait démesurée, infinie, insoulevable ; et précisément à cause de cela son désir redoublait. Mais, la peur de faire trop et de ne pas faire assez lui ôtait tout discernement.
    « Si je lui déplais, pensait-il, qu’elle me chasse ! Si elle veut de moi, qu’elle m’encourage ! »
226 II, 3
     — Quels amours de petits doigts ! dit Frédéric, en lui prenant doucement l’autre main, la gauche, ornée d’un bracelet d’or, en forme de gourmette. Tiens, c’est mignon ; d’où cela vient-il ?
    — Oh ! il y a longtemps que je l’ai, dit la Maréchale.
    Le jeune homme n’objecta rien à cette réponse hypocrite. Il aima mieux « profiter de la circonstance ». Et, lui tenant toujours le poignet, il appuya dessus ses lèvres, entre le gant et la manchette.
    — Finissez, on va nous voir !
    — Bah ! qu’est-ce que cela fait !
230 II, 4
    Puis elle posa un pétale de fleur entre ses lèvres, et le lui tendit à becqueter. Ce mouvement, d’une grâce et presque d’une mansuétude lascive, attendrit Frédéric. 236 II, 4
    Elle mordait dans une grenade, le coude posé sur la table ; les bougies du candélabre devant elle tremblaient au vent ; cette lumière blanche pénétrait sa peau de tons nacrés, mettait du rose à ses paupières, faisait briller les globes de ses yeux ; la rougeur du fruit se confondait avec la pourpre de ses lèvres, ses narines minces battaient ; et toute sa personne avait quelque chose d’insolent, d’ivre et de noyé qui exaspérait Frédéric, et pourtant lui jetait au cœur des désirs fous. 239 II, 4
Frédéric la rejoignit, jura qu’il n’avait pas voulu lui faire de mal et qu’il l’aimait beaucoup.
    — Est-ce vrai ? s’écria-t-elle, en le regardant avec un sourire qui éclairait tout son visage, un peu semé de taches de son.
    Il ne résista pas à cette bravoure de sentiment, à la fraîcheur de sa jeunesse, et il reprit :
    — Pourquoi te mentirais-je ?… tu en doutes… hein ? en lui passant le bras gauche autour de la taille.
    Un cri, suave comme un roucoulement, jaillit de sa gorge ; sa tête se renversa, elle défaillait, il la soutint. Et les scrupules de sa probité furent inutiles ; devant cette vierge qui s’offrait, une peur l’avait saisi. Il l’aida ensuite à faire quelques pas, doucement. Ses caresses de langage avaient cessé, et ne voulant plus dire que des choses insignifiantes, il lui parlait des personnes de la société nogentaise.
277 II, 5
    — Ah ! c’est mignon, extrêmement bien ! Il n’y a que vous pour ces idées.
    Puis, apercevant au chevet de l’alcôve une porte :
    — C’est par là qu’on fait sortir les petites femmes, hein ? Et, amicalement, elle lui prit le menton. Il tressaillit au contact de ses longues mains, tout à la fois maigres et douces. Elle avait autour des poignets une bordure de dentelle et, sur le corsage de sa robe verte, des passementeries, comme un hussard. Son chapeau de tulle noir, à bords descendants, lui cachait un peu le front ; ses yeux brillaient là-dessous ; une odeur de patchouli s’échappait de ses bandeaux ; la carcel posée sur un guéridon, en l’éclairant d’en bas comme une rampe de théâtre, faisait saillir sa mâchoire ; — et tout à coup, devant cette femme laide qui avait dans la taille des ondulations de panthère, Frédéric sentit une convoitise énorme, un désir de volupté bestiale.
280 II, 6
    Se plaignant « d’étouffer de chaleur », la Maréchale défit sa veste ; et, sans autre vêtement autour des reins que sa chemise de soie, elle inclinait la tête sur son épaule, avec un air d’esclave plein de provocations. 284 II, 6
     Est-ce qu’après avoir désiré tout ce qu’il y a de plus beau, de plus tendre, de plus enchanteur, une sorte de paradis sous forme humaine, et quand je l’ai trouvé enfin, cet idéal, quand cette vision me cache toutes les autres…
    Et, lui prenant la tête à deux mains, il se mit à la baiser sur les paupières, en répétant :
    — Non ! non ! non ! jamais je ne me marierai ! jamais ! jamais !
    Elle acceptait ces caresses, figée par la surprise et par le ravissement.
292 II, 6
    L’humeur de sa fille l’avait forcée de la mettre au couvent. Son gamin passait l’après-midi dans une école, Arnoux faisait de longs déjeuners au Palais-Royal, avec Regimbart et l’ami Compain. Aucun fâcheux ne pouvait les surprendre.
    Il était bien entendu qu’ils ne devaient pas s’appartenir. Cette convention, qui les garantissait du péril, facilitait leurs épanchements.
295 II, 6
    Bientôt il y eut dans leurs dialogues de grands intervalles de silence. Quelquefois, une sorte de pudeur sexuelle les faisait rougir l’un devant l’autre. Toutes les précautions pour cacher leur amour le dévoilaient ; plus il devenait fort, plus leurs manières étaient contenues. Par l’exercice d’un tel mensonge, leur sensibilité s’exaspéra. Ils jouissaient délicieusement de la senteur des feuilles humides, ils souffraient du vent d’est, ils avaient des irritations sans cause, des pressentiments funèbres ; un bruit de pas, le craquement d’une boiserie leur causaient des épouvantes comme s’ils avaient été coupables ; ils se sentaient poussés vers un abîme ; une atmosphère orageuse les enveloppait ; et, quand des doléances échappaient à Frédéric, elle s’accusait elle-même.
    — Oui ! je fais mal ! j’ai l’air d’une coquette ! Ne venez donc plus !
    Alors, il répétait les mêmes serments, qu’elle écoutait chaque fois avec plaisir.
297 II, 6
    Le lendemain, par une dernière lâcheté, il envoya encore un commissionnaire chez Mme Arnoux.
    Soit que le Savoyard ne fît pas la commission, ou qu’elle eût trop de choses à dire pour s’expliquer d’un mot, la même réponse fut rapportée. L’insolence était trop forte ! Une colère d’orgueil le saisit. Il se jura de n’avoir plus même un désir ; et, comme un feuillage emporté par un ouragan, son amour disparut. Il en ressentit un soulagement, une joie stoïque, puis un besoin d’actions violentes ; et il s’en alla au hasard, par les rues.
305-306 II, 6
    Frédéric entra dans le boudoir. La Maréchale parut, en jupon, les cheveux sur le dos, bouleversée.
    — Ah ! merci ! tu viens me sauver ! c’est la seconde fois ! tu n’en demandes jamais le prix, toi !
    — Mille pardons ! dit Frédéric, en lui saisissant la taille dans les deux mains.
    — Comment ? que fais-tu ? balbutia la Maréchale, à la fois surprise et égayée par ces manières.
    Il répondit :
    — Je suis la mode, je me réforme.
    Elle se laissa renverser sur le divan, et continuait à rire sous ses baisers.
    Ils passèrent l’après-midi à regarder, de leur fenêtre, le peuple dans la rue. Puis il l’emmena dîner aux Trois-Frères-Provençaux. Le repas fut long, délicat. Ils s’en revinrent à pied, faute de voiture.
306 II, 6
     Dans la garde nationale, au contraire, les officiers, rouges d’enthousiasme, brandissaient leur sabre en vociférant : « Vive la réforme ! » et ce mot-là, chaque fois, faisait rire les deux amants. Frédéric blaguait, était très gai. 307 II, 6
    La plus belle de ces fameuses s’était fait peindre à droite, sous la figure de Diane chasseresse, et même en Diane Infernale, sans doute pour marquer sa puissance jusque par delà le tombeau. Tous ces symboles confirment sa gloire ; et il reste là quelque chose d’elle, une voix indistincte, un rayonnement qui se prolonge.
    Frédéric fut pris par une concupiscence rétrospective et inexprimable. Afin de distraire son désir, il se mit à considérer tendrement Rosanette, en lui demandant si elle n’aurait pas voulu être cette femme.
    — Quelle femme ?
    — Diane de Poitiers !
    Il répéta :
    — Diane de Poitiers, la maîtresse d’Henri II.
    Elle fit un petit : « Ah ! ». Ce fut tout.
343 III, 1
   Mme Arnoux tourna son beau visage, en lui tendant la main ; et ils fermèrent les yeux, absorbés dans une ivresse qui était comme un bercement doux et infini. Puis ils restèrent à se contempler, face à face, l’un près de l’autre.
    — Est-ce que vous pouviez croire que je ne vous aimais plus ?
    Elle répondit d’une voix basse, pleine de caresses :
    — Non ! En dépit de tout, je sentais au fond de mon cœur que cela était impossible et qu’un jour l’obstacle entre nous deux s’évanouirait !
    — Moi aussi ! et j’avais des besoins de vous revoir, à en mourir !
378 III, 3
     — Ma vie est si triste.
    — Et la mienne !… S’il n’y avait que les chagrins, les inquiétudes, les humiliations, tout ce que j’endure comme épouse et comme mère, puisqu’on doit mourir, je ne me plaindrais pas ; ce qu’il y a d’affreux, c’est ma solitude, sans personne…
    — Mais je suis là, moi !
    — Oh ! oui !
    Un sanglot de tendresse l’avait soulevée. Ses bras s’écartèrent ; et ils s’étreignirent debout, dans un long baiser.
378 III, 3
 Il n’éprouvait pas à ses côtés ce ravissement de tout son être qui l’emportait vers Mme Arnoux, ni le désordre gai où l’avait mis d’abord Rosanette. Mais il la convoitait comme une chose anormale et difficile, parce qu’elle était noble, parce qu’elle était riche, parce qu’elle était dévote, se figurant qu’elle avait des délicatesses de sentiment, rares comme ses dentelles, avec des amulettes sur la peau et des pudeurs dans la dépravation. 385 III, 3
   Elle le considérait, les cils entre-clos. Il baissait la voix, en se penchant vers son visage.
    — Oui ! vous me faites peur ! Je vous offense, peut-être ?… Pardon !… Je ne voulais pas dire tout cela ! Ce n’est pas ma faute ! Vous êtes si belle !
    Mme Dambreuse ferma les yeux, et il fut surpris par la facilité de sa victoire. Les grands arbres du jardin qui frissonnaient mollement s’arrêtèrent. Des nuages immobiles rayaient le ciel de longues bandes rouges, et il y eut comme une suspension universelle des choses. Alors, des soirs semblables, avec des silences pareils, revinrent dans son esprit, confusément. Où était-ce ?…
387 III, 3
    Deslauriers partit ; et Frédéric se considéra comme un homme très fort. Il éprouvait, d’ailleurs, un assouvissement, une satisfaction profonde.  Sa joie de posséder une femme riche n’était gâtée par aucun contraste ; le sentiment s’harmonisait avec le milieu. Sa vie, maintenant, avait des douceurs partout.
    La plus exquise, peut-être, était de contempler Mme Dambreuse, entre plusieurs personnes, dans son salon. La convenance de ses manières le faisait rêver à d’autres attitudes ; pendant qu’elle causait d’un ton froid, il se rappelait ses mots d’amour balbutiés ; tous les respects pour sa vertu le délectaient comme un hommage retournant vers lui ; et il avait parfois des envies de s’écrier : « Mais je la connais mieux que vous ! Elle est à moi ! »
393 III, 4
    Elle le ramenait dans sa voiture ; la pluie fouettait les vasistas ; les passants, tels que des ombres, s’agitaient dans la boue ; et, serrés l’un contre l’autre, ils apercevaient tout cela, confusément, avec un dédain tranquille. Sous des prétextes différents, il restait encore une bonne heure dans sa chambre. 393 III, 4
    La chance les enhardit. Leurs rendez-vous se multiplièrent. Un soir même, elle se présenta tout à coup en grande toilette de bal. Ces surprises pouvaient être dangereuses ; il la blâma de son imprudence ; elle lui déplut, du reste. Son corsage ouvert découvrait trop sa poitrine maigre.
   Il reconnut alors ce qu’il s’était caché, la désillusion de ses sens. Il n’en feignait pas moins de grandes ardeurs ; mais pour les ressentir, il lui fallait évoquer l’image de Rosanette ou de Mme Arnoux.
394 III, 4
    Il n’en cherchait pas moins quels avaient été ses amants. Elle les niait tous. Une sorte de jalousie l’envahit. Il s’irrita des cadeaux qu’elle avait reçus, qu’elle recevait ; et, à mesure que le fond même de sa personne l’agaçait davantage, un goût des sens âpre et bestial l’entraînait vers elle, illusions d’une minute qui se résolvaient en haine. 411 III, 4
    Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours, encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait insipides ; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. 437 III, 6
    Elle soupira ; et, après un long silence :
    — N’importe, nous nous serons bien aimés.
    — Sans nous appartenir, pourtant !
    — Cela vaut peut-être mieux, reprit-elle.
    — Non ! non ! Quel bonheur nous aurions eu !
    — Oh ! je le crois, avec un amour comme le vôtre !
    Et il devait être bien fort pour durer après une séparation si longue !
439 III, 6
Elle acceptait avec ravissement ces adorations pour la femme qu’elle n’était plus. Frédéric, se grisant par ses paroles, arrivait à croire ce qu’il disait. Mme Arnoux, le dos tourné à la lumière, se penchait vers lui. Il sentait sur son front la caresse de son haleine, à travers ses vêtements le contact indécis de tout son corps. Leurs mains se serrèrent ; la pointe de sa bottine s’avançait un peu sous sa robe, et il lui dit, presque défaillant :
    — La vue de votre pied me trouble.
   Un mouvement de pudeur la fit se lever. Puis, immobile, et avec l’intonation singulière des somnambules :
    — À mon âge ! lui ! Frédéric !… Aucune n’a jamais été aimée comme moi ! Non, non ! à quoi sert d’être jeune ? Je m’en moque bien ! je les méprise, toutes celles qui viennent ici !
    — Oh ! il n’en vient guère ! reprit-il complaisamment.
440 III, 6
    Son visage s’épanouit, et elle voulut savoir s’il se marierait.
    Il jura que non.
    — Bien sûr ? pourquoi ?
    — À cause de vous, dit Frédéric en la serrant dans ses bras.
    Elle y restait, la taille en arrière, la bouche entr’ouverte, les yeux levés. Tout à coup, elle le repoussa avec un air de désespoir ; et, comme il la suppliait de lui répondre, elle dit en baissant la tête :
    — J’aurais voulu vous rendre heureux.
440 III, 6
    Frédéric soupçonna Mme Arnoux d’être venue pour s’offrir ; et il était repris par une convoitise plus forte que jamais, furieuse, enragée. Cependant, il sentait quelque chose d’inexprimable, une répulsion, et comme l’effroi d’un inceste. Une autre crainte l’arrêta, celle d’en avoir dégoût plus tard. D’ailleurs, quel embarras ce serait ! et tout à la fois par prudence et pour ne pas dégrader son idéal, il tourna sur ses talons et se mit à faire une cigarette.
    Elle le contemplait, tout émerveillée.
    — Comme vous êtes délicat ! Il n’y a que vous ! Il n’y a que vous !
440 III, 6
    Or, un dimanche, pendant qu’on était aux vêpres, Frédéric et Deslauriers, s’étant fait préalablement friser, cueillirent des fleurs dans le jardin de Mme Moreau, puis sortirent par la porte des champs, et, après un grand détour dans les vignes, revinrent par la Pêcherie et se glissèrent chez la Turque, en tenant toujours leurs gros bouquets.
    Frédéric présenta le sien, comme un amoureux à sa fiancée. Mais la chaleur qu’il faisait, l’appréhension de l’inconnu, une espèce de remords, et jusqu’au plaisir de voir, d’un seul coup d’œil, tant de femmes à sa disposition, l’émurent tellement, qu’il devint très pâle et restait sans avancer, sans rien dire. Toutes riaient, joyeuses de son embarras ; croyant qu’on s’en moquait, il s’enfuit ; et, comme Frédéric avait l’argent, Deslauriers fut bien obligé de le suivre.
    On les vit sortir. Cela fit une histoire qui n’était pas oubliée trois ans après.
    Ils se la contèrent prolixement, chacun complétant les souvenirs de l’autre ; et, quand ils eurent fini :
    — C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Frédéric.
    — Oui, peut-être bien ? c’est là ce que nous avons eu de meilleur ! dit Deslauriers.
445 III, 7
     

Danielle Girard