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L'Éducation sentimentale
Rosanette, la lorette

La femme entretenue et légère
  Ses relations avec son entremetteuse, ses "protecteurs", ses amants

     

Rosanette dite "la Maréchale"

Édition

Chapitre

    Un soir, au théâtre du Palais-Royal, il aperçut, dans une loge d’avant-scène, Arnoux près d’une femme. Était-ce elle ? L’écran de taffetas vert, tiré au bord de la loge, masquait son visage. Enfin la toile se leva ; l’écran s’abattit. C’était une longue personne, de trente ans environ, fanée, et dont les grosses lèvres découvraient, en riant, des dents splendides. Elle causait familièrement avec Arnoux et lui donnait des coups d’éventail sur les doigts. Puis une jeune fille blonde, les paupières un peu rouges comme si elle venait de pleurer, s’assit entre eux. Arnoux resta dès lors à demi penché sur son épaule, en lui tenant des discours qu’elle écoutait sans répondre.  60 I, 3
    Un groom leur ouvrit la porte, et ils entrèrent dans l’antichambre, où des paletots, des manteaux et des châles étaient jetés en pile sur des chaises. Une jeune femme, en costume de dragon Louis XV, la traversait en ce moment-là. C’était Mlle Rose-Annette Bron, la maîtresse du lieu.
    — Eh bien ? dit Arnoux.
    — C’est fait ! répondit-elle.
    — Ah ! merci, mon ange !
    Et il voulut l’embrasser.
    — Prends donc garde, imbécile ! tu vas gâter mon maquillage !
145 II, 1
Arnoux présenta Frédéric.
    — Tapez là dedans, monsieur, soyez le bienvenu !
    Elle écarta une portière derrière elle, et se mit à crier emphatiquement :
    — Le sieur Arnoux, marmiton, et un prince de ses amis !
145 II, 1
Quand le quadrille fut achevé, Mme Rosanette l’aborda. Elle haletait un peu, et son hausse-col, poli comme un miroir, se soulevait doucement sous son menton.
    — Et vous, monsieur, dit-elle, vous ne dansez pas ?
    Frédéric s’excusa, il ne savait pas danser.
    — Vraiment ! mais avec moi ? bien sûr ?
    Et, posée sur une seule hanche, l’autre genou un peu rentré, en caressant de la main gauche le pommeau de nacre de son épée, elle le considéra pendant une minute, d’un air moitié suppliant, moitié gouailleur. Enfin elle dit « bonsoir ! », fit une pirouette, et disparut.
148 II, 1
    Entre deux quadrilles, Rosanette se dirigea vers la cheminée, où était installé, dans un fauteuil, un petit vieillard replet, en habit marron, à boutons d’or. Malgré ses joues flétries qui tombaient sur sa haute cravate blanche, ses cheveux encore blonds, et frisés naturellement comme les poils d’un caniche, lui donnaient quelque chose de folâtre.
    Elle l’écouta, penchée vers son visage. Ensuite, elle lui accommoda un verre de sirop ; et rien n’était mignon comme ses mains sous leurs manches de dentelles qui dépassaient les parements de l’habit vert. Quand le bonhomme eut bu, il les baisa.
    — Mais c’est M. Oudry, le voisin d’Arnoux !
150 II, 1
Rosanette tournait, le poing sur la hanche ; sa perruque à marteau, sautillant sur son collet, envoyait de la poudre d’iris autour d’elle ; et, à chaque tour, du bout de ses éperons d’or, elle manquait d’attraper Frédéric. 151 II,, 1
Hussonnet en oublia de prendre un verre de punch.
    C’était Arnoux qui l’avait fabriqué ; et, suivi par le groom du comte portant un plateau vide, il l’offrait aux personnes avec satisfaction.
    Quand il vint à passer devant M. Oudry, Rosanette l’arrêta.
    — Eh bien, et cette affaire ?
    Il rougit quelque peu ; enfin, s’adressant au bonhomme :
    — Notre amie m’a dit que vous auriez l’obligeance…
    — Comment donc, mon voisin ! tout à vous.
    Et le nom de M. Dambreuse fut prononcé ; comme ils s’entretenaient à demi-voix, Frédéric les entendait confusément ; il se porta vers l’autre coin de la cheminée, où Rosanette et Delmar causaient ensemble.                                                    
152 II, 1
Mlle Vatnaz était maintenant avec Arnoux ; et, tout en riant très haut, de temps à autre, elle jetait un coup d’œil sur son amie, que M. Oudry ne perdait pas de vue.
    Puis Arnoux et la Vatnaz disparurent ; le bonhomme vint parler bas à Rosanette.
    — Eh bien, oui, c’est convenu ! Laissez-moi tranquille.
    Et elle pria Frédéric d’aller voir dans la cuisine si M. Arnoux n’y était pas.
153 II, 1
    Et il se mit à baiser les femmes sur l’épaule. Elles tressaillaient, piquées par ses moustaches ; puis il imagina de casser contre sa tête une assiette, en la heurtant d’un petit coup. D’autres l’imitèrent ; les morceaux de faïence volaient comme des ardoises par un grand vent, et la Débardeuse s’écria :
    — Ne vous gênez pas ! ça ne coûte rien ! Le bourgeois qui en fabrique nous en cadote !
    Tous les yeux se portèrent sur Arnoux. Il répliqua :
    — Ah ! sur facture, permettez ! tenant, sans doute, à passer pour n’être pas, ou n’être plus l’amant de Rosanette.
155 II, 1
    La Maréchale, fraîche comme au sortir d’un bain, avait les joues roses, les yeux brillants. Elle jeta au loin sa perruque ; et ses cheveux tombèrent autour d’elle comme une toison, ne laissant voir de tout son vêtement que sa culotte, ce qui produisit un effet à la fois comique et gentil. 157 II, 1
La Sphinx, dont les dents claquaient de fièvre, eut besoin d’un châle.
    Rosanette courut dans sa chambre pour le chercher, et, comme l’autre la suivait, elle lui ferma la porte au nez, vivement.
    Le Turc observa, tout haut, qu’on n’avait pas vu sortir M. Oudry. Aucun ne releva cette malice, tant on était fatigué.
157 II, 1
On était sur le palier quand Mlle Vatnaz dit à Rosanette :
    — Adieu, chère ! C’était très bien, ta soirée.
    Puis se penchant à son oreille :
    — Garde-le !
    — Jusqu’à des temps meilleurs, reprit la Maréchale en tournant le dos, lentement.
157-158 II, 1
Arnoux et Frédéric s’en revinrent ensemble, comme ils étaient venus. Le marchand de faïence avait un air tellement sombre, que son compagnon le crut indisposé.
    — Moi ? pas du tout !
    Il se mordait la moustache, fronçait les sourcils, et Frédéric lui demanda si ce n’était pas ses affaires qui le tourmentaient.
    — Nullement !
    Puis tout à coup :
    — Vous le connaissiez, n’est-ce pas, le père Oudry ?
    Et, avec une expression de rancune :
    — Il est riche, le vieux gredin !
158  
 Et il resta seul dans la salle à manger.
    Les persiennes en étaient closes. Frédéric la parcourait des yeux, en se rappelant le tapage de l’autre nuit, lorsqu’il remarqua au milieu, sur la table, un chapeau d’homme, un vieux feutre bossué, gras, immonde. À qui donc ce chapeau ? Montrant impudemment sa coiffe décousue, il semblait dire : « Je m’en moque après tout ! Je suis le maître ! »
    La Maréchale survint. Elle le prit, ouvrit la serre, l’y jeta, referma la porte (d’autres portes, en même temps, s’ouvraient et se refermaient), et, ayant fait passer Frédéric par la cuisine, elle l’introduisit dans son cabinet de toilette.
161 II, 2
    On voyait, tout de suite, que c’était l’endroit de la maison le plus hanté, et comme son vrai centre moral. Une perse à grands feuillages tapissait les murs, les fauteuils et un vaste divan élastique ; sur une table de marbre blanc s’espaçaient deux larges cuvettes en faïence bleue ; des planches de cristal formant étagère au-dessus étaient encombrées par des fioles, des brosses, des peignes, des bâtons de cosmétique, des boîtes à poudre ; le feu se mirait dans une haute psyché ; un drap pendait en dehors d’une baignoire, et des senteurs de pâte d’amandes et de benjoin s’exhalaient.
    — Vous excuserez le désordre ! Ce soir, je dîne en ville.
162 II, 2
Un homme, habillé d’une sale redingote à collet de fourrure, entra brusquement.
    — Félix, mon brave, dit-elle, vous aurez votre affaire dimanche prochain, sans faute.
   L’homme se mit à la coiffer. Il lui apprenait des nouvelles de ses amies : Mme de Rochegune, Mme de Saint-Florentin, Mme Lombard, toutes étant nobles comme à l’hôtel Dambreuse. Puis il causa théâtres ; on donnait le soir à l’Ambigu une représentation extraordinaire.
    — Irez-vous ?
    — Ma foi, non ! Je reste chez moi.
162 II, 2
Delphine, étant revenue, s’approcha de la Maréchale pour chuchoter un mot à son oreille.
    — Eh non ! je n’en veux pas !
    Delphine se présenta de nouveau.
    — Madame, elle insiste.
    — Ah ! quel embêtement ! Flanque-la dehors !
    Au même instant, une vieille dame habillée de noir poussa la porte. Frédéric n’entendit rien, ne vit rien ; Rosanette s’était précipitée dans la chambre, à sa rencontre.
Quand elle reparut, elle avait les pommettes rouges et elle s’assit dans un des fauteuils, sans parler. Une larme tomba sur sa joue ; puis se tournant vers le jeune homme, doucement :
    — Quel est votre petit nom ?
    — Frédéric.
    — Ah ! Fédérico ! Ça ne vous gêne pas que je vous appelle comme ça ?
    Et elle le regardait d’une façon câline, presque amoureuse.
162-163 II, 2
Mlle Vatnaz reprit :
    — Et le vieux de la Montagne, quoi de neuf ?
    Mais, d’un brusque clin d’œil, la Maréchale lui commanda de se taire ; et elle reconduisit Frédéric jusque dans l’antichambre, pour savoir s’il verrait bientôt Arnoux.
    — Priez-le donc de venir ; pas devant son épouse, bien entendu !
164 II, 2
  Au haut des marches, un parapluie était posé contre le mur, près d’une paire de socques.
    — Les caoutchoucs de la Vatnaz, dit Rosanette. Quel pied, hein ? Elle est forte, ma petite amie !
    Et d’un ton mélodramatique, en faisant rouler la dernière lettre du mot :
    — Ne pas s’y fierrr !
    Frédéric, enhardi par cette espèce de confidence, voulut la baiser sur le col. Elle dit froidement :
    — Oh ! faites ! Ça ne coûte rien !
164 II, 2
Il avoua, tout en descendant l’escalier, que, la Maréchale se trouvant libre, ils allaient faire ensemble une partie fine au Moulin-Rouge ; et, comme il lui fallait toujours quelqu’un pour recevoir ses épanchements, il se fit conduire par Frédéric jusqu’à la porte.
    Au lieu d’entrer, il se promena sur le trottoir, en observant les fenêtres du second étage. Tout à coup les rideaux s’écartèrent.
    — Ah ! bravo ! le père Oudry n’y est plus. Bonsoir !
    C’était donc le père Oudry qui l’entretenait ? Frédéric ne savait que penser maintenant.
173 II, 2
À partir de ce jour-là, Arnoux fut encore plus cordial qu’auparavant ; il l’invitait à dîner chez sa maîtresse, et bientôt Frédéric hanta tout à la fois les deux maisons.
    Celle de Rosanette l’amusait. On venait là le soir, en sortant du club ou du spectacle ; on prenait une tasse de thé, on faisait une partie de loto ; le dimanche, on jouait des charades ; Rosanette, plus turbulente que les autres, se distinguait par des inventions drolatiques, comme de courir à quatre pattes ou de s’affubler d’un bonnet de coton. Pour regarder les passants par la croisée, elle avait un chapeau de cuir bouilli ; elle fumait des chibouques, elle chantait des tyroliennes. L’après-midi, par désœuvrement, elle découpait des fleurs dans un morceau de toile perse, les collait elle-même sur ses carreaux, barbouillait de fard ses deux petits chiens, faisait brûler des pastilles, ou se tirait la bonne aventure.
173 II, 2
    Un jour, cependant, elle dit, en parlant de lui :
    — Ah ! il m’embête, à la fin ! J’en ai assez ! Ma foi, tant pis, j’en trouverai un autre !
    Frédéric croyait « l’autre » déjà trouvé et qu’il s’appelait M. Oudry.
    — Eh bien, dit Rosanette, qu’est-ce que cela fait ?
    Puis, avec des larmes dans la voix :
    — Je lui demande bien peu de chose, pourtant, et il ne veut pas, l’animal ! Il ne veut pas ! Quant à ses promesses, oh ! c’est différent.
175 II, 2
    Le lendemain, Frédéric se présenta chez elle. Bien qu’il fût deux heures, la Maréchale était encore couchée ; et, à son chevet, Delmar, installé devant un guéridon, finissait une tranche de foie gras. Elle cria de loin :
    — Je l’ai, je l’ai !
   Puis, le prenant par les oreilles, elle l’embrassa au front, le remercia beaucoup, le tutoya, voulut même le faire asseoir sur son lit. Ses jolis yeux tendres pétillaient, sa bouche humide souriait, ses deux bras ronds sortaient de sa chemise qui n’avait pas de manches ; et, de temps à autre, il sentait, à travers la batiste, les fermes contours de son corps. Delmar, pendant ce temps-là, roulait ses prunelles.
    — Mais, véritablement, mon amie, ma chère amie !…
177 II, 2
Comment faire ? car souvent elle le renvoyait sans nulle cérémonie, apparaissant une minute entre deux portes pour chuchoter : « Je suis occupée ; à ce soir ! »  178 II, 2
Les flatteries de Pellerin lui revenant sans doute à la mémoire, elle poussa un soupir.
    — Ah ! il y en a qui sont heureuses ! Je suis faite pour un homme riche, décidément.
    Il répliqua d’un ton brutal :
    — Vous en avez un, cependant ! — car M. Oudry passait pour trois fois millionnaire.
    Elle ne demandait pas mieux que de s’en débarrasser.
    — Qui vous en empêche ?
    Et il exhala d’amères plaisanteries sur ce vieux bourgeois à perruque, lui montrant qu’une pareille liaison était indigne, et qu’elle devait la rompre !
    — Oui, répondit la Maréchale, comme se parlant à elle-même. C’est ce que je finirai par faire, sans doute !
181-182 II, 2
Frédéric montait en coupé pour s’y rendre quand arriva un billet de la Maréchale. À la lueur des lanternes, il lut :
    « Cher, j’ai suivi vos conseils. Je viens d’expulser mon Osage. À partir de demain soir, liberté ! Dites que je ne suis pas brave. »
185 II, 2
    Quelqu’un, devant lui, qui montait l’escalier, ferma la porte. Il tira la sonnette ; Delphine vint ouvrir, et affirma que Madame n’y était pas.
    Frédéric insista, pria. Il avait à lui communiquer quelque chose de très grave, un simple mot. Enfin l’argument de la pièce de cent sous réussit, et la bonne le laissa seul dans l’antichambre.
    Rosanette parut. Elle était en chemise, les cheveux dénoués ; et, tout en hochant la tête, elle fit de loin, avec les deux bras, un grand geste exprimant qu’elle ne pouvait le recevoir.
191-192 II, 2
Et elle ! Dire que je l’ai connue confectionneuse de lingerie ! Sans moi, plus de vingt fois, elle serait tombée dans la crotte. Mais je l’y plongerai ! oh oui ! Je veux qu’elle crève à l’hôpital ! On saura tout !
    Et, comme un torrent d’eau de vaisselle qui charrie des ordures, sa colère fit passer tumultueusement sous Frédéric les hontes de sa rivale.
   — Elle a couché avec Jumillac, avec Flacourt, avec le petit Allard, avec Bertinaux, avec Saint-Valéry, le grêlé. Non ! l’autre ! Ils sont deux frères, n’importe ! Et quand elle avait des embarras, j’arrangeais tout. Qu’est-ce que j’y gagnais ? Elle est si avare ! Et puis, vous en conviendrez, c’était une jolie complaisance que de la voir, car enfin, nous ne sommes pas du même monde ! Est-ce que je suis une fille, moi ! Est-ce que je me vends !
192 II, 2
Et Arnoux, hein ? N’est-ce pas abominable ? Il lui a tant de fois pardonné ! On n’imagine pas ses sacrifices ! Elle devrait baiser ses pieds ! Il est si généreux, si bon !
    Frédéric jouissait à entendre dénigrer Delmar. Il avait accepté Arnoux. Cette perfidie de Rosanette lui semblait une chose anormale, injuste ; et, gagné par l’émotion de la vieille fille, il arrivait à sentir pour lui comme de l’attendrissement.
193 II, 2
    Il céda cependant à Cisy, qui l’obsédait pour faire la connaissance de Rosanette.
    Elle le reçut fort gentiment, mais sans lui sauter au cou, comme autrefois. Son compagnon fut heureux d’être admis chez une impure, et surtout de causer avec un acteur ; Delmar se trouvait là.
202 II, 3
On disait : « Notre Delmar. » Il avait une mission, il devenait Christ.
    Tout cela avait fasciné Rosanette ; et elle s’était débarrassée du père Oudry, sans se soucier de rien, n’étant pas cupide.
203 II, 3
    Arnoux, qui la connaissait, en avait profité pendant longtemps pour l’entretenir à peu de frais ; le bonhomme était venu, et ils avaient eu soin, tous les trois, de ne point s’expliquer franchement. Puis, s’imaginant qu’elle congédiait l’autre pour lui seul, Arnoux avait augmenté sa pension. Mais ses demandes se renouvelaient avec une fréquence inexplicable, car elle menait un train moins dispendieux ; elle avait même vendu jusqu’au cachemire, tenant à s’acquitter de ses vieilles dettes, disait-elle ; et il donnait toujours, elle l’ensorcelait, elle abusait de lui, sans pitié. Aussi les factures, les papiers timbrés pleuvaient dans la maison. 203 II, 3
Arnoux, pendant ce temps-là, commodément assis dans une bergère, auprès du feu, humait sa tasse de thé, en tenant la Maréchale sur ses genoux. 213 II, 3
   La Maréchale parut satisfaite de ses prévenances ; puis, dès qu’elle fut assise, lui demanda s’il avait été chez Arnoux, dernièrement. 
   — Pas depuis un mois, dit Frédéric.
    — Moi, je l’ai rencontré avant-hier, il serait même venu aujourd’hui. Mais il a toutes sortes d’embarras, encore un procès, je ne sais quoi. Quel drôle d’homme !
    — Oui ! très drôle !
    Frédéric ajouta d’un air indifférent :
    — À propos, voyez-vous toujours… comment donc l’appelez-vous ?… cet ancien chanteur… Delmar ?
    Elle répliqua, sèchement :
    — Non ! c’est fini !
    Ainsi, leur rupture était certaine.
229-230 II, 4
La Maréchale fut jalouse de ces gloires ; pour qu’on la remarquât, elle se mit à faire de grands gestes et à parler très haut.
    Des gentlemen la reconnurent, lui envoyèrent des saluts. Elle y répondait en disant leurs noms à Frédéric. C’étaient tous comtes, vicomtes, ducs et marquis ; et il se rengorgeait, car tous les yeux exprimaient un certain respect pour sa bonne fortune.
233 II, 4
    Cisy n’avait pas l’air moins heureux dans le cercle d’hommes mûrs qui l’entourait. Ils souriaient du haut de leurs cravates, comme se moquant de lui ; enfin il tapa dans la main du plus vieux et s’avança vers la Maréchale.
    Elle mangeait avec une gloutonnerie affectée une tranche de foie gras ; Frédéric, par obéissance, l’imitait, en tenant une bouteille de vin sur ses genoux.
233-234 II, 4
    Le milord reparut, c’était Mme Arnoux. Elle pâlit extraordinairement.
    — Donne-moi du champagne ! dit Rosanette.
    Et, levant le plus haut possible son verre rempli, elle s’écria :
    — Ohé là-bas ! les femmes honnêtes, l’épouse de mon protecteur, ohé !
    Des rires éclatèrent autour d’elle, le milord disparut.
234 II, 4
Mais Cisy était là, dans la même attitude que tout à l’heure ; et, avec un surcroît d’aplomb, il invita Rosanette à dîner pour le soir même.
    — Impossible ! répondit-elle. Nous allons ensemble au café Anglais.
    Frédéric, comme s’il n’eût rien entendu, demeura muet ; et Cisy quitta la Maréchale d’un air désappointé.
234 II, 4
À la porte du café Anglais, il renvoya la voiture. Rosanette était montée devant lui, pendant qu’il payait le postillon.
    Il la retrouva dans l’escalier, causant avec un monsieur. Frédéric prit son bras. Mais, au milieu du corridor, un deuxième seigneur l’arrêta.
    — Va toujours ! dit-elle, je suis à toi !
236 II, 4
Il commençait même à se réjouir du tête-à-tête, lorsqu’un garçon entra.
    — Madame, quelqu’un vous demande.
    — Comment ! encore ?
    — Il faut pourtant que je voie ! dit Rosanette.
    Il en avait soif, besoin. Cette disparition lui semblait une forfaiture, presque une grossièreté.
238 II, 4
La Maréchale rentra, et, lui présentant Cisy :
    — J’ai invité monsieur. J’ai bien fait, n’est-ce pas ?
   — Comment donc ! certainement !
    Frédéric, avec un sourire de supplicié, fit signe au gentilhomme de s’asseoir.
238 II, 4
La Maréchale décrocha de la patère sa capote. Frédéric se précipita sur la sonnette en criant de loin au garçon :
    — Une voiture
    — J’ai la mienne, dit le Vicomte.
    — Mais, monsieur !
    — Cependant, monsieur !
    Et ils se regardaient dans les prunelles, pâles tous les deux et les mains tremblantes.
    Enfin, la Maréchale prit le bras de Cisy, et, en montrant le bohème attablé :
    — Soignez-le donc ! il s’étouffe. Je ne voudrais pas que son dévouement pour mes roquets le fît mourir !
240 II, 4
Ce qu’il ne disait point, c’est qu’il avait réclamé d’elle mille écus. Or la Maréchale s’était peu souciée de savoir qui payerait, et, préférant tirer d’Arnoux des choses plus urgentes, ne lui en avait même pas parlé.
— Eh bien, et Arnoux ? dit Frédéric.
    Elle l’avait relancé vers lui. L’ancien marchand de tableaux n’avait que faire du portrait.
    — Il soutient que ça appartient à Rosanette.
    — En effet, c’est à elle.
    — Comment ! c’est elle qui m’envoie vers vous ! répliqua Pellerin.
242 II, 4
Il mangeait dans les cabarets à la mode, fréquentait les théâtres et tâchait de se distraire, quand Hussonnet lui adressa une lettre, où il narrait gaiement que la Maréchale, dès le lendemain des courses, avait congédié Cisy. 244 II, 4
Cisy l’avait prié de le faire admettre à son club. Mais le baron, ayant sans doute pitié de son amour-propre :
    — Ah ! j’oubliais ! Mille félicitations pour votre pari, mon cher !
    — Quel pari ?
    — Celui que vous avez fait, aux courses, d’aller le soir même chez cette dame.
    Frédéric éprouva comme la sensation d’un coup de fouet. Il fut calmé tout de suite, par la figure décontenancée de Cisy.
    En effet, la Maréchale, dès le lendemain, en était aux regrets, quand Arnoux, son premier amant, son homme, s’était présenté ce jour-là même. Tous deux avaient fait comprendre au vicomte qu’il « gênait », et on l’avait flanqué dehors, avec peu de cérémonie.
241 II, 4
    Il eut l’air de ne pas entendre. Le baron ajouta :
    — Que devient-elle, cette brave Rose ?… a-t-elle toujours d’aussi jolies jambes ? prouvant par ce mot qu’il la connaissait intimement.
    Frédéric fut contrarié de la découverte.
    — Il n’y a pas de quoi rougir, reprit le Baron ; c’est une bonne affaire !
    Cisy claqua de la langue.
    — Peuh ! pas si bonne !
    — Ah !
    — Mon Dieu, oui ! D’abord, moi, je ne lui trouve rien d’extraordinaire, et puis on en récolte de pareilles tant qu’on veut, car enfin… elle est à vendre !
    — Pas pour tout le monde ! reprit aigrement Frédéric.
    — Il se croit différent des autres ! répliqua Cisy, quelle farce !
247-248 II, 4
Mais le baron avait gardé bon souvenir de Rosanette.
    — Est-ce qu’elle est toujours avec un certain Arnoux ?
    — Je n’en sais rien, dit Cisy. Je ne connais pas ce monsieur !
248 II, 4
Alors, Frédéric s’informa de la Maréchale.
    Elle était, maintenant, avec un homme très riche, un Russe, le prince Tzernoukoff, qui l’avait vue aux courses du Champ de Mars, l’été dernier.
   — On a trois voitures, cheval de selle, livrée, groom dans le chic anglais, maison de campagne, loge aux Italiens, un tas de choses encore. Voilà, mon cher.
280 II, 6
Il se rassit et la complimenta sur son costume.
    Elle répondit, avec un air d’accablement :
    — C’est le Prince qui m’aime comme ça ! Et il faut fumer des machines pareilles, ajouta Rosanette, en montrant le narghilé. Si nous en goûtions ? voulez-vous ?
    On apporta du feu ; le tombac s’allumant difficilement, elle se mit à trépigner d’impatience. Puis une langueur la saisit ; et elle restait immobile sur le divan, un coussin sous l’aisselle, le corps un peu tordu, un genou plié, l’autre jambe toute droite. Le long serpent de maroquin rouge, qui formait des anneaux par terre, s’enroulait à son bras. Elle en appuyait le bec d’ambre sur ses lèvres et regardait Frédéric, en clignant les yeux, à travers la fumée dont les volutes l’enveloppaient. L’aspiration de sa poitrine faisait gargouiller l’eau, et elle murmurait de temps à autre :
    — Ce pauvre mignon ! ce pauvre chéri !
282-283 II, 6
    Il tâchait de trouver un sujet de conversation agréable ; l’idée de la Vatnaz lui revint.
    Il dit qu’elle lui avait semblé fort élégante.
    — Parbleu ! reprit la Maréchale. Elle est bien heureuse de m’avoir, celle-là ! sans ajouter un mot de plus, tant il y avait de restriction dans leurs propos.
283 II, 6
   Se plaignant « d’étouffer de chaleur », la Maréchale défit sa veste ; et, sans autre vêtement autour des reins que sa chemise de soie, elle inclinait la tête sur son épaule, avec un air d’esclave plein de provocations.
   Un homme d’un égoïsme moins réfléchi n’eût pas songé que le vicomte, M. de Comaing ou un autre pouvait survenir. Mais Frédéric avait été trop de fois la dupe de ces mêmes regards pour se compromettre dans une humiliation nouvelle.
284 II, 6
     À la hauteur de Frascati, il aperçut les fenêtres de la Maréchale ; une idée folle lui vint, une réaction de jeunesse. Il traversa le boulevard.
    On fermait la porte cochère ; et Delphine, la femme de chambre, en train d’écrire dessus avec un charbon « Armes données », lui dit vivement :
   — Ah ! Madame est dans un bel état ! Elle a renvoyé ce matin son groom qui l’insultait. Elle croit qu’on va piller partout ! Elle crève de peur ! d’autant plus que Monsieur est parti !
    — Quel monsieur ?
    — Le Prince !
306 II, 6
    Alors, elle lui fit des assurances de tendresse ; le Prince venait de partir, ils seraient libres. Mais elle se trouvait pour le moment… gênée. « Tu l’as vu toi-même l’autre jour, quand j’utilisais mes vieilles doublures. » Plus d’équipages à présent ! Et ce n’était pas tout ; les tapissiers menaçaient de reprendre les meubles de la chambre et du grand salon. Elle ne savait que faire. 334-335 III, 1
 Arnoux, au contraire, défendait le Pouvoir et rêvait la fusion des partis. Cependant, ses affaires prenaient une tournure mauvaise. Il s’en inquiétait médiocrement.
   Les relations de Frédéric et de la Maréchale ne l’avaient point attristé ; car cette découverte l’autorisa (dans sa conscience) à supprimer la pension qu’il lui refaisait depuis le départ du Prince. Il allégua l’embarras des circonstances, gémit beaucoup, et Rosanette fut généreuse. Alors M. Arnoux se considéra comme l’amant de cœur, ce qui le rehaussait dans son estime, et le rajeunit. Ne doutant pas que Frédéric ne payât la Maréchale, il s’imaginait « faire une bonne farce », arriva même à s’en cacher, et lui laissait le champ libre quand ils se rencontraient.
336 III, 1
    Frédéric, après avoir quitté M. Dambreuse, retourna chez la Maréchale ; et, d’un air très sombre, dit qu’elle devait opter entre lui et Arnoux. Elle répondit avec douceur qu’elle ne comprenait goutte à des « ragots pareils », n’aimait pas Arnoux, n’y tenait aucunement. 342 III, 1
 Frédéric songeait surtout à ce qu’elle n’avait pas dit. Par quels degrés avait-elle pu sortir de la misère ? À quel amant devait-elle son éducation ? Que s’était-il passé dans sa vie jusqu’au jour où il était venu chez elle pour la première fois ? Son dernier aveu interdisait les questions. Il lui demanda, seulement, comment elle avait fait la connaissance d’Arnoux.
    — Par la Vatnaz.
    — N’était-ce pas toi que j’ai vue, une fois, au Palais-Royal, avec eux deux ?
    Il cita la date précise. Rosanette fit un effort.
    — Oui, c’est vrai !… Je n’étais pas gaie dans ce temps-là !
    Mais Arnoux s’était montré excellent. Frédéric n’en doutait pas ; cependant, leur ami était un drôle d’homme, plein de défauts ; il eut soin de les rappeler. Elle en convenait.
    — N’importe !… On l’aime tout de même, ce chameau-là !
    — Encore, maintenant ? dit Frédéric.
    Elle se mit à rougir, moitié riante, moitié fâchée.
    — Eh ! non ! C’est de l’histoire ancienne. Je ne te cache rien. Quand même cela serait, lui, c’est différent ! 
351 III, 1
 Elle aimait donc bien Arnoux, pour s’en occuper si fortement ! Il se contenta de lui répondre :
    — Qu’est-ce que cela te fait ?
    Rosanette eut l’air surprise de cette demande.
    — Mais la canaille me doit de l’argent ! N’est-ce pas abominable de le voir entretenir des gueuses ?
    Puis, avec une expression de haine triomphante :
    — Au reste, elle se moque de lui joliment ! Elle a trois autres particuliers. Tant mieux ! et qu’elle le mange jusqu’au dernier liard, j’en serai contente !
375 III, 3
 Cependant, la Maréchale avait besoin d’argent. Elle serait morte plutôt que d’en demander à Frédéric. Elle n’en voulait pas de lui. Cela aurait gâté leur amour. Il subvenait bien aux frais du ménage ; mais une petite voiture louée au mois, et d’autres sacrifices indispensables depuis qu’il fréquentait les Dambreuse, l’empêchaient d’en faire plus pour sa maîtresse. Deux ou trois fois, en rentrant à des heures inaccoutumées, il crut voir des dos masculins disparaître entre les portes ; et elle sortait souvent sans vouloir dire où elle allait. 383 III, 3
 Dans un transport de sa tendresse, elle se jura intérieurement de ne plus appartenir à d’autres, quoi qu’il advînt, quand elle devrait crever de misère ! 390-391 III, 3
Les salons des filles (c’est de ce temps-là que date leur importance) étaient un terrain neutre, où les réactionnaires de bords différents se rencontraient. Hussonnet, qui se livrait au dénigrement des gloires contemporaines (bonne chose pour la restauration de l’Ordre), inspira l’envie à Rosanette d’avoir, comme une autre, ses soirées ; il en ferait des comptes rendus ; et il amena d’abord un homme sérieux, Fumichon ; puis parurent Nonancourt, M. de Grémonville, le sieur de Larsillois, ex-préfet, et Cisy, qui était maintenant agronome, bas breton et plus que jamais chrétien.
    
Il venait, en outre, d’anciens amants de la Maréchale, tels que le baron de Comaing, le comte de Jumillac et quelques autres ; la liberté de leurs allures blessait Frédéric.
410 III, 4
 Il n’en cherchait pas moins quels avaient été ses amants. Elle les niait tous. 411 III, 4
    Et Frédéric lui rappela ses amants par leurs noms, avec des détails circonstanciés. Rosanette, toute pâlissante, se reculait.
    — Cela t’étonne ! Tu me croyais aveugle parce que je fermais les yeux. J’en ai assez, aujourd’hui ! On ne meurt pas pour les trahisons d’une femme de ton espèce. Quand elles deviennent trop monstrueuses, on s’en écarte ; ce serait se dégrader que de les punir !
429 III, 5
À propos, l’autre jour, dans une boutique, j’ai rencontré cette bonne Maréchale, tenant par la main un petit garçon qu’elle a adopté. Elle est veuve d’un certain M. Oudry, et très grosse maintenant, énorme. Quelle décadence ! Elle qui avait autrefois la taille si mince.
    Deslauriers ne cacha pas qu’il avait profité de son désespoir pour s’en assurer par lui-même.
    — Comme tu me l’avais permis, du reste.
443 III, 7
     

Karelle Gautron et Danielle Girard