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L'Éducation sentimentale
Le parcours de Rosanette

Les étapes de sa vie de lorette – Les moments importants de sa vie sentimentale
Son parcours social
 

     
Extraits de l’œuvre Édition Chapitre
    Un soir, au théâtre du Palais-Royal, il aperçut, dans une loge d’avant-scène, Arnoux près d’une femme. Était-ce elle ? L’écran de taffetas vert, tiré au bord de la loge, masquait son visage. Enfin la toile se leva ; l’écran s’abattit. C’était une longue personne, de trente ans environ, fanée, et dont les grosses lèvres découvraient, en riant, des dents splendides. Elle causait familièrement avec Arnoux et lui donnait des coups d’éventail sur les doigts. Puis une jeune fille blonde, les paupières un peu rouges comme si elle venait de pleurer, s’assit entre eux. Arnoux resta dès lors à demi penché sur son épaule, en lui tenant des discours qu’elle écoutait sans répondre.  60 I, 3
    — Où diable me menez-vous ? dit Frédéric.
    — Chez une bonne fille ! n’ayez pas peur !
    Un groom leur ouvrit la porte, et ils entrèrent dans l’antichambre, où des paletots, des manteaux et des châles étaient jetés en pile sur des chaises. Une jeune femme, en costume de dragon Louis XV, la traversait en ce moment-là. C’était Mlle Rose-Annette Bron, la maîtresse du lieu.  Une jeune femme, en costume de dragon Louis XV, la traversait en ce moment-là. C’était Mlle Rose-Annette Bron, la maîtresse du lieu.
145 II, 1
  Le cabotin avait une mine vulgaire, faite comme les décors de théâtre pour être contemplée à distance, des mains épaisses, de grands pieds, une mâchoire lourde ; et il dénigrait les acteurs les plus illustres, traitait de haut les poètes, disait : « mon organe, mon physique, mes moyens », en émaillant son discours de mots peu intelligibles pour lui-même, et qu’il affectionnait, tels que « morbidezza, analogue et homogénéité ».
   Rosanette l’écoutait avec de petits mouvements de tête approbatifs. On voyait l’admiration s’épanouir sous le fard de ses joues, et quelque chose d’humide passait comme un voile sur ses yeux clairs, d’une indéfinissable couleur. Comment un pareil homme pouvait-il la charmer ? Frédéric s’excitait intérieurement à le mépriser encore plus, pour bannir, peut-être, l’espèce d’envie qu’il lui portait.
152-153 II, 1
La Sphinx, dont les dents claquaient de fièvre, eut besoin d’un châle.
    Rosanette courut dans sa chambre pour le chercher, et, comme l’autre la suivait, elle lui ferma la porte au nez, vivement.
    Le Turc observa, tout haut, qu’on n’avait pas vu sortir M. Oudry. Aucun ne releva cette malice, tant on était fatigué.
157 II, 1
Une idée machiavélique surgit dans sa cervelle.
    Connaissant par Dussardier les récriminations de Pellerin sur son compte, il imagina de lui commander le portrait de la Maréchale, un portrait grandeur nature, qui exigerait beaucoup de séances ; il n’en manquerait pas une seule ; l’inexactitude habituelle de l’artiste faciliterait les tête-à-tête. Il engagea donc Rosanette à se faire peindre, pour offrir son visage à son cher Arnoux. Elle accepta, car elle se voyait au milieu du Grand Salon, à la place d’honneur, avec une foule devant elle, et les journaux en parleraient, ce qui « la lancerait » tout à coup.
179 II, 2
Frédéric montait en coupé pour s’y rendre quand arriva un billet de la Maréchale. À la lueur des lanternes, il lut :
    « Cher, j’ai suivi vos conseils. Je viens d’expulser mon Osage. À partir de demain soir, liberté ! Dites que je ne suis pas brave. »
    Rien de plus ! Mais c’était le convier à la place vacante.
185 II, 2
    Et elle ! Dire que je l’ai connue confectionneuse de lingerie ! Sans moi, plus de vingt fois, elle serait tombée dans la crotte. Mais je l’y plongerai ! oh oui ! Je veux qu’elle crève à l’hôpital ! On saura tout !
    Et, comme un torrent d’eau de vaisselle qui charrie des ordures, sa colère fit passer tumultueusement sous Frédéric les hontes de sa rivale.
   — Elle a couché avec Jumillac, avec Flacourt, avec le petit Allard, avec Bertinaux, avec Saint-Valéry, le grêlé. Non ! l’autre ! Ils sont deux frères, n’importe ! Et quand elle avait des embarras, j’arrangeais tout. Qu’est-ce que j’y gagnais ? Elle est si avare ! Et puis, vous en conviendrez, c’était une jolie complaisance que de la voir, car enfin, nous ne sommes pas du même monde ! Est-ce que je suis une fille, moi ! Est-ce que je me vends ! Sans compter qu’elle est bête comme un chou ! Elle écrit catégorie par un th. Au reste, ils vont bien ensemble ; ça fait la paire, quoiqu’il s’intitule artiste et se croie du génie ! Mais, mon Dieu ! s’il avait seulement de l’intelligence, il n’aurait pas commis une infamie pareille ! On ne quitte pas une femme supérieure pour une coquine ! Je m’en moque, après tout. Il devient laid ! Je l’exècre ! Si je le rencontrais, tenez, je lui cracherais à la figure.
    Elle cracha.
    — Oui, voilà le cas que j’en fais maintenant ! Et Arnoux, hein ? N’est-ce pas abominable ? Il lui a tant de fois pardonné ! On n’imagine pas ses sacrifices ! Elle devrait baiser ses pieds ! Il est si généreux, si bon !
192-193 II, 2
    Frédéric ajouta d’un air indifférent :
    — À propos, voyez-vous toujours… comment donc l’appelez-vous ?… cet ancien chanteur… Delmar ?
    Elle répliqua, sèchement :
    — Non ! c’est fini !
    Ainsi, leur rupture était certaine. Frédéric en conçut de l’espoir.
229-230 II, 4
Après la place de la Concorde, ils prirent par le quai de la Conférence et le quai de Billy, où l’on remarque un cèdre dans un jardin. Rosanette croyait le Liban situé en Chine ; elle rit elle-même de son ignorance et pria Frédéric de lui donner des leçons de géographie. Puis, laissant à droite le Trocadéro, ils traversèrent le pont d’Iéna, et s’arrêtèrent enfin, au milieu du Champ de Mars, près des autres voitures, déjà rangées dans l’Hippodrome. 230 II, 4
Alors, Frédéric s’informa de la Maréchale.
    Elle était, maintenant, avec un homme très riche, un Russe, le prince Tzernoukoff, qui l’avait vue aux courses du Champ de Mars, l’été dernier.
   — On a trois voitures, cheval de selle, livrée, groom dans le chic anglais, maison de campagne, loge aux Italiens, un tas de choses encore. Voilà, mon cher.
279-280 II, 6
    À la hauteur de Frascati, il aperçut les fenêtres de la Maréchale ; une idée folle lui vint, une réaction de jeunesse. Il traversa le boulevard.
    On fermait la porte cochère ; et Delphine, la femme de chambre, en train d’écrire dessus avec un charbon « Armes données », lui dit vivement :
    — Ah ! Madame est dans un bel état ! Elle a renvoyé ce matin son groom qui l’insultait. Elle croit qu’on va piller partout ! Elle crève de peur ! d’autant plus que Monsieur est parti !
    — Quel monsieur ?
    — Le Prince !
306 II, 6
    Frédéric entra dans le boudoir. La Maréchale parut, en jupon, les cheveux sur le dos, bouleversée.
    — Ah ! merci ! tu viens me sauver ! c’est la seconde fois ! tu n’en demandes jamais le prix, toi !
    — Mille pardons ! dit Frédéric, en lui saisissant la taille dans les deux mains.
    — Comment ? que fais-tu ? balbutia la Maréchale, à la fois surprise et égayée par ces manières.
    Il répondit :
    — Je suis la mode, je me réforme.
    Elle se laissa renverser sur le divan, et continuait à rire sous ses baisers.
    Ils passèrent l’après-midi à regarder, de leur fenêtre, le peuple dans la rue. Puis il l’emmena dîner aux Trois-Frères-Provençaux. Le repas fut long, délicat. Ils s’en revinrent à pied, faute de voiture.
306 II, 6
   Puis il éprouva le besoin de voir Rosanette. Après tant de laideurs et d’emphase, sa gentille personne serait un délassement. Elle savait qu’il avait dû, le soir, se présenter dans un club. Cependant, lorsqu’il entra, elle ne lui fit pas même une question.
 Elle se tenait près du feu, décousant la doublure d’une robe. Un pareil ouvrage le surprit.
    — Tiens ? qu’est-ce que tu fais ?
    — Tu le vois, dit-elle sèchement. Je raccommode mes hardes ! C’est ta République.
    — Pourquoi ma République ?
    — C’est la mienne, peut-être ?
    Et elle se mit à lui reprocher tout ce qui se passait en France depuis deux mois, l’accusant d’avoir fait la révolution, d’être cause qu’on était ruiné, que les gens riches abandonnaient Paris, et qu’elle mourrait plus tard à l’hôpital.
    — Tu en parles à ton aise, toi, avec tes rentes ! Du reste, au train dont ça va, tu ne les auras pas longtemps, tes rentes.
    — Cela se peut, dit Frédéric, les plus dévoués sont toujours méconnus ; et, si l’on n’avait pour soi sa conscience, les brutes avec qui l’on se compromet vous dégoûteraient de l’abnégation !
    Rosanette le regarda, les cils rapprochés.
    — Hein ? Quoi ? Quelle abnégation ? Monsieur n’a pas réussi, à ce qu’il paraît ? Tant mieux ! ça t’apprendra à faire des dons patriotiques. Oh ! ne mens pas ! Je sais que tu leur as donné trois cents francs, car elle se fait entretenir, ta République ! Eh bien, amuse-toi avec elle, mon bonhomme !
    Sous cette avalanche de sottises, Frédéric passait de son autre désappointement à une déception plus lourde.
Il s’était retiré au fond de la chambre. Elle vint à lui.
    — Voyons ! raisonne un peu ! Dans un pays comme dans une maison, il faut un maître ; autrement, chacun fait danser l’anse du panier. D’abord, tout le monde sait que Ledru-Rollin est couvert de dettes ! Quant à Lamartine, comment veux-tu qu’un poète s’entende à la politique ? Ah ! tu as beau hocher la tête et te croire plus d’esprit que les autres, c’est pourtant vrai ! Mais tu ergotes toujours ; on ne peut pas placer un mot avec toi ! Voilà, par exemple, Fournier-Fontaine, des magasins de Saint-Roch : sais-tu de combien il manque ? De huit cent mille francs ! Et Gomer, l’emballeur d’en face, un autre républicain celui-là, il cassait les pincettes sur la tête de sa femme, et il a bu tant d’absinthe, qu’on va le mettre dans une maison de santé. C’est comme ça qu’ils sont tous, les républicains ! Une République à vingt-cinq pour cent ! Ah oui ! vante-toi !
    Frédéric s’en alla. L’ineptie de cette fille, se dévoilant tout à coup dans un langage populacier, le dégoûtait. Il se sentit même un peu redevenu patriote.
331-332 III, 1
Et, comme elle gesticulait beaucoup, sa chaîne de montre se prit dans son paquet de breloques, à un petit mouton d’or suspendu.
    Tout à coup, Rosanette pâlit extraordinairement.
    Mlle Vatnaz continuait à dégager son bibelot.
    — Ne te donne pas tant de mal, dit Rosanette, maintenant, je connais tes opinions politiques.
— Quoi ? reprit la Vatnaz, devenue rouge comme une vierge.
    — Oh ! oh ! tu me comprends !
   Frédéric ne comprenait pas. Entre elles, évidemment, il était survenu quelque chose de plus capital et de plus intime que le socialisme.
333-334 III, 1
    Mlle Vatnaz ne répondit rien. Des gouttes de sueur parurent à ses tempes. Ses yeux se fixaient sur le tapis.
    Elle haletait. Enfin, elle gagna la porte, et, la faisant claquer vigoureusement :
    — Bonsoir ! Vous aurez de mes nouvelles !
    — À l’avantage ! dit Rosanette.
334 III, 1
Les craintes de Rosanette n’étaient pas vaines ; il fallut rendre les meubles et quitter le bel appartement de la rue Drouot. Elle en prit un autre, sur le boulevard Poissonnière, au quatrième. Les curiosités de son ancien boudoir furent suffisantes pour donner aux trois pièces un air coquet. On eut des stores chinois, une tente sur la terrasse, dans le salon un tapis de hasard encore tout neuf, avec des poufs de soie rose. Frédéric avait contribué largement à ces acquisitions ; il éprouvait la joie d’un nouveau marié qui possède enfin une maison à lui, une femme à lui ; et, se plaisant là beaucoup, il venait y coucher presque tous les soirs. 335 III, 1
    Frédéric, après avoir quitté M. Dambreuse, retourna chez la Maréchale ; et, d’un air très sombre, dit qu’elle devait opter entre lui et Arnoux. Elle répondit avec douceur qu’elle ne comprenait goutte à des « ragots pareils », n’aimait pas Arnoux, n’y tenait aucunement. Frédéric avait soif d’abandonner Paris. Elle ne repoussa pas cette fantaisie, et ils partirent pour Fontainebleau dès le lendemain. 342 III, 1
    Debout, l’un près de l’autre, sur quelque éminence du terrain, ils sentaient, tout en humant le vent, leur entrer dans l’âme comme l’orgueil d’une vie plus libre, avec une surabondance de forces, une joie sans cause. 346-349 III, 1
    Et ils causaient de n’importe quoi, de choses qu’ils savaient parfaitement, de personnes qui ne les intéressaient pas, de mille niaiseries. Elle l’entretenait de sa femme de chambre et de son coiffeur. Un jour, elle s’oublia à dire son âge : vingt-neuf ans ; elle devenait vieille.
    En plusieurs fois, sans le vouloir, elle lui apprit des détails sur elle-même. Elle avait été « demoiselle dans un magasin », avait fait un voyage en Angleterre, commencé des études pour être actrice ; tout cela sans transitions, et il ne pouvait reconstruire un ensemble. 
349 III, 1
Elle en conta plus long, un jour qu’ils étaient assis sous un platane, au revers d’un pré. En bas, sur le bord de la route, une petite fille, nu-pieds dans la poussière, faisait paître une vache. Dès qu’elle les aperçut, elle vint leur demander l’aumône ; et, tenant d’une main son jupon en lambeaux, elle grattait de l’autre ses cheveux noirs qui entouraient comme une perruque à la Louis XIV, toute sa tête brune, illuminée par des yeux splendides.
    — Elle sera bien jolie plus tard, dit Frédéric.
    — Quelle chance pour elle si elle n’a pas de mère ! reprit Rosanette.
    — Hein ? comment ?
    — Mais oui ; moi, sans la mienne…
    Elle soupira, et se mit à parler de son enfance. Ses parents étaient des canuts de la Croix-Rousse. Elle servait son père comme apprentie. Le pauvre bonhomme avait beau s’exténuer, sa femme l’invectivait et vendait tout pour aller boire. Rosanette voyait leur chambre, avec les métiers rangés en longueur contre les fenêtres, le pot-bouille sur le poêle, le lit peint en acajou, une armoire en face, et la soupente obscure où elle avait couché jusqu’à quinze ans.
   
 Enfin un monsieur était venu, un homme gras, la figure couleur de buis, des façons de dévot, habillé de noir. Sa mère et lui eurent ensemble une conversation, si bien que, trois jours après… Rosanette s’arrêta, et, avec un regard plein d’impudeur et d’amertume :
    — C’était fait !
    Puis, répondant au geste de Frédéric :
    — Comme il était marié, il aurait craint de se compromettre dans sa maison, on m’emmena dans un cabinet de restaurateur, et on m’avait dit que je serais heureuse, que je recevrais un beau cadeau.
    Dès la porte, la première chose qui m’a frappée, c’était un candélabre de vermeil, sur une table où il y avait deux couverts. Une glace au plafond les reflétait, et les tentures des murailles, en soie bleue, faisaient ressembler tout l’appartement à une alcôve. Une surprise m’a saisie. Tu comprends, un pauvre être qui n’a jamais rien vu ! Malgré mon éblouissement j’avais peur. Je désirais m’en aller. Je suis restée pourtant.
    Le seul siège qu’il y eût était un divan contre la table. Il a cédé sous moi avec mollesse, la bouche du calorifère dans le tapis m’envoyait une haleine chaude, et je restai là sans rien prendre. Le garçon qui se tenait debout m’a engagée à manger. Il m’a versé tout de suite un grand verre de vin ; la tête me tournait, j’ai voulu ouvrir la fenêtre, il m’a dit : — Non, mademoiselle, c’est défendu. Et il m’a quittée. La table était couverte d’un tas de choses que je ne connaissais pas. Rien ne m’a semblé bon. Alors je me suis rabattue sur un pot de confitures, et j’attendais toujours. Je ne sais quoi l’empêchait de venir. Il était très tard, minuit au moins, je n’en pouvais plus de fatigue ; en repoussant un des oreillers pour mieux m’étendre, je rencontre sous ma main une sorte d’album, un cahier ; c’étaient des images obscènes… Je dormais dessus, quand il est entré.
    Elle baissa la tête, et demeura pensive.
350-351 III, 1
 Rosanette considérait un point par terre, à trois pas d’elle, fixement, les narines battantes, absorbée. Frédéric lui prit la main.
    — Comme tu as souffert, pauvre chérie !
    — Oui, dit-elle, plus que tu ne crois !… Jusqu’à vouloir en finir ; on m’a repêchée.
    — Comment ?
    — Ah ! n’y pensons plus !… Je t’aime, je suis heureuse ! embrasse-moi.
    Et elle ôta, une à une, les brindilles de chardons accrochées dans le bas de sa robe.
351 III, 1
Frédéric songeait surtout à ce qu’elle n’avait pas dit. Par quels degrés avait-elle pu sortir de la misère ? À quel amant devait-elle son éducation ? Que s’était-il passé dans sa vie jusqu’au jour où il était venu chez elle pour la première fois ? Son dernier aveu interdisait les questions. Il lui demanda, seulement, comment elle avait fait la connaissance d’Arnoux.
    — Par la Vatnaz.
    — N’était-ce pas toi que j’ai vue, une fois, au Palais-Royal, avec eux deux ?
    Il cita la date précise. Rosanette fit un effort.
    — Oui, c’est vrai !… Je n’étais pas gaie dans ce temps-là !
    Mais Arnoux s’était montré excellent. Frédéric n’en doutait pas ; cependant, leur ami était un drôle d’homme, plein de défauts ; il eut soin de les rappeler. Elle en convenait.
    — N’importe !… On l’aime tout de même, ce chameau-là !
    — Encore, maintenant ? dit Frédéric.
    Elle se mit à rougir, moitié riante, moitié fâchée.
    — Eh ! non ! C’est de l’histoire ancienne. Je ne te cache rien. Quand même cela serait, lui, c’est différent ! 
351 III, 1
    Il n’eut rien à répondre ; et, d’un accent plus haineux :
    — Mais, l’autre fois, au Champ-de-Mars…
    — Ah ! tu nous ennuies avec tes anciennes !
    — Misérable !
    Il leva le poing.
    — Ne me tue pas ! Je suis enceinte !
    Frédéric se recula.
    — Tu mens !
    — Mais regarde-moi !
    Elle prit un flambeau, et, montrant son visage :
    — T’y connais-tu ?
    De petites taches jaunes maculaient sa peau, qui était singulièrement bouffie. Frédéric ne nia pas l’évidence.
379-380 III, 3
Un commissionnaire l’attendait chez lui avec un mot au crayon, le prévenant que Rosanette allait accoucher. Il avait eu tant d’occupation depuis quelques jours, qu’il n’y pensait plus. Elle s’était mise dans un établissement spécial, à Chaillot.
    Frédéric prit un fiacre et partit.
390-391 III, 3
Les salons des filles (c’est de ce temps-là que date leur importance) étaient un terrain neutre, où les réactionnaires de bords différents se rencontraient. Hussonnet, qui se livrait au dénigrement des gloires contemporaines (bonne chose pour la restauration de l’Ordre), inspira l’envie à Rosanette d’avoir, comme une autre, ses soirées ; il en ferait des comptes rendus ; 410 III, 4
Afin de se poser comme le maître, il augmenta le train de la maison. Alors, on prit un groom, on changea de logement, et on eut un mobilier nouveau. Ces dépenses étaient utiles pour faire paraître son mariage moins disproportionné à sa fortune. Aussi diminuait-elle effroyablement ; et Rosanette ne comprenait rien à tout cela ! Bourgeoise déclassée, elle adorait la vie de ménage, un petit intérieur paisible.
    
Cependant, elle était contente d’avoir « un jour » ; disait : « Ces femmes-là ! » en parlant de ses pareilles ; voulait être « une dame du monde », s’en croyait une. Elle le pria de ne plus fumer dans le salon, essaya de lui faire faire maigre, par bon genre.
    Elle mentait à son rôle enfin, car elle devenait sérieuse, et même, avant de se coucher, montrait toujours un peu de mélancolie, comme il y a des cyprès à la porte d’un cabaret.
Il en découvrit la cause : elle rêvait mariage, elle aussi ! Frédéric en fut exaspéré. D’ailleurs, il se rappelait son apparition chez Mme Arnoux, et puis il lui gardait rancune pour sa longue résistance.
410 III, 4
 Vers le milieu du mois de juin, elle reçut un commandement où maître Athanase Gautherot, huissier, lui enjoignait de solder quatre mille francs dus à la demoiselle Clémence Vatnaz ; sinon, qu’il viendrait le lendemain la saisir.
En effet, des quatre billets autrefois souscrits, un seul était payé, l’argent qu’elle avait pu avoir depuis lors ayant passé à d’autres besoins.
    Elle courut chez Arnoux. Il habitait le faubourg Saint-Germain, et le portier ignorait la rue. Elle se transporta chez plusieurs amis, ne trouva personne, et rentra désespérée. Elle ne voulait rien dire à Frédéric, tremblant que cette nouvelle histoire ne fît du tort à son mariage.
411 III, 4
Frédéric, que la nécessité contraignait, finit par prendre ses quatre mille francs. Ainsi, du côté de la Vatnaz, ils n’avaient plus d’inquiétude. 418 III, 4
 Il aurait voulu servir Rosanette, cependant. Un jour qu’elle lui montrait douze actions de la Compagnie du kaolin (cette entreprise qui avait fait condamner Arnoux à trente mille francs), il lui dit :
    — Mais c’est véreux ! c’est superbe !
    Elle avait le droit de l’assigner pour le remboursement de ses créances. Elle prouverait d’abord qu’il était tenu solidairement à payer tout le passif de la Compagnie, puis qu’il avait déclaré comme dettes collectives des dettes personnelles, enfin qu’il avait diverti plusieurs effets à la Société.
    — Tout cela le rend coupable de banqueroute frauduleuse, articles 586 et 587 du Code de commerce ; et nous l’emballerons, soyez-en sûre, ma mignonne.
    Rosanette lui sauta au cou.
418 III, 4
   Elle savait son mariage avec Mme Dambreuse.
    L’époque en était fixée ; et même il cherchait comment faire avaler la chose à Rosanette.
Vers le milieu de l’automne, elle gagna son procès relatif aux actions de kaolin. Frédéric l’apprit en rencontrant à sa porte Sénécal qui sortait de l’audience.
    On avait reconnu M. Arnoux complice de toutes les fraudes ; et l’ex-répétiteur avait un tel air de s’en réjouir, que Frédéric l’empêcha d’aller plus loin, en assurant qu’il se chargeait de sa commission près de Rosanette. Il entra chez elle la figure irritée.
    — Eh bien, te voilà contente !
419 III, 4
Et elle lui montra son enfant couché dans un berceau, près du feu. Elle l’avait trouvé si mal le matin chez sa nourrice, qu’elle l’avait ramené à Paris.
    Tous ses membres étaient maigris extraordinairement et ses lèvres couvertes de points blancs, qui faisaient dans l’intérieur de sa bouche comme des caillots de lait.
    — Qu’a dit le médecin ?
    — Ah ! le médecin ! Il prétend que le voyage a augmenté son… je ne sais plus, un nom en ite… enfin qu’il a le muguet. Connais-tu cela ?
419 III, 4
    Rosanette demeura immobile, stupéfiée par ces façons extraordinaires. Elle laissa même la porte se refermer ; puis, d’un bond, elle le rattrapa dans l’antichambre, et, l’entourant de ses bras :
    — Mais tu es fou ! tu es fou ! c’est absurde ! je t’aime !
    Elle le suppliait :
    — Mon Dieu, au nom de notre petit enfant !
    — Avoue que c’est toi qui as fait le coup ! dit Frédéric.
    Elle protesta encore de son innocence.
    — Tu ne veux pas avouer ?
    — Non !
    — Eh bien, adieu ! et pour toujours !
429-430 III, 5
À propos, l’autre jour, dans une boutique, j’ai rencontré cette bonne Maréchale, tenant par la main un petit garçon qu’elle a adopté. Elle est veuve d’un certain M. Oudry, et très grosse maintenant, énorme. Quelle décadence ! Elle qui avait autrefois la taille si mince. 443 III, 7
     

Karelle Gautron et Danielle Girard