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L'Éducation sentimentale
Le personnage de Hussonnet
     
Extraits de l'œuvre Édition Chapitre
     
Des jeunes gens, par bandes inégales de cinq à douze, se promenaient en se donnant le bras et abordaient les groupes plus considérables qui stationnaient çà et là ; au fond de la place, contre les grilles, des hommes en blouse péroraient, tandis que, le tricorne sur l’oreille et les mains derrière le dos, des sergents de ville erraient le long des murs, en faisant sonner les dalles sous leurs fortes bottes. Tous avaient un air mystérieux, ébahi ; on attendait quelque chose évidemment ; chacun retenait au bord des lèvres une interrogation.
Frédéric se trouvait auprès d’un jeune homme blond, à figure avenante, et portant moustache et barbiche comme un raffiné du temps de Louis XIII. Il lui demanda la cause du désordre.
    — Je n’en sais rien, reprit l’autre, ni eux non plus ! C’est leur mode à présent ! quelle bonne farce !
    Et il éclata de rire.
Les pétitions pour la Réforme, que l’on faisait signer dans la garde nationale, jointes au recensement Humann, d’autres événements encore amenaient depuis six mois, dans Paris, d’inexplicables attroupements ; et même ils se renouvelaient si souvent, que les journaux n’en parlaient plus.
— Cela manque de galbe et de couleur, continua le voisin de Frédéric. Ie cuyde, messire, que nous avons dégénéré ! À la bonne époque de Loys onzième, voire de Benjamin Constant, il y avait plus de mutinerie parmi les escholiers. Ie les treuve pacifiques comme moutons, bêtes comme cornichons, et idoines à estre épiciers, Pasque-Dieu ! Et voilà ce qu’on appelle la Jeunesse des écoles !
    Il écarta les bras, largement, comme Frédérick Lemaître dans Robert Macaire.
    — Jeunesse des écoles, je te bénis !
62-63 I, 4
    Ensuite, apostrophant un chiffonnier, qui remuait des écailles d’huîtres contre la borne d’un marchand de vin :
    — En fais-tu partie, toi, de la Jeunesse des écoles ?
    Le vieillard releva une face hideuse où l’on distinguait, au milieu d’une barbe grise, un nez rouge, et deux yeux avinés stupides.
    — Non ! tu me parais plutôt un de ces hommes à figure patibulaire que l’on voit, dans divers groupes, semant l’or à pleines mains… Oh ! sème, mon patriarche, sème ! Corromps-moi avec les trésors d’Albion ! Are you English ? Je ne repousse pas les présents d’Artaxerxès ! Causons un peu de l’union douanière.
63 I, 4
 — Est-ce qu’il y a des sociétés secrètes ? dit le jeune homme à moustaches. C’est une vieille blague du Gouvernement, pour épouvanter les bourgeois !
    Martinon l’engagea à parler plus bas, dans la crainte de la police.
    — Vous croyez encore à la police, vous ? Au fait, que savez-vous, monsieur, si je ne suis pas moi-même un mouchard ?
    Et il le regarda d’une telle manière, que Martinon, fort ému, ne comprit point d’abord la plaisanterie.
63 I, 4
  — Dussardier !… rue de Cléry. Mon carton !
    Il s’apaisa pourtant, et, d’un air stoïque, se laissa conduire vers le poste de la rue Descartes. Un flot de monde le suivit. Frédéric et le jeune homme à moustaches marchaient immédiatement par derrière, pleins d’admiration pour le commis et révoltés contre la violence du Pouvoir.
65 I, 4
Frédéric et son camarade réclamèrent, hardiment, celui qu’on venait de mettre en prison. Le factionnaire les menaça, s’ils insistaient, de les y fourrer eux-mêmes. Ils demandèrent le chef du poste, et déclinèrent leur nom avec leur qualité d’élèves en droit, affirmant que le prisonnier était leur condisciple. 65 I, 4
— Tu ne nous reconnais pas ? dit Hussonnet.
    C’était le nom du jeune homme à moustaches.
    — Mais…, balbutia Dussardier.
    — Ne fais donc plus l’imbécile, reprit l’autre ; on sait que tu es, comme nous, élève en droit.
    Malgré leurs clignements de paupières, Dussardier ne devinait rien. Il parut se recueillir, puis tout à coup :
    — A-t-on trouvé mon carton ?
    Frédéric leva les yeux, découragé. Hussonnet répliqua.
    — Ah ! ton carton, où tu mets tes notes de cours ? Oui, oui ! rassure-toi !
  Ils redoublaient leur pantomime. Dussardier comprit enfin qu’ils venaient pour le servir ; et il se tut, craignant de les compromettre. D’ailleurs, il éprouvait une sorte de honte en se voyant haussé au rang social d’étudiant et le pareil de ces jeunes hommes qui avaient des mains si blanches.
66 I, 4
— Si nous lui donnions des cigares, hein ? dit tout bas Hussonnet, en faisant le geste d’en atteindre.
    Frédéric avait déjà posé, au bord du guichet, un porte-cigares rempli.
    — Prends donc ! Adieu, bon courage !
67 I, 4
  Tout en séparant le beefsteak, Hussonnet apprit à son compagnon qu’il travaillait dans des journaux de modes et fabriquait des réclames pour l’Art industriel.
    — Chez Jacques Arnoux, dit Frédéric.
    — Vous le connaissez ?
    — Oui ! non !… C’est-à-dire je l’ai vu, je l’ai rencontré.
    Il demanda négligemment à Hussonnet s’il voyait quelquefois sa femme.
    — De temps à autre, reprit le bohème.
67 I, 4
Frédéric n’osa poursuivre ses questions ; cet homme venait de prendre une place démesurée dans sa vie ; il paya la note du déjeuner, sans qu’il y eût de la part de l’autre aucune protestation.
La sympathie était mutuelle ; ils échangèrent leurs adresses, et Hussonnet l’invita cordialement à l’accompagner jusqu’à la rue de Fleurus.
    Ils étaient au milieu du jardin quand l’employé d’Arnoux, retenant son haleine, contourna son visage dans une grimace abominable et se mit à faire le coq. Alors tous les coqs qu’il y avait aux environs lui répondirent par des cocoricos prolongés.
    — C’est un signal, dit Hussonnet.
    Ils s’arrêtèrent près du théâtre Bobino, devant une maison où l’on pénétrait par une allée. Dans la lucarne d’un grenier, entre des capucines et des pois de senteur, une jeune femme se montra, nu-tête, en corset, et appuyant ses deux bras contre le bord de la gouttière.
    — Bonjour, mon ange, bonjour, bibiche, fit Hussonnet, en lui envoyant des baisers.
    Il ouvrit la barrière d’un coup de pied, et disparut.
67 I, 4
Frédéric l’attendit toute la semaine. Il n’osait aller chez lui, pour n’avoir point l’air impatient de se faire rendre à déjeuner ; mais il le chercha par tout le quartier latin. Il le rencontra un soir, et l’emmena dans sa chambre sur le quai Napoléon.
    La causerie fut longue ; ils s’épanchèrent. Hussonnet ambitionnait la gloire et les profits du théâtre. Il collaborait à des vaudevilles non reçus, avait des masses de plans, tournait le couplet ; il en chanta quelques-uns.
67-68 I, 4
Puis, remarquant dans l’étagère un volume de Hugo et un autre de Lamartine, il se répandit en sarcasmes sur l’école romantique. Ces poètes-là n’avaient ni bon sens ni correction, et n’étaient pas Français, surtout ! Il se vantait de savoir sa langue et épluchait les phrases les plus belles avec cette sévérité hargneuse, ce goût académique qui distinguent les personnes d’humeur folâtre quand elles abordent l’art sérieux.
    Frédéric fut blessé dans ses prédilections ; il avait envie de rompre.
68 I, 4
Pourquoi ne pas hasarder, tout de suite, le mot d’où son bonheur dépendait ? Il demanda au garçon de lettres s’il pouvait le présenter chez Arnoux.
    La chose était facile, et ils convinrent du jour suivant.
    Hussonnet manqua le rendez-vous ; il en manqua trois autres. Un samedi, vers quatre heures, il apparut. Mais, profitant de la voiture, il s’arrêta d’abord au Théâtre-Français pour avoir un coupon de loge ; il se fit descendre chez un tailleur, chez une couturière ; il écrivait des billets chez les concierges. Enfin ils arrivèrent boulevard Montmartre. Frédéric traversa la boutique, monta l’escalier. Arnoux le reconnut dans la glace placée devant son bureau ; et, tout en continuant à écrire, lui tendit la main par-dessus l’épaule.
68 I, 4
— Cela va toujours bien ? fit-il en se tournant vers Frédéric.
    Et, sans attendre sa réponse, il demanda bas à Hussonnet :
    — Comment l’appelez-vous, votre ami ?
    Puis tout haut :
    — Prenez donc un cigare, sur le cartonnier, dans la boîte.
69 I, 4
Il fut d’abord question d’une nommée Apollonie, un ancien modèle, que Burrieu prétendait avoir reconnue sur le boulevard, dans une daumont. Hussonnet expliqua cette métamorphose par la série de ses entreteneurs.
    — Comme ce gaillard-là connaît les filles de Paris ! dit Arnoux.
    — Après vous, s’il en reste, sire, répliqua le bohème, avec un salut militaire, pour imiter le grenadier offrant sa gourde à Napoléon.
69 I, 4
 Dittmer s’en allait. Arnoux le rattrapa pour lui mettre dans la main deux billets de banque. Alors, Hussonnet, croyant le moment favorable :
    — Vous ne pourriez pas m’avancer, mon cher patron ?…
70 I, 4
Hussonnet avait enfin arraché une cinquantaine de francs ; la pendule sonna sept heures ; tous se retirèrent. 70 I, 4
  Le lendemain, en entrant avec Hussonnet dans son bureau, Frédéric vit par la porte (celle qui s’ouvrait sur l’escalier) le bas d’une robe disparaître.
    — Mille excuses ! dit Hussonnet. Si j’avais cru qu’il y eût des femmes…
 — Oh ! pour celle-là c’est la mienne, reprit Arnoux. Elle montait me faire une petite visite en passant.
75 I, 4
 Il reçut, dans la même semaine, une lettre où Deslauriers annonçait qu’il arriverait à Paris, jeudi prochain. Alors, il se rejeta violemment sur cette affection plus solide et plus haute. Un pareil homme valait toutes les femmes. Il n’aurait plus besoin de Regimbart, de Pellerin, d’Hussonnet, de personne ! 77 I, 4
 Arnoux présenta Frédéric.
    — Oh ! je reconnais Monsieur parfaitement, répondit-elle.
    Puis les convives arrivèrent tous, presque en même temps : Dittmer, Lovarias, Burieu, le compositeur Rosenwald, le poète Théophile Lorris, deux critiques d’art collègues d’Hussonnet, un fabricant de papier, et enfin l’illustre Pierre-Paul Meinsius, le dernier représentant de la grande peinture, qui portait gaillardement avec sa gloire ses quatre-vingts années et son gros ventre.
80 I, 4
Mais la causerie surtout amusait Frédéric. Son goût pour les voyages fut caressé par Dittmer, qui parla de l’Orient ; il assouvit sa curiosité des choses du théâtre en écoutant Rosenwald causer de l’Opéra ; et l’existence atroce de la bohème lui parut drôle, à travers la gaieté d’Hussonnet, lequel narra, d’une manière pittoresque, comment il avait passé tout un hiver, n’ayant pour nourriture que du fromage de Hollande.  81 I, 4
Mme Arnoux s’était avancée dans l’antichambre, Dittmer et Hussonnet la saluaient, elle leur tendit la main ; elle la tendit également à Frédéric ; et il éprouva comme une pénétration à tous les atomes de sa peau. 83 I, 4
Hussonnet, un soir, introduisit un grand jeune homme habillé d’une redingote trop courte des poignets, et la contenance embarrassée. C’était le garçon qu’ils avaient réclamé au poste, l’année dernière.
    N’ayant pu rendre à son maître le carton de dentelle perdu dans la bagarre, celui-ci l’avait accusé de vol, menacé des tribunaux ; maintenant, il était commis dans une maison de roulage. Hussonnet, le matin, l’avait rencontré au coin d’une rue ; et il l’amenait, car Dussardier, par reconnaissance, voulait voir « l’autre ».
90 I, 5
 Alors, la conversation s’engagea sur les femmes. Pellerin n’admettait pas qu’il y eût de belles femmes (il préférait les tigres) ; d’ailleurs, la femelle de l’homme était une créature inférieure dans la hiérarchie esthétique :
    — Ce qui vous séduit est particulièrement ce qui la dégrade comme idée ; je veux dire les seins, les cheveux…
    — Cependant, objecta Frédéric, de longs cheveux noirs, avec de grands yeux noirs…
    — Oh ! connu ! s’écria Hussonnet. Assez d’Andalouses sur la pelouse ! des choses antiques ? serviteur ! Car enfin, voyons, pas de blagues ! une lorette est plus amusante que la Vénus de Milo ! Soyons Gaulois, nom d’un petit bonhomme ! et Régence si nous pouvons !
     Coulez, bons vins ; femmes, daignez sourire !
    Il faut passer de la brune à la blonde ! 
91 I, 5
 Comme plusieurs examens se passaient simultanément, il y avait beaucoup de monde dans la cour, entre autres Hussonnet et Cisy ; on ne manquait pas de venir à ces épreuves quand il s’agissait des camarades. 94 I, 5
Frédéric fut démoralisé par ce piètre commencement. Deslauriers, en face, dans le public, lui faisait signe que tout n’était pas encore perdu ; et à la deuxième interrogation sur le droit criminel, il se montra passable. Mais, après la troisième, relative au testament mystique, l’examinateur étant resté impassible tout le temps, son angoisse redoubla ; car Hussonnet joignait les mains comme pour applaudir, tandis que Deslauriers prodiguait les haussements d’épaules. 95 I, 5
Pendant que l’huissier le dépouillait de sa robe, pour la repasser à un autre immédiatement, ses amis l’entourèrent en achevant de l’ahurir avec leurs opinions contradictoires sur le résultat de l’examen. On le proclama bientôt d’une voix sonore, à l’entrée de la salle : « Le troisième était… ajourné ! »
    — Emballé ! dit Hussonnet, allons-nous-en !
95 I, 5
Rien n’est humiliant comme de voir les sots réussir dans les entreprises où l’on échoue. Frédéric, vexé, répondit qu’il s’en moquait. Ses prétentions étaient plus hautes ; et, comme Hussonnet faisait mine de s’en aller, il le prit à l’écart pour lui dire :
    — Pas un mot de tout cela, chez eux, bien entendu !
95 I, 5
    Enfin, il dit qu’il était venu savoir de ses nouvelles, car il le croyait en Allemagne, sur le rapport d’Hussonnet.
    — Nullement ! reprit Arnoux. Quelle linotte que ce garçon-là, pour entendre tout de travers !
97 I, 5
— On s’y amuse à ce qu’il paraît. Allons-y ! Tu prendras tes amis si tu veux ; je te passe même Regimbart !
    Frédéric n’invita pas le Citoyen. Deslauriers se priva de Sénécal. Ils emmenèrent seulement Hussonnet et Cisy avec Dussardier ; et le même fiacre les descendit tous les cinq à la porte de l’Alhambra.
103 I, 5
Hussonnet, par ses relations avec les journaux de modes et les petits théâtres, connaissait beaucoup de femmes ; il leur envoyait des baisers par le bout des doigts, et, de temps à autre, quittant ses amis, allait causer avec elles. 104 I, 5
Ils revinrent près de Frédéric. Deslauriers ne dansait plus ; et tous se demandaient comment finir la soirée, quand Hussonnet s’écria :
    — Tiens ! la marquise d’Amaëgui !
    C’était une femme pâle, à nez retroussé, avec des mitaines jusqu’aux coudes et de grandes boucles noires qui pendaient le long de ses joues, comme deux oreilles de chien. Hussonnet lui dit :
    — Nous devrions organiser une petite fête chez toi, un raout oriental ? Tâche d’herboriser quelques-unes de tes amies pour ces chevaliers français ? Eh bien, qu’est-ce qui te gêne ? Attendrais-tu ton hidalgo ?
    L’Andalouse baissait la tête ; sachant les habitudes peu luxueuses de son ami, elle avait peur d’en être pour ses rafraîchissements. Enfin au mot d’argent lâché par elle, Cisy proposa cinq napoléons, toute sa bourse ; la chose fut décidée.
104-105 I, 5
Les autres, qui cherchaient leur ami, entrèrent dans la salle de verdure. Hussonnet les présenta. Arnoux fit une distribution de cigares et régala de sorbets la compagnie. 106 I, 5
   Hussonnet, qui s’était absenté depuis cinq minutes, reparut au même moment.
    Une jeune fille s’appuyait sur son bras, en l’appelant tout haut « mon petit chat ».
    — Mais non ! lui disait-il. Non ! pas en public ! Appelle-moi vicomte, plutôt ! Ça vous donne un genre cavalier, Louis XIII et bottes molles, qui me plaît ! Oui, mes bons, une ancienne ! N’est-ce pas qu’elle est gentille ?
    Il lui prenait le menton.
    — Salue ces messieurs ! ce sont tous des fils de pairs de France ! je les fréquente pour qu’ils me nomment ambassadeur !
    — Comme vous êtes fou ! soupira Mlle Vatnaz.
107 I, 5
Un soir que, du haut de son balcon, il venait de les regarder partir, il vit de loin Hussonnet sur le pont d’Arcole. Le bohème se mit à l’appeler par des signaux, et, Frédéric ayant descendu ses cinq étages :
    — Voici la chose : C’est samedi prochain, 24, la fête de Mme Arnoux.
    — Comment, puisqu’elle s’appelle Marie ?
    — Angèle aussi, n’importe ! On festoiera dans leur maison de campagne, à Saint-Cloud ; je suis chargé de vous en prévenir. Vous trouverez un véhicule à trois heures, au journal ! Ainsi convenu ! Pardon de vous avoir dérangé. Mais j’ai tant de courses !
111 I, 5
Les invités arrivèrent. Sauf Me Lefaucheux, avocat, c’étaient les convives du jeudi. Chacun avait apporté quelque cadeau : Dittmer une écharpe syrienne, Rosenwald un album de romances, Burieu une aquarelle, Sombaz sa propre caricature, et Pellerin un fusain, représentant une espèce de danse macabre, hideuse fantaisie d’une exécution médiocre. Hussonnet s’était dispensé de tout présent. 113 I, 5
Les autres personnes flânaient, çà et là ; Hussonnet, au bas de la berge, faisait des ricochets sur l’eau.
    Arnoux revint, suivi par une vieille chaloupe, où, malgré les représentations les plus sages, il empila ses convives. Elle sombrait ; il fallut débarquer.
113 I, 5
Il ne partit pas avec les autres, Hussonnet non plus. Ils devaient s’en retourner dans la voiture ; et l’américaine attendait au bas du perron, quand Arnoux descendit dans le jardin, pour cueillir des roses. 116 I, 5
On arriva bientôt sur le pavé. La voiture allait plus vite, les becs de gaz se multiplièrent, c’était Paris. Hussonnet, devant le Garde-Meuble, sauta du siège.  118 I, 5
Tous étaient heureux ; Cisy ne finirait pas son droit ; Martinon allait continuer son stage en province, où il serait nommé substitut ; Pellerin se disposait à un grand tableau figurant le Génie de la Révolution ; Hussonnet, la semaine prochaine, devait lire au directeur des Délassements le plan d’une pièce, et ne doutait pas du succès :
    — Car la charpente du drame, on me l’accorde ! Les passions, j’ai assez roulé ma bosse pour m’y connaître ; quant aux traits d’esprit, c’est mon métier !
    Il fit un saut, retomba sur les deux mains, et marcha quelque temps autour de la table, les jambes en l’air.
119 I, 5
Comme il ne pouvait dormir sans avoir stationné à l’estaminet Alexandre, il disparut dès onze heures. Les autres se retirèrent plus tard ; et Frédéric, en faisant ses adieux à Hussonnet, apprit que Mme Arnoux avait dû revenir la veille. 119 I, 5
  Il songea ensuite à Hussonnet. Mais où découvrir un pareil homme ? Une fois, il l’avait accompagné jusqu’à la maison de sa maîtresse, rue de Fleurus. Parvenu dans la rue de Fleurus, Frédéric s’aperçut qu’il ignorait le nom de la demoiselle. 136 II, 1
À propos d’Arnoux, Deslauriers lui apprit que son journal appartenait maintenant à Hussonnet, lequel l’avait transformé. Cela s’appelait « L’Art, institut littéraire, société par actions de cent francs chacune ; capital social : quarante mille francs », avec la faculté pour chaque actionnaire de pousser là sa copie ; car « la société a pour but de publier les œuvres des débutants, d’épargner au talent, au génie peut-être, les crises douloureuses qui abreuvent, etc…, tu vois la blague ! » Il y avait cependant quelque chose à faire, c’était de hausser le ton de ladite feuille, puis tout à coup, gardant les mêmes rédacteurs et promettant la suite du feuilleton, de servir aux abonnés un journal politique ; les avances ne seraient pas énormes. 143 II, 1
Frédéric leva les yeux : c’était le lustre en vieux saxe qui ornait la boutique de l’Art industriel ; le souvenir des anciens jours passa dans sa mémoire ; mais un fantassin de la ligne en petite tenue, avec cet air nigaud que la tradition donne aux conscrits, se planta devant lui, en écartant les deux bras pour marquer l’étonnement ; et il reconnut, malgré les effroyables moustaches noires extra-pointues qui le défiguraient, son ancien ami Hussonnet. Dans un charabia moitié alsacien, moitié nègre, le bohème l’accablait de félicitations, l’appelant son colonel. Frédéric, décontenancé par toutes ces personnes, ne savait que répondre.  146 II, 1
En effet, le docteur les aborda ; et bientôt ils formèrent tous les trois, à l’entrée du salon, un groupe de causeurs, où vint s’adjoindre Hussonnet, puis l’amant de la Femme sauvage, un jeune poète, exhibant, sous un court mantel à la François Ier, la plus piètre des anatomies, et enfin un garçon d’esprit, déguisé en Turc de barrière. 150 II, 1
Hussonnet, en l’apercevant, se renfrogna. Depuis qu’on avait refusé sa pièce, il exécrait les comédiens. On n’imaginait pas la vanité de ces messieurs, de celui-là surtout !
    — Quel poseur, voyez donc !
152 II, 1
       Mais la Vatnaz, quand elle eut embrassé longuement Rosanette, s’en vint prier Hussonnet de revoir, sous le point de vue du style, un ouvrage d’éducation qu’elle voulait publier : La Guirlande des jeunes personnes, recueil de littérature et de morale. L’homme de lettres promit son concours. Alors, elle lui demanda s’il ne pourrait pas, dans une des feuilles où il avait accès, faire mousser quelque peu son ami, et même lui confier plus tard un rôle. Hussonnet en oublia de prendre un verre de punch. 152 II, 1
Cependant, Hussonnet, accroupi aux pieds de la Femme sauvage, braillait d’une voix enrouée, pour imiter l’acteur Grassot :
    — Ne sois pas cruelle, ô Celuta ! cette petite fête de famille est charmante ! Enivrez-moi de voluptés, mes amours ! Folichonnons ! folichonnons !
    Et il se mit à baiser les femmes sur l’épaule. Elles tressaillaient, piquées par ses moustaches ; puis il imagina de casser contre sa tête une assiette, en la heurtant d’un petit coup. D’autres l’imitèrent ; les morceaux de faïence volaient comme des ardoises par un grand vent, et la Débardeuse s’écria :
    — Ne vous gênez pas ! ça ne coûte rien ! Le bourgeois qui en fabrique nous en cadote !
155 II, 1
 La Maréchale entraîna Frédéric, Hussonnet faisait la roue, la Débardeuse se disloquait comme un clown, le Pierrot avait des façons d’orang-outang, la Sauvagesse, les bras écartés, imitait l’oscillation d’une chaloupe. Enfin tous, n’en pouvant plus, s’arrêtèrent ; et on ouvrit une fenêtre. 156 II, 1
Enfin, les fiacres étant survenus, les invités s’en allèrent. Hussonnet, employé dans une correspondance pour la province, devait lire avant son déjeuner cinquante-trois journaux ; 157 II, 1
Frédéric se sentait tout joyeux de vivre ; il se retenait pour ne pas chanter, il avait besoin de se répandre, de faire des générosités et des aumônes. Il regarda autour de lui s’il n’y avait personne à secourir. Aucun misérable ne passait ; et sa velléité de dévouement s’évanouit, car il n’était pas homme à en chercher au loin les occasions.
    Puis il se ressouvint de ses amis. Le premier auquel il songea fut Hussonnet, le second Pellerin. 
166 II, 2
Les jurandes, au moins, en limitant le nombre des apprentis, empêchaient l’encombrement des travailleurs, et le sentiment de la fraternité se trouvait entretenu par les fêtes, les bannières.
    Hussonnet, comme poète, regrettait les bannières ;
168 II, 2
— Eh ! qu’on nous laisse tranquilles. Moi, je ne demande rien ! seulement les Chambres devraient statuer sur les intérêts de l’Art. Il faudrait établir une chaire d’esthétique, et dont le professeur, un homme à la fois praticien et philosophe, parviendrait, j’espère, à grouper la multitude. Vous feriez bien, Hussonnet, de toucher un mot de ça dans votre journal ? 169 II, 2
— Moi, ce que je reproche à Louis-Philippe, c’est d’abandonner les Polonais?
— Un moment ! dit Hussonnet. D’abord, la Pologne n’existe pas ; c’est une invention de Lafayette ! Les Polonais, règle générale, sont tous du faubourg Saint-Marceau, les véritables s’étant noyés avec Poniatowski.
    Bref, « il ne donnait plus là-dedans », il était « revenu de tout ça ! » C’était comme le serpent de mer, la révocation de l’édit de Nantes et « cette vieille blague de la Saint-Barthélemy ! »
170 II, 2
    Sénécal s’en affligea. De tels spectacles corrompaient les filles du prolétaire ; puis on les voyait étaler un luxe insolent. Aussi approuvait-il les étudiants bavarois qui avaient outragé Lola Montés. À l’instar de Rousseau, il faisait plus de cas de la femme d’un charbonnier que de la maîtresse d’un roi.
    — Vous blaguez les truffes ! répliqua majestueusement Hussonnet.
    Et il prit la défense de ces dames, en faveur de Rosanette. 
170 II, 2
La plupart des littérateurs contemporains s’y trouvaient. Il fut impossible de parler de leurs ouvrages, car Hussonnet, immédiatement, contait des anecdotes sur leurs personnes, critiquait leurs figures, leurs mœurs, leur costume, exaltant les esprits de quinzième ordre, dénigrant ceux du premier, et déplorant, bien entendu, la décadence moderne. Telle chansonnette de villageois contenait, à elle seule, plus de poésie que tous les lyriques du XIXe siècle ; Balzac était surfait, Byron démoli, Hugo n’entendait rien au théâtre, etc. 171 II, 2
Ensuite, Frédéric emmena Deslauriers dans sa chambre, et, tirant de son secrétaire deux mille francs :
    — Tiens, mon brave, empoche ! C’est le reliquat de mes vieilles dettes.
    — Mais… et le Journal ? dit l’avocat. J’en ai parlé à Hussonnet, tu sais bien.
    Et, Frédéric ayant répondu qu’il se trouvait « un peu gêné, maintenant », l’autre eut un mauvais sourire.
171 II, 2
et ils marchaient les uns près des autres, sans parler, quand Dussardier se mit à dire que Frédéric les avait reçus parfaitement. Tous en convinrent.
Hussonnet déclara son déjeuner un peu trop lourd.
172 II, 2
Cependant, Frédéric conservait ses projets littéraires, par une sorte de point d’honneur vis-à-vis de lui-même. Il voulut écrire une histoire de l’esthétique, résultat de ses conversations avec Pellerin, puis mettre en drames différentes époques de la Révolution française et composer une grande comédie, par l’influence indirecte de Deslauriers et d’Hussonnet.  176 II, 2
 Il était sombre en arrivant chez lui.
Hussonnet et Deslauriers l’attendaient.
    Le bohème, assis devant sa table, dessinait des têtes de Turcs, et l’avocat, en bottes crottées, sommeillait sur le divan.
    — Ah ! enfin, s’écria-t-il. Mais quel air farouche ! Peux-tu m’écouter ?
    Sa vogue comme répétiteur diminuait, car il bourrait ses élèves de théories défavorables pour leurs examens. Il avait plaidé deux ou trois fois, avait perdu, et chaque déception nouvelle le rejetait plus fortement vers son vieux rêve : un journal où il pourrait s’étaler, se venger, cracher sa bile et ses idées. Fortune et réputation, d’ailleurs, s’ensuivraient. C’était dans cet espoir qu’il avait circonvenu le bohème, Hussonnet possédant une feuille.
182 II, 2
    À présent, il la tirait sur papier rose ; il inventait des canards, composait des rébus, tâchait d’engager des polémiques, et même (en dépit du local) voulait monter des concerts ! L’abonnement d’un an « donnait droit à une place d’orchestre dans un des principaux théâtres de Paris ; de plus, l’administration se chargeait de fournir à MM. les étrangers tous les renseignements désirables, artistiques et autres. » Mais l’imprimeur faisait des menaces, on devait trois termes au propriétaire, toutes sortes d’embarras surgissaient ; et Hussonnet aurait laissé périr l’Art, sans les exhortations de l’avocat, qui lui chauffait le moral quotidiennement. Il l’avait pris, afin de donner plus de poids à sa démarche.
— Nous venons pour le Journal, dit-il.
   
Frédéric le regarda ; avec sa pauvre redingote, ses lunettes dépolies et sa figure blême, l’avocat lui parut un tel cuistre, qu’il ne put empêcher sur ses lèvres un sourire dédaigneux. Deslauriers l’aperçut, et rougit.
    Il avait déjà son chapeau pour s’en aller. Hussonnet, plein d’inquiétude, tâchait de l’adoucir par des regards suppliants, et, comme Frédéric lui tournait le dos :
    — Voyons, mon petit ! Soyez mon Mécène ! Protégez les arts !
    Frédéric, dans un brusque mouvement de résignation, prit une feuille de papier, et, ayant griffonné dessus quelques lignes, la lui tendit. Le visage du bohème s’illumina. Puis, repassant la lettre à Deslauriers :
    — Faites des excuses, seigneur !
    Leur ami conjurait son notaire de lui envoyer au plus vite, quinze mille francs.
    — Ah ! je te reconnais là ! dit Deslauriers.
    — Foi de gentilhomme ! ajouta le bohème, vous êtes un brave, on vous mettra dans la galerie des hommes utiles !
    L’avocat reprit :
    — Tu n’y perdras rien, la spéculation est excellente.
    — Parbleu ! s’écria Hussonnet, j’en fourrerais ma tête sur l’échafaud.
    Et il débita tant de sottises et promit tant de merveilles (auxquelles il croyait peut-être), que Frédéric ne savait pas si c’était pour se moquer des autres ou de lui-même.
183-184 II, 2
Il jeta du bois dans le feu, se rassit, et parla immédiatement du Journal. La première chose à faire était de se débarrasser d’Hussonnet.
    — Ce crétin-là me fatigue ! Quant à desservir une opinion, le plus équitable, selon moi, et le plus fort, c’est de n’en avoir aucune.
204-205 II, 3
 Frédéric, au même moment, fut happé par Cisy.
    — Bonjour, cher ! comment allez-vous ? Hussonnet est là-bas ! Écoutez donc !
    Frédéric tâchait de se dégager pour rejoindre le milord. 
232 II, 4
  Tandis qu’il lui parlait, debout contre la portière de droite, Hussonnet était survenu du côté gauche, et, relevant ce mot de café Anglais :
    — C’est un joli établissement ! si l’on y cassait une croûte, hein ?
    — Comme vous voudrez, dit Frédéric, qui, affaissé dans le coin de la berline, regardait à l’horizon le milord disparaître, sentant qu’une chose irréparable venait de se faire et qu’il avait perdu son grand amour. Et l’autre était là, près de lui, l’amour joyeux et facile ! Mais, lassé, plein de désirs contradictoires et ne sachant même plus ce qu’il voulait, il éprouvait une tristesse démesurée, une envie de mourir.
    Un grand bruit de pas et de voix lui fit relever la tête ; les gamins, enjambant les cordes de la piste, venaient regarder les tribunes ; on s’en allait. Quelques gouttes de pluie tombèrent. L’embarras des voitures augmenta. Hussonnet était perdu.
    — Eh bien, tant mieux ! dit Frédéric.
234 II, 4
  — Pourquoi me fais-tu de la peine ? dit-il, en songeant à Mme Arnoux.
    — Moi, de la peine ?
    Et, debout devant lui, elle le regardait, les cils rapprochés et les deux mains sur les épaules.
    Toute sa vertu, toute sa rancune sombra dans une lâcheté sans fond.
    Il reprit :
 — Puisque tu ne veux pas m’aimer ! en l’attirant sur ses genoux.
    Elle se laissait faire ; il lui entourait la taille à deux bras ; le pétillement de sa robe de soie l’enflammait.
    — Où sont-ils ? dit la voix d’Hussonnet dans le corridor.
    La Maréchale se leva brusquement, et alla se mettre à l’autre bout du cabinet, tournant le dos à la porte.
237 II, 4
 Hussonnet ne fut pas drôle. À force d’écrire quotidiennement sur toutes sortes de sujets, de lire beaucoup de journaux, d’entendre beaucoup de discussions et d’émettre des paradoxes pour éblouir, il avait fini par perdre la notion exacte des choses, s’aveuglant lui-même avec ses faibles pétards. Les embarras d’une vie légère autrefois, mais à présent difficile, l’entretenaient dans une agitation perpétuelle ; et son impuissance, qu’il ne voulait pas s’avouer, le rendait hargneux, sarcastique. À propos d’Ozaï, un ballet nouveau, il fit une sortie à fond contre la danse, et, à propos de la danse, contre l’Opéra ; puis, à propos de l’Opéra, contre les Italiens, remplacés, maintenant, par une troupe d’acteurs espagnols, « comme si l’on n’était pas rassasié des Castilles ! » 237 II, 4
Frédéric fut choqué dans son amour romantique de l’Espagne ; et, afin de rompre la conversation, il s’informa du Collège de France, d’où l’on venait d’exclure Edgar Quinet et Mickiewicz. Mais Hussonnet, admirateur de M. De Maistre, se déclara pour l’Autorité et le Spiritualisme. Il doutait, cependant, des faits les mieux prouvés, niait l’histoire, et contestait les choses les plus positives, jusqu’à s’écrier au mot géométrie : « Quelle blague que la géométrie ! » Le tout entremêlé d’imitations d’acteurs. Sainville était particulièrement son modèle.
    Ces calembredaines assommaient Frédéric.
237 II, 4
Dans un mouvement d’impatience, il attrapa, avec sa botte, un des bichons sous la table.
    Tous deux se mirent à aboyer d’une façon odieuse.
    — Vous devriez les faire reconduire ! dit-il brusquement.
    Rosanette n’avait confiance en personne.
    Alors, il se tourna vers le bohème.
    — Voyons, Hussonnet, dévouez-vous !
    — Oh ! oui, mon petit ! Ce serait bien aimable !
    Hussonnet s’en alla, sans se faire prier.
    De quelle manière payait-on sa complaisance ? Frédéric n’y pensa pas.
238 II, 4
  La porte s’entre-bâilla discrètement, le bord d’un chapeau parut, puis le profil d’Hussonnet.
    — Excusez, si je vous dérange, les amoureux !
    Mais il s’arrêta, étonné de voir Cisy et de ce que Cisy avait pris sa place.
239  
    On apporta un autre couvert ; et, comme il avait grand’faim, il empoignait au hasard, parmi les restes du dîner, de la viande dans un plat, un fruit dans une corbeille, buvait d’une main, se servait de l’autre, tout en racontant sa mission. Les deux toutous étaient reconduits. Rien de neuf au domicile. Il avait trouvé la cuisinière avec un soldat, histoire fausse, uniquement inventée pour produire de l’effet. 240 II, 4
Enfin, la Maréchale prit le bras de Cisy, et, en montrant le bohème attablé :
    — Soignez-le donc ! il s’étouffe. Je ne voudrais pas que son dévouement pour mes roquets le fît mourir !
La porte retomba.
    — Eh bien ? dit Hussonnet.
    — Eh bien, quoi ?
    — Je croyais…
    — Qu’est-ce que vous croyiez ?
    — Est-ce que vous ne… ?
    Il compléta sa phrase par un geste.
    — Eh non ! jamais de la vie !
    Hussonnet n’insista pas davantage.
240 II, 4
    Il avait eu un but en s’invitant à dîner. Son journal, qui ne s’appelait plus l’Art, mais le Flambard, avec cette épigraphe : « Canonniers, à vos pièces ! » ne prospérant nullement, il avait envie de le transformer en une revue hebdomadaire, seul, sans le secours de Deslauriers. Il reparla de l’ancien projet, et exposa son plan nouveau.
    Frédéric, ne comprenant pas sans doute, répondit par des choses vagues. Hussonnet empoigna plusieurs cigares sur la table, dit : « Adieu, mon bon », et disparut.
240 II, 4
Il mangeait dans les cabarets à la mode, fréquentait les théâtres et tâchait de se distraire, quand Hussonnet lui adressa une lettre, où il narrait gaiement que la Maréchale, dès le lendemain des courses, avait congédié Cisy. Frédéric en fut heureux, sans chercher pourquoi le bohème lui apprenait cette aventure. 244 II, 4
     Mais, en remuant ses paperasses sur sa table, il rencontra la lettre d’Hussonnet, et aperçut le post-scriptum, qu’il n’avait point remarqué la première fois. Le bohème demandait cinq mille francs, tout juste, pour mettre l’affaire du journal en train.
    « Ah ! celui-là m’embête ! »
    Et il le refusa brutalement dans un billet laconique. Après quoi, il s’habilla pour se rendre à la Maison d’or.
244-245 II, 4
    Un jour, plusieurs numéros du Flambard lui tombèrent sous la main. L’article de fond, invariablement, était consacré à démolir un homme illustre. Venaient ensuite les nouvelles du monde, les cancans. Puis, on blaguait l’Odéon, Carpentras, la pisciculture, et les condamnés à mort quand il y en avait. La disparition d’un paquebot fournit matière à plaisanteries pendant un an. Dans la troisième colonne, un courrier des arts donnait, sous forme d’anecdote ou de conseil, des réclames de tailleurs, avec des comptes rendus de soirées, des annonces de ventes, des analyses d’ouvrages, traitant de la même encre un volume de vers et une paire de bottes. La seule partie sérieuse était la critique des petits théâtres, où l’on s’acharnait sur deux ou trois directeurs ; et les intérêts de l’Art étaient invoqués à propos des décors des Funambules ou d’une amoureuse des Délassements. 159 II, 4
 La bravoure de Frédéric n’était pas niée, précisément, mais on faisait comprendre qu’un intermédiaire, le protecteur lui-même, était survenu juste à temps. Le tout se terminait par cette phrase, grosse peut-être de perfidies :
« D’où vient leur tendresse ? Problème ! et, comme dit Basile, qui diable est-ce qu’on trompe ici ? »
    C’était, sans le moindre doute, une vengeance d’Hussonnet contre Frédéric, pour son refus des cinq mille francs.
    Que faire ? S’il lui en demandait raison, le bohème protesterait de son innocence, et il n’y gagnerait rien. Le mieux était d’avaler la chose silencieusement. Personne, après tout, ne lisait le Flambard.
260 II, 4
Cette caresse de la fortune lui redonna confiance. Il se dit qu’il n’avait besoin de personne, que tous ses embarras venaient de sa timidité, de ses hésitations. Il aurait dû commencer avec la Maréchale brutalement, refuser Hussonnet dès le premier jour, ne pas se compromettre avec Pellerin ; et, pour montrer que rien ne le gênait, il se rendit chez Mme Dambreuse, à une de ses soirées ordinaires. 260 II, 4
Dans la joie de cette délivrance, Dussardier voulut « offrir un punch », et pria Frédéric « d’en être », en l’avertissant toutefois qu’il se trouverait avec Hussonnet, lequel s’était montré excellent pour Sénécal.
    En effet, le Flambard venait de s’adjoindre un cabinet d’affaires, portant sur ses prospectus : « Comptoir des vignobles. — Office de publicité. — Bureau de recouvrements et renseignements, etc. » Mais le bohème craignait que son industrie ne fît du tort à sa considération littéraire, et il avait pris le mathématicien pour tenir les comptes. Bien que la place fût médiocre, Sénécal, sans elle, serait mort de faim. Frédéric ne voulant point affliger le brave commis, accepta son invitation.
286 II, 6
Mais un coup de pied ouvrit la porte. Hussonnet entra.
    — Salut, messeigneurs ! dit-il en s’asseyant sur le lit.
    Aucune allusion ne fut faite à son article, qu’il regrettait, du reste, la Maréchale l’en ayant tancé vertement.
    Il venait de voir, au théâtre de Dumas, le Chevalier de Maison-Rouge, et « trouvait ça embêtant ».
    Un jugement pareil étonna les démocrates, ce drame, par ses tendances, ses décors plutôt, caressant leurs passions. Ils protestèrent. Sénécal, pour en finir, demanda si la pièce servait la Démocratie.
    — Oui… peut-être ; mais c’est d’un style…
    — Eh bien, elle est bonne, alors ; qu’est-ce que le style ? c’est l’idée !
    Et, sans permettre à Frédéric de parler :
    — J’avançais donc que, dans l’affaire Praslin…
    Hussonnet l’interrompit.
    — Ah ! voilà encore une rengaine, celle-là ! M’embête-t-elle !
288 II, 6
    — La Démocratie pacifique a un procès pour son feuilleton, un roman intitulé la Part des Femmes.
    — Allons ! bon ! dit Hussonnet. Si on nous défend notre part des femmes !
289 II, 6
    — Mais qu’est-ce qui n’est pas défendu ? s’écria Deslauriers. Il est défendu de fumer dans le Luxembourg, défendu de chanter l’hymne à Pie IX !
    — Et on interdit le banquet des typographes ! articula une voix sourde.
    C’était celle de l’architecte, caché par l’ombre de l’alcôve, et silencieux jusqu’à présent. Il ajouta que, la semaine dernière, on avait condamné pour outrages au Roi, un nommé Rouget.
    — Rouget est frit ! dit Hussonnet.  
Cette plaisanterie parut tellement inconvenante à Sénécal, qu’il lui reprocha de défendre « le jongleur de l’Hôtel de Ville, l’ami du traître Dumouriez ».
    — Moi ? au contraire !
Il trouvait Louis-Philippe poncif, garde national, tout ce qu’il y avait de plus épicier et bonnet de coton ! Et, mettant la main sur son cœur, le bohème débita les phrases sacramentelles : « C’est toujours avec un nouveau plaisir… — La nationalité polonaise ne périra pas… — Nos grands travaux seront poursuivis… — Donnez-moi de l’argent pour ma petite famille… » Tous riaient beaucoup, le proclamant un gaillard délicieux, plein d’esprit ; la joie redoubla à la vue du bol de punch qu’un limonadier apportait.
    Les flammes de l’alcool et celles des bougies échauffèrent vite l’appartement ; et la lumière de la mansarde, traversant la cour, éclairait en face le bord d’un toit, avec le tuyau d’une cheminée qui se dressait en noir sur la nuit. Ils parlaient très haut, tous à la fois ; ils avaient retiré leurs redingotes ; ils heurtaient les meubles, ils choquaient les verres.
    Hussonnet s’écria :
    — Faites monter des grandes dames, pour que ce soit plus Tour de Nesle, couleur locale, et rembranesque, palsambleu !
289 II, 6
   — Tiens, Hussonnet !
    — Mais oui, répondit le bohème. Je m’introduis à la Cour. Voilà une bonne farce, hein ?
    — Si nous montions ?
    Et ils arrivèrent dans la salle des Maréchaux. Les portraits de ces illustres, sauf celui de Bugeaud percé au ventre, étaient tous intacts. Ils se trouvaient appuyés sur leur sabre, un affût de canon derrière eux, et dans des attitudes formidables jurant avec la circonstance. Une grosse pendule marquait une heure vingt minutes.
    Tout à coup la Marseillaise retentit. Hussonnet et Frédéric se penchèrent sur la rampe. C’était le peuple.
312 III, 1
Tous les visages étaient rouges ; la sueur en coulait à larges gouttes ; Hussonnet fit cette remarque :
    — Les héros ne sentent pas bon !
    — Ah ! vous êtes agaçant, reprit Frédéric.
    Et poussés malgré eux, ils entrèrent dans un appartement où s’étendait au plafond, un dais de velours rouge. Sur le trône, en dessous, était assis un prolétaire à barbe noire, la chemise entr’ouverte, l’air hilare et stupide comme un magot. D’autres gravissaient l’estrade pour s’asseoir à sa place.
    — Quel mythe ! dit Hussonnet. Voilà le peuple souverain !
    Le fauteuil fut enlevé à bout de bras, et traversa toute la salle en se balançant.
    — Saprelotte ! comme il chaloupe ! Le vaisseau de l’État est ballotté sur une mer orageuse ! Cancane-t-il ! cancane-t-il !
    On l’avait approché d’une fenêtre, et, au milieu des sifflets, on le lança.
    — Pauvre vieux ! dit Hussonnet en le voyant tomber dans le jardin, où il fut repris vivement pour être promené ensuite jusqu’à la Bastille, et brûlé.
313 III, 1
Ils avaient fait trois pas dehors, quand un peloton de gardes municipaux en capotes s’avança vers eux, et qui, retirant leurs bonnets de police, et découvrant à la fois leurs crânes un peu chauves, saluèrent le peuple très bas. À ce témoignage de respect, les vainqueurs déguenillés se rengorgèrent. Hussonnet et Frédéric ne furent pas non plus sans en éprouver un certain plaisir. 314 III, 1
Tout autour, dans les deux galeries, la populace, maîtresse des caves, se livrait à une horrible godaille. Le vin coulait en ruisseaux, mouillait les pieds, les voyous buvaient dans des culs de bouteille, et vociféraient en titubant.
    — Sortons de là, dit Hussonnet, ce peuple me dégoûte.
    Tout le long de la galerie d’Orléans, des blessés gisaient par terre sur des matelas, ayant pour couvertures des rideaux de pourpre ; et de petites bourgeoises du quartier leur apportaient des bouillons, du linge.
    — N’importe ! dit Frédéric, moi, je trouve le peuple sublime.
314 III, 1
Hussonnet dit, en bâillant :
    — Il serait temps, peut-être, d’aller instruire les populations !
    Frédéric le suivit à son bureau de correspondance place de la Bourse ; et il se mit à composer pour le Journal de Troyes un compte rendu des événements en style lyrique, un véritable morceau, qu’il signa. Puis ils dînèrent ensemble dans une taverne. Hussonnet était pensif ; les excentricités de la Révolution dépassaient les siennes.
316 III, 1
La mauvaise humeur de Rosanette ne fit que s’accroître. Mlle Vatnaz l’irritait par son enthousiasme. Se croyant une mission, elle avait la rage de pérorer, de catéchiser, et, plus forte que son amie dans ces matières, l’accablait d’arguments.
    Un jour, elle arriva tout indignée contre Hussonnet, qui venait de se permettre des polissonneries, au club des femmes. Rosanette approuva cette conduite, déclarant même qu’elle prendrait des habits d’homme pour aller « leur dire leur fait, à toutes, et les fouetter ».
333 III, 1
Hussonnet, toujours de service avec lui, profitait, plus que personne, de sa gourde et de ses cigares ; mais, irrévérencieux par nature, il se plaisait à le contredire, dénigrant le style peu correct des décrets, les conférences du Luxembourg, les vésuviennes, les tyroliens, tout, jusqu’au char de l’Agriculture, traîné par des chevaux à la place de bœufs et escorté de jeunes filles laides. Arnoux, au contraire, défendait le Pouvoir et rêvait la fusion des partis 336 III, 1
    — Bonjour, Arnoux, dit Hussonnet, qui passa lestement sur le gazon.
    Il apportait à M. Dambreuse la première feuille d’une brochure intitulée l’Hydre, le bohème défendant les intérêts d’un cercle réactionnaire, et le banquier le présenta comme tel à ses hôtes.
367 III, 2
Hussonnet les divertit, en soutenant d’abord que les marchands de suif payaient trois cent quatre-vingt-douze gamins pour crier chaque soir : « Des lampions ! », puis en blaguant les principes de 89, l’affranchissement des nègres, les orateurs de la gauche ; il se lança même jusqu’à faire Prudhomme sur une barricade, peut-être par l’effet d’une jalousie naïve contre ces bourgeois qui avaient bien dîné. La charge plut médiocrement. Leurs figures s’allongèrent. 367 III, 2
Il fut stupéfait par leur exécrable langage, leurs petitesses, leurs rancunes, leur mauvaise foi, tous ces gens qui avaient voté la Constitution s’évertuant à la démolir ; et ils s’agitaient beaucoup, lançaient des manifestes, des pamphlets, des biographies ; celle de Fumichon par Hussonnet fut un chef-d’œuvre.  383 III, 3
Hussonnet qui devait rendre compte de l’enterrement dans les journaux, reprit même, en blague, tous les discours ; car enfin le bonhomme Dambreuse avait été un des potdevinistes les plus distingués du dernier règne. Puis les voitures de deuil reconduisirent les bourgeois à leurs affaires, la cérémonie n’avait pas duré trop longtemps ; on s’en félicitait. 403 III, 4
Les salons des filles (c’est de ce temps-là que date leur importance) étaient un terrain neutre, où les réactionnaires de bords différents se rencontraient. Hussonnet, qui se livrait au dénigrement des gloires contemporaines (bonne chose pour la restauration de l’Ordre), inspira l’envie à Rosanette d’avoir, comme une autre, ses soirées ; il en ferait des comptes rendus ; et il amena d’abord un homme sérieux, Fumichon ; puis parurent Nonancourt, M. de Grémonville, le sieur de Larsillois, ex-préfet, et Cisy, qui était maintenant agronome, bas breton et plus que jamais chrétien. 410 III, 4
Puis, ils s’informèrent mutuellement de leurs amis.
    Martinon était maintenant sénateur.
    Hussonnet occupait une haute place, où il se trouvait avoir sous sa main tous les théâtres et toute la presse.
442 III, 7
       
Philippe Lavergne