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L'Éducation sentimentale
L'art et les artistes

Pellerin, le peintre : Ses recherches – Ses théories – Ses projets – Ses réalisations – Ses échecs
Delmar, le comédien : Ses poses – Ses cabotinages – Ses ambitions
 

     
Pellerin, le peintre    
Extraits de l’œuvre Édition Chapitre
Pellerin lisait tous les ouvrages d’esthétique pour découvrir la véritable théorie du Beau, convaincu, quand il l’aurait trouvée, de faire des chefs-d’œuvre. Il s’entourait de tous les auxiliaires imaginables, dessins, plâtres, modèles, gravures ; et il cherchait, se rongeait ; il accusait le temps, ses nerfs, son atelier, sortait dans la rue pour rencontrer l’inspiration, tressaillait de l’avoir saisie, puis abandonnait son œuvre et en rêvait une autre qui devait être plus belle. 71 I, 4
Ainsi tourmenté par des convoitises de gloire et perdant ses jours en discussions, croyant à mille niaiseries, aux systèmes, aux critiques, à l’importance d’un règlement ou d’une réforme en matière d’art, il n’avait, à cinquante ans, encore produit que des ébauches. Son orgueil robuste l’empêchait de subir aucun découragement, mais il était toujours irrité et dans cette exaltation à la fois factice et naturelle qui constitue les comédiens. 72 I, 4
On remarquait en entrant chez lui deux grands tableaux, où les premiers tons, posés çà et là, faisaient sur la toile blanche des taches de brun, de rouge et de bleu. Un réseau de lignes à la craie s’étendait par-dessus, comme les mailles vingt fois reprises d’un filet ; il était même impossible d’y rien comprendre. Pellerin expliqua le sujet de ces deux compositions en indiquant avec le pouce les parties qui manquaient. L’une devait représenter la Démence de Nabuchodonosor, l’autre l’Incendie de Rome par Néron. Frédéric les admira.
    Il admira des académies de femmes échevelées, des paysages où les troncs d’arbre tordus par la tempête foisonnaient, et surtout des caprices à la plume, souvenirs de Callot, de Rembrandt ou de Goya, dont il ne connaissait pas les modèles. Pellerin n’estimait plus ces travaux de sa jeunesse ; maintenant, il était pour le grand style ; il dogmatisa sur Phidias et Winckelmann, éloquemment. Les choses autour de lui renforçaient la puissance de sa parole : on voyait une tête de mort sur un prie-Dieu, des yatagans, une robe de moine ; Frédéric l’endossa.
72 I, 4
   Quand il arrivait de bonne heure, il le surprenait dans son mauvais lit de sangle, que cachait un lambeau de tapisserie ; car Pellerin se couchait tard, fréquentant les théâtres avec assiduité. Il était servi par une vieille femme en haillons, dînait à la gargote et vivait sans maîtresse. 72 I, 4
Ses connaissances, ramassées pêle-mêle, rendaient ses paradoxes amusants. Sa haine contre le commun et le bourgeois débordait en sarcasmes d’un lyrisme superbe, et il avait pour les maîtres une telle religion, qu’elle le montait presque jusqu’à eux. 72 I, 4
Pellerin battit le sol avec son pied, et souffla fortement, au lieu de répondre.
    Il se livrait à des travaux clandestins, tels que portraits aux deux crayons ou pastiches de grands maîtres pour les amateurs peu éclairés ; et, comme ces travaux l’humiliaient, il préférait se taire, généralement. Mais « la crasse d’Arnoux » l’exaspérait trop. Il se soulagea.
    D’après une commande, dont Frédéric avait été le témoin, il lui avait apporté deux tableaux. Le marchand, alors, s’était permis des critiques ! Il avait blâmé la composition, la couleur et le dessin, le dessin surtout, bref, à aucun prix n’en avait voulu. Mais, forcé par l’échéance d’un billet, Pellerin les avait cédés au juif Isaac ; et, quinze jours plus tard, Arnoux, lui-même les vendait à un Espagnol, pour deux mille francs.
    — Pas un sou de moins ! Quelle gredinerie ! et il en fait bien d’autres, parbleu ! Nous le verrons, un de ces matins, en cour d’assises.
    — Comme vous exagérez ! dit Frédéric d’une voix timide.
76 I, 4
Lorsqu’on passa dans la salle à manger, Mme Arnoux prit son bras. Une chaise était restée vide pour Pellerin. Arnoux l’aimait, tout en l’exploitant. D’ailleurs, il redoutait sa terrible langue, si bien que, pour l’attendrir, il avait publié dans l’Art industriel son portrait accompagné d’éloges hyperboliques ; et Pellerin, plus sensible à la gloire qu’à l’argent, apparut vers huit heures, tout essoufflé. Frédéric s’imagina qu’ils étaient réconciliés depuis longtemps. 80 I, 4
 Pellerin s’écria :
— Laissez-moi tranquille avec votre hideuse réalité ! Qu’est-ce que cela veut dire, la réalité ? Les uns voient noir, d’autres bleu, la multitude voit bête. Rien de moins naturel que Michel-Ange, rien de plus fort ! Le souci de la vérité extérieure dénote la bassesse contemporaine ; et l’art deviendra, si l’on continue, je ne sais quelle rocambole au-dessous de la religion comme poésie, et de la politique comme intérêt. Vous n’arriverez pas à son but, — oui, son but ! — qui est de nous causer une exaltation impersonnelle, avec de petites œuvres, malgré toutes vos finasseries d’exécution. Voilà les tableaux de Bassolier, par exemple : c’est joli, coquet, propret, et pas lourd ! Ça peut se mettre dans la poche, se prendre en voyage ! Les notaires achètent ça vingt mille francs, il y a pour trois sous d’idées ; mais, sans l’idée, rien de grand ! sans grandeur, pas de beau ! L’Olympe est une montagne ! Le plus crâne monument, ce sera toujours les Pyramides. Mieux vaut l’exubérance que le goût, le désert qu’un trottoir, et un sauvage qu’un coiffeur !
81 I, 4
Pellerin ouvrit la boîte de couleurs.
    — Est-ce pour toi, tout cela ? dit le clerc.
    — Mais sans doute !
    — Tiens ! quelle idée !
    Et il se pencha sur la table, où le répétiteur de mathématiques feuilletait un volume de Louis Blanc. Il l’avait apporté lui-même, et lisait à voix basse des passages, tandis que Pellerin et Frédéric examinaient ensemble la palette, le couteau, les vessies ; puis ils vinrent à s’entretenir du dîner chez Arnoux.
    — Le marchand de tableaux ? demanda Sénécal. Joli monsieur, vraiment !
    — Pourquoi donc ? dit Pellerin.
    Sénécal répliqua :
    — Un homme qui bat monnaie avec des turpitudes politiques !
 Et il se mit à parler d’une lithographie célèbre, représentant toute la famille royale livrée à des occupations édifiantes : Louis-Philippe tenait un code, la reine un paroissien, les princesses brodaient, le duc de Nemours ceignait un sabre ; M. de Joinville montrait une carte géographique à ses jeunes frères ; on apercevait, dans le fond, un lit à deux compartiments. Cette image, intitulée Une bonne famille, avait fait les délices des bourgeois, mais l’affliction des patriotes. Pellerin, d’un ton vexé comme s’il en était l’auteur, répondit que toutes les opinions se valaient ; Sénécal protesta. L’Art devait exclusivement viser à la moralisation des masses ! Il ne fallait reproduire que des sujets poussant aux actions vertueuses ; les autres étaient nuisibles.
    — Mais ça dépend de l’exécution ? cria Pellerin. Je peux faire des chefs-d’œuvre !
    — Tant pis pour vous, alors ! on n’a pas le droit…
    — Comment ?
    — Non ! monsieur, vous n’avez pas le droit de m’intéresser à des choses que je réprouve !
85-86 I, 5
Pellerin en balbutiait d’indignation, et, croyant avoir trouvé un argument :
    — Molière, l’acceptez-vous ?
    — Soit ! dit Sénécal. Je l’admire comme précurseur de la Révolution française.
    — Ah ! la Révolution ! Quel art ! Jamais il n’y a eu d’époque plus pitoyable !
    — Pas de plus grande, monsieur !
    Pellerin se croisa les bras, et, le regardant en face :
    — Vous m’avez l’air d’un fameux garde national !
    Son antagoniste, habitué aux discussions, répondit :
    — Je n’en suis pas ! et je la déteste autant que vous. Mais, avec des principes pareils, on corrompt les foules ! Ça fait le compte du Gouvernement, du reste ; il ne serait pas si fort sans la complicité d’un tas de farceurs comme celui-là.
    Le peintre prit la défense du marchand, car les opinions de Sénécal l’exaspéraient. 
86 I, 5
Il travaillait chez Pellerin. Mais souvent Pellerin était en courses, ayant coutume d’assister à tous les enterrements et événements dont les journaux devaient rendre compte ; et Frédéric passait des heures entièrement seul dans l’atelier. 88 I, 5
 Alors, la conversation s’engagea sur les femmes. Pellerin n’admettait pas qu’il y eût de belles femmes (il préférait les tigres) ; d’ailleurs, la femelle de l’homme était une créature inférieure dans la hiérarchie esthétique :
    — Ce qui vous séduit est particulièrement ce qui la dégrade comme idée ; je veux dire les seins, les cheveux…
91 I, 5
Chacun avait apporté quelque cadeau : Dittmer une écharpe syrienne, Rosenwald un album de romances, Burieu une aquarelle, Sombaz sa propre caricature, et Pellerin un fusain, représentant une espèce de danse macabre, hideuse fantaisie d’une exécution médiocre.  113 I, 5
Tous étaient heureux ; Cisy ne finirait pas son droit ; Martinon allait continuer son stage en province, où il serait nommé substitut ; Pellerin se disposait à un grand tableau figurant le Génie de la Révolution ;  119 I, 5
Mais il n’existait au monde qu’un seul endroit pour les faire valoir : Paris ! car, dans ses idées, l’art, la science et l’amour (ces trois faces de Dieu, comme eût dit Pellerin) dépendaient exclusivement de la capitale. 123 I, 6
 Et, sans attendre sa réponse, l’artiste se mit à parler de lui-même.
    Il avait fait beaucoup de progrès, ayant reconnu définitivement la bêtise de la Ligne. On ne devait pas tant s’enquérir de la Beauté et de l’Unité, dans une œuvre, que du caractère et de la diversité des choses.
    — Car tout existe dans la nature, donc tout est légitime, tout est plastique. Il s’agit seulement d’attraper la note, voilà. J’ai découvert le secret !
    Et lui donnant un coup de coude, il répéta plusieurs fois :
    — J’ai découvert le secret, vous voyez ! Ainsi regardez-moi cette petite femme à coiffure de sphinx qui danse avec un postillon russe, c’est net, sec, arrêté, tout en méplats et en tons crus : de l’indigo sous les yeux, une plaque de cinabre à la joue, du bistre sur les tempes ; pif ! paf !
    Et il jetait, avec le pouce, comme des coups de pinceau dans l’air.
— Tandis que la grosse, là-bas, continua-t-il en montrant une Poissarde, en robe cerise avec une croix d’or au cou et un fichu de linon noué dans le dos, rien que des rondeurs ; les narines s’épatent comme les ailes de son bonnet, les coins de la bouche se relèvent, le menton s’abaisse, tout est gras, fondu, copieux, tranquille et soleillant, un vrai Rubens ! Elles sont parfaites cependant ! Où est le type alors ?
    Il s’échauffait.
    — Qu’est-ce qu’une belle femme ? Qu’est-ce que le beau ? Ah ! le beau ! me direz-vous…
149 II, 1
— Et le musée de Versailles ! s’écria Pellerin. Parlons-en ! Ces imbéciles-là ont raccourci un Delacroix et rallongé un Gros ! Au Louvre, on a si bien restauré, gratté et tripoté toutes les toiles, que, dans dix ans, peut-être pas une ne restera. Quant aux erreurs du catalogue, un Allemand a écrit dessus tout un livre. Les étrangers, ma parole, se fichent de nous ! 169 II, 2
 — Permettez ! car l’artiste, refusé depuis vingt ans à tous les Salons, était furieux contre le Pouvoir. — Eh ! qu’on nous laisse tranquilles. Moi, je ne demande rien ! seulement les Chambres devraient statuer sur les intérêts de l’Art. Il faudrait établir une chaire d’esthétique, et dont le professeur, un homme à la fois praticien et philosophe, parviendrait, j’espère, à grouper la multitude. Vous feriez bien, Hussonnet, de toucher un mot de ça dans votre journal ? 169 II, 2
Il engagea donc Rosanette à se faire peindre, pour offrir son visage à son cher Arnoux. Elle accepta, car elle se voyait au milieu du Grand Salon, à la place d’honneur, avec une foule devant elle, et les journaux en parleraient, ce qui « la lancerait » tout à coup.
    Quant à Pellerin, il saisit la proposition avidement. Ce portrait devait le poser en grand homme, être un chef-d’œuvre.
179 II, 2
    Il passa en revue dans sa mémoire tous les portraits de maître qu’il connaissait, et se décida finalement pour un Titien, lequel serait rehaussé d’ornements à la Véronèse. Donc il exécuterait son projet sans ombres factices, dans une lumière franche éclairant les chairs d’un seul ton, et faisant étinceler les accessoires.
  « Si je lui mettais, pensa-t-il, une robe de soie rose, avec un burnous oriental ? oh non ! canaille le burnous ! ou plutôt si je l’habillais de velours bleu, sur un fond gris, très coloré ? On pourrait lui donner également une collerette de guipure blanche, avec un éventail noir et un rideau d’écarlate par derrière ? »
    Et, cherchant ainsi, il élargissait chaque jour sa conception et s’en émerveillait.
    Il eut un battement de cœur quand Rosanette, accompagnée de Frédéric, arriva chez lui pour la première séance. Il la plaça debout, sur une manière d’estrade, au milieu de l’appartement ; et, en se plaignant du jour et regrettant son ancien atelier, il la fit d’abord s’accouder contre un piédestal, puis asseoir dans un fauteuil, et tour à tour s’éloignant d’elle et s’en rapprochant pour corriger d’une chiquenaude les plis de sa robe, il la regardait les paupières entre-closes, et consultait d’un mot Frédéric.
    — Eh bien, non ! s’écria-t-il. J’en reviens à mon idée ! Je vous flanque en Vénitienne !
    Elle aurait une robe de velours ponceau avec une ceinture d’orfèvrerie, et sa large manche doublée d’hermine laisserait voir son bras nu qui toucherait à la balustrade d’un escalier montant derrière elle.
179 II, 2
À sa gauche, une grande colonne irait jusqu’au haut de la toile rejoindre des architectures, décrivant un arc. On apercevait en dessous, vaguement, des massifs d’orangers presque noirs, où se découperait un ciel bleu, rayé de nuages blancs. Sur le balustre couvert d’un tapis, il y aurait, dans un plat d’argent, un bouquet de fleurs, un chapelet d’ambre, un poignard et un coffret de vieil ivoire un peu jaune dégorgeant des sequins d’or ; quelques-uns même, tombés par terre çà et là, formeraient une suite d’éclaboussures brillantes, de manière à conduire l’œil vers la pointe de son pied, car elle serait posée sur l’avant-dernière marche, dans un mouvement naturel et en pleine lumière.
    Il alla chercher une caisse à tableaux, qu’il mit sur l’estrade pour figurer la marche ; puis il disposa comme accessoires sur un tabouret en guise de balustrade, sa vareuse, un bouclier, une boîte de sardines, un paquet de plumes, un couteau, et, quand il eut jeté devant Rosanette une douzaine de gros sous, il lui fit prendre sa pose.
    — Imaginez-vous que ces choses-là sont des richesses, des présents splendides. La tête un peu à droite ! Parfait ! et ne bougez plus ! Cette attitude majestueuse va bien à votre genre de beauté.
180 II, 2
Sa première intention avait été de faire un Titien. Mais, peu à peu, la coloration variée de son modèle l’avait séduit ; et il avait travaillé franchement, accumulant pâte sur pâte et lumière sur lumière. Rosanette fut enchantée d’abord ; ses rendez-vous avec Delmar avaient interrompu les séances et laissé à Pellerin tout le temps de s’éblouir. Puis, l’admiration s’apaisant, il s’était demandé si sa peinture ne manquait point de grandeur. Il avait été revoir les Titien, avait compris la distance, reconnu sa faute ; et il s’était mis à repasser ses contours simplement. Ensuite il avait cherché, en les rongeant, à y perdre, à y mêler les tons de la tête et ceux des fonds ; et la figure avait pris de la consistance, les ombres de la vigueur ; tout paraissait plus ferme. Enfin la Maréchale était revenue. Elle s’était même permis des objections ; l’artiste, naturellement, avait persévéré. Après de grandes fureurs contre sa sottise, il s’était dit qu’elle pouvait avoir raison. Alors avait commencé l’ère des doutes, tiraillements de la pensée qui provoquent les crampes d’estomac, les insomnies, la fièvre, le dégoût de soi-même ; il avait eu le courage de faire des retouches, mais sans cœur et sentant que sa besogne était mauvaise. 241-242 II, 4
Il se plaignit seulement d’avoir été refusé au Salon, puis reprocha à Frédéric de ne pas être venu voir le portrait de la Maréchale.
    — Je me moque bien de la Maréchale !
    Une déclaration pareille l’enhardit.
    — Croiriez-vous que cette bête-là n’en veut plus, maintenant ?
    Ce qu’il ne disait point, c’est qu’il avait réclamé d’elle mille écus. Or la Maréchale s’était peu souciée de savoir qui payerait, et, préférant tirer d’Arnoux des choses plus urgentes, ne lui en avait même pas parlé.
    — Eh bien, et Arnoux ? dit Frédéric.
    Elle l’avait relancé vers lui. L’ancien marchand de tableaux n’avait que faire du portrait.
    — Il soutient que ça appartient à Rosanette.
    — En effet, c’est à elle.
    — Comment ! c’est elle qui m’envoie vers vous ! répliqua Pellerin.
    S’il eût cru à l’excellence de son œuvre, il n’eût pas songé, peut-être, à l’exploiter. Mais une somme (et une somme considérable) serait un démenti à la critique, un raffermissement pour lui-même. Frédéric, afin de s’en délivrer, s’enquit de ses conditions, courtoisement.
    L’extravagance du chiffre le révolta, il répondit :
    — Non, ah ! non !
    — Vous êtes pourtant son amant, c’est vous qui m’avez fait la commande !
    — J’ai été l’intermédiaire, permettez !
    — Mais je ne peux pas rester avec ça sur les bras !
    L’artiste s’emportait.
    — Ah ! je ne vous croyais pas si cupide.
    — Ni vous si avare ! Serviteur !
242 II, 4
C’était bien elle, ou à peu près, vue de face, les seins découverts, les cheveux dénoués, et tenant dans ses mains une bourse de velours rouge, tandis que, par derrière, un paon avançait son bec sur son épaule, en couvrant la muraille de ses grandes plumes en éventail.
    Pellerin avait fait cette exhibition pour contraindre Frédéric au payement, persuadé qu’il était célèbre et que tout Paris, s’animant en sa faveur, allait s’occuper de cette misère.
    Était-ce une conjuration ? Le peintre et le journaliste avaient-ils monté leur coup ensemble ?
260 II, 4
    Deslauriers en reparla, insista. Les prétentions de l’artiste étaient raisonnables.
    — Je suis sûr que, moyennant, peut-être, cinq cents francs…
    — Ah ! donne-les ! tiens, les voici, dit Frédéric.
    Le soir même, le tableau fut apporté. Il lui parut plus abominable encore que la première fois. Les demi-teintes et les ombres s’étaient plombées sous les retouches trop nombreuses, et elles semblaient obscurcies par rapport aux lumières, qui, demeurées brillantes çà et là, détonnaient dans l’ensemble.
    Frédéric se vengea de l’avoir payé, en le dénigrant amèrement.
290-291 II, 6
Frédéric vit s’avancer une colonne d’individus à chapeaux bizarres, à longues barbes. En tête et battant du tambour marchait un nègre, un ancien modèle d’atelier, et l’homme qui portait la bannière sur laquelle flottait au vent cette inscription : « Artistes peintres », n’était autre que Pellerin.
    Il fit signe à Frédéric de l’attendre, puis reparut cinq minutes après, ayant du temps devant lui, car le Gouvernement recevait à ce moment-là les tailleurs de pierre. Il allait avec ses collègues réclamer la création d’un Forum de l’Art, une espèce de Bourse où l’on débattrait les intérêts de l’Esthétique ; des œuvres sublimes se produiraient puisque les travailleurs mettraient en commun leur génie. Paris, bientôt, serait couvert de monuments gigantesques ; il les décorerait ; il avait même commencé une figure de la République. Un de ses camarades vint le prendre, car ils étaient talonnés par la députation du commerce de la volaille.
318 III, 1
Au bruit de la grande porte qui retombait, un rideau s’entr’ouvrit derrière une croisée ; une femme y parut. Il n’eut pas le temps de la reconnaître ; mais, dans l’antichambre, un tableau l’arrêta, le tableau de Pellerin, posé sur une chaise, provisoirement sans doute.
    Cela représentait la République, ou le Progrès, ou la Civilisation, sous la figure de Jésus-Christ conduisant une locomotive, laquelle traversait une forêt vierge. Frédéric, après une minute de contemplation, s’écria :
    — Quelle turpitude !
    — N’est-ce pas, hein ? dit M. Dambreuse, survenu sur cette parole et s’imaginant qu’elle concernait non la peinture, mais la doctrine glorifiée par le tableau.
322 III, 1
Cette réponse détermina Frédéric ; et, comme il cherchait de droite et de gauche ses amis pour le soutenir, il aperçut, devant lui, Pellerin à la tribune. L’artiste le prit de haut avec la foule.
    — Je voudrais savoir un peu où est le candidat de l’Art dans tout cela ? Moi, j’ai fait un tableau…
    — Nous n’avons que faire des tableaux ! dit brutalement un homme maigre, ayant des plaques rouges aux pommettes.
    Pellerin se récria qu’on l’interrompait.
328-329 III, 1
M. Dambreuse sortit de son cabinet avec Martinon. Elle détourna la tête, et répondit aux saluts de Pellerin qui s’avançait. L’artiste considérait les murailles, d’une façon inquiète. Le banquier le prit à part, et lui fit comprendre qu’il avait dû, pour le moment, cacher sa toile révolutionnaire.
    — Sans doute ! dit Pellerin, son échec au Club de l’Intelligence ayant modifié ses opinions.
    M. Dambreuse glissa fort poliment qu’il lui commanderait d’autres travaux.
362 III, 2
Pellerin en voulait à la révolution à cause du musée espagnol, définitivement perdu. C’était ce qui l’affligeait le plus, comme peintre. À ce mot, M. Roque l’interpella.
    — Ne seriez-vous pas l’auteur d’un tableau très remarquable ?
    — Peut-être ! Lequel ?
    — Cela représente une dame dans un costume… ma foi !… un peu… léger, avec une bourse et un paon derrière.
    Frédéric à son tour s’empourpra. Pellerin faisait semblant de ne pas entendre.
    — Cependant c’est bien de vous ! Car il y a votre nom écrit au bas, et une ligne sur le cadre constatant que c’est la propriété de M. Moreau.
    Un jour que le père Roque et sa fille l’attendaient chez lui, ils avaient vu le portrait de la Maréchale. Le bonhomme l’avait même pris pour « un tableau gothique ».
    — Non ! dit Pellerin brutalement ; c’est un portrait de femme.
    Martinon ajouta :
    — D’une femme très vivante ! N’est-ce pas, Cisy ?
366 III, 2
Elle désirait le faire embaumer. Bien des raisons s’y opposaient. La meilleure, selon Frédéric, c’est que la chose était impraticable sur des enfants si jeunes. Un portrait valait mieux. Elle adopta cette idée. Il écrivit un mot à Pellerin, et Delphine courut le porter.
    Pellerin arriva promptement, voulant effacer par ce zèle tout souvenir de sa conduite. Il dit d’abord :
    — Pauvre petit ange ! Ah ! mon Dieu, quel malheur !
    Mais, peu à peu, l’artiste en lui l’emportant, il déclara qu’on ne pouvait rien faire avec ces yeux bistrés, cette face livide ; que c’était une véritable nature morte ; qu’il faudrait beaucoup de talent ; et il murmurait :
    — Oh ! pas commode, pas commode !
    — Pourvu que ce soit ressemblant, objecta Rosanette.
    — Eh ! je me moque de la ressemblance ? À  bas le Réalisme ! C’est l’esprit qu’on peint ! Laissez-moi ! Je vais tâcher de me figurer ce que ça devait être.
 Il réfléchit, le front dans la main gauche, le coude dans la droite ; puis, tout à coup :
    — Ah ! une idée ! un pastel ! Avec des demi-teintes colorées, passées presque à plat, on peut obtenir un beau modelé, sur les bords seulement.
420 III, 4
Il réfléchit, le front dans la main gauche, le coude dans la droite ; puis, tout à coup :
    — Ah ! une idée ! un pastel ! Avec des demi-teintes colorées, passées presque à plat, on peut obtenir un beau modelé, sur les bords seulement.
    Il envoya la femme de chambre chercher sa boîte ; puis, ayant une chaise sous les pieds et une autre près de lui, il commença à jeter de grands traits, aussi calme que s’il eût travaillé d’après la bosse. Il vantait les petits Saint-Jean de Corrège, l’infante Rose de Velasquez, les chairs lactées de Reynolds, la distinction de Lawrence, et surtout l’enfant aux longs cheveux qui est sur les genoux de lady Gower.
    — D’ailleurs, peut-on trouver rien de plus charmant que ces crapauds-là ! Le type du sublime (Raphaël l’a prouvé par ses madones), c’est peut-être une mère avec son enfant !
420-421 III, 4
   À huit heures, ils passèrent dans la salle à manger ; mais ils restèrent silencieux l’un devant l’autre, poussaient par intervalles un long soupir et renvoyaient leur assiette. Frédéric but de l’eau-de-vie. Il se sentait tout délabré, écrasé, anéanti, n’ayant plus conscience de rien que d’une extrême fatigue.
    Elle alla chercher le portrait. Le rouge, le jaune, le vert et l’indigo s’y heurtaient par taches violentes, en faisaient une chose hideuse, presque dérisoire.
    D’ailleurs, le petit mort était méconnaissable, maintenant. 
426 III, 4
Pellerin, après avoir donné dans le fouriérisme, l’homéopathie, les tables tournantes, l’art gothique et la peinture humanitaire, était devenu photographe ; et sur toutes les murailles de Paris, on le voyait représenté en habit noir avec un corps minuscule et une grosse tête. 442 III, 7
Delmar, le comédien    
C’était un villageois narrant lui-même son voyage dans la capitale ; l’artiste parlait bas-normand, faisait l’homme soûl ; le refrain :
          Ah ! j’ai t’y ri, j’ai t’y ri,
          Dans ce gueusard de Paris !

soulevait des trépignements d’enthousiasme. Delmas, « chanteur expressif », était trop malin pour le laisser refroidir. On lui passa vivement une guitare, et il gémit une romance intitulée le Frère de l’Albanaise.
106 I, 5
 Derrière son dos marchait un grand garçon, dans le costume classique du Dante, et qui était (elle ne s’en cachait plus, maintenant) l’ancien chanteur de l’Alhambra, lequel, s’appelant Auguste Delamare, s’était fait appeler primitivement Anténor Dellamarre, puis Delmas, puis Belmar, et enfin Delmar, modifiant ainsi et perfectionnant son nom, d’après sa gloire croissante ; car il avait quitté le bastringue pour le théâtre, et venait même de débuter bruyamment à l’Ambigu, dans Gaspardo le Pêcheur. 152 II, 1
    Après un léger salut à Rosanette, Delmar s’était adossé à la cheminée ; et il restait immobile, une main sur le cœur, le pied gauche en avant, les yeux au ciel, avec sa couronne de lauriers dorés par-dessus son capuchon, tout en s’efforçant de mettre dans son regard beaucoup de poésie, pour fasciner les dames. On faisait, de loin, un grand cercle autour de lui. 152 II, 1
il se porta vers l’autre coin de la cheminée, où Rosanette et Delmar causaient ensemble.
    Le cabotin avait une mine vulgaire, faite comme les décors de théâtre pour être contemplée à distance, des mains épaisses, de grands pieds, une mâchoire lourde ; et il dénigrait les acteurs les plus illustres, traitait de haut les poètes, disait : « mon organe, mon physique, mes moyens », en émaillant son discours de mots peu intelligibles pour lui-même, et qu’il affectionnait, tels que « morbidezza, analogue et homogénéité ».
152-153 II, 1
Delmar se trouvait là.
    Un drame, où il avait représenté un manant qui fait la leçon à Louis XIV et prophétise 89, l’avait mis en telle évidence, qu’on lui fabriquait sans cesse le même rôle ; et sa fonction, maintenant, consistait à bafouer les monarques de tous les pays. Brasseur anglais, il invectivait Charles Ier ; étudiant de Salamanque, maudissait Philippe II ; ou, père sensible, s’indignait contre la Pompadour, c’était le plus beau ! Les gamins, pour le voir, l’attendaient à la porte des coulisses ; et sa biographie, vendue dans les entr’actes, le dépeignait comme soignant sa vieille mère, lisant l’Évangile, assistant les pauvres, enfin sous les couleurs d’un saint Vincent de Paul mélangé de Brutus et de Mirabeau. On disait : « Notre Delmar. » Il avait une mission, il devenait Christ.
202-203 II, 3
Le comédien, à l’en croire, se classait définitivement parmi « les sommités de l’époque ». Et ce n’était pas tel ou tel personnage qu’il représentait, mais le génie même de la France, le Peuple ! Il avait « l’âme humanitaire ; il comprenait le sacerdoce de l’Art » ! Frédéric, pour se délivrer de ces éloges, lui donna l’argent des trois places. 281 II, 6
Frédéric arriva fort content de sa personne chez Rosanette. Delmar y était, et lui apprit que « définitivement » il se portait comme candidat aux élections de la Seine. Dans une affiche adressée « au Peuple » et où il le tutoyait, l’acteur se vantait de le comprendre, « lui », et de s’être fait, pour son salut, « crucifier par l’Art », si bien qu’il était son incarnation, son idéal ; croyant effectivement avoir sur les masses une influence énorme, jusqu’à proposer plus tard dans un bureau de ministère de réduire une émeute à lui seul ; et, quant aux moyens qu’il emploierait, il fit cette réponse :
    — N’ayez pas peur ! Je leur montrerai ma tête !
Frédéric, pour le mortifier, lui notifia sa propre candidature. Le cabotin, du moment que son futur collègue visait la province, se déclara son serviteur et offrit de le piloter dans les clubs.
323-324 III, 1
    Delmar ne ratait pas les occasions d’empoigner la parole ; et, quand il ne trouvait plus rien à dire, sa ressource était de se camper le poing sur la hanche, l’autre bras dans le gilet, en se tournant de profil, brusquement, de manière à bien montrer sa tête. Alors des applaudissements éclataient, ceux de Mlle Vatnaz au fond de la salle. 324 III, 1
On tire de nous des contributions pour solder le libertinage ! Ainsi, les forts appointements d’acteur…
    — À moi ! s’écria Delmar.
    Il bondit à la tribune, écarta tout le monde, prit sa pose ; et, déclarant qu’il méprisait d’aussi plates accusations, s’étendit sur la mission civilisatrice du comédien. Puisque le théâtre était le foyer de l’instruction nationale, il votait pour la réforme du théâtre ; et, d’abord, plus de directions, plus de privilèges !
— Oui ! d’aucune sorte !
    Le jeu de l’acteur échauffait la multitude, et des motions subversives se croisaient.
329 III, 1
Il ouvrit une porte et tomba au milieu d’un raout. Debout, devant le piano que touchait une demoiselle en lunettes, Delmar, sérieux comme un pontife, déclamait une poésie humanitaire sur la prostitution et sa voix caverneuse roulait, soutenue par les accords plaqués. 381 III, 3
     

Philippe Lavergne et Oleg Hirschmann