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L'Éducation sentimentale
Sujets de conversation

Conversations politiques et conversations de salon
Autour des amis de Frédéric – Autour des conservateurs à l’hôtel Dambreuse
Rosanette et Mlle Vatnaz
 

     
Extraits de l’œuvre Édition Chapitre
Quand il entra dans le salon, tous se levèrent à grand bruit, on l’embrassa ; et avec les fauteuils et les chaises on fit un large demi-cercle autour de la cheminée. M. Gamblin lui demanda immédiatement son opinion sur Mme Lafarge. Ce procès, la fureur de l’époque, ne manqua pas d’amener une discussion violente ; Mme Moreau l’arrêta, au regret toutefois de M. Gamblin ; il la jugeait utile pour le jeune homme, en sa qualité de futur jurisconsulte, et il sortit du salon, piqué.
    Rien ne devait surprendre dans un ami du père Roque ! À propos du père Roque, on parla de M. Dambreuse, qui venait d’acquérir le domaine de la Fortelle. Mais le percepteur avait entraîné Frédéric à l’écart, pour savoir ce qu’il pensait du dernier ouvrage de M. Guizot. Tous désiraient connaître ses affaires ; et Mme Benoît s’y prit adroitement en s’informant de son oncle. Comment allait ce bon parent ? Il ne donnait plus de ses nouvelles. N’avait-il pas un arrière-cousin en Amérique ?
46 I, 1
Deslauriers s’arrêta, et il dit :
    — Ces bonnes gens qui dorment tranquilles, c’est drôle ! Patience ! un nouveau 89 se prépare ! On est las de constitutions, de chartes, de subtilités, de mensonges ! Ah ! si j’avais un journal ou une tribune, comme je vous secouerais tout cela ! Mais, pour entreprendre n’importe quoi, il faut de l’argent ! Quelle malédiction que d’être le fils d’un cabaretier et de perdre sa jeunesse à la quête de son pain ! »
51 I, 2
 L’Art industriel, posé au point central de Paris, était un lieu de rendez-vous commode, un terrain neutre où les rivalités se coudoyaient familièrement. On y voyait, ce jour-là, Anténor Braive, le portraitiste des rois ; Jules Burrieu, qui commençait à populariser par ses dessins les guerres d’Algérie ; le caricaturiste Sombaz, le sculpteur Vourdat, d’autres encore, et aucun ne répondait aux préjugés de l’étudiant. Leurs manières étaient simples, leurs propos libres. Le mystique Lovarias débita un conte obscène ; et l’inventeur du paysage oriental, le fameux Dittmer, portait une camisole de tricot sous son gilet, et prit l’omnibus pour s’en retourner.
    Il fut d’abord question d’une nommée Apollonie, un ancien modèle, que Burrieu prétendait avoir reconnue sur le boulevard, dans une daumont. Hussonnet expliqua cette métamorphose par la série de ses entreteneurs.
    — Comme ce gaillard-là connaît les filles de Paris ! dit Arnoux.
    — Après vous, s’il en reste, sire, répliqua le bohème, avec un salut militaire, pour imiter le grenadier offrant sa gourde à Napoléon.
    Puis on discuta quelques toiles, où la tête d’Apollonie avait servi. Les confrères absents furent critiqués. On s’étonnait du prix de leurs œuvres ; et tous se plaignaient de ne point gagner suffisamment, lorsque entra un homme de taille moyenne, l’habit fermé par un seul bouton, les yeux vifs, l’air un peu fou.
69 I, 3
 À mesure que l’heure avançait, les occupations d’Arnoux redoublaient ; il classait des articles, décachetait des lettres, alignait des comptes ; au bruit du marteau dans le magasin, sortait pour surveiller les emballages, puis reprenait sa besogne ; et, tout en faisant courir sa plume de fer sur le papier, il ripostait aux plaisanteries. Il devait dîner le soir chez son avocat, et partait le lendemain pour la Belgique.
   Les autres causaient des choses du jour : le portrait de Cherubini, l’hémicycle des Beaux-Arts, l’Exposition prochaine. Pellerin déblatérait contre l’Institut. Les cancans, les discussions s’entrecroisaient. L’appartement, bas de plafond, était si rempli, qu’on ne pouvait remuer ; et la lumière des bougies roses passait dans la fumée des cigares comme des rayons de soleil dans la brume.
70- 71 I, 4
Mais la causerie surtout amusait Frédéric. Son goût pour les voyages fut caressé par Dittmer, qui parla de l’Orient ; il assouvit sa curiosité des choses du théâtre en écoutant Rosenwald causer de l’Opéra ; et l’existence atroce de la bohème lui parut drôle, à travers la gaieté d’Hussonnet, lequel narra, d’une manière pittoresque, comment il avait passé tout un hiver, n’ayant pour nourriture que du fromage de Hollande. Puis, une discussion entre Lovarias et Burrieu, sur l’école florentine, lui révéla des chefs-d’œuvre, lui ouvrit des horizons, et il eut du mal à contenir son enthousiasme quand Pellerin s’écria :
    — Laissez-moi tranquille avec votre hideuse réalité ! Qu’est-ce que cela veut dire, la réalité ? Les uns voient noir, d’autres bleu, la multitude voit bête. Rien de moins naturel que Michel-Ange, rien de plus fort ! Le souci de la vérité extérieure dénote la bassesse contemporaine ; et l’art deviendra, si l’on continue, je ne sais quelle rocambole au-dessous de la religion comme poésie, et de la politique comme intérêt.
81 I, 4
Ils arrivaient le samedi, vers neuf heures. Les trois rideaux d’algérienne étaient soigneusement tirés ; la lampe et quatre bougies brûlaient ; au milieu de la table, le pot à tabac, tout plein de pipes, s’étalait entre les bouteilles de bière, la théière, un flacon de rhum et des petits fours. On discutait sur l’immortalité de l’âme, on faisait des parallèles entre les professeurs. 90 I, 5
Tous sympathisaient. D’abord, leur haine du Gouvernement avait la hauteur d’un dogme indiscutable. Martinon seul tâchait de défendre Louis-Philippe. On l’accablait sous les lieux communs traînant dans les journaux : l’embastillement de Paris, les lois de septembre, Pritchard, lord Guizot, si bien que Martinon se taisait, craignant d’offenser quelqu’un.  90-91 I, 5
 Alors, la conversation s’engagea sur les femmes. Pellerin n’admettait pas qu’il y eût de belles femmes (il préférait les tigres) ; d’ailleurs, la femelle de l’homme était une créature inférieure dans la hiérarchie esthétique :
    — Ce qui vous séduit est particulièrement ce qui la dégrade comme idée ; je veux dire les seins, les cheveux…
    — Cependant, objecta Frédéric, de longs cheveux noirs, avec de grands yeux noirs…
    — Oh ! connu ! s’écria Hussonnet. Assez d’Andalouses sur la pelouse ! des choses antiques ? serviteur ! Car enfin, voyons, pas de blagues ! une lorette est plus amusante que la Vénus de Milo ! Soyons Gaulois, nom d’un petit bonhomme ! et Régence si nous pouvons !
     Coulez, bons vins ; femmes, daignez sourire !
  Il faut passer de la brune à la blonde ! — Est-ce votre avis, père Dussardier ?
    Dussardier ne répondit pas. Tous le pressèrent pour connaître ses goûts.
    — Eh bien, fit-il en rougissant, moi, je voudrais aimer la même, toujours !
    Cela fut dit d’une telle façon, qu’il y eut un moment de silence, les uns étant surpris de cette candeur, et les autres y découvrant, peut-être, la secrète convoitise de leur âme.
    Sénécal posa sur le chambranle sa chope de bière, et déclara dogmatiquement que, la prostitution étant une tyrannie et le mariage une immoralité, il valait mieux s’abstenir. Deslauriers prenait les femmes comme une distraction, rien de plus. M. de Cisy avait à leur endroit toute espèce de crainte.
91-92 I, 5
Ensuite, il fut question des embellissements de la capitale, des quartiers nouveaux, et le bonhomme Oudry vint à citer, parmi les grands spéculateurs, M. Dambreuse.
    Frédéric, saisissant l’occasion de se faire valoir, dit qu’il le connaissait. Mais Pellerin se lança dans une catilinaire contre les épiciers ; vendeurs de chandelles ou d’argent, il n’y voyait pas de différence. Puis, Rosenwald et Burieu devisèrent porcelaines ; Arnoux causait jardinage avec Mme Oudry ; Sombaz, loustic de la vieille école, s’amusait à blaguer son époux ; il l’appelait Odry, comme l’acteur, déclara qu’il devait descendre d’Oudry, le peintre des chiens, car la bosse des animaux était visible sur son front. Il voulut même lui tâter le crâne, l’autre s’en défendait à cause de sa perruque ; et le dessert finit avec des éclats de rire.
115 I, 5
Mme Arnoux était seule près de la croisée, Frédéric l’aborda.
    Ils causèrent de ce que l’on disait. Elle admirait les orateurs ; lui, il préférait la gloire des écrivains. Mais on devait sentir, reprit-elle, une plus forte jouissance à remuer les foules directement, soi-même, à voir que l’on fait passer dans leur âme tous les sentiments de la sienne. Ces triomphes ne tentaient guère Frédéric, qui n’avait point d’ambition.
    — Ah ! pourquoi ? dit-elle. Il faut en avoir un peu !
    Ils étaient l’un près de l’autre, debout, dans l’embrasure de la croisée. La nuit, devant eux, s’étendait comme un immense voile sombre, piqué d’argent. C’était la première fois qu’ils ne parlaient pas de choses insignifiantes. Il vint même à savoir ses antipathies et ses goûts : certains parfums lui faisaient mal, les livres d’histoire l’intéressaient, elle croyait aux songes.
    Il entama le chapitre des aventures sentimentales. Elle plaignait les désastres de la passion, mais était révoltée par les turpitudes hypocrites ; et cette droiture d’esprit se rapportait si bien à la beauté régulière de son visage, qu’elle semblait en dépendre.
116 I, 5
   Frédéric s’était senti troublé par l’amertume de Deslauriers ; mais, sous l’influence du vin qui circulait dans ses veines, à moitié endormi, engourdi, et recevant la lumière en plein visage, il n’éprouvait plus qu’un immense bien-être, voluptueusement stupide, comme une plante saturée de chaleur et d’humidité. Deslauriers, les paupières entre-closes, regardait au loin, vaguement. Sa poitrine se gonflait, et il se mit à dire :
    — Ah ! c’était plus beau, quand Camille Desmoulins, debout là-bas sur une table, poussait le peuple à la Bastille ! On vivait dans ce temps-là, on pouvait s’affirmer, prouver sa force ! De simples avocats commandaient à des généraux, des va-nu-pieds battaient les rois, tandis qu’à présent…
    Il se tut, puis tout à coup :
    — Bah ! l’avenir est gros !
    Et, tambourinant la charge sur les vitres, il déclama ces vers de Barthélémy :
              Elle reparaîtra, la terrible Assemblée
              Dont, après quarante ans, votre tête est troublée,
              Colosse qui sans peur marche d’un pas puissant.

    — Je ne sais plus le reste ! Mais il est tard, si nous partions ?
143-144 II, 1
Une horloge allemande, munie d’un coq, carillonnant deux heures, provoqua sur le coucou force plaisanteries. Toutes sortes de propos s’ensuivirent : calembours, anecdotes, vantardises, gageures, mensonges tenus pour vrais, assertions improbables, un tumulte de paroles qui bientôt s’éparpilla en conversations particulières. 154 II, 1
On vantait, quand il entra, l’éloquence de l’abbé Cœur. Puis on déplora l’immoralité des domestiques, à propos d’un vol commis par un valet de chambre ; et les cancans se déroulèrent. La vieille dame de Sommery avait un rhume, Mlle de Turvisot se mariait, les Montcharron ne reviendraient pas avant la fin de janvier, les Bretancourt non plus, maintenant on restait tard à la campagne ; et la misère des propos se trouvait comme renforcée par le luxe des choses ambiantes ; mais ce qu’on disait était moins stupide que la manière de causer, sans but, sans suite et sans animation. Il y avait là, cependant, des hommes versés dans la vie, un ancien ministre, le curé d’une grande paroisse, deux ou trois hauts fonctionnaires du gouvernement ; ils s’en tenaient aux lieux communs les plus rebattus. Quelques-uns ressemblaient à des douairières fatiguées, d’autres avaient des tournures de maquignon ; et des vieillards accompagnaient leurs femmes, dont ils auraient pu se faire passer pour les grands-pères. 160 II,2
Ces attentions furent perdues pour Sénécal.
    Il commença par demander du pain de ménage (le plus ferme possible), et, à ce propos, parla des meurtres de Buzançais et de la crise des subsistances.
    Rien de tout cela ne serait survenu si on protégeait mieux l’agriculture, si tout n’était pas livré à la concurrence, à l’anarchie, à la déplorable maxime du « laissez faire, laissez passer » ! Voilà comment se constituait la féodalité de l’argent, pire que l’autre ! Mais qu’on y prenne garde ! le peuple, à la fin, se lassera, et pourrait faire payer ses souffrances aux détenteurs du capital, soit par de sanglantes proscriptions, ou par le pillage de leurs hôtels.
    Frédéric entrevit dans un éclair, un flot d’hommes aux bras nus envahissant le grand salon de Mme Dambreuse, cassant les glaces à coups de pique.
    Sénécal continuait : l’ouvrier, vu l’insuffisance des salaires, était plus malheureux que l’ilote, le nègre et le paria, s’il a des enfants surtout.
    — Doit-il s’en débarrasser par l’asphyxie, comme le lui conseille je ne sais plus quel docteur anglais, issu de Malthus ?
    Et se tournant vers Cisy :
    — En serons-nous réduits aux conseils de l’infâme Malthus ?
    Cisy, qui ignorait l’infamie et même l’existence de Malthus, répondit qu’on secourait pourtant beaucoup de misères, et que les classes élevées…
    — Ah ! les classes élevées ! dit, en ricanant, le socialiste. D’abord, il n’y a pas de classes élevées ; on n’est élevé que par le cœur ! Nous ne voulons pas d’aumônes, entendez-vous ! mais l’égalité, la juste répartition des produits.
    Ce qu’il demandait, c’est que l’ouvrier pût devenir capitaliste, comme le soldat colonel. Les jurandes, au moins, en limitant le nombre des apprentis, empêchaient l’encombrement des travailleurs, et le sentiment de la fraternité se trouvait entretenu par les fêtes, les bannières.
    Hussonnet, comme poète, regrettait les bannières ; Pellerin aussi, prédilection qui lui était venue au café Dagneaux, en écoutant causer des phalanstériens. Il déclara Fourier un grand homme.
    — Allons donc ! dit Deslauriers. Une vieille bête ! qui voit dans les bouleversements d’empires des effets de la vengeance divine ! C’est comme le sieur Saint-Simon et son église, avec sa haine de la Révolution française : un tas de farceurs qui voudraient nous refaire le catholicisme !
167-168 II, 2
Puis la conversation descendit aux événements contemporains : les mariages espagnols, les dilapidations de Rochefort, le nouveau chapitre de Saint-Denis, ce qui amènerait un redoublement d’impôts. Selon Sénécal, on en payait assez, cependant !
    — Et pourquoi, mon Dieu ? pour élever des palais aux singes du Muséum, faire parader sur nos places de brillants états-majors, ou soutenir, parmi les valets du Château, une étiquette gothique !
    — J’ai lu dans la Mode, dit Cisy, qu’à la Saint-Ferdinand, au bal des Tuileries, tout le monde était déguisé en chicards.
    — Si ce n’est pas pitoyable ! fit le socialiste, en haussant de dégoût les épaules.
    — Et le musée de Versailles ! s’écria Pellerin. Parlons-en ! Ces imbéciles-là ont raccourci un Delacroix et rallongé un Gros ! Au Louvre, on a si bien restauré, gratté et tripoté toutes les toiles, que, dans dix ans, peut-être pas une ne restera. Quant aux erreurs du catalogue, un Allemand a écrit dessus tout un livre. Les étrangers, ma parole, se fichent de nous !
    — Oui, nous sommes la risée de l’Europe, dit Sénécal.
    — C’est parce que l’Art est inféodé à la Couronne.
    — Tant que vous n’aurez pas le suffrage universel…
    — Permettez ! car l’artiste, refusé depuis vingt ans à tous les Salons, était furieux contre le Pouvoir. — Eh ! qu’on nous laisse tranquilles. Moi, je ne demande rien ! seulement les Chambres devraient statuer sur les intérêts de l’Art. Il faudrait établir une chaire d’esthétique, et dont le professeur, un homme à la fois praticien et philosophe, parviendrait, j’espère, à grouper la multitude.
169 II, 2
Vous feriez bien, Hussonnet, de toucher un mot de ça dans votre journal ?
    — Est-ce que les journaux sont libres ? est-ce que nous le sommes ? dit Deslauriers avec emportement. Quand on pense qu’il peut y avoir jusqu’à vingt-huit formalités pour établir un batelet sur une rivière, ça me donne envie d’aller vivre chez les anthropophages ! Le Gouvernement nous dévore ! Tout est à lui, la philosophie, le droit, les arts, l’air du ciel ; et la France râle, énervée, sous la botte du gendarme et la soutane du calotin !
    Le futur Mirabeau épanchait ainsi sa bile, largement. Enfin, il prit son verre, se leva, et, le poing sur la hanche, l’œil allumé :
    — Je bois à la destruction complète de l’ordre actuel, c’est-à-dire de tout ce qu’on nomme Privilège, Monopole, Direction, Hiérarchie, Autorité, État ! — et d’une voix plus haute : — que je voudrais briser comme ceci ! en lançant sur la table le beau verre à patte, qui se fracassa en mille morceaux.
    Tous applaudirent, et Dussardier principalement.
    Le spectacle des injustices lui faisait bondir le cœur. Il s’inquiétait de Barbès, il était de ceux qui se jettent sous les voitures pour porter secours aux chevaux tombés. Son érudition se bornait à deux ouvrages, l’un intitulé Crimes des rois, l’autre Mystères du Vatican. Il avait écouté l’avocat bouche béante, avec délices. Enfin, n’y tenant plus :
    — Moi, ce que je reproche à Louis-Philippe, c’est d’abandonner les Polonais !
169-170 II, 2
 Les quadrilles n’étaient pas nombreux, et les danseurs à la manière nonchalante dont ils traînaient leurs escarpins, semblaient s’acquitter d’un devoir. Frédéric entendait des phrases comme celles-ci :
    — Avez-vous été à la dernière fête de charité de l’hôtel Lambert, mademoiselle ?
    — Non, monsieur !
    — Il va faire, tout à l’heure, une chaleur !
    — Oh ! c’est vrai, étouffante !
    — De qui donc cette polka ?
    — Mon Dieu ! je ne sais pas, madame !
    Et, derrière lui, trois roquentins, postés dans une embrasure, chuchotaient des remarques obscènes ; d’autres causaient chemins de fer, libre échange ; un sportsman contait une histoire de chasse ; un légitimiste et un orléaniste discutaient.
187 II, 2
Après quelques mots débités froidement, il se retourna vers son conciliabule. Un propriétaire disait :
    — C’est une classe d’hommes qui rêvent le bouleversement de la société !
    — Ils demandent l’organisation du travail ! reprit un autre. Conçoit-on cela ?
    — Que voulez-vous ! fit un troisième, quand on voit M. de Genoude donner la main au Siècle !
    — Et des conservateurs, eux-mêmes, s’intituler progressifs ! Pour nous amener, quoi ? la République ! comme si elle était possible en France !
    Tous déclarèrent que la République était impossible en France.
    — N’importe, remarqua tout haut un monsieur, on s’occupe trop de la Révolution ; on publie là-dessus un tas d’histoires, de livres !…
    — Sans compter, dit Martinon, qu’il y a, peut-être, des sujets d’étude plus sérieux !
    Un ministériel s’en prit aux scandales du théâtre :
    — Ainsi, par exemple, ce nouveau drame, la Reine Margot, dépasse véritablement les bornes ! Où était le besoin qu’on nous parlât des Valois ? Tout cela montre la royauté sous un jour défavorable ! C’est comme votre Presse ! Les lois de septembre, on a beau dire, sont infiniment trop douces ! Moi, je voudrais des cours martiales pour bâillonner les journalistes ! À la moindre insolence, traînés devant un conseil de guerre ! et allez donc !
    — Oh ! prenez garde, monsieur, prenez garde ! dit un professeur, n’attaquez pas nos précieuses conquêtes de 1830 ! respectons nos libertés.
    Il fallait décentraliser plutôt, répartir l’excédent des villes dans les campagnes.
    — Mais elles sont gangrenées ! s’écria un catholique. Faites qu’on raffermisse la Religion !
    Martinon s’empressa de dire :
    — Effectivement, c’est un frein !
    Tout le mal gisait dans cette envie moderne de s’élever au-dessus de sa classe, d’avoir du luxe.
    — Cependant, objecta un industriel, le luxe favorise le commerce. Aussi j’approuve le duc de Nemours d’exiger la culotte courte à ses soirées.
    — M. Thiers y est venu en pantalon. Vous connaissez son mot ?
    — Oui, charmant ! Mais il tourne au démagogue, et son discours dans la question des incompatibilités n’a pas été sans influence sur l’attentat du 12 mai.
    — Ah ! bah !
    — Eh ! eh !
    Le cercle fut contraint de s’entr’ouvrir pour livrer passage à un domestique portant un plateau, et qui tâchait d’entrer dans le salon des joueurs.
187-188 II, 2
Elle avait mis près d’elle la nièce de son mari, jeune personne assez laide. De temps à autre, elle se dérangeait pour recevoir celles qui entraient ; et le murmure des voix féminines, augmentant, faisait comme un caquetage d’oiseaux.
    Il était question des ambassadeurs tunisiens et de leurs costumes. Une dame avait assisté à la dernière réception de l’Académie ; une autre parla du Don Juan de Molière, représenté nouvellement aux Français. Mais, désignant sa nièce d’un coup d’œil, Mme Dambreuse posa un doigt contre sa bouche, et un sourire qui lui échappa démentait cette austérité.
189 II, 2
  Il jeta du bois dans le feu, se rassit, et parlaimmédiatement du Journal. La première chose à faire était de se débarrasser d’Hussonnet.
    — Ce crétin-là me fatigue ! Quant à desservir une opinion, le plus équitable, selon moi, et le plus fort, c’est de n’en avoir aucune.
    Frédéric parut étonné.
    — Mais sans doute ! il serait temps de traiter la Politique scientifiquement. Les vieux du XVIIIe siècle commençaient, quand Rousseau, les littérateurs, y ont introduit la philanthropie, la poésie et autres blagues, pour la plus grande joie des catholiques ; alliance naturelle, du reste, puisque les réformateurs modernes (je peux le prouver) croient tous à la Révélation. Mais si vous chantez des messes pour la Pologne, si à la place du Dieu des dominicains, qui était un bourreau, vous prenez le Dieu des romantiques, qui est un tapissier ; si, enfin, vous n’avez pas de l’Absolu une conception plus large que vos aïeux, la monarchie percera sous vos formes républicaines, et votre bonnet rouge ne sera jamais qu’une calotte sacerdotale ! Seulement, le régime cellulaire aura remplacé la torture, l’outrage à la Religion le sacrilège, le concert européen la Sainte-Alliance ; et dans ce bel ordre qu’on admire, fait de débris louis-quatorziens, de ruines voltairiennes, avec du badigeon impérial par-dessus et des fragments de constitution anglaise, on verra les conseils municipaux tâchant de vexer le maire, les conseils généraux leur préfet, les chambres le roi, la presse le pouvoir, l’administration tout le monde ! Mais les bonnes âmes s’extasient sur le Code civil, œuvre fabriquée, quoi qu’on dise, dans un esprit mesquin, tyrannique ; car le législateur, au lieu de faire son état, qui est de régulariser la coutume, a prétendu modeler la société comme un Lycurgue ! Pourquoi la loi gêne-t-elle le père de famille en matière de testament ? Pourquoi entrave-t-elle la vente forcée des immeubles ? Pourquoi punit-elle comme délit le vagabondage, lequel ne devrait pas être même une contravention ! Et il y en a d’autres ! Je les connais ! aussi je vais écrire un petit roman intitulé Histoire de l’idée de justice, qui sera drôle ! Mais j’ai une soif abominable ! et toi ?
    Il se pencha par la fenêtre, et cria au portier d’aller chercher des grogs au cabaret.
    — En résumé, je vois trois partis…, non ! trois groupes, et dont aucun ne m’intéresse : ceux qui ont, ceux qui n’ont plus, et ceux qui tâchent d’avoir. Mais tous s’accordent dans l’idolâtrie imbécile de l’Autorité ! Exemples : Mably recommande qu’on empêche les philosophes de publier leurs doctrines ; M. Wronski géomètre, appelle en son langage la censure « répression critique de la spontanéité spéculative » ; le père Enfantin bénit les Habsbourg « d’avoir passé par-dessus les Alpes une main pesante pour comprimer l’Italie » ; Pierre Leroux veut qu’on vous force à entendre un orateur, et Louis Blanc incline à une religion d’État, tant ce peuple de vassaux a la rage du gouvernement ! Pas un cependant n’est légitime, malgré leurs sempiternels principes. Mais, principe signifiant origine, il faut se reporter toujours à une révolution, à un acte de violence, à un fait transitoire. Ainsi, le principe du nôtre est la souveraineté nationale, comprise dans la forme parlementaire, quoique le parlement n’en convienne pas ! Mais en quoi la souveraineté du peuple serait-elle plus sacrée que le droit divin ? L’un et l’autre sont deux fictions ! Assez de métaphysique, plus de fantômes ! Pas n’est besoin de dogmes pour faire balayer les rues ! On dira que je renverse la société ? Eh bien, après ? où serait le mal ? Elle est propre, en effet, la société.
    Frédéric aurait eu beaucoup de choses à lui répondre. Mais, le voyant loin des théories de Sénécal, il était plein d’indulgence. Il se contenta d’objecter qu’un pareil système les ferait haïr généralement.
    — Au contraire, comme nous aurons donné à chaque parti un gage de haine contre son voisin, tous compteront sur nous. Tu vas t’y mettre aussi, toi, et nous faire de la critique transcendante !
    Il fallait attaquer les idées reçues, l’Académie ; l’École normale, le Conservatoire, la Comédie-Française, tout ce qui ressemblait à une institution. C’est par là qu’ils donneraient un ensemble de doctrine à leur Revue. Puis, quand elle serait bien posée, le journal tout à coup deviendrait quotidien ; alors, ils s’en prendraient aux personnes.
    — Et on nous respectera, sois-en sûr !
205-207 II, 3
Hussonnet ne fut pas drôle. À force d’écrire quotidiennement sur toutes sortes de sujets, de lire beaucoup de journaux, d’entendre beaucoup de discussions et d’émettre des paradoxes pour éblouir, il avait fini par perdre la notion exacte des choses, s’aveuglant lui-même avec ses faibles pétards. Les embarras d’une vie légère autrefois, mais à présent difficile, l’entretenaient dans une agitation perpétuelle ; et son impuissance, qu’il ne voulait pas s’avouer, le rendait hargneux, sarcastique. À propos d’Ozaï, un ballet nouveau, il fit une sortie à fond contre la danse, et, à propos de la danse, contre l’Opéra ; puis, à propos de l’Opéra, contre les Italiens, remplacés, maintenant, par une troupe d’acteurs espagnols, « comme si l’on n’était pas rassasié des Castilles ! » Frédéric fut choqué dans son amour romantique de l’Espagne ; et, afin de rompre la conversation, il s’informa du Collège de France, d’où l’on venait d’exclure Edgar Quinet et Mickiewicz. Mais Hussonnet, admirateur de M. De Maistre, se déclara pour l’Autorité et le Spiritualisme. Il doutait, cependant, des faits les mieux prouvés, niait l’histoire, et contestait les choses les plus positives, jusqu’à s’écrier au mot géométrie : « Quelle blague que la géométrie ! » Le tout entremêlé d’imitations d’acteurs. Sainville était particulièrement son modèle.
    Ces calembredaines assommaient Frédéric. Dans un mouvement d’impatience, il attrapa, avec sa botte, un des bichons sous la table.
    Tous deux se mirent à aboyer d’une façon odieuse.
237 II, 4
— Notre amphitryon, ma parole, a fait de véritables folies ! C’est trop beau !
    — Ça ? dit le vicomte de Cisy, allons donc !
    Et, dès la première cuillerée :
    — Eh bien, mon vieux des Aulnays, avez-vous été au Palais-Royal, voir Père et Portier ?
    — Tu sais bien que je n’ai pas le temps ! répliqua le marquis.
    Ses matinées étaient prises par un cours d’arboriculture, ses soirées par le Cercle agricole, et toutes ses après-midi par des études dans les fabriques d’instruments aratoires. Habitant la Saintonge les trois quarts de l’année, il profitait de ses voyages dans la capitale pour s’instruire ; et son chapeau à larges bords, posé sur une console, était plein de brochures.
    Mais Cisy, s’apercevant que M. de Forchambeaux refusait du vin :
    — Buvez donc, saprelotte ! Vous n’êtes pas crâne pour votre dernier repas de garçon !
    À ce mot, tous s’inclinèrent, on le congratulait.
    — Et la jeune personne, dit le précepteur, est charmante, j’en suis sûr ?
    — Parbleu ! s’écria Cisy. N’importe, il a tort ; c’est si bête, le mariage !
    — Tu parles légèrement, mon ami ! répliqua M. des Aulnays, tandis qu’une larme roulait dans ses yeux, au souvenir de sa défunte.
    Et Forchambeaux répéta plusieurs fois de suite, en ricanant :
    — Vous y viendrez vous-même, vous y viendrez !
    Cisy protesta. Il aimait mieux se divertir, « être régence ». Il voulait apprendre la savate, pour visiter les tapis-francs de la Cité, comme le prince Rodolphe des Mystères de Paris, tira de sa poche un brûle-gueule, rudoyait les domestiques, buvait extrêmement ; et, afin de donner de lui bonne opinion, dénigrait tous les plats. Il renvoya même les truffes, et le précepteur, qui s’en délectait, dit par bassesse :
    — Cela ne vaut pas les œufs à la neige de madame votre grand’mère !
    Puis il se remit à causer avec son voisin l’agronome, lequel trouvait au séjour de la campagne beaucoup d’avantages, ne serait-ce que de pouvoir élever ses filles dans des goûts simples. Le précepteur applaudissait à ses idées et le flagornait, lui supposant de l’influence sur son élève, dont il désirait secrètement être l’homme d’affaires.
245-246 II, 4
Il confondait un peu les assassins et les gendarmes ; un mouchard valait, à ses yeux, un parricide. Tout le mal répandu sur la terre, il l’attribuait naïvement au Pouvoir ; et il le haïssait d’une haine essentielle, permanente, qui lui tenait tout le cœur et raffinait sa sensibilité. Les déclamations de Sénécal l’avaient ébloui. Qu’il fût coupable ou non, et sa tentative odieuse, peu importait ! Du moment qu’il était la victime de l’Autorité, on devait le servir.
    — Les Pairs le condamneront, certainement. Puis il sera emmené dans une voiture cellulaire, comme un galérien et on l’enfermera au Mont-Saint-Michel, où le Gouvernement les fait mourir ! Austen est devenu fou ! Steuben s’est tué ! Pour transférer Barbès dans un cachot, on l’a tiré par les jambes, par les cheveux ! On lui piétinait le corps, et sa tête rebondissait à chaque marche tout le long de l’escalier. Quelle abomination ! les misérables !
    Des sanglots de colère l’étouffaient, et il tournait dans la chambre, comme pris d’une grande angoisse.
    — Il faudrait faire quelque chose, cependant ! Voyons ! moi, je ne sais pas ! Si nous tâchions de le délivrer, hein ? Pendant qu’on le mènera au Luxembourg, on peut se jeter sur l’escorte dans le couloir ! Une douzaine d’hommes déterminés, ça passe partout.
    Il y avait tant de flamme dans ses yeux, que Frédéric en tressaillit.
    Sénécal lui apparut plus grand qu’il ne croyait. Il se rappela ses souffrances, sa vie austère ; sans avoir pour lui l’enthousiasme de Dussardier, il éprouvait néanmoins cette admiration qu’inspire tout homme se sacrifiant à une idée. Il se disait que, s’il l’eût secouru, Sénécal n’en serait pas là ; et les deux amis cherchèrent laborieusement quelque combinaison pour le sauver.
    Il leur fut impossible de parvenir jusqu’à lui.
258-259 II, 4
M. Dambreuse et un vieillard à chevelure blanche se promenaient dans toute la longueur du salon. Quelques-uns s’entretenaient au bord des petits divans, çà et là les autres, debout, formaient un cercle au milieu.
    Ils causaient de votes, d’amendements, de sous-amendements, du discours de M. Grandin, de la réplique de M. Benoist. Le tiers parti décidément allait trop loin ! Le centre gauche aurait dû se souvenir un peu mieux de ses origines ! Le ministère avait reçu de graves atteintes ! Ce qui devait rassurer pourtant, c’est qu’on ne lui voyait point de successeur. Bref, la situation était complètement analogue à celle de 1834.
261 II, 4
Ceux qui causaient debout s’écartèrent, puis reprirent leur discussion.
    Maintenant, elle roulait sur le paupérisme, dont toutes les peintures, d’après ces messieurs, étaient fort exagérées.
    — Cependant, objecta Martinon, la misère existe, avouons-le ! Mais le remède ne dépend ni de la Science ni du Pouvoir. C’est une question purement individuelle. Quand les basses classes voudront se débarrasser de leurs vices, elles s’affranchiront de leurs besoins. Que le peuple soit plus moral et il sera moins pauvre !
    Suivant M. Dambreuse, on n’arriverait à rien de bien sans une surabondance du capital. Donc, le seul moyen possible était de confier, « comme le voulaient, du reste, les saint-simoniens (mon Dieu, ils avaient du bon ! soyons justes envers tout le monde), de confier, dis-je, la cause du Progrès à ceux qui peuvent accroître la fortune publique ». Insensiblement on aborda les grandes exploitations industrielles, les chemins de fer, la houille.
262-263 II, 4
Mlle Louise. C’était une femme, à présent. Elle se leva, en poussant un cri. Tous s’agitèrent. Elle était restée immobile, debout ; et les quatre flambeaux d’argent posés sur la table augmentaient sa pâleur. Quand elle se remit à jouer, sa main tremblait. Cette émotion flatta démesurément Frédéric, dont l’orgueil était malade ; il se dit : « Tu m’aimeras, toi ! », et, prenant sa revanche des déboires qu’il avait essuyés là-bas, il se mit à faire le Parisien, le lion, donna des nouvelles des théâtres, rapporta des anecdotes du monde, puisées dans les petits journaux, enfin éblouit ses compatriotes. 267 II, 5
    Le pharmacien gémit sur l’état pitoyable de notre flotte. Le courtier d’assurances ne tolérait pas les deux sentinelles du maréchal Soult. Deslauriers dénonça les jésuites, qui venaient de s’installer à Lille, publiquement. Sénécal exécrait bien plus M. Cousin, car l’éclectisme, enseignant à tirer la certitude de la raison, développait l’égoïsme, détruisait la solidarité ; le placeur de vins, comprenant peu ces matières, remarqua tout haut qu’il oubliait bien des infamies :
    — Le wagon royal de la ligne du Nord doit coûter quatre-vingt mille francs ! Qui le payera ?
    — Oui, qui le payera ? reprit l’employé de commerce, furieux comme si on eût puisé cet argent dans sa poche.
    Il s’ensuivit des récriminations contre les loups-cerviers de la Bourse et la corruption des fonctionnaires. On devait remonter plus haut, selon Sénécal, et accuser, tout d’abord, les princes, qui ressuscitaient les mœurs de la Régence.
    — N’avez-vous pas vu, dernièrement, les amis du duc de Montpensier revenir de Vincennes, ivres sans doute, et troubler par leurs chansons les ouvriers du faubourg Saint-Antoine ?
    — On a même crié : À bas les voleurs ! dit le pharmacien. J’y étais, j’ai crié !
    — Tant mieux ! le Peuple enfin se réveille depuis le procès Teste-Cubières.
    — Moi, ce procès-là m’a fait de la peine, dit Dussardier, parce que ça déshonore un vieux soldat !
    — Savez-vous, continua Sénécal, qu’on a découvert chez la duchesse de Praslin… ?
    Mais un coup de pied ouvrit la porte. Hussonnet entra.
287-288 II, 6
     — J’avançais donc que, dans l’affaire Praslin…
    Hussonnet l’interrompit.
    — Ah ! voilà encore une rengaine, celle-là ! M’embête-t-elle !
    — Et d’autres que vous ! répliqua Deslauriers. Elle a fait saisir rien que cinq journaux ! Écoutez-moi cette note.
— Et d’autres que vous ! répliqua Deslauriers. Elle a fait saisir rien que cinq journaux ! Écoutez-moi cette note.
    Et, ayant tiré son calepin, il lut :
    « Nous avons subi, depuis l’établissement de la meilleure des républiques, douze cent vingt-neuf procès de presse, d’où il est résulté pour les écrivains : trois mille cent quarante et un ans de prison, avec la légère somme de sept millions cent dix mille cinq cents francs d’amende. » — C’est coquet, hein ?
    Tous ricanèrent amèrement. Frédéric, animé comme les autres, reprit :
    — La Démocratie pacifique a un procès pour son feuilleton, un roman intitulé la Part des Femmes.
    — Allons ! bon ! dit Hussonnet. Si on nous défend notre part des femmes !
    — Mais qu’est-ce qui n’est pas défendu ? s’écria Deslauriers. Il est défendu de fumer dans le Luxembourg, défendu de chanter l’hymne à Pie IX !
    — Et on interdit le banquet des typographes ! articula une voix sourde.
    C’était celle de l’architecte, caché par l’ombre de l’alcôve, et silencieux jusqu’à présent. Il ajouta que, la semaine dernière, on avait condamné pour outrages au Roi, un nommé Rouget.
    — Rouget est frit ! dit Hussonnet.
    Cette plaisanterie parut tellement inconvenante à Sénécal, qu’il lui reprocha de défendre « le jongleur de l’Hôtel de Ville, l’ami du traître Dumouriez ».
    — Moi ? au contraire !
    Il trouvait Louis-Philippe poncif, garde national, tout ce qu’il y avait de plus épicier et bonnet de coton ! Et, mettant la main sur son cœur, le bohème débita les phrases sacramentelles : « C’est toujours avec un nouveau plaisir… — La nationalité polonaise ne périra pas… — Nos grands travaux seront poursuivis… — Donnez-moi de l’argent pour ma petite famille… » Tous riaient beaucoup, le proclamant un gaillard délicieux, plein d’esprit ; la joie redoubla à la vue du bol de punch qu’un limonadier apportait.
289 II, 6
 Elle se tenait près du feu, décousant la doublure d’une robe. Un pareil ouvrage le surprit.
    — Tiens ? qu’est-ce que tu fais ?
    — Tu le vois, dit-elle sèchement. Je raccommode mes hardes ! C’est ta République.
    — Pourquoi ma République ?
    — C’est la mienne, peut-être ?
    Et elle se mit à lui reprocher tout ce qui se passait en France depuis deux mois, l’accusant d’avoir fait la révolution, d’être cause qu’on était ruiné, que les gens riches abandonnaient Paris, et qu’elle mourrait plus tard à l’hôpital.
    — Tu en parles à ton aise, toi, avec tes rentes ! Du reste, au train dont ça va, tu ne les auras pas longtemps, tes rentes.
    — Cela se peut, dit Frédéric, les plus dévoués sont toujours méconnus ; et, si l’on n’avait pour soi sa conscience, les brutes avec qui l’on se compromet vous dégoûteraient de l’abnégation !
    Rosanette le regarda, les cils rapprochés.
    — Hein ? Quoi ? Quelle abnégation ? Monsieur n’a pas réussi, à ce qu’il paraît ? Tant mieux ! ça t’apprendra à faire des dons patriotiques. Oh ! ne mens pas ! Je sais que tu leur as donné trois cents francs, car elle se fait entretenir, ta République ! Eh bien, amuse-toi avec elle, mon bonhomme !
    Sous cette avalanche de sottises, Frédéric passait de son autre désappointement à une déception plus lourde.
    Il s’était retiré au fond de la chambre. Elle vint à lui.
    — Voyons ! raisonne un peu ! Dans un pays comme dans une maison, il faut un maître ; autrement, chacun fait danser l’anse du panier. D’abord, tout le monde sait que Ledru-Rollin est couvert de dettes ! Quant à Lamartine, comment veux-tu qu’un poète s’entende à la politique ? Ah ! tu as beau hocher la tête et te croire plus d’esprit que les autres, c’est pourtant vrai ! Mais tu ergotes toujours ; on ne peut pas placer un mot avec toi ! Voilà, par exemple, Fournier-Fontaine, des magasins de Saint-Roch : sais-tu de combien il manque ? De huit cent mille francs ! Et Gomer, l’emballeur d’en face, un autre républicain celui-là, il cassait les pincettes sur la tête de sa femme, et il a bu tant d’absinthe, qu’on va le mettre dans une maison de santé. C’est comme ça qu’ils sont tous, les républicains ! Une République à vingt-cinq pour cent ! Ah oui ! vante-toi !
    Frédéric s’en alla. L’ineptie de cette fille, se dévoilant tout à coup dans un langage populacier, le dégoûtait. Il se sentit même un peu redevenu patriote.
331-332 III, 1
 Et, malgré sa présence, elles se chamaillèrent, l’une faisant la bourgeoise, l’autre la philosophe.
    Les femmes, selon Rosanette, étaient nées exclusivement pour l’amour ou pour élever des enfants, pour tenir un ménage.
    D’après Mlle Vatnaz, la femme devait avoir sa place dans l’État. Autrefois, les Gauloises légiféraient, les Anglo-Saxonnes aussi, les épouses des Hurons faisaient partie du Conseil. L’œuvre civilisatrice était commune. Il fallait toutes y concourir, et substituer enfin à l’égoïsme la fraternité, à l’individualisme l’association, au morcellement la grande culture.
    — Allons, bon ! tu te connais en culture, à présent !
    — Pourquoi pas ? D’ailleurs, il s’agit de l’humanité, de son avenir !
    — Mêle-toi du tien !
    — Ça me regarde !
    Elles se fâchaient. Frédéric s’interposa. La Vatnaz s’échauffait, et arriva même à soutenir le Communisme.
    — Quelle bêtise ! dit Rosanette. Est-ce que jamais ça pourra se faire ?
    L’autre cita en preuve les Esséniens, les frères Moraves, les Jésuites du Paraguay, la famille des Pingons, près de Thiers en Auvergne ; et, comme elle gesticulait beaucoup, sa chaîne de montre se prit dans son paquet de breloques, à un petit mouton d’or suspendu.
Tout à coup, Rosanette pâlit extraordinairement.
333 III, 1
Quand il entra dans la mairie, les gardes nationaux bavardaient intarissablement sur les morts de Bréa et de Négrier, du représentant Charbonnel et de l’archevêque de Paris. On disait que le duc d’Aumale était débarqué à Boulogne, Barbès, enfui de Vincennes ; que l’artillerie arrivait de Bourges et que les secours de la province affluaient. Vers trois heures, quelqu’un apporta de bonnes nouvelles ; des parlementaires de l’émeute étaient chez le président de l’Assemblée. 356 III, 1
  — Chère belle dame ! chère belle dame ! répondait l’autre, de grâce, calmez-vous !
    C’était M. de Nonancourt, un vieux beau, l’air momifié dans du cold-cream, et Mme de Larsillois, l’épouse d’un préfet de Louis-Philippe. Elle tremblait extrêmement, car elle avait entendu, tout à l’heure, sur un orgue, une polka qui était un signal entre les insurgés. Beaucoup de bourgeois avaient des imaginations pareilles ; on croyait que des hommes, dans les catacombes, allaient faire sauter le faubourg Saint-Germain ; des rumeurs s’échappaient des caves ; il se passait aux fenêtres des choses suspectes.
    Tout le monde s’évertua cependant à tranquilliser Mme de Larsillois. L’ordre était rétabli. Plus rien à craindre. « Cavaignac nous a sauvés ! » Comme si les horreurs de l’insurrection n’eussent pas été suffisamment nombreuses, on les exagérait. Il y avait eu vingt-trois mille forçats du côté des socialistes, pas moins !
    On ne doutait nullement des vivres empoisonnés, des mobiles sciés entre deux planches, et des inscriptions des drapeaux qui réclamaient le pillage, l’incendie.
    — Et quelque chose de plus ! ajouta l’ex-préfète.
    — Ah ! chère ! dit par pudeur Mme Dambreuse, en désignant d’un coup d’œil les trois jeunes filles.
362 III, 2
Elle l’observait de loin, curieusement ; et Arnoux, près d’elle, avait beau prodiguer les galanteries, il n’en pouvait tirer trois paroles, si bien que, renonçant à plaire, il écouta la conversation. Elle roulait maintenant sur les purées d’ananas du Luxembourg.
    Louis Blanc, d’après Fumichon, possédait un hôtel rue Saint-Dominique et refusait de louer aux ouvriers.
    — Moi, ce que je trouve drôle, dit Nonancourt, c’est Ledru-Rollin chassant dans les domaines de la Couronne !
    — Il doit vingt mille francs à un orfèvre ! ajouta Cisy ; et même on prétend…
    Mme Dambreuse l’arrêta.
    — Ah ! que c’est vilain de s’échauffer pour la politique ! Un jeune homme, fi donc ! Occupez-vous plutôt de votre voisine !
    Ensuite, les gens sérieux attaquèrent les journaux.
    Arnoux prit leur défense ; Frédéric s’en mêla, les appelant des maisons de commerce pareilles aux autres. Leurs écrivains, généralement, étaient des imbéciles, ou des blagueurs ; il se donna pour les connaître, et combattait par des sarcasmes les sentiments généreux de son ami. Mme Arnoux ne voyait pas que c’était une vengeance contre elle.
364 III, 2
 On exaltait avant tout M. Thiers pour son volume contre le Socialisme, où il s’était montré aussi penseur qu’écrivain. On riait énormément de Pierre Leroux, qui citait à la Chambre des passages des philosophes. On faisait des plaisanteries sur la queue phalanstérienne. On allait applaudir la Foire aux Idées ; et on comparait les auteurs à Aristophane. Frédéric y alla, comme les autres.
   Le verbiage politique et la bonne chère engourdissaient sa moralité. Si médiocres que lui parussent ces personnages, il était fier de les connaître et intérieurement souhaitait la considération bourgeoise.
384 III, 3
   L’ex-commissaire de Ledru-Rollin conta, d’abord, les tourments qu’il avait eus. Comme il prêchait la fraternité aux conservateurs et le respect des lois aux socialistes, les uns lui avaient tiré des coups de fusil, les autres apporté une corde pour le pendre. Après Juin, on l’avait destitué brutalement. Il s’était jeté dans un complot, celui des armes saisies à Troyes. On l’avait relâché, faute de preuves. Puis, le comité d’action l’avait envoyé à Londres, où il s’était flanqué des gifles avec ses frères, au milieu d’un banquet. De retour à Paris…
    — Pourquoi n’es-tu pas venu chez moi ?
    — Tu étais toujours absent ! Ton suisse avait des allures mystérieuses, je ne savais que penser ; et puis je ne voulais pas reparaître en vaincu.
    Il avait frappé aux portes de la Démocratie, s’offrant à la servir de sa plume, de sa parole, de ses démarches ; partout on l’avait repoussé ; on se méfiait de lui ; et il avait vendu sa montre, sa bibliothèque, son linge.
    — Mieux vaudrait crever sur les pontons de Belle-Isle, avec Sénécal !
387-388 III, 3
    L’avocat détestait les ouvriers, pour en avoir souffert dans sa province, un pays de houille. Chaque puits d’extraction avait nommé un gouvernement provisoire lui intimant des ordres.
    — D’ailleurs, leur conduite a été charmante partout à Lyon, à Lille, au Havre, à Paris ! Car, à l’exemple des fabricants qui voudraient exclure les produits de l’étranger, ces messieurs réclament pour qu’on bannisse les travailleurs anglais, allemands, belges et savoyards ! Quant à leur intelligence, à quoi a servi, sous la Restauration, leur fameux compagnonnage ? En 1830, ils sont entrés dans la garde nationale, sans même avoir le bon sens de la dominer ! Est-ce que, dès le lendemain de 48, les corps de métiers n’ont pas reparu avec des étendards à eux ! Ils demandaient même des représentants du peuple à eux, lesquels n’auraient parlé que pour eux ! Tout comme les députés de la betterave ne s’inquiètent que de la betterave ! Ah ! j’en ai assez de ces cocos-là, se prosternant tour à tour devant l’échafaud de Robespierre, les bottes de l’Empereur, le parapluie de Louis-Philippe, racaille éternellement dévouée à qui lui jette du pain dans la gueule ! On crie toujours contre la vénalité de Talleyrand et de Mirabeau ; mais le commissionnaire d’en bas vendrait la patrie pour cinquante centimes, si on lui promettait de tarifer sa course à trois francs ! Ah ! quelle faute ! Nous aurions dû mettre le feu aux quatre coins de l’Europe !
    Frédéric lui répondit :
    — L’étincelle manquait ! Vous étiez simplement de petits bourgeois, et les meilleurs d’entre vous, des cuistres ! Quant aux ouvriers, ils peuvent se plaindre ; car, si l’on excepte un million soustrait à la liste civile, et que vous leur avez octroyé avec la plus basse flagornerie, vous n’avez rien fait pour eux que des phrases ! Le livret demeure aux mains du patron, et le salarié (même devant la justice) reste l’inférieur de son maître puisque sa parole n’est pas crue. Enfin, la République me paraît vieille. Qui sait ? Le Progrès, peut-être, n’est réalisable que par une aristocratie ou par un homme ? L’initiative vient toujours d’en haut ! Le peuple est mineur, quoi qu’on prétende !
    — C’est peut-être vrai, dit Deslauriers.
    Selon Frédéric, la grande masse des citoyens n’aspirait qu’au repos (il avait profité à l’hôtel Dambreuse), et toutes les chances étaient pour les conservateurs. Ce parti-là, cependant, manquait d’hommes neufs.
388-389 III, 3
  La route était longue ; et, comme dans les repas de cérémonie où l’on est réservé d’abord, puis expansif, la tenue générale se relâcha bientôt. On ne causait que du refus d’allocation fait par la Chambre au Président. M. Piscatory s’était montré trop acerbe, Montalembert « magnifique, comme d’habitude », et MM. Chambolle, Pidoux, Creton, enfin toute la commission aurait dû suivre, peut-être, l’avis de MM. Quentin-Bauchard et Dufour. 401-402 III, 4
Frédéric put admirer le paysage pendant qu’on prononçait les discours.
    Le premier fut au nom de la Chambre des députés, le deuxième au nom du Conseil général de l’Aube, le troisième au nom de la Société houillère de Saône-et-Loire, le quatrième, au nom de la Société d’agriculture de l’Yonne ; et il y en eut un autre, au nom d’une Société philanthropique. Enfin, on s’en allait, lorsqu’un inconnu se mit à lire un sixième discours, au nom de la Société des antiquaires d’Amiens.
    Et tous profitèrent de l’occasion pour tonner contre le Socialisme, dont M. Dambreuse était mort victime. C’était le spectacle de l’anarchie et son dévouement à l’ordre qui avait abrégé ses jours. On exalta ses lumières, sa probité, sa générosité et même son mutisme comme représentant du peuple, car, s’il n’était pas orateur, il possédait en revanche ces qualités solides, mille fois préférables, etc… avec tous les mots qu’il faut dire : — « Fin prématurée, — regrets éternels ; — l’autre patrie, — adieu, ou plutôt non, au revoir ! »
402-403 III, 4
 La perte de son héritage l’avait considérablement changée. Ces marques d’un chagrin qu’on attribuait à la mort de M. Dambreuse la rendaient intéressante ; et, comme autrefois, elle recevait beaucoup de monde. Depuis l’insuccès électoral de Frédéric, elle ambitionnait pour eux deux une légation en Allemagne ; aussi la première chose à faire était de se soumettre aux idées régnantes.
    Les uns désiraient l’Empire, d’autres les Orléans, d’autres le comte de Chambord ; mais tous s’accordaient sur l’urgence de la décentralisation, et plusieurs moyens étaient proposés, tels que ceux-ci : couper Paris en une foule de grandes rues afin d’y établir des villages, transférer à Versailles le siège du gouvernement, mettre à Bourges les écoles, supprimer les bibliothèques, confier tout aux généraux de division ; et on exaltait les campagnes, l’homme illettré ayant naturellement plus de sens que les autres ! Les haines foisonnaient : haine contre les instituteurs primaires et contre les marchands de vin, contre les classes de philosophie, contre les cours d’histoire, contre les romans, les gilets rouges, les barbes longues, contre toute indépendance, toute manifestation individuelle ; car il fallait « relever le principe d’autorité » ; qu’elle s’exerçât au nom de n’importe qui, qu’elle vînt de n’importe où, pourvu que ce fût la Force, l’Autorité ! Les conservateurs parlaient maintenant comme Sénécal. Frédéric ne comprenait plus ; et il retrouvait chez son ancienne maîtresse les mêmes propos, débités par les mêmes hommes !
409-410 III, 4
Frédéric lui serra la main ; et le brave garçon reprit d’une voix dolente : « Acceptez-les ! Faites-moi ce plaisir-là ! Je suis tellement désespéré ! Est-ce que tout n’est pas fini, d’ailleurs ? J’avais cru, quand la révolution est arrivée, qu’on serait heureux. Vous rappelez-vous comme c’était beau ! comme on respirait bien ! Mais nous voilà retombés pire que jamais.
    Et, fixant ses yeux à terre :
    — Maintenant, ils tuent notre République, comme ils ont tué l’autre, la romaine ! et la pauvre Venise, la pauvre Pologne, la pauvre Hongrie ! Quelles abominations ! D’abord, on a abattu les arbres de la Liberté, puis restreint le droit de suffrage, fermé les clubs, rétabli la censure et livré l’enseignement aux prêtres, en attendant l’Inquisition. Pourquoi pas ? Des conservateurs nous souhaitent bien les Cosaques ! On condamne les journaux quand ils parlent contre la peine de mort, Paris regorge de baïonnettes, seize départements sont en état de siège et l’amnistie qui est encore une fois repoussée !
    Il se prit le front à deux mains ; puis, écartant les bras comme dans une grande détresse :
    — Si on tâchait, cependant ! Si on était de bonne foi, on pourrait s’entendre ! Mais non ! Les ouvriers ne valent pas mieux que les bourgeois, voyez-vous ! À Elbeuf, dernièrement, ils ont refusé leurs secours dans un incendie. Des misérables traitent Barbès d’aristocrate ! Pour qu’on se moque du peuple, ils veulent nommer à la présidence Nadaud, un maçon, je vous demande un peu ! Et il n’y a pas de moyen ! pas de remède ! Tout le monde est contre nous ! Moi, je n’ai jamais fait de mal ; et, pourtant, c’est comme un poids qui me pèse sur l’estomac. J’en deviendrai fou, si ça continue. J’ai envie de me faire tuer. Je vous dis que je n’ai pas besoin de mon argent ! Vous me le rendrez, parbleu ! je vous le prête.
417-418 III, 4
     

Danielle Girard