Antilles - Guyane - Amérique centrale - Séries
générales - Juin 1999
Marivaux, L'Éducation dun prince, 1754.
Théophile, précepteur du prince Théodose, lui raconte l'histoire suivante : un jeune prince orgueilleux et méprisant vient d'avoir un fils. Au moment de la naissance, un deuxième enfant, fils d'une esclave, en tous points semblable au premier, a été placé dans la chambre.
THÉOPHILE
Sur ces entrefaites, le prince, impatient de voir son fils,
arrive et demande qu'on le lui montre. Hélas ! seigneur, on ne
saurait, lui dit-on, d'un air consterné ; il ne vous est né
qu'un prince, et nous venons de trouver deux enfants l'un auprès de
l'autre ; les voilà, et de vous dire lequel des deux est votre
fils, c'est ce qui nous est absolument impossible. Le prince, en pâlissant,
regarde ces deux enfants, et soupire de ne pas savoir à laquelle de
ces petites masses de chair encore informes il doit ou son amour ou son
mépris. Eh ! quel est donc l'insolent qui a osé faire
cet outrage au sang de ses maîtres, s'écria-t-il ? À
peine achevait-il cette exclamation, que tout à coup le roi parut,
suivi de trois ou quatre des plus vénérables seigneurs de l'Empire.
Vous me paraissez bien agité, mon fils, lui dit le roi ; il me
semble même avoir entendu que vous vous plaignez d'un outrage ;
de quoi est-il question ? Ah ! seigneur, lui répondit le
prince, en lui montrant ces deux enfants, vous me voyez au
désespoir : il n'y a point de supplice digne du crime dont il
s'agit. J'ai perdu mon fils, on l'a confondu avec je ne sais quelle vile
créature qui m'empêche de le reconnaître. Sauvez-moi de
l'affront de m'y tromper ; l'auteur de cet attentat n'est pas loin,
qu'on le cherche, qu'on me venge, et que son supplice effraie toute la terre.
THÉODOSE
Ceci m'intéresse.
THÉOPHILE
Il n'est pas nécessaire de le chercher : le voici, prince, c'est
moi, dit alors froidement un de ces vénérables seigneurs, et
dans cette action que vous appelez un crime, je n'ai eu en vue que votre
gloire. Le roi se plaint de ce que vous êtes trop fier, il gémit
tous les jours de votre mépris pour le reste des hommes ; et
moi, pour vous aider à le convaincre que vous avez raison de les
mépriser, et de les croire d'une nature bien au-dessous de la vôtre,
j'ai fait enlever un enfant qui vient de naître, je l'ai fait mettre
à côté de votre fils, afin de vous donner une occasion
de prouver que tout confondus qu'ils sont, vous ne vous y tromperez pas,
et que vous n'en verrez pas moins les caractères de grandeur qui doivent
distinguer votre auguste sang d'avec le vil sang des autres. Au surplus,
je n'ai pas rendu la distinction bien difficile à faire ; ce
n'est même pas un enfant noble, c'est le fils d'un misérable
esclave que vous voyez à côté du vôtre : ainsi
la différence est si énorme entre eux, que votre
pénétration 1 va se
jouer de cette faible épreuve où je la mets.
THÉODOSE
Ah ! le malin vieillard !
THÉOPHILE
Au reste, seigneur, ajouta-t-il, je me suis ménagé un moyen
sûr de reconnaître votre fils, il n'est point confondu pour
moi ; mais s'il l'est pour vous, je vous avertis que rien ne m'engagera
à vous le montrer, à moins que le roi ne me l'ordonne. Seigneur,
dit alors le prince à son père, d'un air un peu confus, et
presque la larme à lil, ordonnez-lui donc qu'il me le
rende. Moi ! prince, lui repartit le roi ; faites-vous
réflexion à ce que vous me demandez ? est-ce que la nature
n'a point marqué votre fils ? si rien ne vous l'indique ici,
si vous ne pouvez le retrouver sans que je m'en mêle, eh ! que
deviendra l'opinion superbe que vous avez de votre sang ? il faudra
donc renoncer à croire qu'il est d'une autre sorte que celui des autres,
et convenir que la nature à cet égard n'a rien fait de particulier
pour nous.
THÉODOSE
Il avait plus d'esprit que moi, s'il répondit à cela.
THÉOPHILE
L'histoire nous rapporte qu'il parut rêver un instant, et qu'ensuite
il s'écria tout d'un coup : Je me rends, seigneur, c'en est
fait : vous avez trouvé le secret de m'éclairer ;
la nature ne fait que des hommes et point de princes : je conçois
maintenant d'où mes droits tirent leur origine, je les faisais venir
de trop loin, et je rougis de ma fierté passée. Aussitôt
le vieux seigneur alla prendre le petit prince qu'il présenta à
son père, après avoir tiré de dessous les linges qui
l'enveloppaient un billet que le roi lui-même y avait mis pour le
reconnaître. Le prince, en pleurant de joie, embrassa son fils, remercia
mille fois le vieux seigneur qui avait aidé le roi dans cet innocent
artifice, et voulut tout de suite qu'on lui apportât l'enfant esclave
dont on s'était servi pour l'instruire, et qu'il embrassa à
son tour, comme en reconnaissance du trait de lumière qui venait de
le frapper. Je t'affranchis, lui dit-il, en le pressant entre ses bras ;
on t'élèvera avec mon fils ; je lui apprendrai ce que
je te dois, tu lui serviras de leçon comme à
moi, et tu me seras toujours cher, puisque c'est par toi que je suis devenu
raisonnable.
1. Pénétration : perspicacité
QUESTIONS (10 points)
1. Au début du texte (Sur ces entrefaites...toute la terre. "), par quelles expressions les deux enfants sont-ils désignés ? En quoi ces formulations sont-elles importantes pour la suite de largumentation ? (2 points)
2. Théodose sexclame " Ah ! le malin vieillard ! ". En quoi consiste lastuce du vieillard ? (3 points)
3. "Moi ! prince, lui repartit le roi ; faites-vous réflexion à ce que vous me demandez ? est-ce que la nature n'a point marqué votre fils ? si rien ne vous l'indique ici, si vous ne pouvez le retrouver sans que je m'en mêle, eh ! que deviendra l'opinion superbe que vous avez de votre sang ?": quel procédé le roi utilise-t-il ? Dans quelle intention ? (2 points)
4. À la fin du texte : "Tu lui serviras de leçon comme à moi." : de quelle leçon sagit-il ? (3 points)
TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 points)
À lissue de cet entretien, le prince annonce aux parents du petit esclave quil a affranchi lenfant et quil désire le garder et lélever. Imaginez la réponse argumentée que pourrait faire le père ou la mère.