Centres étrangers - Groupe I - Séries générales - Juin 1998
I - Louis De Broglie, Sur les sentiers de la science, 1960
II - Marthe Robert, La Vérité littéraire, 1981.

TEXTE I

Nous sommes dans une période où l'histoire s'accélère, où les découvertes de la Science et les progrès de ses applications sont si rapides que les conditions de la vie matérielle et de la vie intellectuelle elle-même sont sans cesse en prompte et constante évolution.

De plus, l'Europe occidentale et méditerranéenne a peu à peu cessé d'être le centre de la civilisation humaine. Celle-ci s'étend lentement à la terre entière, et, dans tous les domaines, le rapport des forces en présence s'en est trouvé modifié.

La langue française a subi et subit chaque jour davantage les conséquences de cette situation. Envahie par des mots étrangers qu'on ne cherche même pas à assimiler en les " francisant ", défigurée par toutes sortes d’expressions ou de locutions mal formées, introduits hâtivement et sans esprit critique par la presse, la radio ou des écrivains sans scrupule, la langue française court aujourd'hui un grand danger et risque de se détériorer rapidement.

Il est certain qu'à notre époque, plus qu’à toute autre, une langue doit évoluer et qu'elle doit même s'enrichir rapidement de mots nouveaux permettant de traduire l'accroissement rapide de nos connaissances et de nos possibilités d'action : tout purisme1 excessif qui tenterait de s'opposer à cette conséquence inéluctable du progrès de la civilisation ne pourrait que venir se briser contre la force d'un courant qu'il ne pourrait remonter et, en se refusant de tenter de le guider, il ferait finalement plus de mal que de bien.

Mais l'enrichissement du français, s'il est à la fois souhaitable et inévitable, doit se faire d'une façon rationnelle préservant l'autonomie de la langue et restant conforme à ses origines et à son génie2. Le français doit, certes, se transformer et s'accroître, mais il doit le faire sans perdre les qualités essentielles de précision et de cohérence qui ont assuré dans le passé le succès de son emploi dans le monde et la diffusion des idées dont il était l'interprète.

Dans le domaine scientifique plus que dans tout autre, la langue française est appelée chaque jour à se transformer et à s'accroître parce que la Science a chaque jour besoin de mots nouveaux pour désigner les conceptions qu'elle introduit, les phénomènes qu'elle découvre, les instruments qu'elle invente. Il serait aussi nuisible que vain de vouloir empêcher le langage scientifique de proliférer puisque cette prolifération est la conséquence nécessaire d’un besoin sans cesse plus pressant de termes nouveaux pour désigner des idées nouvelles.

Mais il faut que le langage scientifique français, tout en se complétant et en s'enrichissant continuellement, garde cependant les qualités de précision et de clarté qui ont toujours assuré la valeur et l'élégance de notre langue et ne se transforme pas en un jargon incorrect, prétentieux et lourd, tout chargé de mots étranges et de sigles obscurs.

Louis De Broglie 3, Sur les sentiers de la science 1960


1. Purisme : attachement à la pureté de la langue. - 2 génie : qualités particulières, originalité d'une langue. - 3. L. de Broglie (1892-1987) : physicien.

TEXTE II

Deuil et mélancolie des mots perdus. – Qu'est-ce qui les a chassés du discours quotidien, où ils marquaient pourtant le besoin de la nuance, de la différence, et, au physique comme au moral, l'inépuisable variété des phénomènes humains ? Où sont partis le débonnaire, l'affable, le bonhomme ou le bonasse, l'atrabilaire ou le chafouin ? Où, le chenapan, le papelard, le doucereux ? Le salace, le graveleux, le salé ont complètement succombé au porno ; l'acrimonieux et le sarcastique s'abolissent dans l'agressif ; le piquant cède la place à l'intéressant, tandis que la charmeuse ou la sorcière, la sainte-nitouche ou la virago, et combien d'autres mots si propres à diversifier choses et gens, tombent dans le néant créé en hâte par notre rage de nivellement (comme si de tout fourrer dans la grisaille de l'uniforme avançait le règne de l'égalité). Ces mots nuancés qui fixaient rangs et qualités en laissant jouer toutes les tonalités subtiles des sensations et des sentiments, on ne les rencontre plus guère que dans nos dictionnaires et nos anthologies ; à la rigueur sans doute la littérature peut toujours les retrouver, surtout lorsqu'elle ne craint pas de paraître démodée ; mais pour peindre, situer, juger dans le langage de chaque jour, nous n'avons déjà presque plus rien à mettre entre le type bien et le salaud ; les raisons et les torts, les qualités et les défauts forment des blocs opposés, entre lesquels apparemment nous ne concevons même plus de degrés. Impossible de démêler si ce dépérissement de notre appareil descriptif est dû à l'usure naturelle des mots, ou s'il est le fait de notre paresse de cœur et d'esprit.

Marthe Robert, La Vérité littéraire, 1981.
Marthe Robert : critique littéraire.


Questions (10 points)

1. Quel constat commun les deux auteurs font-ils sur l'évolution de la langue française ? (2 points)

2. Quelles sont les étapes du raisonnement du premier texte, depuis " Il est certain que " jusqu’à la fin ? (4 points)

3. Montrez ce qui distingue, dans le ton, le style et les conclusions, le texte de Marthe Robert de celui de Louis De Broglie. (4 points)

Travail d'écriture (10 points)

Imaginez le dialogue de deux adolescents, l'un se réjouissant de l'évolution de la langue, l'autre la regrettant.