Séries technologiques - Juin 1998 - Métropole
Roger-Pol DROIT, extrait d'un article publié dans Le Monde,
30.05.1997
Affreux, sales et méchants, ils ne respectent rien. Pas un regard pour la beauté. Préoccupés seulement d'eux-mêmes et de leurs habitudes, insensibles aux coutumes et aux gens, ce sont des fléaux. Ils se déplacent en hordes, ne laissent sur leur passage que papiers gras et sacs plastique. On douterait presque, finalement, de l'appartenance des touristes à l'espèce humaine. Leur existence évoque celle des nuées de sauterelles, des troupeaux de bisons, des moutons bêlants au regard fixe. On doit leur reconnaître un talent unique pour le saccage par piétinement. Là, ils excellent. Imbattables dans la détérioration anonyme, les visiteurs en masse ! Ce sont des génies de la dégradation, des champions de l'usure. Rien ne leur résiste. Châteaux ou glaciers, musées ou criques sauvages, savanes ou jardins à la française, ils ont tôt fait de salir et de déséquilibrer... Tout cela, ajoutera-t-on, ne serait rien encore si les méfaits de ces barbares n'étaient multipliés par une industrie en pleine expansion. Les touristes ne se contentent pas de nuire par eux-mêmes. Une énorme armada les accompagne, les précède, les suit, les transporte, les nourrit, les soigne, les distrait. Pour les accueillir et les conserver, on bétonne, on transforme, on spolie, on dénature, on folklorise, on paupérise, on nivelle, on saccage en grand, définitivement. Bref, le tourisme, c'est la mort. " la forme achevée de la guerre ", dit Marc Augé1.
Le tourisme aurait tué le voyage, l'aurait rendu " impossible ", vain, vide de son sens. Finies les découvertes, oubliées les rencontres. Pas d'imprévu, pas de contrées nouvelles, pas même réellement de gens qui pourraient surprendre, parce qu'ils seraient autres. Seulement des images, des clichés, des représentations fabriquées, des codes préétablis. Il est vrai qu'en devenant industrie, en organisant les trajets, les séjours et les thèmes, le voyagisme prend pour matière première des rêveries collectives plutôt que des réalités singulières. La matérialité s'estompe, l'espace s'esquive. On ne visite en fait aucun lieu, préférant déjà le récit qu'on fera de la visite. Le fin du fin : ne visiter que des fictions se prenant pour des réalités. Voyez Disneyland : on entre un instant dans la légende, c'est-à-dire le décor. Ce qu'on vient y trouver, souligne Marc Augé, n'existe nulle part : une poignée de main de Mickey, l'ombre de Peter Pan, une idée de saloon. Le réel se moule sur des fictions floues. Le triomphe du tourisme, en ce cas, c'est plus que la vie transformée un moment en carte postale, c'est tout le comportement d'une collectivité jouant à " faire comme si " elle était heureuse, comblée, ravie de ce qu'on lui présente. Encore un pas, si l'on peut dire, et tout déplacement devient inutile. Regarder le film de la visite suffit...
Tout cela n'est-il pas bien exagéré ? Vilipender2 les touristes, n'est-ce pas un exercice convenu, voire conventionnel ? Et surtout, comment prétendre regarder les choses du dehors ? Ne sommes-nous pas tous touristes ? N'est-ce pas un état aussi répandu, et finalement aussi peu nuisible, que d'être piéton, citoyen ou usager ? Croire que les touristes, toujours, sont bêtes et malfaisants, prétendre que les autres, eux seuls, voyagent idiot, n'est-ce pas trop simple ? Ne serait-il pas temps de quitter le discours du mépris et la complaisance pour l'anathème3 ? Pourquoi ne verrait-on pas le tourisme pour ce qu'il est un des comportements majeurs de notre époque, avec ses qualités et ses travers , sans verser dans l'apocalypse ? Telles sont, en substance, les questions animant le travail de Florence Deprest. Son Enquête sur le tourisme de masse entend rompre avec le consensus dénonçant systématiquement les méfaits du phénomène. Non, malgré quatre milliards de voyages par an, la planète n'est pas détruite. Les sites fréquentés par les troupes curieuses ne sont pas nécessairement anéantis. Peut-être même les voyageurs retirent-ils de leurs pérégrinations quelques impressions fécondes, une bribe d'idée, un souvenir formateur...
[...] Il ne s'agit pas nécessairement d'aller très loin. Un transport organisé n'est pas obligatoirement requis. Un pas de côté suffit, d'une discipline à l'autre, d'un groupe social à son voisin, d'une lumière à une ombre, d'une théorie à une fiction, d'une loi à un exemple, d'un immeuble à une forêt, d'une humeur à son contraire. Finalement, les méfaits du tourisme auront sans doute ce mérite : faire redécouvrir la simple nécessité des mouvements infinitésimaux.
Roger-Pol DROIT, extrait d'un article publié dans Le Monde, 30.05.1997
1. Marc Augé : auteur de L'impossible voyage (1997) - 2.vilipender : accuser avec mépris - 3.complaisance pour l'anathème : tendance à condamner violemment
QUESTIONS (10 points)
1. Dans le premier paragraphe, quelle est la thèse présentée ? (2 points)
2. De " Tout cela, ajoutera-t-on " à la fin du deuxième paragraphe, identifiez trois emplois différents du pronom " on " et donnez pour chacun d'eux un exemple tiré du texte. (3 points)
3. En vous appuyant en particulier sur la ponctuation, vous définirez les deux étapes de l'argumentation développée dans le troisième paragraphe. (3 points)
4. Sur quelle opposition se fonde la conclusion de l'auteur dans la dernière phrase du texte ? (2 points)
TRAVAUX D'ÉCRITURE (10 points)
1.Reformulez les arguments par lesquels, dans le deuxième paragraphe, est soutenue l'idée que le tourisme aurait tué le voyage. (4 points)
2. " Il ne s'agit pas nécessairement d'aller très loin... Un pas de côté suffit... " Étayez cette idée en vous appuyant sur des exemples précis. (6 points)