Asie du sud-est - Séries générales - Juin 1998
Alexandre Dumas (1802-1870), Le Figaro 29 mai
1867
Mon cher de Villemessan1,
Vous avez trouvé la lettre que j'ai écrite à
M. Jouvin1 digne
de quelque intérêt, et vous me faites demander
si je veux vous en écrire une pareille à
celle-là par semaine.
Cinquante-deux par an !
Peste ! Comme vous y allez !
Lequel de nous peut se vanter d'avoir
cinquante-deux choses intéressantes par an à
raconter au lecteur ?
Vous me dites : " Écrivez sur
ce que vous voudrez. "
Difficulté plus grande !
C'est parce que les auteurs de féeries ont devant eux le champ
de l'Infini qu'ils se maintiennent dans un horizon si
borné.
Sans m'engager à cette tâche, qui
me paraît lourde, je m'engage à faire le
plus que je pourrai dans votre journal, une chose qui
ne se fait guère aujourd'hui dans aucun.
De la littérature,
Et surtout de la littérature critique,
Plus je lis les rendus compte2 de
pièce, plus je plains les pauvres auteurs
qui, après avoir gagné ou perdu leur bataille
devant le public, ne sont encore qu'à la moitié
de leurs peines et doivent la gagner ou la perdre devant les
hebdomadairiens,
Si messieurs les critiques se donnaient la peine
d'apprendre quelque chose aux auteurs qu'ils anatomisent,
j'applaudirais de toutes mes forces le jugement,
n'ayant pu souvent applaudir la pièce.
Mais, non. Les six colonnes
de l'Aristarque3 se divisent
ainsi : une colonne pour des réflexions
générales dans lesquelles il fait comprendre l'ennui qu'il
y a pour lui, dans une époque de décadence
comme la nôtre, de faire le métier qu'il
fait et combien on doit savoir gré à un homme de sa
valeur, d'écouter les fadaises qu'il est forcé
d'entendre, Puis, quatre colonnes
d'analyse de la pièce, fournies en général
par l'auteur même de la pièce : une
demi-colonne pour dire que la pièce est bonne
ou mauvaise, sans dire pourquoi elle est bonne ou elle
est mauvaise. Un quart de colonne pour faire l'éloge
des artistes abonnés au journal, et enfin un quart
de colonne pour dire du mal des artistes qui n'y sont pas
abonnés, toujours sans dire pourquoi les acteurs
qui sont bons, sont bons, et pourquoi
les acteurs qui sont mauvais, sont mauvais.
Question d'abonnement à part
Il me semble qu'il n'en devrait pas être ainsi
et que le critique doit être non seulement
un juge qui réprimande ou qui loue, mais un professeur
qui enseigne. Il me semble que l'auteur de la pièce
jouée doit être curieux de voir comment un autre esprit que
le sien, supérieur ou tout au moins égal
au sien, envisage, en une
soirée et d'un seul coup d'il, l'ouvrage
qui lui a coûté trois mois au moins, six
mois souvent, un an parfois de peines ;
qu'il n'a vu venir à lui que pièce à
pièce, lambeau à lambeau,
scène à scène, acte à
acte. Il me semble enfin qu'il y aurait une grande satisfaction pour l'auteur
à écrire, et pour la critique à
recevoir, une lettre ainsi
conçue :
" Vous avez raison, mon cher ami,
ma pièce est bonne, ou ma pièce
est mauvaise par les motifs que vous dites, et vous vous
apercevrez dans mon prochain ouvrage que j'ai profité de votre
avis. "
Or, jamais lettre pareille que je sache n'a
été écrite Par moi du moins.
Mais me répondrez-vous, seigneur Critique, comment veut-on qu'à la simple vue d'un ouvrage, que j'ai mal vu, parce que j'étais mal placé, que j'ai mal entendu, parce que la salle manque d'acoustique, que j'ai mal écouté parce que je causais avec ma voisine, comment veut-on que je donne un jugement consciencieux et détaillé ?
Alors ne le donnez pas, ou ne le donnez qu'après avoir au moins lu la pièce.
Voilà pourquoi je vous parlerai, moi, si vous le voulez bien, au lieu des pièces que l'on va jouer, des pièces que l'on va reprendre, et je commencerai ma série de lettres par vous parler dHernani.4
Le bruit que cette grande uvre a fait s'est éteint,
comme séteint tout bruit ; le
scandale qu'elle a causé a disparu, comme
disparaît tout scandale.
Reste l'uvre nue, n'ayant plus d'amis pour
la soutenir, plus d'ennemis pour la
renverser.
1. Directeurs du journal Le Figaro. 2. Rendus compte : on dit aujourd'hui comptes rendus. 3. Aristarque : nom propre employé ici pour désigner un critique réputé infaillible. - 4. Drame romantique de Victor Hugo dont la première représentation, en 1830, a donné lieu à une célèbre " bataille " entre partisans et détracteurs de l'uvre.
Travail d'écriture (10 points)
Avant de lire une uvre littéraire, de voir une émission
de télévision, de choisir un spectacle, vous paraît-il
utile de consulter un ou plusieurs articles critiques ?