Candidats d’Alger passant à Tunis - Séries générales - Juin 1996
Victor Hugo, Les feuilles d'automne (1831) - Préface

 

Sans doute, en un pareil moment, au milieu d'un si orageux conflit de toutes les choses et de tous les hommes, en présence de ce concile tumultueux de toutes les idées, de toutes les croyances, de toutes les erreurs, occupées à rédiger et à débattre en discussion publique la formule de l'humanité au dix-neuvième siècle, c'est folie de publier un volume de pauvres vers désintéressés. Folie ! Pourquoi ?

L'art, et l'auteur de ce livre n'a jamais varié dans cette pensée, l'art a sa loi qu’il suit, comme le reste a la sienne. Parce que la terre tremble, est-ce une raison pour qu'il ne marche pas ? Voyez le seizième siècle. C'est une immense époque pour la société humaine, mais c’est une immense époque pour l'art. C'est le passage de l'unité religieuse et politique à la liberté de conscience et de cité, de l'orthodoxie au schisme, de la discipline à l'examen, de la grande synthèse sacerdotale qui a fait le moyen-âge à l'analyse philosophique qui va le dissoudre ; c'est tout cela ; et c’est aussi le tournant magnifique et éblouissant de perspectives sans nombre, de l'art gothique à l'art classique. Ce n’est partout, sur le sol de la vieille Europe, que guerres religieuses, guerres civiles, guerres pour un dogme, guerres pour un sacrement, guerres pour une idée, de peuple à peuple, de roi à roi, d'homme à homme, que cliquetis d'épées toujours tirées et de docteurs toujours irrités, que commotions politiques, que chutes et écroulements des choses anciennes, que bruyant et sonore avènement des nouveautés ; en même temps, ce n’est dans l'art que chefs-d'œuvre. On convoque la diète de Wormsl, mais on peint la chapelle Sixtine. II y a Luther, mais il y a Michel-Ange.

Ce n'est donc pas une raison, parce que aujourd'hui d'autres vieilleries croulent à leur tour autour de nous, et remarquons en passant que Luther est dans les vieilleries et que Michel-Ange n’y est pas, ce n’est pas une raison parce qu'à leur tour aussi d'autres nouveautés surgissent dans ces décombres, pour que l'art, cette chose éternelle, ne continue pas de verdoyer et de florir entre la ruine d'une société qui n'est plus et l'ébauche d'une société qui n’est pas encore.

Parce que la tribune aux harangues regorge de Démosthènes, parce que les rostres2 sont encombrés de Cicérons, parce que nous avons trop de Mirabeaux, ce n’est pas une raison pour que nous n'ayons pas dans quelque coin obscur, un poète.

Il est donc tout simple, quel que soit le tumulte de la place publique, que l'art persiste, que l'art s’entête, que l'art se reste fidèle à lui-même, tenax propositi3. Car la poésie ne s’adresse pas seulement au sujet de telle monarchie, au sénateur de telle oligarchie, au citoyen de telle république, au natif de telle nation ; elle s'adresse à l'homme, à l’homme tout entier. À l'adolescent, elle parle de l'amour ; au père, de la famille ; au vieillard, du passé ; et, quoi qu’on fasse, quelles que soient les révolutions futures, soit qu'elles prennent les sociétés caduques aux entrailles, soit qu’elles leur écorchent seulement l'épiderme, à travers tous les changements politiques possibles, il y aura toujours des enfants, des mères, des jeunes filles, des vieillards, des hommes enfin, qui aimeront, qui se réjouiront, qui souffriront. C'est à eux que va la poésie. Les révolutions, ces glorieux changements d'âge de l’humanité, les révolutions transforment tout, excepté le cœur humain. Le cœur humain est comme la terre ; on peut semer, on peut planter, on peut bâtir ce qu'on veut à sa surface ; mais il n'en continuera pas moins à produire ses verdures, ses fleurs, ses fruits naturels ; mais jamais pioches ni sondes ne le troubleront à de certaines profondeurs ; mais, de même qu’elle sera toujours la terre, il sera toujours le cœur humain ; la base de l'art, comme celle de la nature.

Pour que l'art fût détruit, il faudrait donc commencer par détruire le cœur humain.


1. Lors de l'assemblée de la diète à Worms, en 1521, Luther refusa de se rétracter et fut mis au ban de l’empire. Ainsi commença le schisme qui divisa l'Église entre Catholiques et Protestants. Michel-Ange et Luther sont contemporains. Michel Ange peignit par exemple les fresques de la Chapelle Sixtine entre 1508 et 1512.
2. Nom donné à Rome à la tribune aux harangues, où des orateurs comme Cicéron s’exprimaient. Démosthène est un orateur grec. - 3. " tenax propositi " : ferme en sa résolution

QUESTIONS (10 points)

1 - Sur quelles oppositions lexicales majeures repose l'argumentation ?
2 - Quel rôle joue dans l'argumentation la référence au XVIème siècle ? (1 points)
3 - Par quels moyens stylistiques Victor Hugo manifeste-t-il sa volonté de persuader depuis " Ce n’est donc pas une raison… " jusquà la fin ?
4 - Dégagez les grandes étapes de l'argumentation.

TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 points)

Aujourd'hui, les médias projettent en pleine lumière l’écrivain alors que Victor Hugo situait, lui, le poète dans " quelque coin obscur ". Faut-il craindre cette publicité faite autour de l’écrivain ou du créateur en général ?