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Juin 1998
Victor Hugo, Les Misérables -5eme partie, livre IV- 1862
Javert poursuit depuis longtemps l'ancien forçat Jean Valjean. Il a enfin réussi à l'arrêter. Mais il a été une fois sauvé par cet homme, lorsqu'il était menacé par les révolutionnaires des barricades. Il lui permet alors une ultime visite à son appartement avant l'emprisonnement et, au lieu de l'attendre, s'enfonce dans la nuit.
Une nouveauté, une révolution, une catastrophe, venait de se passer au fond de lui-même ; et il y avait de quoi s'examiner.
Javert souffrait affreusement.
Depuis quelques heures Javert avait cessé d'être simple. Il était troublé ; ce cerveau, si limpide dans sa cécité, avait perdu sa transparence ; il y avait un nuage dans ce cristal. Javert sentait dans sa conscience le devoir se dédoubler, et il ne pouvait se le dissimuler. Quand il avait rencontré si inopinément Jean Valjean sur la berge de la Seine, il y avait eu en lui quelque chose du loup qui ressaisit sa proie et du chien qui retrouve son maître.
Il voyait devant lui deux routes également droites toutes deux, mais il en voyait deux ; et cela le terrifiait, lui qui n'avait jamais connu dans sa vie qu'une ligne droite. Et, angoisse poignante, ces deux routes étaient contraires. L'une de ces deux lignes droites excluait l'autre. Laquelle des deux était la vraie ?
Sa situation était inexprimable.
Devoir la vie à un malfaiteur, accepter cette dette et la rembourser, être, en dépit de soi-même, de plain-pied avec un repris de justice, et lui payer un service avec un autre service ; se laisser dire : Va-t-en, et lui dire à son tour : Sois libre ; sacrifier à des motifs personnels le devoir, cette obligation générale, et sentir dans ces motifs personnels quelque chose de général aussi, et de supérieur peut-être ; trahir la société pour rester fidèle à sa conscience ; que toutes ces absurdités se réalisassent et qu'elles vinssent s'accumuler sur lui-même, c'est ce dont il était atterré.
Une chose l'avait étonné, c'était que Jean Valjean lui eût fait grâce, et une chose l'avait pétrifié, cétait que, lui Javert, il eût fait grâce à Jean Valjean.
Où en était-il ? Il se cherchait et ne se trouvait plus.
Que faire maintenant ? Livrer Jean Valjean, c'était mal ; laisser Jean Valjean libre, c'était mal. Dans le premier cas, l'homme de l'autorité tombait plus bas que l'honneur du bagne ; dans le second, un forçat montait plus haut que la loi et mettait le pied dessus. Dans les deux cas, déshonneur pour lui Javert. Dans tous les partis qu'on pouvait prendre, il y avait de la chute. La destinée a de certaines extrémités à pic sur l'impossible, et au delà desquelles la vie n'est plus qu'un précipice. Javert était à une de ces extrémités-là. [ ]
Ce qu'il venait de faire lui donnait le frisson. Il avait, lui, Javert, trouvé bon de décider, contre tous les règlements de police, contre toute l'organisation sociale et judiciaire, contre le code tout entier, une mise en liberté ; cela lui avait convenu ; il avait substitué ses propres affaires aux affaires publiques ; n'était-ce pas inqualifiable ? Chaque fois qu'il se mettait en face de cette action sans nom qu'il avait commise, il tremblait de la tête aux pieds. À quoi se résoudre ? Une seule ressource lui restait ; retourner en hâte rue de l'Homme-Armé1, et faire écrouer Jean Valjean. Il était clair que c'était cela qu'il fallait faire. II ne pouvait.
Quelque chose lui barrait le chemin de ce côté-là.
Quelque chose ? Quoi ? Est-ce qu'il y a au monde autre chose que les tribunaux, les sentences exécutoires, la police et l'autorité ? Javert était bouleversé.
Un galérien sacré ! un forçat imprenable à la justice ! et cela par le fait de Javert !
QUESTIONS (10 points)
1. En quoi les métaphores de la " route droite " et de " la ligne droite " au quatrième paragraphe conviennent-elles bien pour définir le type de raisonnement auquel Javert est habitué ? (2 points)
2. Expliquez et justifiez l'emploi du terme "absurdités" dans le passage "que toutes ces absurdités se réalisassent et qu'elles vinssent s'accumuler sur lui-même, c'est ce dont il était atterré. " (2 points)
Depuis "Que faire maintenant " à " une de ces extrémités-là", comment l'expression traduit-elle le raisonnement de Javert ? À quel type de situation ce raisonnement conduit-il le personnage ? (3 points)
3. À la fin du texte ( "Quelque chose lui barrait le chemin par le fait de Javert !"), de quelle nature est l'obstacle qui empêche Javert de prendre une décision ? Que révèlent les interrogations et les exclamations qui ponctuent ce passage ? (3 points)
TRAVAIL DÉCRITURE (10 points)
Vous écrivez à Javert pour l'aider à prendre une décision en choisissant la solution qui vous paraît la meilleure.