Séries technologiques - Septembre 1998 - France métropolitaine
Bernard-Henri LÉVY, Éloge du béton, Questions de principe deux, 1986.

 

Dire la beauté des villes, déjà... Dire leur charme... Leur poésie... Dire, redire comment la déambulation de la conscience éveillée dans la ville est probablement, et depuis un siècle, l'une des grandes aventures contemporaines... C'était l'opinion du jeune Aragon filant son "paysan de Paris" entre le café Certa, le salon de coiffure de Madame Jéhan et le passage de l'Opéra. C'était celle de Baudelaire, poète de la ville surpeuplée, succombant au charme de ses " passantes " et fuyant, de flânerie en flânerie, de café en cercle de lecture, la horde de ses créanciers. C'était celle de Shelley chantant " la fourmillante cité pleine de bruit " – ou celle de Dickens qui se plaignait carrément, lui, en voyage, de l'insupportable absence de bruit dans la rue, qui l'empêchait de travailler. Et c'est vrai que j'échangerais bien toute la littérature bucolique1 d'hier et d'aujourd'hui contre quelques pages de ces quatre-là : tout Sand, tout Chardonne ou même tout Giono contre un chapitre de Manhattan Transfer ou un volume de David Goodis ; c'est vrai que, contre toutes les âmes chagrines qui vont dépeignant la grisaille, la tristesse, la monotonie de l'esprit de métropole, je ne me lasserai jamais, moi, d'en dire l'intarissable ressource romanesque.

Car la vérité c'est, plus profondément peut-être, que je n'ai jamais très bien compris non plus par quelle étrange ruse de l'histoire la Ville est devenue au fil du temps ce lieu de chute et de perdition, de maléfice et de servitude qu'elle est, me semble-t-il, pour tant de mes contemporains. Bon. Je sais sa misère. Je sais sa violence, sa cruauté. Je sais – j'ai vu – de Calcutta à la Bowery, des faubourgs de Yaoundé ou de Trechville à ceux de Londres ou de Rome, d'inabordables réserves où rôdent le crime, la barbarie. Mais je sais aussi – qu'on me pardonne – l'"autre" barbarie. Je sais celle qui, depuis bien plus longtemps encore, s'attache à ce que les prophètes bibliques nommaient " l'esprit des bois ". Je connais, je devine cette sauvagerie native, foncière, qui sourd2, disent-ils, dans la gracieuse immédiateté des rapports entre les humains. [... ]

Soyons clair. Il y a, d'un côté, ceux qui croient qu'être libre c'est vivre loin des tumultes, des désordres métropolitains, dans l'une de ces sociétés simples, minuscules, parfaitement pures et transparentes à elles-mêmes, qu'offre à nos nostalgies le modèle pastoral éternel ; et cette liberté n'a jamais été, à mes yeux, que l'autre nom d'une servitude terrible, d'une oppression insupportable qui, des origines de l'humanité à tous les régimes fascistes d'aujourd'hui, nous soumettent au plus implacable des maîtres : l'ordre naturel, derechef3. Et puis il y a ceux qui, à l'inverse, savent qu'être libre c'est tendre d'abord à relâcher les nœuds, à desserrer l'étreinte, à s'émanciper4, autant que faire se peut, de la pression des collectifs, de la loi des communautés, de la sourde pesée que fait en nous le lien de société ; et ceux-là savent bien qu'elle est, cette émancipation, la définition même de ce que peut, veut, opère, au fond, une ville quand elle vient délier ses sujets de leurs attaches anciennes pour les livrer, d'un coup, sans merci ni compensation, à sa légendaire " solitude ". [... ]

J'ajoute, pour être plus clair encore, qu'il y a dans toute ville digne de ce nom un cosmopolitisme de principe qui me renforce encore dans cette conviction ; et que, face à l'" esprit des bois " de tout à l'heure, si spontanément prompt à séparer l'autochtone et l'étranger, celui d'" ici " et celui de " là-bas ", l'esprit citadin, lui, me paraît être, en tant que tel encore, une formidable machine de résistance au chauvinisme. Je ne dis pas, on l'imagine, qu'il n'y ait pas de xénophobie dans les villes, et il est hélas ! clair que la haine raciste, quand elle explose, y est plus foudroyante qu'ailleurs. Mais ce que je prétends, c'est qu'on y trouve une dispersion des êtres, une perpétuelle migration des cultures, un infini brassage des langues, des rythmes, des corps et même des âmes.


1. bucolique : qui concerne la vie à la campagne - 2. qui sourd : qui apparaît - 3. derechef : de nouveau. - 4. s’émanciper : se libérer des contraintes

QUESTIONS (10 points)

1. Quelles sont les deux visions de la ville présentées dans le premier paragraphe ? Quelle est celle de l'auteur ? (2 points)

2. Quelle concession l'auteur fait-il aux partisans de la thèse adverse, dans le deuxième paragraphe (" car la vérité… entre les humains ") ? (2 points)

3. En vous fondant sur l'observation du lexique et des articulations logiques dans le troisième paragraphe (" Soyons clairs… "), étudiez sur quelle opposition se construit l'argumentation. (3 points)

4. Dans le dernier paragraphe, quel est l'argument déterminant en faveur de la thèse de l'auteur ? Quelle précaution l'auteur prend-il pour le présenter ? (3 points)

Travail d'écriture (10 points)

Étayez ou réfutez, à votre choix, l'idée selon laquelle la ville apporte la liberté. (10 points)