Nouvelle Calédonie - Séries technologiques - Décembre
1997 -
Gabriel MATZNEFF, Maîtres et Complices, 1994.
Adolescents, nous vivons en partie par procuration, à travers les auteurs que nous aimons et auxquels nous nous identifions. Adultes, nous avons parfois l'impression que les livres qui jadis ne quittaient pas notre table de chevet ne nous sont plus nécessaires ; que nous devons les oublier et voler de nos propres ailes ; imiter ce moine qui, après avoir passé vingt ans à s'adonner nuit et jour à la lecture, se leva un matin, distribua tous les livres qu'il possédait et s'enfuit au désert.
C'est vrai, je lis moins que du temps de ma fiévreuse jeunesse, mais cela ne signifie pas que la reconnaissance affectueuse que j'éprouve à l'égard des maîtres qui m'ont enfanté à la vie de l'esprit se soit, avec le temps, affaiblie ou fanée. Il n'en est rien, et je demeure opiniâtrement attaché aux écrivains qui m'ont révélé à moi-même, aidé à devenir celui que je suis. Chaque fois que j'entends prononcer le nom de l'un deux, j'ai le cur qui bat le tambour. Je me souviens du dégoût qui m'envahit lorsqu'une amie, à laquelle je conseillais de lire un essai récemment paru de Cioran1, me répondit : " Oh ! Cioran, je l'aimais beaucoup en terminale, il y a deux ans, mais c'est fini, ça ne m'intéresse plus. " Cette réponse imbécile fut déterminante dans ma décision de rompre avec une si médiocre créature. Pour moi, jamais je ne tournerai le dos à mes maîtres, jamais je n'en parlerai avec légéreté ou désinvolture, et aujourd'hui encore je ne supporterais pas qu'on osât, en ma présence, dénigrer l'un deux. Au chapitre V de ses Mémoires, Saint-Simon2 raconte, que se promenant en carrosse autour du canal de Fontainebleau avec les ducs de Beauvillier, de Chevreuse et de Béthune, il les menaça de quitter la voiture, ne voulant pas entendre les propos inamicaux, les " amertumes ", que ceux-ci tenaient sur l'abbé de Rancé3.
Tolstoï4 a soixante ans lorsqu'en novembre 1888 il note dans son journal intime : " Si le Christ arrivait et donnait à imprimer l'Évangile, les dames s'efforceraient d'obtenir ses autographes et ce serait tout. " Je ne suis pas de cet avis. Je ne partage pas le désabusement de Tolstoï en ce qui touche le pouvoir des livres, linfluence de l'écriture sur les esprits et les âmes. La rencontre d'un grand livre et d'un jeune être peut s'avérer décisive. Nos maîtres agissent sur nous comme des révélateurs, ils nous accouchent de nous-mêmes. Certes, nous ne découvrons chez eux que ce qui déjà existait, à l'état latent, dans notre propre cur, mais l'aurions-nous jamais découvert si nous ne les avions pas lus ? Serais-je celui que je suis si, adolescent, puis jeune homme, je n'avais pas eu la chance de rencontrer les praeclara ingenia5 qu'avec piété filiale je salue dans le présent ouvrage ? Répondre à cette question n'est pas aisé. J'ai, pour ma part, tendance à penser que la lecture d'un livre peut changer le cours d'une vie. Si je n'avais lu aucun de ceux que je nomme mes éducateurs, si j'avais grandi dans un monde où leurs livres eussent été inconnus, sans doute, oui, serais-je le même, mais il est probable que certaines de mes qualités seraient demeurées en jachère ; qu'elles n'auraient pas produit de fruits.
QUESTIONS (10 points)
1. Étudiez le. système énonciatif : quelles sont les valeurs respectives des pronoms " nous " et " je " dans le. texte ? 4 pts
2. Étudiez le rôle des exemples dans l'ensemble du texte. 3 pts
3. Quelle thèse Gabriel Matzneff réfute-t-il dans le troisième paragraphe (" Tolstoï a soixante ans... produit de fruits ") ? Quelle thèse défend-il ? 3 pts
TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 points)
" J'ai, pour ma part, tendance à penser
que la lecture d'un livre peut changer le cours d'une vie. "
En vous référant à votre expérience et à
des exemples précis, dites si vous partagez l'opinion de Gabriel
Matzneff