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Juin 1998
François MAURIAC, Journal (1934-1951)
" Vous voyez tout en noir... la vie n'est pas si noire, ni les hommes si méchants. " Entre tous les reproches que subit un écrivain, celui-là ne laisse pas de le surprendre, bien quon le lui adresse depuis des années. Parfois, il connaît le lecteur qui proteste ainsi : c'est un père dont le fils a été tué, un époux trompé ou abandonné ; un homme du monde qui, au milieu d'une fête, porte la mort sur son visage ou les marques d'un vice plus effrayant que la mort ; un vieillard déjà aux trois quarts englouti.
" Vous voyez tout en noir... " Ce reproche ne nous vient presque jamais des jeunes gens ; car, sil existe chez eux une puissance pour se détacher et, parfois, une facilité à mourir, dont s'étonnent ceux qui les aiment, c'est qu'ils connaissent tout d'avance et qu'ils entrent dans la vie comme les gladiateurs dans le cirque.
Les hommes d'âge, qui savent de quoi il retourne et qui, depuis longtemps, se collettent1 avec le destin, ce sont ceux-là qui feignent de ne pas voir le sang dont ils sont couverts. Nous accepterions volontiers lobjection du sens commun : la vie réelle est assez triste pour ne pas y ajouter encore les malheurs imaginaires des romans et des films. Mais ceux qui raisonnent ainsi savent qu'une littérature existe à leur usage, et qui cherche à embellir la vie, à dispenser le rêve, l'oubli de ce qui est. Chacun est libre de chercher dans l'art une fuite, un divertissement, et d'exiger de l'écrivain une aide pour échapper à soi-même.
Mais la préférence que la plupart éprouvent pour une littérature d'embellissement du réel, dévasion hors du réel, ne doit pas les rendre injustes à l'égard des écrivains dont la vocation est, au contraire, la science de l'homme. Rien de plus légitime, certes, que de se refuser à les suivre dans leur recherche. En revanche, nous n'acceptons pas l'hypocrite " La vie nest pas si noire... " de ces tristes humains dont, souvent, la seule approche, même quand nous ne connaissons rien d'eux, nous révèle le nom de l'enfer qu'ils habitent.
Ce nest pas nous qui haïssons la vie. Ceux-là seuls haïssent la vie qui, ne pouvant en souffrir aspect, la falsifient. Les véritables amants de la vie l'aiment telle quelle est. Ils lui ont arraché, un à un, tous ses masques, et à ce monstre enfin mis à nu, ils donnent leur cur.
Et de même les misanthropes2, les ennemis de l'homme sont ceux qui ne consentent pas à le connaître dans sa misère aussi bien que dans sa grandeur. Toute une littérature où triomphe le faux dans les sentiments, et qui se croit optimiste, est, au vrai, l'uvre de gens à qui la vue de l'homme réel est intolérable et qui, ne pouvant supporter leur propre cur, le camouflent, le maquillent.
Comment ne s'offenseraient-ils pas du portrait non retouché quun artiste leur impose ? Ah ! les magnifiques lettres anonymes qu'un romancier reçoit, plus divertissantes que toutes les louanges, et où le pharisien3, touché au vif, crie : " Ce n'est pas moi ! " lettres signées : une maman de vingt ans, pas plus laide qu'une autre, ou : un honnête père de famille qui na pas lu Proust. Comme on aimerait les connaître, ces honnêtes gens qui ne signent pas leurs lettres, et leur apprendre l'examen de conscience ; ou plutôt faire avec eux cet examen, s'épouiller4 en commun, comme dans ces catéchismes, avant la première communion, où quarante petits garçons scrutaient tous ensemble leurs curs encore innocents.
Il nest pas dautre route, pour apprendre à aimer autrui, que la connaissance de soi-même, que ce regard sans illusion qui, à travers nous-mêmes, atteint toute humanité misérable.
QUESTIONS (10 points)
1. Quels sont les adversaires auxquels Mauriac donne successivement la parole ? Relevez les propos qu'il leur attribue. Porte-t-il le même regard sur chacun de ces adversaires ? (2 points)
2. Le même procédé argumentatif est utilisé à deux reprises dans les paragraphes 3 et 4 (" les hommes dâge quils habitent ") : lequel ? Quels mots permettent de le repérer ? Quindique-t-il sur la stratégie argumentative de l'auteur ? (3 points)
3) Formulez la thèse défendue par Mauriac en sa qualité décrivain. (3 points)
4) Dans lavant-dernier paragraphe (Ah ! les magnifiques lettres ), quel ton Mauriac emploie-t-il et à quels procédés a-t-il recours ? (2 points)
TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 points)
Pour un être humain, voir " la vie telle quelle est ", avoir " un regard sans illusion " sur le monde qui lentoure, est-ce ou non être condamné au pessimisme ? Justifiez votre point de vue par des arguments et des exemples empruntés à votre expérience personnelle ou aux divers domaines artistiques.