Amérique du sud - Séries générales - Novembre 1997
Paul Morand, Apprendre à se reposer - 1937

Le vrai luxe, et que personne ne pense plus à s'offrir, c'est de prendre son temps. Comme on l'a fait souvent remarquer, les doctrines nouvellement acclimatées chez les Anglo-Saxons, Christian Science, Yoghis ou Vedentas, les idées shinto pour le Japon et même, peut-être, le néo-thomisme pour la France1, viennent s'opposer au culte de la vitesse. M. Paul Souday reprenait jadis avec sévérité Mac Orlan pour avoir écrit : " Il n'y a qu'une chose qui compte, la vitesse ", et le rabrouait ainsi : " Il ne faut pas prendre les moteurs pour des lanternes. Tout ce matériel est utile aux gens d'affaires... " (M. Souday pourrait ajouter que Mercure qui est à la fois le dieu du commerce et celui de la vitesse, est sans doute l'inventeur de l'arbitrage en Bourse), " mais la pensée, qui importe avant tout, n'exige pas cette accélération. Elle se trouve même assez bien du loisir et d'une sage lenteur. "

Ne vous piquez pas d'une folle vitesse, enseigne Boileau avant M. Souday.

N'oublions pas que la vitesse affaiblit ; les neurologues nous le répètent. Nous n'avons plus la mesure, nous ne distinguons plus entre aller vite et aller le plus vite possible ; le record est roi. Or, le paroxysme2 tue. Les voitures à turbocompresseur ont la vie courte. Ce tout-puissant prestige sportif est absurde, puisque les progrès mécaniques le remettent continuellement en question. Le record est moins une affirmation que la négation de ce qui précède. II est infini et sans but, cent trois mètres à la seconde sur terre : nous rirons demain de cette lenteur. À voir passer ce bolide, vous allez vous imaginer que rien ne saurait lui résister ? Je demandais cet hiver à notre champion du monde en auto, Chiron, à son retour d'Indianapolis, ce qu’à deux cents à l'heure, il redoutait le plus. " Ce sont, répondit-il, les poches d'air. " La vitesse est devenue chez ces athlètes quelque chose de si précis, de si aigu, qu'un courant d'air risque de les faire tomber, comme elle ferait d'un enfant. L'extrême force rejoint par là l'extrême faiblesse.

On attendait peut-être de moi un éloge de la vitesse, et voilà que je parais la condamner. Pas absolument. Je ne suis pas comme un critique refusant de reconnaître un apport nouveau ou comme Thiers3 vouant le télégraphe à n'être "qu'un amusement pour les personnes curieuses de physique" ou affirmant à la tribune que le chemin de fer est sans avenir "parce que les roues glisseront sans avancer jamais". J'essaie de mesurer la vitesse, de me mesurer avec elle, de la domestiquer. "Téléphone, télégraphe, radio ont rendu possible – jusqu'à en être inquiétant – l'échange rapide des communications, écrit M. Anesaki. Mais qu’avons-nous à nous communiquer ? Des cotes de la Bourse, des résultats de football, et des histoires de couchage. L'homme résistera-t-il à l'accroissement formidable de puissance dont la science moderne l’a doté ou se détruira-t-il en la maniant ? La science ne saurait répondre à ces questions. Ou bien l'homme sera-t-il assez spirituel pour savoir se servir de sa force nouvelle ? " Nous sommes de race équilibrée et, pas plus que les autres monstres, celui-ci ne doit nous faire peur. J'entendais dernièrement une femme d'esprit, au cours d'une représentation de Don Juan, dire des personnages de Mozart cette chose si juste : "Ils vont très vite, mais s'ils voulaient, ils pourraient aller lentement." Soyons comme eux, maîtres de régler notre allure. Il faut être rapide, mais à condition de porter en soi un contrepoids. Pourquoi, si impatients de toute autorité, accepter sans examen la dernière en date des tyrannies ? Formulons une loi nouvelle de résistance à la vitesse. Pas d'autre pente que notre volonté. "Vérification de l'équilibre par le mouvement", écrit Claudel. La possession des richesses ne désorganise pas l'homme qui sait conserver le sentiment de leur néant. La religion nous a appris cela, et toutes les morales. Le sage s'efforce de ne pas voir les premiers plans immédiats, qui s'enfuient, mais de fixer les yeux sur les lointains, qui sont immobiles.

Le vrai repos vient de nous.


1.Théories : systèmes philosophiques et théologiques. 2. Paroxysme : plus haut degré. 3. Thiers : homme politique, né en 1797, mort en 1877.

Questions (10 points)

1. Quelles sont les grandes étapes de l'argumentation ? (4 points)

2. Relevez deux usages différents de la citation, donnez un exemple pour chacun d'eux, et commentez l'efficacité de cet exemple. (2 points)

3. Quels sont les procédés de persuasion mis en œuvre dans le quatrième paragraphe (" On attendait… " à la fin) ? Justifiez vos réponses par un exemple à chaque fois. (4 points)

TRAVAIL D’ÉCRITURE

Ce que Paul Morand dit de la vitesse en général en 1937 peut s’appliquer de nos jours au domaine particulier de la communication et des médias. En vous limitant à ce domaine précis, rédigez à votre choix un éloge ou une critique de la vitesse.