Bordeaux Sujet de remplacement Séries technologiques
Juin 1998
Georges Pérec, Les Choses, 1965.
Dans les années 60, Jérôme et Sylvie sinterrogent sur les conditions de leur réussite sociale.
Ils étaient stupides combien de fois se répétèrent-ils qu'ils étaient stupides, qu'ils avaient tort, qu'ils n'avaient, en tout cas, pas plus raison que les autres, ceux qui s'acharnent, ceux qui grimpent mais ils aimaient leurs longues journées d'inaction, leurs réveils paresseux, leurs matinées au lit, avec un tas de romans policiers et de science-fiction à côté d'eux, leurs promenades dans la nuit, le long des quais, et le sentiment presque exaltant de liberté qu'ils ressentaient certains jours, le sentiment de vacances qui les prenait chaque fois qu'ils revenaient d'une enquête en province.
Ils savaient, bien sûr, que tout cela était faux, que leur liberté n'était qu'un leurre. Leur vie était plus marquée par leurs recherches presque affolées de travail, lorsque, cela était fréquent, une des agences qui les employait faisait faillite ou s'absorbait dans une autre plus grande, par leurs fins de semaine où les cigarettes étaient comptées, par le temps qu'ils perdaient, certains jours, à se faire inviter à dîner.
Ils étaient au cur de la situation la plus banale, la plus bête du monde. Mais ils avaient beau savoir qu'elle était banale et bête, ils y étaient cependant ; l'opposition entre le travail et la liberté ne constituait plus, depuis belle lurette, s'étaient-ils laissé dire, un concept rigoureux ; mais c'est pourtant ce qui les déterminait d'abord.
Les gens qui choisissent de gagner d'abord de l'argent, ceux qui réservent pour plus tard, pour quand ils seront riches, leurs vrais projets, n'ont pas forcément tort. Ceux qui ne veulent que vivre, et qui appellent vie la liberté la plus grande, la seule poursuite du bonheur, l'exclusif assouvissement de leurs désirs ou de leurs instincts, l'usage immédiat des richesses illimitées du monde Jérôme et Sylvie avaient fait leur ce vaste programme , ceux-là seront toujours malheureux. Il est vrai, reconnaissaient-ils, qu'il existe des individus pour lesquels ce genre de dilemme1 ne se pose pas, ou se pose à peine, qu'ils soient trop pauvres et n'aient pas encore d'autres exigences que celles de manger un peu mieux, d'être un peu mieux logés, de travailler un peu moins, ou qu'ils soient trop riches, au départ, pour comprendre la portée, ou même la signification d'une telle distinction. Mais de nos jours et sous nos climats, de plus en plus de gens ne sont trop riches ni pauvres : ils rêvent de richesse et pourraient s'enrichir : c'est ici que leurs malheurs commencent.
Un jeune homme théorique2 qui fait quelques études, puis accomplit dans l'honneur ses obligations militaires, se retrouve vers vingt-cinq ans nu comme au premier jour, bien que déjà virtuellement possesseur, de par son savoir même, de plus d'argent qu'il n'a jamais pu en souhaiter. C'est-à-dire qu'il sait avec certitude qu'un jour viendra où il aura son appartement, sa maison de campagne, sa voiture, sa chaîne haute-fidélité. Il se trouve pourtant que ces exaltantes promesses se font toujours fâcheusement attendre : elles appartiennent, de par leur être même, à un processus dont relèvent également si l'on veut bien y réfléchir, le mariage, la naissance des enfants, lévolution des valeurs morales, des attitudes sociales et des comportements humains. En un mot, le jeune homme devra s'installer, et cela lui prendra bien quinze ans.
Une telle perspective n'est pas réconfortante. Nul ne s'y engage sans pester. Eh quoi, se dit le jeune émoulu3, vais-je devoir passer mes jours derrière ces bureaux vitrés au lieu de m'aller promener dans les prés fleuris, vais-je me surprendre plein d'espoir les veilles de promotions, vais-je supputer, vais-je intriguer, vais-je mordre mon frein, moi qui rêvais de poésie, de trains de nuit, de sables chauds ? Et, croyant se consoler, il tombe dans les pièges des ventes à tempérament. Lors, il est pris, et bien pris : il ne lui reste plus qu'à s'armer de patience. Hélas. quand il est au bout de ses peines, le jeune homme n'est plus si jeune, et, comble de malheur, il pourra même lui apparaître que sa vie est derrière lui, qu'elle n'était que son effort, et non son but et, même s'il est trop sage, trop prudent car sa lente ascension lui aura donné une saine expérience pour oser se tenir de tels propos, il n'en demeurera pas moins vrai qu'il sera âgé de quarante ans, et que l'aménagement de ses résidences principale et secondaire, et l'éducation de ses enfants auront suffi à remplir les maigres heures qu'il n'aura pas consacrées à son labeur. . .
1. Dilemme : choix difficile entre deux possibilités.
- 2. Jeune homme théorique : jeune homme type qui représente
l'ensemble des jeunes gens dans la même situation. - 3.
Émoulu : récemment
diplômé.
Questions (10 points)
1. Quel est le constat que font les personnages dans les trois premiers paragraphes (jusquà " déterminait dabord ") ? Vous justifierez votre réponse par létude du vocabulaire. (3 points)
2. Daprès le quatrième paragraphe, à quel " dilemme " se sont trouvés confrontés Jérôme et Sylvie ? Quel choix ont-ils fait ? (4 points)
3. Quel rôle jouent dans largumentation les deux derniers paragraphes (depuis " Un jeune homme théorique ")? (3 points)
Travail décriture (10 points)
En 1965, Pérec écrivait : " Ceux
qui ne veulent que vivre, et qui appellent vie la liberté la plus
grande [
] ceux-là seront toujours malheureux. ". Êtes-vous
de ceux qui préfèrent profiter de la vie tout de suite, ou
de ceux qui veulent dabord gagner de largent ?
Vous envisagerez les inconvénients et les avantages de votre
choix.