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Septembre 1997
Bertrand POIROT- DELPECH, Le Monde, 29 avril 1992.
Longueurs
L'esprit "tronçonneuse" n'afflige pas que la nature. Quatre éditeurs vont l'appliquer aux chefs-d'uvre de la littérature. Saint-Simon, Hugo, Michelet, Proust, c'est bien, disent-ils, mais ça traîne. Des collections nouvelles vous serviront les grands classiques en tranches, expurgés de leurs "longueurs". On savait la lecture en crise : on ne la croyait pas à ce stade des soins palliatifs. [ ]
Les arguments avancés par l'un des charcuteurs de chefs-d'uvre font froid dans le dos. Les grands textes seraient devenus trop longs pour "séduire encore" (sic). Leur publication intégrale serait trop coûteuse et exigerait une "disponibilité" que le public n'a plus.
Le coût élevé des uvres complètes n'est qu'un prétexte. En poche, on peut acquérir tout Proust pour le prix d'un repas moyen au restaurant, et tout Homère pour le prix d'un whisky sans soda. L'explication du recul de la lecture par le manque de "disponibilité" des gens n'est pas plus acceptable. Mieux vaudrait reconnaître que les marchands de voyages, de télévision et de baladeurs ont su grignoter le temps et les budgets consacrés aux livres.
L'argumentaire des vandales philanthropes procède moins d'une libre décision intellectuelle que des études de marché à quoi obéissent de nos jours les modes de pensée. On imagine le dialogue entre le sondeur et un jeune sondé : "Pourquoi vous ne lisez plus ? Ben, euh, c'est cher, fatigant, pas rentable. Les passages utilisables à l'examen sont perdus dans une masse inutile..." Telle est l'emprise de l'idéologie marchande du pot-pourri, du compact, du deux-en-un. Si ancien et noble qu'il soit, le livre a dû s'aligner. Ainsi vend-on les châteaux par appartements.
Appliquée à l'écrit, la loi du fast-food n'est pas seulement sacrilège. C'est un remède de gribouille1, et qui illustre la panique du monde éditorial. Défendre la longueur des textes pour elle-même n'est pas un réflexe de privilégié accroché à ses milliers d'heures de lecture comme à un trésor chèrement acquis. C'est plaider pour la sauvegarde d'un plaisir à la portée de tous. S'en remettre à quelqu'un d'autre, fût-ce un connaisseur irréprochable, du soin de choisir les meilleurs passages d'une uvre, c'est renoncer à ce qui fait du lecteur le maître souverain de ses joies, de sa liberté.
Il existe des chefs-d'uvre courts. La Princesse de Clèves, Le Diable au corps valent bien des pavés. Paludes tient mieux le coup que Les Faux-Monnayeurs, LÉtranger que La Peste. Mais il est constant que les monuments du patrimoine universel allient la quantité à la qualité. Créer un univers, une vision du monde, des types humains ou un style reconnaissables entre tous, cela demande de la durée, pour l'auteur et pour les lecteurs qui plongent à sa rencontre. [ ]
Lire, c'est faire soi-même son tri anthologique. Les choix d'experts se portent fatalement sur les morceaux de bravoure élus par un goût moyen. Les concepts de rendement scolaire, de points d'avance, de culture générale pour examens et dîners en ville ont défiguré une activité qui n'a de prix qu'en dehors de tout bachotage, dans la spontanéité du caprice. Se plier aux sélections des professionnels équivaut à faire la queue devant La Joconde ou à la Sixtine par acquit de conscience culturelle, au lieu de laisser son regard rêvasser derrière une porte, loin des touristes, sur un petit Tiepolo2 qui nous transporte d'aise, sans raison claire.
Mieux vaut relire dix fois le même livre, estimait Proust, que d'en lire dix différents. On reconnaît les bons lecteurs, c'est-à-dire les heureux, à ce qu'ils élisent eux-mêmes leurs passages favoris, à ce qu'ils sautent, dans Bovary, la casquette de Charles et s'attardent sur les toilettes des invités au bal de la Vaubyessard.
On ne sert ni les chefs-d'uvre ni la démocratisation de leur fréquentation en prémâchant ce qui devient, du fait de ce mâchage, une besogne. Un livre est une forêt pour l'aventure unique, pionnière, fantaisiste, non un parcours fléché avec pancartes décrétant : "Ici, ravissant sous-bois vaut le détour."
Vive les longueurs où se perdre : elles sont la lecture même.
Questions (10 points)
1. À qui s'oppose l'auteur de cet article ? Relevez deux expressions qui caractérisent ses adversaires dans les deux premiers paragraphes. (2 points)
2. Dégagez, en suivant l'ordre du texte, les différentes étapes de l'argumentation (paragraphes 2-3-4, "les arguments avancés châteaux par appartements"). (4 points)
3. À partir de "Lire, c'est faire soi-même son tri anthologique", indiquez trois procédés par lesquels l'auteur met en valeur sa propre conception de la lecture. (4 points)
Travail d'écriture (10 points)
Votre expérience personnelle vous conduit-elle
à privilégier la lecture d'uvres courtes ou
longues ?
Justifiez votre réponse en vous appuyant sur des exemples empruntés
à vos lectures.