Antilles - Guyane - Séries générales - Juin
1998
Nathalie Sarraute, Enfance, 1983
On a mis dans ma chambre une vieille commode achetée chez un brocanteur, elle est en bois sombre, avec une épaisse plaque de marbre noir, des tiroirs ouverts se dégage une forte odeur de renfermé, de moisi, ils contiennent plusieurs énormes volumes reliés en carton recouvert d'un papier noir à veinules jaunâtres... le marchand a oublié ou peut-être négligé de les retirer... c'est un roman de Ponson du Terrail, Rocambole1
Tous les sarcasmes de mon père... "C'est de la camelote, ce n'est pas un écrivain, il a écrit... je n'en ai, quant à moi, jamais lu une ligne... mais il paraît qu'il a écrit des phrases grotesques... "Elle avait les mains froides comme celles d'un serpent..." c'est un farceur, il se moquait de ses personnages, il les confondait, les oubliait, il était obligé pour se les rappeler de les représenter par des poupées qu'il enfermait dans ses placards, il les en sortait à tort et à travers, celui qu'il avait fait mourir, quelques chapitres plus loin revient bien vivant... tu ne vas tout de même pas perdre ton temps..." Rien n'y fait... dès que j'ai un moment libre je me dépêche de retrouver ces grandes pages gondolées, comme encore un peu humides, parsemées de taches verdâtres, d'où émane quelque chose d'intime, de secret... une douceur qui ressemble un peu à celle qui plus tard m'enveloppait dans une maison de province, vétuste, mal aérée, où il y avait partout des petits escaliers, des portes dérobées, des passages, des recoins sombres...
Voici enfin le moment attendu où je peux étaler le volume sur mon lit, l'ouvrir à l'endroit où j'ai été forcée d'abandonner... je m'y jette, je tombe... impossible de me laisser arrêter, retenir par les mots, par leur sens, leur aspect, par le déroulement des phrases, un courant invisible m'entraîne avec ceux à qui de tout mon être imparfait mais avide de perfection je suis attachée, à eux qui sont la bonté, la beauté, la grâce, la noblesse, la pureté, le courage mêmes... je dois avec eux affronter des désastres, courir d'atroces dangers, lutter au bord de précipices, recevoir dans le dos des coups de poignard, être séquestrée, maltraitée par d'affreuses mégères, menacée d'être perdue à jamais... et chaque fois, quand nous sommes tout au bout de ce que je peux endurer, quand il n'y a plus le moindre espoir, plus la plus légère possibilité, la plus fragile vraisemblance... cela nous arrive... un courage insensé, la noblesse, l'intelligence parviennent juste à temps à nous sauver...
C'est un moment de bonheur intense... toujours très bref. . bientôt les transes, les affres me reprennent... évidemment les plus valeureux, les plus beaux, les plus purs ont jusqu'ici eu la vie sauve... jusqu'à présent... mais comment ne pas craindre que cette fois... il est arrivé à des êtres à peine moins parfaits... si, tout de même, ils l'étaient moins, et ils étaient moins séduisants, j'y étais moins attachée, mais j'espérais que pour eux aussi, ils le méritaient, se produirait au dernier moment... eh bien non, ils étaient, et avec eux une part arrachée à moi-même, précipités du haut des falaises, broyés, noyés, mortellement blessés... car le Mal est là, partout, toujours prêt à frapper... Il est aussi fort que le Bien, il est à tout moment sur le point de vaincre... et cette fois tout est perdu, tout ce qu'il peut y avoir sur terre de plus noble, de plus beau... le Mal s'est installé solidement, il n'a négligé aucune précaution, il n'a plus rien à craindre, il savoure à l'avance son triomphe, il prend son temps... et c'est à ce moment-là qu'il faut répondre à des voix d'un autre monde... " Mais on t'appelle, c'est servi, tu n'entends pas ? "... il faut aller au milieu de ces gens petits, raisonnables, prudents, rien ne leur arrive, que peut-il arriver là où ils vivent... là tout est si étriqué, mesquin, parcimonieux... alors que chez nous là-bas, on voit à chaque instant des palais, des hôtels, des meubles, des objets, des jardins, des équipages de toute beauté, comme on n'en voit jamais ici, des flots de pièces d'or, des rivières de diamants... " Qu'est-ce qu'il arrive à Natacha2 " J'entends une amie venue dîner poser tout bas cette question à mon père... mon air absent, hagard, peut-être dédaigneux a dû la frapper... et mon père lui chuchote à l'oreille... " Elle est plongée dans Rocambole " L'amie hoche la tête d'un air qui signifie : " Ah, je comprends... "
Mais qu'est-ce qu'ils peuvent comprendre...
1. Dans le passage : " Tous les sarcasmes de mon père Rien ny fait " comment les critiques émises par le père sont-elles discréditées ? (2points)
2. Depuis " Voici enfin le moment..." jusqu'à la fin du texte, qui est désigné par le pronom " nous " ? 2 points
3. Dans le passage : "le
mal sest installé
Ah ! je comprends !" -
Relevez les indications de lieu. Quels sont les deux espaces auxquels elles
renvoient ? (2 points)
- Comment ces deux espaces sont-ils caractérisés ? (1
point)
4) Quelle conception de la lecture défend la narratrice ? (3 points)
Travail d'écriture (10 points)
Vous défendrez à votre tour le plaisir que vous avez éprouvé, malgré les objections de votre entourage, à lire, voir ou entendre une uvre précise.