Antilles-Guyane - Séries technologiques - Juin 1998
Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, 1973

Plus de vingt-huit ans après le naufrage de la Virginie dont il était le seul matelot rescapé, Robinson Crusoë et son compagnon Vendredi sont retrouvés sur Speranza, leur île déserte, par l’équipage d'un navire anglais, le Whitebird. Le capitaine Hunter et son second Joseph accueillent Robinson sur le pont de leur vaisseau pour lui proposer de le ramener en Europe.

Le soleil commençait à décliner. C'était l'heure où Robinson avait accoutumé de s'exposer à ses rayons pour faire son plein d'énergie chaleureuse avant que les ombres s'allongent et que la brise marine fasse chuchoter entre eux les eucalyptus de la plage. À l’invitation de Joseph, il s'étendit sur le couronnement de la dunette, à l'ombre du penon1 et regarda longtemps la flèche du mât de hune écrire des signes invisibles dans le ciel bleu où s'était égaré un fin croissant de lune en porcelaine translucide. En tournant un peu la tête, il voyait Speranza, ligne de sable blond au ras des flots, déferlement de verdure et chaos rocheux. C'est là qu’il prit conscience de la décision qui mûrissait inexorablement en lui de laisser repartir le Whitebird et de demeurer dans l'île avec Vendredi. Plus encore que tout ce qui le séparait des hommes de ce navire, il y était poussé par son refus panique du tourbillon de temps, dégradant et mortel, qu'ils sécrétaient autour d'eux et dans lequel ils vivaient. 19 décembre 1787. Vingt-huit ans, deux mois et dix-neuf jours. Ces données indiscutables ne cessaient de le remplir de stupeur. Ainsi s'il n'avait pas fait naufrage sur les récifs de Speranza, il serait presque quinquagénaire. Ses cheveux seraient gris, et ses articulations craqueraient. Ses enfants seraient plus vieux qu'il n'était lui-même quand il les avait quittés, et il serait peut-être même grand-père. Car rien de tout cela ne s'était produit. Speranza se dressait à deux encablures de ce navire plein de miasmes2, comme la lumineuse négation de toute cette sinistre dégradation. En vérité il était plus jeune aujourd'hui que le jeune homme pieux et avare qui s'était embarqué sur la Virginie. Car il n'était pas jeune d'une jeunesse biologique, putrescible3 et portant en elle comme un élan vers la décrépitude. Il était d'une jeunesse minérale, divine, solaire. Chaque matin était pour lui un premier commencement, le commencement absolu de l'histoire du monde. Sous le soleil-dieu, Speranza vibrait dans un présent perpétuel, sans passé ni avenir. Il n'allait pas s'arracher à cet éternel instant, posé en équilibre à la pointe d'un paroxysme de perfection, pour choir dans un monde d'usure, de poussière et de ruines!

Lorsqu'il fit part de sa décision de demeurer sur l'île, seul Joseph manifesta de la surprise. Hunter n'eut qu'un sourire glacé. Peut-être était-il bien aise au fond de n'avoir pas à embarquer deux passagers supplémentaires sur un bâtiment somme toute modeste, où la place était rigoureusement mesurée. Il eut la courtoisie de considérer tout ce qui avait été embarqué dans la journée comme autant d'effets de la générosité de Robinson, maître de l'île. En échange, il lui offrit la petite yole de repérage arrimée sur la dunette et qui s'ajoutait aux deux chaloupes de sauvetage réglementaires. C'était un canot léger et de bonne tenue, idéal pour un ou deux hommes par temps calme ou même médiocre, et qui remplacerait avantageusement la vieille pirogue de Vendredi. C'est dans cette embarcation que Robinson et son compagnon regagnèrent l'île comme le soir tombait.

La joie qu'éprouva Robinson en reprenant possession de cette terre qu'il avait crue perdue à jamais était accordée aux rougeoiements du couchant. Immense était certes son soulagement, mais il y avait quelque chose de funèbre dans la paix qui l'entourait. Plus encore que blessé il se sentait vieilli, comme si la visite du Whitebird avait marqué la fin d'une très longue et heureuse jeunesse. Mais qu'importait ? Aux premières lueurs de l'aube le navire anglais lèverait l'ancre et reprendrait sa course errante, emporté par la fantaisie de son ténébreux commandant. Les eaux de la Baie du Salut se refermeraient sur le sillage du seul navire ayant approché Speranza en vingt-huit ans. À mots couverts, Robinson avait laissé entendre qu'il ne souhaitait pas que l'existence et la position de cet îlot fussent révélées par l'équipage du Whitebird. Ce vœu était trop conforme au caractère du mystérieux Hunter pour qu'il ne le fasse pas respecter. Ainsi serait définitivement close cette parenthèse qui avait introduit vingt-quatre heures de tumulte et de désagrégation dans l'éternité sereine des Dioscures4.


1. Penon : petite girouette. - 2. Miasmes : émanations malsaines, nuisibles. Terme à prendre ici au sens figuré : l'auteur fait allusion à la corruption morale de l'équipage. - 3. Putrescible : qui peut pourrir. - 4. Dioscures : autre nom de la constellation des Gémeaux, constituée des étoiles Castor et Pollux.

QUESTIONS (10 POINTS)

1. Premier paragraphe : comment l'île de Speranza (et la nature en général), le navire (et la civilisation qu'il représente) sont-ils évoqués ? Que déduisez-vous des choix lexicaux du narrateur ? (3 points)

2. Premier paragraphe : " Ainsi s'il n'avait pas fait naufrage […] Car rien de tout cela ne s'était produit. " Identifiez la forme verbale dominante de ce passage du texte. Quelle est sa valeur d'emploi ? (3 points)

3. Qu'est-ce qui conduit Robinson à prendre sa décision ? Vous paraît-il convaincu du bien-fondé de cette décision ? Justifiez vos réponses en vous appuyant sur des éléments précis du texte, (4 points)

TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 POINTS)

Imaginez-vous dans la situation de Robinson : vous prenez la décision inverse de la sienne, et vous la justifiez en présentant vos arguments.