La Réunion - Séries technologiques - Juin 1998
Émile Zola, Au Bonheur des Dames, Chap. III.

Octave Mouret, propriétaire d’un des premiers grands magasins, " Au Bonheur des Dames ", retrouve par hasard un ancien camarade de collège, Paul Vallagnosc.

– Voyons, demanda Mouret, que deviens-tu ?
– Mais je ne deviens rien.
Vallagnosc, dans la joie de leur rencontre, gardait son air las et désenchanté ; et, comme son ami, étonné, insistait, en disant :
– Enfin, tu fais bien quelque chose… Que fais-tu ?
– Rien, répondit-il.
Octave se mit à rire. Rien, ce n’était pas assez. Phrase à phrase, il finit par obtenir l’histoire de Paul, l’histoire commune des garçons pauvres, qui croient devoir à leur naissance de rester dans les professions libérales, et qui s’enterrent au fond d’une médiocrité vaniteuse, heureux encore quand ils ne crèvent pas la faim, avec des diplômes plein leurs tiroirs. Lui, avait fait son droit par tradition de famille ; puis, il était demeuré à la charge de sa mère veuve, qui ne savait déjà comment placer ses deux filles. Une honte enfin l’avait pris, et, laissant les trois femmes vivre mal des débris de leur fortune, il était venu occuper une petite place au ministère de l’Intérieur, où il se tenait enfoui, comme une taupe dans son trou.
– Et qu’est-ce que tu gagnes ? reprit Mouret.
– Trois mille francs.
– Mais c’est une pitié ! Ah ! mon pauvre vieux, ça me fait de la peine pour toi… Comment ! un garçon si fort, qui nous roulait tous ! Et ils ne te donnent que trois mille francs, après t’avoir abruti pendant cinq ans déjà ! Non, ce n’est pas juste !
– Il s’interrompit, il fit un retour sur lui-même.
– Moi, je leur ai tiré ma révérence… Tu sais ce que je suis devenu ?
– Oui, dit Vallagnosc. On m’a conté que tu étais dans le commerce. Tu as cette grande maison de la place Gaillon, n’est-ce pas ?
– C’est cela… Calicot1, mon vieux !
Mouret avait relevé la tête, et il lui tapa de nouveau sur le genou, il répéta avec la gaieté solide d’un gaillard sans honte pour le métier qui l’enrichissait :
– Calicot, en plein !… Ma foi, tu te rappelles, je ne mordais guère à leurs machines, bien qu’au fond je ne me sois jamais jugé plus bête qu’un autre. Quand j’ai eu passé mon bachot, pour contenter ma famille, j’aurais parfaitement pu devenir un avocat ou un médecin comme les camarades ; mais ces métiers-là m’ont fait peur, tant on voit de gens y tirer la langue… Alors, mon Dieu ! j’ai jeté la peau d’âne au vent2, oh ! sans regret, et j’ai piqué une tête dans les affaires.
Vallagnosc souriait d’un air d’embarras. Il finit par murmurer :
– Il est de fait que ton diplôme de bachelier ne doit pas te servir à grand-chose pour vendre de la toile.
– Ma foi ! répondit Mouret joyeusement, tout ce que je demande, c’est qu’il ne me gêne pas… Et, tu sais, quand on a eu la bêtise de se mettre ça entre les jambes, il n’est pas commode de s’en dépêtrer. On s’en va à pas de tortue dans la vie, lorsque les autres, ceux qui ont les pieds nus, courent comme des dératés.
Puis, remarquant que son ami semblait souffrir, il lui prit les mains, il continua :
Voyons, je ne veux pas te faire de la peine, mais avoue que tes diplômes n’ont satisfait aucun de tes besoins… Sais-tu que mon chef de rayon, à la soie, touchera plus de douze mille francs cette année ? Parfaitement un garçon d’une intelligence très nette, qui s’en est tenu à l’orthographe et aux quatre règles… Les vendeurs ordinaires, chez moi, se font trois et quatre mille francs, plus que tu ne gagnes toi-même ; et ils n’ont pas coûté tes frais d’instruction, ils n’ont pas été lancés dans le monde, avec la promesse signée de le conquérir… Sans doute, gagner de l’argent n'est pas tout. Seulement, entre les pauvres diables frottés de science qui encombrent les professions libérales, sans y manger à leur faim, et les garçons pratiques, armés pour la vie, sachant à fond leur métier, ma foi ! je n'hésite pas, je suis pour ceux-ci contre ceux-là, je trouve que les gaillards comprennent joliment leur époque !


1.Calicot : employé d’un magasin d’articles à la mode - 2. Jeter la peau d’âne au vent : ne plus s’occuper des diplômes.

QUESTIONS (10 points)

1. Reformulez la thèse défendue par Mouret (2 points)
2. Par quels termes ou expressions Mouret désigne-t-il l’éducation reçue à l’école et les diplômes ? Quelle est la fonction de ces termes et expressions dans l’argumentation ? (2 points)
3. Distinguez les arguments de Mouret dans le dernier paragraphe. (3 points)
4. Montrez par quel procédé d’écriture le narrateur privilégie l’un des deux personnages ainsi que le point de vue de ce dernier. (3 points)

TRAVAIL D’ÉCRITURE (10 points)

Les conceptions de Mouret vous semblent-elles encore d’actualité ? À votre choix, vous pourrez les justifier, ou les réfuter ou proposer une discussion nuancée. Dans tous les cas, vous répondrez dans un développement argumenté et illustré d’exemples précis.