Guyane - Séries générales Session 1998
Pierre Bourdieu, Sur la Télévision, 1996.
Prenons le plus facile : les faits divers, qui ont toujours été la pâture préférée de la presse à sensations ; le sang et le sexe, le drame et le crime ont toujours fait vendre et le règne de l'audimat devait faire remonter à la une, à l'ouverture des journaux télévisés, ces ingrédients que le souci de respectabilité imposé par le modèle de la presse écrite sérieuse avait jusque-là porté à écarter ou à reléguer. Mais les faits divers, ce sont aussi des faits qui font diversion. Les prestidigitateurs ont un principe élémentaire qui consiste à attirer l'attention sur autre chose que ce qu'ils font. Une part de l'action symbolique à télévision, au niveau des informations par exemple, consiste à attirer l'attention sur des faits qui sont de nature à intéresser tout le monde, dont on peut dire qu'ils sont omnibus c'est-à-dire pour tout le monde. Les faits omnibus sont des faits qui, comme on dit, ne doivent choquer personne, qui sont sans enjeu, qui ne divisent pas, qui font le consensus, qui intéressent tout le monde mais sur un mode tel quils ne touchent à rien d'important. Le fait divers, c'est cette sorte de denrée élémentaire, rudimentaire, de l'information qui est très importante parce qu'elle intéresse tout le monde sans tirer à conséquence et qu'elle prend du temps, du temps qui pourrait être employé pour dire autre chose. Or le temps est une denrée extrêmement rare à la télévision. Et si l'on emploie des minutes si précieuses pour dire des choses si futiles, c'est que ces choses si futiles sont en fait très importantes dans la mesure où elles cachent des choses précieuses. Si j'insiste sur ce point, c'est qu'on sait par ailleurs qu'il y a une proportion très importante de gens qui ne lisent aucun quotidien ; qui sont voués corps et âme à la télévision comme source unique dinformations. La télévision a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d'une partie très importante de la population. Or, en mettant l'accent sur les faits divers, en remplissant ce temps rare avec du vide, du rien ou du presque rien, on écarte les informations pertinentes que devrait posséder le citoyen pour exercer ses droits démocratiques. Par ce biais, on s'oriente vers une division, en matière d'information, entre ceux qui peuvent lire les quotidiens dits sérieux, si tant est qu'ils resteront sérieux du fait de la concurrence de la télévision, ceux qui ont accès aux journaux internationaux, aux chaînes de radio en langue étrangère, et, de l'autre côté, ceux qui ont pour tout bagage politique l'information fournie par la télévision, c'est-à-dire à peu près rien (en dehors de l'information que procure la connaissance directe des hommes et des femmes en vue, de leur visage, de leurs expressions, autant de choses que les plus démunis culturellement savent déchiffrer, ce qui ne contribue pas peu à les éloigner de nombre de responsables politiques).
J'ai mis l'accent sur le plus visible. Je voudrais aller vers des choses légèrement moins visibles en montrant comment la télévision peut, paradoxalement, cacher en montrant, en montrant autre chose que ce qu'il faudrait montrer si on faisait ce que l'on est censé faire, c'est-à-dire informer ; ou encore en montrant ce qu'il faut montrer, mais de telle manière qu'on ne le montre pas ou qu'on le rend insignifiant, ou en le construisant de telle manière qu'il prend un sens qui ne correspond pas du tout à la réalité.
[...] Dans La Misère du monde, Patrick Champagne a consacré un chapitre à la représentation que les médias, donnent des phénomènes dits de " banlieue " et il montre comment les journalistes, portés à la fois par les propensions inhérentes à leur métier, à leur vision du monde, à leur formation, à leurs dispositions, mais aussi par la logique de la profession, sélectionnent dans cette réalité particulière qu'est la vie des banlieues, un aspect tout à fait particulier, en fonction de catégories de perception qui leur sont propres. La métaphore la plus communément employée par les professeurs pour expliquer cette notion de catégorie, c'est-à-dire ces structures invisibles qui organisent le perçu, déterminant ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas, est celle des lunettes. Ces catégories sont le produit de notre éducation, de lhistoire, etc. Les journalistes ont des "lunettes " particulières à partir desquelles ils voient certaines choses et pas d'autres ; et voient d'une certaine manière les choses qu'ils voient. Ils opèrent une sélection et une construction de ce qui est sélectionné.
QUESTIONS (10 points)
1. Dans le premier paragraphe, repérez les
occurrences de l'expression " fait(s) divers " : quelle idée
introduit chacune d'elles ? 4 points
2. Depuis " La télévision a une sorte
de monopole " à " responsables politiques ", expliquez
quels sont les principes fondamentaux de la démocratie qui se trouvent
mis en danger. 2 points
3. Qu'ont de paradoxal les " lunettes " du journaliste ? 2
points
4. Quelles sont les deux formes de manipulation qui s'exercent sur les
téléspectateurs ? 2 points
TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 points)
Pour Bourdieu " l'information fournie par la télévision " se
résume à " à peu près rien ". Qu'en
pensez-vous ?