Guyane - Séries technologiques - Juin 1998
Pascal BRUCKNER, La Tentation de l’innocence, 1995

      Avec un art consommé de la reconstitution, Disneyland remet au monde époques et cultures qui coexistent en bonne intelligence dans cet espace bienveillant. Et sur les tipis du Peau-Rouge comme sur l'auberge de Cendrillon, une même tonalité à base d’ocre, de rose et de pastel fond les contrées recréées dans une même patine suave et caressante, fabrique de la concorde avec du divers. Dans cette encyclopédie puérile de l’histoire mondiale (où même la nature est réélaborée), les siècles et les nations lointaines peuvent revenir mais dépouillés de leur aspect inquiétant : cet heureux pot-pourri est façonné selon les lois de l'asepsie 1. Il n’offre que le parfum frelaté des époques révolues, non leur vérité.

      L'entreprise d'édulcoration 2 culmine à Fantasyland dans l'attraction "Un tout petit monde", hymne à la douceur des enfants de la planète : il s'agit d'une croisière à bord de bateaux plats sur une rivière souterraine et, de chaque côté de la berge, des poupées vêtues de leur costume national dansent et chantent des ritournelles exaspérantes dans des décors représentant leur pays d'origine. Défilent ainsi les savanes de l'Afrique, la tour Eiffel, Big Ben, le Taj Mahal dans un cosmopolitisme primaire qui a toutes les allures d'un prospectus touristique bon marché. Qu'il s'agisse d’une collection de poncifs  3 n'a d'ailleurs aucune importance : l’essentiel est d'exorciser la violence éventuelle des coutumes distantes, l'essentiel est de célébrer l’étranger sans qu'il paraisse étrange [...]

      Races, civilisations, croyances, peuplades peuvent se côtoyer sans risques puisqu’on les a vidées au préalable, nettoyées de leurs aspérités, réduites à leur aspect folklorique. Ces différences, sources de différends, n’ont plus d'importance et n'arrêtent pas le large courant de sympathie et de bonté ardente qui circule ici. Réduit à merci par le parc à thèmes, le monde extérieur n'est plus qu'une impureté anodine, un déchet puisqu’il en existe un double où la mort, la maladie, la méchanceté sont annulées, où rien ne pèse, rien n'a d'importance.

      En apparence, le royaume enchanté marque l'apothéose du conte de fées : on y retrouve nos personnages familiers mêlés à ceux de Walt Disney. Ils sont tous là comme s'ils venaient de sortir de l’écran d'un dessin animé ou des pages d'un livre : ils viennent à notre rencontre, nous esquissons avec eux un pas de danse, rions avec Bambi, Djumbo l'éléphant volant ou les Sept Nains et nous pouvons même nous vêtir comme eux, porter par mimétisme une paire d'oreilles de Mickey, nous déguiser pendant quelques heures en héros de fables. Mais cette familiarité est trompeuse et l'on est aussi loin ici du conte classique européen que du premier Walt Disney, autrement plus corrosif et caustique. Si les fantômes, les reines cruelles, les têtes de mort sont présents, c'est à titre de concession à l’univers de nos légendes : ils ne remettent jamais la bonne humeur en question. Seule règne la logique optimiste du happy end : Pinocchio, Blanche-Neige, le Capitaine Crochet, le Chapelier Fou, le Chat de Chester défilent mais embaumés dans leurs stéréotypes, détachés des histoires de Grimm, Carroll, Perrault, Collodi qui leur donnaient sens et épaisseur. Le conte de fées, comme l’a bien marqué Bruno Bettelheim est le passage de l’angoisse éprouvée à l'angoisse surmontée à travers un récit qui raconte à l'enfant ses propres complexes et pulsions inavouables. C'est un guide subtil qui oriente fantasmes et ambivalences vers un dénouement cohérent. En ce sens il a bien une fonction éducative, il discipline le chaos intérieur nonobstant 4 les violences qu'il déploie et qui ont effrayé bien des éducateurs.

      Rien de tel dans le domaine magique de Mickey : là tout est lisse, propre, impeccable, toute liaison narrative est oubliée, l'histoire est désarticulée, elle n'est plus qu’une suite d'attractions qui se décomposent en saynètes, petits tableaux, épisodes semés au hasard. La fiction ne peut que se consommer et se contempler, plus se raconter. La force de Disney est d'avoir su, par le biais de cette présentation, recycler toutes les mythologies de l'enfance en une seule, la sienne, depuis Les Mille et une Nuits jusqu'à Lancelot du Lac. Et ce melting-pot des imaginaires européens et orientaux, en éludant leur ambiguïté, élude aussi leur pouvoir d'envoûtement. C'est donc moins l'enfance qu’exalte ce vaste enclos que l’ensemble des signes et représentations qui se sont fixés sur elle : moins l'enfantin que le puéril.


1. asepsie : élimination des microbes. - 2. édulcoration : adoucissement obtenu par un sucre. 3. poncifs : représentation banale.-. 4. nonobstant : en dépit de, malgré.


QUESTIONS (10 points)

1) Dans les deux premiers paragraphes, comment le lexique contribue-t-il à la dévalorisation du monde reconstitué par Disneyland ? (3 points)

2) En vous appuyant sur les connecteurs logiques, vous mettrez en évidence la structure argumentative des trois derniers paragraphes. (De " En apparence " jusqu'à la fin). (4 points)

3) Quelle différence peut-on établir entre " enfantin " et " puéril " (dernière ligne) ? Justifiez votre réponse en vous appuyant précisément sur le texte. (3 points)

TRAVAUX D’ECRITURE (10 points)

Vous exprimerez dans un développement composé votre opinion au sujet de ces parcs où " tout est lisse propre, impeccable " et où la bonne humeur est une obligation.