Centres étrangers - séries technologiques - Juin 1998
Marie Gasquet, Gai-Savoir.
Marie Gasquet, écrivain provençal méconnu, évoque dans le chapitre de ce récit de souvenirs d'enfance une discussion qui eut lieu devant elle entre son père et sa mère à propos de la vérité et du mensonge. À la mère qui explique à sa fille quil ne faut jamais mentir, le père répond en racontant un épisode des Misérables de Victor Hugo, où une religieuse ment aux policiers, en cachant Jean Valjean traqué afin de lui permettre de revoir une dernière fois Fantine mourante. La petite Marie Gasquet qui veut en avoir le cur net, interroge ensuite sa bonne, Nanon, qu'elle appelle aussi affectueusement Mamet (Grand-Mère).
Je tire sur la main de Nanon.
Qu'est-ce qu'il y a ?
Nanon penche vers moi sa bonne chère face ridée. J'avais besoin
de ses yeux noirs, de son baiser qui sent la liqueur de fenouil.
Mamet, est-il vrai quil faut toujours dire la
vérité ?
J'allais commencer l'histoire de Fantine, mais Nanon, sûre d'elle,
sécrie :
Dire la vérité tout le long du jour ? Garde-t'en
bien, mon poulet ! On ferait battre les montagnes, si on s'amusait à
dire aux gens ce que l'on sait ! Et méfie-toi : chaque fois
que tu entendras quelquun monter sur son cou ou sur ses talons pour
déclarer : "Moi qui ne mens jamais, moi qui dis toujours tout
ce que je pense", ouvre l'il, car cent fois sur cent, ça veut
dire que le quelqu'un prend ses précautions pour te filer une
méchanceté. La Vérité ? Pauvre de nous,
qu'est-ce qu'on ne lui fait pas dire à cette malheureuse !
Alors, vous, vous dites aussi des menteries ? Tout le monde en
dit ?
Mais non ! Comment voudrais-tu qu'on vive tranquille si chacun
mentait tout le temps ?
Tout de même, ça doit être prévu. Y a des
règles... Quand faut-il mentir, quand ne faut-il pas ?
Commence par ne pas t'occuper de ce que les gens disent,
ça n'a pas beaucoup d'importance, mais regarde bien ce qu'ils font.
C'est ça, la vérité : le bien qu'on fait. Le mal,
c'est le mensonge. Les mots, eux, les mots, bien heureux de les avoir pour
les chansons et pour la galéjade 3 !
La vérité, c'est de ne faire tort à personne, de se
mettre en quatre pour ses parents, de ne pas chiper une figue, d'être
porté sur la paume de la main comme ton papa, comme ta maman.
Maman... Nanon... quelque chose me pèse plus
que tout dans cette affaire de vérité... quelque chose que
je n'ai pas osé demander à maman... Hier, elle avait des lettres
à écrire, Mlle Morpin a sonné. Maman, qui l'avait
aperçue par la fenêtre, a vite appelé Maria et lui a
dit, bien clair : "Vous expliquerez que je suis sortie. " Maria a fait
la commission à Mlle Morpin : "Madame n'est pas là. "
Je l'ai entendue. Dites, Mamet, c'était bien le contraire de la
vérité avec l'intention de tromper ?
J'étais cramoisie.
Ne te trouble pas comme ça. Y a pas plus franc que tes parents.
Fie-toi à eux ! Si des fois ils disent, par bonne manière,
des choses pas bien vraies, cest quand même pas des mensonges
puisque tout le monde est content ! Mlle Morpin ! Tu crois que
c'était un tour à lui faire de lui dire : "Madame est
là, mais elle a dit que vous vous en alliez... "
Alors, Mamet, qu'est-ce que la vérité ?
Ce qu'elle est ? La main du bon Dieu dans les choses. Le vrai,
c'est le cur, ça se sent... C'est quelque chose qui tranquillise,
même si des fois ça fait mal...
C'est vilain de mentir ?... ou pas tout à fait vilain ?
Je ne sais plus...
Oui, c'est vilain ! C'est traître. Un mensonge, tiens,
ça ressemble au soleil de fer-blanc que j'ai vu à Paris dans
une ''semble'' course de taureaux : un soleil qui vous aurait coupé
en deux, si on avait touché le bord ! C'est ça, l'intention
de tromper ! le semble-vrai, la rafataille 1
du cur, I'ordure pour se mettre à l'abri.
Mais Gai-Savoir 2 n'est pas
en fer-blanc. Je l'ai vu, moi, je vous le dis... Vu comme je vous vois, Mamet...
Et je voudrais savoir si vous croyez, vous, que j'invente ?
Comment veux-tu que je ne croie pas ? Tu te ferais hacher pour
lui ! La vérité, tu comprends, on la prouve... on souffre
pour elle.
Et vous pensez qu'il reviendra ? Il n'a plus reparu...
Ça, mon poulet, c'est ton affaire... mais ça
m'étonnerait qu'à force de l'aimer, tu ne le fasses pas revenir.
l. La rafataille " : l'artifice et le rebut.- 2. "
Gai-Savoir " : petit personnage imaginaire avec lequel la fillette
converse quand elle est seule et dont elle croit qu'il existe réellement.
- 3. Galéjade : en Provence, histoire inventée,
exagérée ; plaisanterie.
QUESTIONS (10 pts)
1- Relevez les trois interrogations de la petite fille
qui structurent le débat et montrez leur progression (2 pts)
2- Dans les réponses de Nanon (" Commence
par ne pas toccuper
comme ta maman " et
" Mais Gai-Savoir
fasses pas revenir "),
relevez deux définitions qui expriment la thèse du texte et
reformulez-la en montrant à quelle concession elle aboutit. (3 pts)
3- Sur quel procédé Nanon fonde-t-elle ses explications ?
Dans quel but ? (2 pts)
4- Quel rôle argumentatif joue la réponse de Marie
(" quelque chose me pèse
lintention de tromper ") ? Appréciez les remarques
que fait alors Nanon à la fillette en citant la phrase essentielle
sur le plan argumentatif. (3 pts)
TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 pts)
"Les mots, affirme Nanon, bien heureux de les avoir pour les chansons et
pour la galéjade ".
Vous discuterez cette affirmation en montrant, exemples à l'appui,
que les mots peuvent aussi servir à "prouver la
vérité".