Centres étrangers - Séries technologiques - Session de remplacement
1997
Jean Giono, La Chasse au bonheur, 1959
Tout le monde chasse au bonheur.
On peut être heureux partout.
Il y a seulement des endroits où
il semble qu'on peut l'être plus facilement qu'à d'autres. Cette
facilité n'est qu'illusoire : ces endroits soi-disant
privilégiés sont généralement beaux, et il est
de fait que le bonheur a besoin de beauté, mais il est souvent le
produit d'éléments simples. Celui qui n'est pas capable de
faire son bonheur avec la simplicité ne réussira que rarement
à le faire, et à le faire durable, avec l'extrême
beauté.
On entend souvent dire : " Si j'avais ceci,
si j'avais cela, je serais heureux ", et l'on prend lhabitude
de croire que le bonheur réside dans le futur et ne vit qu'en conditions
exceptionnelles. Le bonheur habite le présent, et le plus quotidien
des présents. Il faut dire : " J'ai ceci, j'ai cela, je
suis heureux. " Et même dire : " Malgré ceci
et malgré cela, je suis heureux. "
Les éléments du bonheur sont simples, et ils sont gratuits,
pour l'essentiel. Ceux qui ne sont pas gratuits finissent par donner une
telle somme de bonheurs différents qu'au bout du compte ils peuvent
être considérés comme gratuits.
La vie moderne passe pour être
peu propice au bonheur. Toutes les vies, qu'elles soient anciennes ou modernes,
sont également propices au bonheur. Il n'est pas plus difficile de
faire son bonheur aujourdhui qu'il ne l'était sous Henri II,
Jules César ou Virgile. La civilisation a même parfois ajouté
à la liste des éléments du bonheur. Un des moyens de
n'être pas heureux, c'est de croire que les éléments
premiers étaient seuls capables de donner le bonheur. Si lon
croit par exemple que l'arc roman était seul capable de savoureuses
satisfactions esthétiques, on passera sans les voir devant les admirables
réalisations architecturales que la technique a suscitées.
Dès qu'une architecture s'est résumée dans son
utilité, elle est belle et donne du bonheur (la barrages, la construction
extraordinaire de Shell-Berre 1, le jour, puis la
nuit, où elle est comme un palais féerique).
Le bonheur est, pour une part, la multiplication des
émotions de la curiosité par la culture. Les grands ensembles
architecturaux des siècles passés mariaient la pierre et
l'églogue. Il est, certes, toujours possible de venir chercher ce
qu'ils proposent et de le faire concourir à la chasse de notre bonheur.
De même qu'on peut toujours se servir aux mêmes fins de délices
métaphysiques (cathédrales de Paris, de Reims, de Chartres,
etc., extérieurs, intérieurs, vitraux), mais les centrales,
les gares, les raffineries de pétrole sont autant de véhicules
modernes pour les nouvelles grandes évasions.
Il n'est pas de condition humaine, pour humble ou misérable qu'elle
soit, qui n'ait quotidiennement la proposition du bonheur : pour
l'atteindre, rien n'est nécessaire que soi-même. Ni la Rolls,
ni le compte en banque, ni Megève, ni Saint-Tropez ne sont
nécessaires. Au lieu de perdre son temps à gagner de l'argent
ou telle situation d'où l'on s'imagine qu'on peut atteindre plus
aisément les pommes d'or du jardin des Hespérides
2, il suffit de rester de plain-pied avec les grandes
valeurs morales. Il y a un compagnon avec lequel on est tout
le temps, c'est soi-même : il faut s'arranger pour que ce soit
un compagnon aimable. Qui se méprise ne sera jamais heureux et, cependant,
le mépris lui-même est un élément de bonheur :
mépris de ce qui est laid, de ce qui est bas, de ce qui est facile,
de ce qui est commun, dont on peut sortir quand on veut à l'aide des
sens...
Dès que les sens sont suffisamment aiguisés,
ils trouvent partout ce qu'il faut pour découper les minces lamelles
destinées au microscope du bonheur. Tout est de grande valeur :
une foule, un visage, des visages, une démarche, un port de tête,
des mains, une main, la solitude, un arbre, des arbres, une lumière,
la nuit, des escaliers, des corridors, des bruits de pas, des rues
désertes, des fleurs, un fleuve, des plaines, l'eau, le ciel, la terre,
le feu, la mer, le battement d'un cur, la pluie, le vent, le soleil,
le chant du monde, le froid, le chaud, boire, manger, dormir, aimer.
Haïr est également une source de bonheur, pourvu
qu'il ne n'agisse pas d'une haine basse et vulgaire ou méprisable :
mais une sainte haine est un brandon de joie. Car le bonheur ne rend pas
mou et soumis, comme le croient les impuissants. Il est, au contraire, le
constructeur de fortes charpentes, des bonnes révolutions, des
progrès de l'âme. Le bonheur est la liberté.
QUESTIONS (10 pts)
1- Exprimez explicitement le lien logique entre les
deux premières phrases. Quel rôle jouent-elles dans l'ensemble
de l'argumentation ? (2 pts)
2 - Reformulez les quatre arguments développés depuis
" Il y a seulement des endroits " à
" palais féerique ") (4 pts)
3- Depuis " La vie moderne " à
" grandes évasions " sur quelle opposition se fonde la
démonstration de Giono ? (2 pts)
4 - Quels paradoxes remarquez-vous de " Il
y a un compagnon " à " à laide des sens "
et de " Haïr est
également
" à la fin ? (2 pts)
TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 pts)
" Les éléments du bonheur sont simples, et ils sont gratuits
pour l'essentiel ", affirme Jean Giono. Partagez-vous cette
opinion ?