Centres étrangers - Séries technologiques - Juin 1997
Michel Leiris, Cinq études dethnologie, 1969
Bien qu'aucune culture ne soit absolument figée, il faut admettre que, là où se rencontre une forte densité de population, les conditions sont meilleures pour que la culture du groupe en question reçoive de nouveaux développements. La multiplicité des contacts entre individus différents est, pour chacun, une cause de vie intellectuelle plus intense.
De même, moins un peuple sera isolé et plus il aura d'ouvertures sur l'extérieur et d'occasions de contact avec d'autres peuples (dans la paix et dans la guerre elle-même, car la guerre, sans être à beaucoup près la plus souhaitable vu qu'il arrive fréquemment que la culture d'un peuple ne survive pas ou ne survive que par quelques débris à l'épreuve de la conquête militaire ou de l'oppression, représente néanmoins l'une des façons dont les peuples prennent contact), plus la culture de ce peuple aura de chances d'évoluer, s'enrichissant aussi bien par des emprunts directs qu'en raison d'une diversité plus grande d'expériences pour ses représentants et de la nécessité dans laquelle ils se trouvent de répondre à des situations inédites.
Un bon exemple de stagnation culturelle causée par l'isolement est celui qu'offrent les Tasmaniens 1, qui, coupés du reste de l'humanité par la situation de leur île, en étaient encore du point de vue technique au niveau du paléolithique moyen lorsque les Anglais s'établirent chez eux au début du siècle dernier ; les Tasmaniens, il est vrai, furent loin de bénéficier de cette rupture de leur isolement car ils ont aujourdhui totalement disparu, décimés peu à peu dans leurs luttes contre les colons. On doit en conclure que si le contact même guerrier est, en principe, un facteur d'évolution culturelle, il est indispensable, pour qu'un tel contact soit fructueux, qu'il se produise entre peuples situés à des niveaux techniques qui ne soient pas trop différents (pour ne pas aboutir à l'extermination pure et simple d'un des deux partenaires ou à sa réduction en un état tel que lesclavage, qui entraîne la pulvérisation de la culture traditionnelle) ; indispensable également que les moyens techniques mis en uvre n'aient pas atteint un degré d'efficacité suffisant comme c'est le cas, malheureusement, des grandes nations de notre monde moderne pour que la adversaires ne sortent de leur conflit que ruinés, sinon détruits, les uns comme les autres.
Contacts entre individus et entre peuples, emprunts, utilisation d'éléments préexistants pour des combinaisons neuves, découvertes de situations et de choses ignorées apparaissent donc comme les moyens par lesquels, de l'intérieur ou de lextérieur, une culture se transforme. Si grand est le rôle des emprunts (qui représentent une économie en ce sens qu'ils évitent à une société d'avoir à parcourir par elle-même toutes les étapes menant à l'invention qu'elle emprunte) qu 'on peut dire des cultures comme il a été établi pour les races qu'elles ne sont jamais "pures" et qu'il n'en est pas une qui, dans son état actuel, ne résulte de la coopération de peuples différents. Cette civilisation dont les Occidentaux sont si fiers s'est édifiée grâce à de multiples apports dont beaucoup viennent de non-Européens : l'alphabet, par exemple, transmis d'abord aux Phéniciens par les groupes sémitiques voisins de la péninsule du Sinaï, est passé ensuite aux Grecs et aux Romains, puis s'est diffusé dans les parties plus septentrionales de l'Europe ; le système que nous employons pour la notation des nombres est d'origine arabe, de même que l'algèbre, et, d'autre part, savants et philosophes arabes ont joué un rôle important dans les diverses "renaissances" dont l'Europe médiévale a été le théâtre ; les premiers astronomes apparaissent en Chaldée et c'est dans l'Inde ou le Turkestan quest inventé l'acier ; le café est d'origine éthiopienne ; le thé, la porcelaine, la poudre à canon, la soie, le riz, la boussole nous viennent des Chinois, qui, d'autre part, connurent l'imprimerie bien avant Gutenberg et surent, très tôt, fabriquer du papier ; maïs, tabac, pomme de terre, quinquina, coca, vanille, cacao sont dus aux Indiens dAmérique ; l'Égypte antique a fortement influencé la Grèce et, si le fameux "miracle grec" s'est produit, c'est très précisément parce que la Grèce a été un carrefour où se sont rencontrés maints peuples et cultures différents.
QUESTIONS (10 pts)
1- Quel rôle joue la référence
aux Tasmaniens dans l'argumentation des trois premiers paragraphes ?
(4 pts)
2- Quelle double fonction remplit le "donc" du quatrième paragraphe
(" apparaissent donc comme des
moyens ") ? (2 pts)
3- Classez les domaines auxquels sont empruntés les exemples de la
fin du texte, depuis " Cette
civilisation
"
Quelle signification attribuez-vous à leur accumulation ? (4
pts)
TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 pts)
1- En vous aidant, à l'occasion, des articulations
logiques, vous indiquerez comment l'auteur fait progresser son argumentation
(dont vous donnerez brièvement les principaux éléments).
(4 pts)
2- Quels enrichissements apporte la rencontre de cultures
différentes ? (6 pts)