Sportifs de haut niveau - Séries technologiques - Juin 1997
F. H. Vauldane, La Patricienne, 1990

Sulpicia, une jeune Romaine vivant au premier siècle avant Jésus-Christ, est amoureuse de l’esclave Cérinthus. Elle engage avec son oncle Messala une discussion sur l’esclavage.

– Les philosophes ont beau affirmer que tout homme est esclave, de sa fortune ou de ses désirs, c'est toujours de la rhétorique ! Même un avare ou un débauché est libre de sortir et d'aller où il veut ! Est-ce que Cérinthus peut sortir de chez toi sans ta permission ? [...]

Ma chère nièce, raisonne un peu, veux-tu ? Si Cérinthus était né libre, quel serait son sort ? Travailler de l'aube à la nuit pour un salaire de misère, croupir dans les masures infectes de la Suburre 1 ? Et s'il était romain de la plèbe, vendre sa vie et son âme à quelque noble, dont toute sa vie dépendrait autant qu'elle dépend de moi. Il n'y a que les patriciens 2 pour mener la vie que nous menons, heureuse et délicate, parce qu'elle nous est assurée par nos domaines et la fortune de nos ancêtres, ou par le butin de nos guerres, pour les généraux que nous sommes. Un Romain sans ancêtres est condamné à une existence plus dure que les esclaves des patriciens.

– Ils ont la liberté, au moins !

La liberté de mourir de faim, oui. Un Romain de race ne peut pas travailler. S'il n'a pas de domaines, comment vit-il ?... Vois bien que Cérinthus est un privilégié. S'il a envie de lire ou d'écrire, il peut le faire en toute tranquillité. Il peut se reposer s’il en a besoin, et même dans mes jardins. Oui, il ne peut pas dire mes jardins ou mes statues ; à ce détail près, il en jouit comme moi. La raison d'être d'une œuvre d'art étant de réjouir les yeux, qu'importe si ces yeux sont libres ou esclaves ? Il ne mange pas à ma table, parce que j'ai souci des convenances, vis-à-vis des miens, et aussi de ses compagnons mêmes, pour qui voir un des leurs manger avec les maîtres serait un scandale sans précédent. Mais je ne crois pas que ce détail fasse souffrir son orgueil. J'ai souhaité souvent lui donner un logement ou un mobilier supérieurs à ceux des autres, il a toujours refusé, de peur de susciter la jalousie. En tout cas, il n'a pas à se soucier de sa nourriture ou de ses vêtements, ce qui trouble les nuits de plus d'un homme libre.

– Il lui faut obéir ! Ne trouves-tu pas cette seule idée insupportable ?

– Mon enfant, tu obéis à ta mère et à moi. Bientôt, tu obéiras à ton époux. Nous-mêmes obéissons aux lois de notre cité, aux magistrats qui les appliquent. Il n’y a pas de société sans lois, il n'y a pas de lois sans obéissance. L'homme ne peut pas vivre en dehors de la société. Car dès que trois hommes qui la refusent se mettent à vivre côte à côte, ils forment, déjà, une société dont les habitudes particulières deviendront des lois. Le bon plaisir n'a jamais laissé subsister aucun groupe, le bon plaisir de l'un étant immédiatement obstacle au bon plaisir de l'autre. Sauf dans les mondes d'utopie. "

Messala se redressa, et Cérinthus lui prêta l'appui de son bras pour qu'il pût se relever.

" Merci, Cérinthus, dit-il. Vois-tu, Sulpicia, les idées sont trop abstraites en toi. Cérinthus m'a offert spontanément son bras pour aider le vieillard de quarante ans que je suis, parce qu’il m'aime bien, tout simplement. Je vais lui ordonner de m'apporter à boire, de lire, d'allumer une lampe. Ce sont des ordres, qui, comme tels, te paraissent insupportables, parce qu’il n'a pas envie d'accomplir ces menues tâches au moment où je veux qu’il les accomplisse. Ce ne sont, en fait, que les services qu'on se rend, entre hommes vivant ensemble, pour que la vie nous soit mutuellement vivable. Les soins qu’il aurait pour son père, il les a pour moi, et c'est le respect, voire l'affection, qui les lui imposent. Tout simplement. "
Cérinthus acquiesça d'un signe de tête résolu.
" Ta nièce est jeune et impulsive, maître. Elle s’indigne où il n’y a pas à s'indigner. Elle veut refaire un monde qui n'a pas besoin d'être refait. Les philosophes bavardent dans le vide. La liberté sans la richesse est un mot creux. "
Il s’adressa à la jeune fille qui fronçait le sourcil.
" Le Sort n'a pas voulu que je naisse libre et noble, je suis heureux d'être esclave dans la maison où il m'a mis. On peut être heureux d'obéir, sais-tu ? Oui, tu vas dire que toi tu ne serais pas capable d'obéir ? C'est parce que tu n’as jamais obéi.


1- Suburre : quartier populaire de Rome. 2- Patriciens : parmi les hommes libres, la plèbe représente le peuple, les patriciens constituent la classe noble et aisée.


QUESTIONS (10 points)

1- Quelle est l'opinion défendue par Messala ? Identifiez deux arguments qu’il utilise pour soutenir son point de vue. (3 points)
2- Quelle est la valeur dans l'argumentation du mot " oui " dans le paragraphe " la liberté de mourir de faim " ? (2 points)
3- Par quels procédés d'expression Sulpicia cherche-t-elle à modifier l’opinion de son oncle ? (3 points)
4- Quelle est la conclusion implicite qui se déduit des deux phrases : " Il n'y a pas de société sans lois, il n'y a pas de lois sans obéissance. L'homme ne peut pas vivre en dehors de la société. " ? (2 points)

TRAVAUX D'ÉCRITURE

1- Vous reformulerez les arguments développés par Messala, de "Ma chère nièce... " à "... de plus d'un homme libre. " (4 points)
2- Un autre esclave réfute l'opinion soutenue par Cérinthus : " On peut être heureux d'obéir... " Imaginez ses propos. (6 points)