Nouvelle Calédonie - Séries générales - Novembre
1998
Jean-Louis CURTIS, Questions à la littérature, 1973
II est possible que la littérature telle que nous la connaissons, les livres tels que nous les pratiquons ne soient plus là pour très longtemps. On nous l'annonce, on nous le fait entrevoir à mille signes. Je ne suis ni prophète ni futurologue et ne hasarderai pas un pronostic ; mais c'est un fait que de notre vivant, si je puis dire, les choses ont déjà beaucoup changé autour de nous, nous ne voyons plus, nous n'entendons plus tout à fait de la même façon qu'il y a trente ans, nous ne lisons plus de la même façon qu'autrefois. L'information instantanée et le bombardement continu des images auquel nous sommes soumis ont modifié quelque peu notre perception du monde. Au XVème siècle, l'ordinateur vivant qu'est le cerveau humain recevait des programmes relativement simples, couvrant un espace mental et un espace géographique limités. Ces deux espaces se sont considérablement élargis, le premier recouvre toute l'étendue des connaissances, le second l'étendue de l'univers. On nous montre ce qui se passe à l'intérieur des molécules et on nous montre ce qui se passe à la surface de la lune lorsqu'on y marche. Nous savons comment va la politique au village et nous savons (moins bien) comment va la politique entre Moscou, Pékin et Washington. Par les moyens de vulgarisation que constituent les média, nous avons même de petites lumières sur les sciences. Nous ne comprenons pas bien ce que sont la relativité, les quanta, l'antimatière, mais radio et télévision font tenir, par des spécialistes, des propos où ces mystères sont évoqués, sinon élucidés. Notre prise sur la connaissance ne s'opère plus exclusivement par la lecture, mais de plus en plus par l'image. Ainsi, comme l'affirme McLuhan, sommes-nous en train d'émigrer : nous quittons la civilisation de l'écriture, la galaxie Gutenberg 1, pour entrer dans une autre civilisation ; cette fin du XXème siècle est le temps où s'opère la migration, le passage. C'est pourquoi la littérature, en particulier, ne sait plus très bien où elle en est, ni comment elle doit s'exercer, dans un monde où ses anciens pouvoirs lui sont peu à peu ravis ; c'est pourquoi aussi la tentation est grande pour elle, puisqu'elle se voit débordée par l'image, de se replier sur elle-même, avec quelque dépit, et de s'interroger et d'interroger l'instrument qui la fonde et la conditionne, le langage. Les auteurs continuent d'écrire (et ils sont même, semble-t-il, de plus en plus nombreux) ; mais il n'est pas commode d'être assis à sa table de travail, le derrière entre deux galaxies. Ce n'est pas là une position décente pour un honnête homme.
Certains romanciers, par exemple, se demandent pourquoi le roman continuerait d'exister lorsque le cinéma fournit d'une façon plus efficace la plupart des émotions, des plaisirs que l'on demandait autrefois au roman. Pourquoi décrire une maison, un appartement, un personnage, quand l'écran nous les montre ? Pourquoi raconter des événements ? Le film les raconte selon une économie plus rigoureuse et plus saisissante, un rythme plus précis et plus enlevé. Pourquoi s'efforcer de plonger dans les consciences, lorsqu'un regard, un geste, une intonation, que l'on voit, que l'on entend, nous en disent plus long en trois secondes qu'une plongée verbale de vingt pages ? De même la poésie : ce n'est plus exclusivement dans les livres que les jeunes d'aujourd'hui la recherchent, c'est aussi dans les films des grands metteurs en scène. Quand ils veulent des explications sur les mécanismes de la politique, c'est encore au cinéma qu'ils les demandent : L 'affaire Mattei 2 vaut un pamphlet. Le dernier en date des ravisseurs qui viennent périodiquement bousculer la princesse Littérature, c'est un prince américano -germano -latin -slave qui porte à lui seul une centaine de noms : Griffith -Mumau -Lang -Chaplin -Eisenstein -Minelli 3, etc. Mais il n'est pas certain que, cette fois, la princesse survive à un choc aussi rude et retrouve ses belles couleurs. [...]
Certes, l'audience de quelques grands auteurs est vaste : Balzac, Tolstoï, Dickens ont des lecteurs dans tous les pays et dans les classes sociales où l'on a appris à lire ; et Shakespeare peut être joué n'importe où. Mais un livre, aujourd'hui, même si sa diffusion dépasse les frontières nationales, ne s'adresse guère qu'à une certaine classe de lecteurs, non à plusieurs, non à toutes. La littérature écrite ne pourra plus concurrencer, sur ce terrain en tout cas, les formes de fiction ou de poésie qui sont véhiculées par l'image.
QUESTIONS (10 points)
1. Dans les lignes 1 à "notre perception du
monde", sur quelle observation l'auteur fonde-t-il sa réflexion ?
(1 pt)
2. De "Notre prise sur la connaissance" à
"la migration, le passage" un changement est constaté : par quelle
métaphore est-il exprimé ? (2 pts)
3. Reformulez la thèse exprimée dans le passage
"C'est pourquoi la littérature" à
"pour un honnête homme". (3 pts)
4. Dans le deuxième paragraphe (jusqu'à
"ces belles couleurs"), quels sont les avantages, selon certains romanciers,
de l'image par rapport à l'écrit ? (4 pts)
TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 points)
Un adolescent passionné d'audiovisuel essaie
de convaincre un camarade passionné de lecture que l'image est
supérieure à l'écrit.
Imaginez leur dialogue.