Centres étrangers - Séries générales - Juin
1996
Maupassant Guy de, Sur l'eau, 1888
J'ai la peur et la haine des lettres ; ce sont des liens. Ces petits carrés de papier qui portent mon nom me semblent faire, quand je les déchire, un bruit de chaînes, le bruit des chaînes qui m'attachent aux vivants que j'ai connus, que je connais.
Toutes me disent, bien qu'écrites par des mains différentes. "Où êtes-vous ? Que faites-vous ? Pourquoi disparaître ainsi sans annoncer où vous allez ? Avec qui vous cachez-vous ?" Une autre ajoutait : "Comment voulez-vous qu'on s'attache à vous si vous fuyez toujours vos amis ; c'est même blessant pour eux..."
Eh bien ! qu'on ne s'attache pas à moi ! Personne ne comprendra donc l'affection sans y joindre une idée de possession et de despotisme. Il semble que les relations ne puissent exister sans entraîner avec elles des obligations, des susceptibilités et un certain degré de servitude. Dès qu'on a souri aux politesses d'un inconnu, cet inconnu a barres sur vous 1, s'inquiète de ce que vous faites et vous reproche de le négliger. Si nous allons jusqu'à l'amitié, chacun s'imagine avoir des droits ; les rapports deviennent des devoirs et les liens qui nous unissent semblent terminés avec des noeuds coulants.
Cette inquiétude affectueuse, cette jalousie soupçonneuse, contrôleuse, cramponnante des êtres qui se sont rencontrés et qui se croient enchaînés l'un à l'autre parce qu'ils se sont plu, n'est faite que de la peur harcelante de la solitude qui hante les hommes sur cette terre.
Chacun de nous, sentant le vide autour de lui, le vide insondable où s'agite son coeur, où se débat sa pensée va comme un fou, les bras ouverts, les lèvres tendues, cherchant un être à étreindre. Et il étreint à droite, à gauche, au hasard, sans savoir, sans regarder, sans comprendre, pour n'être plus seul. Il semble dire, dès qu'il a serré les mains : "Maintenant vous m'appartenez un peu. Vous me devez quelque chose de vous, de votre vie, de votre pensée, de votre temps." Et voilà pourquoi tant de gens croient s'aimer qui s'ignorent entièrement, tant de gens vont les mains dans les mains ou la bouche sur la bouche, sans avoir pris le temps même de se regarder. Il faut qu'ils aiment, pour n'être plus seuls, qu'ils aiment d'amitié, de tendresse, mais qu'ils aiment pour toujours. Et ils le disent, jurent, s'exaltent, versent tout leur coeur dans un coeur inconnu, trouvé la veille, toute leur âme dans une âme de rencontre dont le visage leur a plu. Et, de cette hâte à s'unir, naissent tant de méprises, de surprises, d'erreurs et de drames.
Ainsi que nous restons seuls, malgré tous nos efforts, de même nous restons libres malgré toutes les étreintes. Personne, jamais, n'appartient à personne. On se prête, malgré soi, à ce jeu coquet ou passionné de la possession, mais on ne se donne jamais. L'homme, exaspéré par ce besoin d'être le maître de quelqu'un, a institué la tyrannie, l'esclavage et le mariage. Il peut tuer, torturer, emprisonner, mais la volonté humaine lui échappe toujours, quand même elle a consenti quelques instants à se soumettre.
Est-ce que les mères possèdent leurs enfants ? Est-ce que le petit être, à peine sorti du ventre, ne se met pas à crier pour dire ce qu'il veut, pour annoncer son isolement et affirmer son indépendance ?
Est-ce qu'une femme vous appartient jamais ? Savez-vous ce qu'elle pense, même si elle vous adore ? Baisez sa chair, pâmez-vous sur ses lèvres. Un mot sorti de votre bouche ou de la sienne, un seul mot suffira pour mettre entre vous une implacable haine !
QUESTIONS (10 points)
1) Quelle utilisation des pronoms permet à Maupassant de présenter comme généraux des points de vue qui lui sont en fait très personnels ? (3 pts)
2) Citez la formule restrictive présente dans le quatrième paragraphe. (Cette inquiétude affectueuse ). Quelle est sa valeur argumentative ? (2 pts)
3) Quelles sont les principales idées avancées successivement dans ce texte ? (3 pts)
4) Comparez le rôle respectif des interrogatives dans le second et dans les deux derniers paragraphes du texte. (3 pts)
TRAVAIL D'ÉCRITURE (10 points)
Réfutez l'opinion de Maupassant selon laquelle les liens qui nous rattachent à autrui constituent une entrava à notre liberté.